Le droit, la grève et la « dissociété »

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

Ces derniers jours, les demandes d’injonctions contre les piquetages étudiants se multiplient : Université Laval, Cégep d’Alma, UQAM, à tel point que Le Devoir titre « La grève se judiciarise ».  Il est préoccupant de voir des gens recourir aux tribunaux pour contourner ce qui devrait faire plutôt l’objet d’un débat politique. Mais surtout, il faut voir là un signe de plus de la mise en place d’une logique contractualiste et marchande proprement libérale au sein du système d’éducation public.

En entrevue, l’étudiant de l’Université Laval qui a obtenu une injonction contre ses camarades explique qu’il a subi un préjudice parce qu’il n’a pas obtenu un « service » pour lequel il a payé et « signé un contrat » avec l’Université, mais aussi parce qu’il a un emploi assuré dans un bureau d’avocat qui serait compromis par la grève étudiante. Ici, le respect du droit de l’individu entre en porte-à-faux avec l’intérêt collectif, c’est-à-dire la préservation du caractère accessible et public du système d’éducation.

Qu’on décrive l’acte d’apprendre comme un rapport contractuel et comme un service commercial témoigne déjà d’une importante perte de sens. Si l’éducation est un bien marchand qu’on se procure par contrat, avec de l’argent, on ne voit pas, effectivement, pourquoi tel ou tel individu devrait être empêché de se le procurer. En adoptant une telle logique libérale, cependant, nous procédons par fausse analogie, en assimilant une institution de culture et de science avec un commerce de détail.

Le philosophe Hegel disait que le droit individuel, l’échange marchand, les contrats, la magistrature, bref, les relations dans la « société civile » ne suffisaient pas à fonder un rapport social éthique. Ce qui évite que la société ne s’autodétruise dans une lutte à mort entre intérêts concurrentiels, c’est justement la reconnaissance qu’il existe un lien social qui dépasse la transaction et le contrat. Ce lien s’incarne notamment dans l’éthique professionnelle et la norme du « travail bien fait » des corporations de métier. Mais c’est ultimement dans la Loi, incarnée dans l’État éthique, et plus largement, dans la culture (Bildung), que la société trouve une règle qui élève son comportement au-delà de l’intérêt étroit.

C’est justement à la transmission de cette culture qu’est sensée être dédiée l’Université. Or, le modèle idéal de Hegel se trouve bien vite renversé dans le développement capitaliste de la modernité. Désormais, c’est l’accumulation infinie de la valeur qui remplace la transcendance de l’éthique et de la « vie bonne ». Mais alors, le rapport d’échange et le rapport contractuels contaminent toute la société, de sorte que les institutions éthiques elles-mêmes sont pénétrées par l’esprit de la concurrence et la recherche du gain.

C’est alors qu’on peut considérer la société comme un agrégat de porteurs de droit atomisés qui déboursent et signent un contrat avec un « fournisseur » pour acheter un savoir-marchandise dans le but d’augmenter la part de richesse collective qu’ils pourront capter en exerçant leur emploi futur dans la société civile, non pas au service quelque éthique professionnelle, mais d’abord au service d’eux-mêmes et de l’argent.

C’est donc dire que la judiciarisation de la grève étudiante est extrêmement cohérente avec la réduction du lien social au Droit et au Marché dans toute la société, suivant le libéralisme juridique, économique et politique. Cette forme de rapport social est celle qui est la plus apte à subordonner tous les rapports sociaux à la « contrainte à la croissance » infinie de la valeur. C’est encore la même logique qui détourne les institutions universitaires de leur mission fondamentale pour les marchandiser. Et au bout, comme disait Thatcher, il n’y a plus de société, il n’y a que des individus, ou plutôt, pour prendre le mot de Jacques Généreux, il n’y a plus qu’une dissociété.

Ce n’est donc pas un hasard que les demandes d’injonctions se multiplient contre les grévistes. Ici, deux esprits s’affrontent. D’un côté, celui qui veut conserver l’idée de l’éducation comme bien commun et institution publique. De l’autre, celui de ceux qui considèrent déjà que l’éducation n’est qu’un investissement individuel carriériste, et qui prendront tous les moyens pour écarter ceux qui voudraient leur barrer le chemin. Ceux là ne parlent plus que de la procédure, des droits individuels, de la forme que prennent les votes étudiants, etc. Dans leur langage formel, il n’y a plus aucune place pour le débat de fond sur le contenu : qu’est-ce que l’éducation, doit-elle être privatisée, la connaissance est-elle une marchandise ? Ce sont les questions les plus importantes, mais ils ne se les posent déjà plus, et refusent que les étudiants en grève et leurs professeurs ne les posent, puisqu’ils sont déjà les enfants de la dissociété libérale.

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