Archives de Tag: pédagogie de la traduction

Enseigner la traduction avec les médias sociaux: carnet de pédagogie

Par René Lemieux, Université de Sherbrooke

Translation is for discussion. Both in its referential and its pragmatic aspect, it has an invariant factor, but this factor cannot be precisely defined since it depends on the requirements and constraints exercised by one original on one translation. All one can do is to produce an argument with translation examples to support it (Newmark 1988, 21; cité dans Venkatesan et Biuk-Aghai 2010, 305).

Qui dit traduction sur le web pense immédiatement à la traduction automatique : Google translate ou DeepL. Le terme « traduction » entré dans l’espace de recherche d’un moteur de recherche sert comme opérateur : entrez « traduction » et « médias sociaux » et vous obtiendrez « social media ». Ainsi, on imagine difficilement les potentialités du web 2.0 ou 3.0 pour la formation en traduction. En fouillant un peu, on réussit tout de même à trouver quelques chercheuses et chercheurs qui se sont penchés sur la question suivante : la traduction s’enseigne-t-elle à travers les médias sociaux? À partir de mes intérêts pour la formation en traduction, je me suis demandé si Facebook et les outils de type Wiki pouvaient avoir être utilisés dans l’enseignement de la traduction.

Facebook et Wiki : communauté de pratique et matérialisation de la discussion

À partir de la théorie du constructivisme social, Renée Desjardins, professeure à l’Université de Saint-Boniface, explique, dans un article qui a fait date (2011), son usage de Facebook dans son enseignement de la traduction. Elle part du constat que les étudiantes et étudiants d’« aujourd’hui » (l’article a été publié il y a dix ans) sont déjà beaucoup plus à l’aise avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication que leurs professeurs. L’usage qu’ils et elles font de ces technologies est cohérent avec les réflexions actuelles en pédagogie où l’on cherche moins à transmettre des connaissances qu’à développer une pensée complexe et un sens critique (Weller 2007, 20; cité dans Desjardins 2011, 180). Cette pensée complexe se développe chez les étudiants plus facilement par l’échange entre pairs et par le décentrement du rôle de l’enseignant (Desjardins 2011, 182). Un réseau social comme Facebook (utilisé par Desjardins en grande partie en raison de sa popularité chez les étudiants) permet de créer cette « communauté de pratique » (voir à ce propos Tremblay et Dion-Routhier 2018) et élimine, selon Desjardins, la hiérarchie entre l’apprenant et l’enseignant. L’usage que fait Desjardins de Facebook se résume surtout à un forum où chacun est invité à parler de ses traductions. L’intérêt pédagogique est ici que les étudiants doivent réfléchir à leur traduction et utiliser le métalangage nécessaire pour expliciter leur choix de traduction. Cela ressemble toutefois à ce qui pourrait se faire sur un forum Moodle. Un élément se démarque toutefois : Desjardins a proposé aux étudiants de créer des pages Facebook d’entreprises (fictives) et d’interagir à partir de cette page avec les autres étudiants, ce qui leur a permis de prendre conscience d’une tâche authentique en cabinet de traduction (p. ex. savoir échanger avec le client).

Dans la même perspective (constructivisme social), mais à partir d’un constat diamétralement opposé, Venkatesan et Biuk-Aghai (2010) arrivent à la même nécessité : il faut employer les nouvelles technologies pour enseigner la traduction. Leur situation est opposée parce que ces deux enseignants sont situés à Macao, dans un contexte culturel très différent : ils enseignent la traduction anglais-chinois et vice versa à des étudiants dont la formation est généralement magistrale. Ces étudiants hésitent à poser des questions ou à exprimer leur incompréhension dans le cadre d’un cours, car cela indiquerait « [a] lack of knowledge » et ce serait « seen as embarrassing » (310). Dans leur cas, les deux auteurs ont mis en place un « Wiki » (l’exemple le plus connu est Wikipédia), un site web fermé et sécurisé, accessible seulement en s’y inscrivant, où des textes à traduire en équipe étaient diffusés. Les étudiantes et étudiants devaient les traduire et discuter des problèmes de traduction dans la page « discussion » associée à chacun des articles (c’est la part « média social » de l’activité). Comme pour Desjardins, les étudiants ont démontré plus d’ouverture à la discussion, ce qui aide les étudiants moins à l’aise à prendre la parole en public. De plus, avec ce genre d’activité, on donne une image de la traduction où c’est la discussion sur l’interprétation des textes qui domine, et non pas la « bonne » réponse donnée par le professeur à la fin de l’exercice. Avec le Wiki comme avec l’exemple de Facebook donné par Desjardins, un sentiment de « collectivité » germe chez les étudiants utilisant ces médias sociaux – ce qui est relativement étonnant de la part de futurs traducteurs, une profession reconnue pour son individualisme.

Contraintes technologiques et éthiques

Une comparaison entre les deux médias permettrait d’évaluer les avantages et les inconvénients tant du point de vue technologique qu’éthique. L’usage de Facebook ne pose pas tellement de problème du point de vue technologique. En effet, et c’est un des arguments de Desjardins, la très grande majorité des étudiants connaissent et utilisent régulièrement – voire plusieurs fois par jour – Facebook (en 2011, elle a calculé que seuls cinq étudiants n’utilisaient pas Facebook sur les 200 étudiants des cours où elle avait enseigné avec ce réseau social). C’est un tout autre constat pour le Wiki : d’abord, il faut savoir l’installer sur un serveur, ce qui demande un savoir technique qui va souvent au-delà de ce que peuvent ou connaissent les professeurs de traduction. Ensuite, il faut enseigner aux étudiants les bases de l’utilisation du Wiki (notamment le langage, même minimal, du html), ce qui entre dans une certaine « littératie numérique » au demeurant essentielle aujourd’hui (cet apprentissage pourrait être inclus dans un cours préalable du programme de traduction professionnel, par exemple, dans le cas de l’Université de Sherbrooke, dans le cours TRA100 – Documentation et traduction). Finalement, bien qu’il y ait un journal de bord intégré au Wiki (nommé « historique ») qui comptabilise les interventions des étudiants, il faut encore là savoir lire ces données pour être en mesure de donner une évaluation relativement objective.

Facebook est plus facile d’accès, bien sûr, mais cet avantage réduit, voire brouille, la division public/privé ou « online/offline » pour utiliser les termes de Desjardins (183). Celle-ci y voit un avantage, ce avec quoi je ne suis pas d’accord : il faut savoir se disconnecter de l’école, du travail, etc. (l’actualité pandémique, il me semble, nous le rappelle). De plus, les aspects technologiques de Facebook nous enjoignent à réfléchir aux éléments éthiques des réseaux sociaux. Il faut se rappeler que Facebook vend nos données, c’est son modèle d’affaires (Desjardins voit dans l’université une similarité, car cette dernière cherche également à nous vendre quelque chose : la conclusion est un peu vite tirée…). Obliger les étudiants à utiliser Facebook, c’est aussi sortir la classe de son régime de droit (l’université, ses règlements et ses coutumes, une certaine – même relative – « intimité ») pour entrer dans un autre sur lequel ni les étudiants ni les enseignants n’ont de pouvoir (voir à ce propos Anderson 2019, 13). Le Wiki permet d’éviter ces problèmes : il peut être sécurisé sur le serveur de l’université, ce qui lui donne son caractère privé. Des documents « authentiques », par exemple provenant d’entreprises ou de médias, peuvent ainsi être partagés et des traductions être ultimement retransmises à des clients. Ainsi, la lourdeur technologique du wiki lui donne en retour un aspect plus éthique.

Conclusion

L’influence de plus en plus grande de la traduction automatique a obligé les enseignantes et enseignants en traduction à réfléchir à la place des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Une de ces réflexions est le rôle que peuvent prendre les médias sociaux dans l’enseignement. Une autre serait de déterminer les meilleurs moyens d’évaluer le travail fait par les étudiantes et étudiants dans les cours. Certains proposent de carrément cesser de corriger le résultat final, car bien souvent, ce qu’on corrige, c’est de la traduction automatique revue par l’étudiant. Ils et elles évaluent plutôt l’engagement et la participation au travail collectif de traduction, par exemple. Cette dernière option a ses désavantages : au bout du compte, sur le marché du travail, ce qu’on demande au traducteur ou à la traductrice, ce n’est pas leur réflexion sur la traduction, mais bien un produit final. Le Wiki tel que proposé par Venkatesan et Biuk-Aghai permet d’allier l’exigence d’un rendu final – qu’il est possible de corriger – et d’une participation à une communauté de pratique – qu’il est possible d’évaluer. Le tout peut se faire dans un environnement sécurisé où les données personnelles sont protégées.

Bibliographie

Anderson, Terry. 2019. « Challenges and Opportunities for use of Social Media in Higher Education ». Journal of Learning for Development 6 (1): 4‑19.

Desjardins, Renée. 2011. « Facebook me!: Initial insights in favour of using social networking as a tool for translator training ». Linguistica Antverpiensia, New Series–Themes in Translation Studies, no 10: 175‑93.

Newmark, Peter. 1988. A Textbook of Translation. New York: Prentice Hall.

Tremblay, Mélanie, et Justine Dion-Routhier. 2018. « Coélaboration de connaissances sur les facteurs d’engagement à une communauté de pratique pour le DP (CODP) ». McGill Journal of Education/Revue des sciences de l’éducation de McGill 53 (3): 567‑89.

Venkatesan, Hari, et Robert P. Biuk-Aghai. 2010. « Wiki as a Pedagogical Tool for Translation Teaching ». Proceedings of FIT Sixth Asian Translators’ Forum, 304‑35.

Weller, Martin. 2007. Virtual Learning Environments: Using, choosing and developing your VLE. London: Routledge.

Poster un commentaire

Classé dans René Lemieux