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Le moment venu je vous lirai ainsi

Précritique de la biographie Anne Hébert, vivre pour écrire, de Marie-Andrée Lamontagne, Montréal, Boréal, 2019, 504 p.

Par Simon Labrecque

Rien de mieux que l’écriture pour découvrir peu à peu le système qu’on porte en soi.

Lichtenberg

 

C’est un phénomène littéraire attendu que la sortie de la biographie Anne Hébert, vivre pour écrire, chez Boréal, sous la plume de Marie-Andrée Lamontagne, une œuvre monumentale (504 pages) sur une œuvre monumentalisée (monographies, ouvrages collectifs, critiques et critiques de critiques, numéros spéciaux de revues savantes et créatives, centres, réseaux ou chaires de recherche, etc.). Je n’ai pas ce livre en main, mais l’annonce de son existence et les premiers commentaires à son propos font naître en moi le désir d’en acquérir une copie. Arrêt sur image : cet instant est en lui-même l’occasion d’une réflexion sur la volonté de lire, sur le désir de livres, qui précède la critique – du moins la critique amatrice, qui se fait par passion plutôt que par commande. Il s’agit donc, dans le présent texte, d’explorer quelques conditions de possibilité d’une critique littéraire. C’est pour cela que je le désigne comme une « précritique ».

Premier facteur d’intérêt : le sujet du livre, c’est-à-dire Anne Hébert. Deuxième facteur d’intérêt : l’autrice du livre, c’est-à-dire Marie-Andrée Lamontagne. Troisième facteur d’intérêt : la recension de l’ouvrage par Christian Desmeules du Devoir, et ce qu’elle dit de certains aspects de la littérature au Québec. Quatrième facteur d’intérêt : le fait même d’écrire une critique pour Trahir, au mois d’octobre (objectif collectif d’un texte par mois), en lien avec mes contributions antérieures sur les façons d’écrire et d’habiter le territoire québécois. Ensemble, ces facteurs d’intérêt ou ces lignes de désir tissent une trame, une nasse, voire des nœuds ou un piège, si l’enchevêtrement se fait instrument de capture.

J’ai déjà écrit quelques lignes sur ou autour d’Anne Hébert. Je n’ai lu que Kamouraska (Seuil, 1970), au cégep, au tournant de la vingtaine, et Les enfants du sabbat (Seuil, 1975), hérité de la bibliothèque paternelle, au début de la trentaine. De Kamouraska, je retiens surtout la géographie, de Rivière-Ouelle à Sorel en passant par le Vieux-Québec. Je retiens aussi les images belles et suantes, tour à tour aérées et étouffantes, de l’adaptation cinématographique réalisée par Claude Jutra – images à jamais colorées par les allégations d’abus sur mineurs à l’endroit du cinéaste suicidé (Alzheimer) du pont Jacques-Cartier. Le Québec, ou du moins, un Québec entier, subconscient, noué dans ces quelques bribes de sens : noms, espaces, échos.

Des Enfants du sabbat, j’ai surtout retenu la cabane originelle, poisseuse et violente, archaïque et irrationnelle, que j’ai opposé aux cabanes à sucre léchées qu’on aime filmer aujourd’hui. Je me suis questionné sur le lieu véritable caché derrière la lettre « B » qui nomme le hameau montagneux d’où proviennent lesdits enfants. J’ai aussi retenu le nom du Précieux-Sang et le lieu imaginaire du couvent qui sert de théâtre aux remémorations délirantes et hallucinées de la sœur-sorcière. Enfin, je me suis questionné, avec Pol Pelletier, à l’occasion d’une recension de La dévoration des fées de Catherine Lalonde, sur les enjeux liés à la contemplation et à la (re)mise en scène fascinées des violences archaïques, à l’intersection de la famille et du peuple entier, dans la culture québécoise francophone. Est-ce qu’on ne naturalise pas ces violences en leur prêtant l’attention singulière que permettent la fiction, la poésie, le théâtre et l’essai? C’est notamment cette question que je place sous le signe du « Québec mystique », et c’est entre autres pour cheminer dans ma réflexion sur cette question que je désire lire Anne Hébert, vivre pour écrire.

Marie-Andrée Lamontagne est active depuis longtemps dans le milieu littéraire québécois. Elle anime notamment l’émission Parking Nomade, à Radio VM, où j’ai eu la chance d’être invité pour parler de mon livre Un désir de liens. La mémoire qui nous agite (Liber, 2019), qui réunit des essais parus dans Trahir entre décembre 2017 et décembre 2018. Lors de l’entretien, de la conversation qui l’a précédé, ainsi qu’à l’écoute d’autres entretiens menés par elle – notamment celui avec Sophie Dubois sur Refus global –, j’ai découvert une lectrice attentive et rigoureuse, qui s’intéresse avec finesse aux mythes collectifs qui façonnent la psyché québécoise contemporaine, notamment dans le rapport à l’époque connue sous le nom de « Grande Noirceur ». Cela laisse présager une approche critique riche et nuancée dans la lecture d’Anne Hébert, dont Lamontagne est une spécialiste. Raison de plus pour lire ce livre.

Parmi les mythes qui me semblent façonner le subconscient ou l’inconscient collectif québécois, il y a celui de la tuberculose. Or, dans sa recension du livre de Lamontagne, Christian Desmeules nous apprend (ou m’apprend, moi qui suis un profane) qu’Anne Hébert a vécu et souffert de ce mythe. Desmeules écrit :

Et sous la surface, ce qui frappe d’abord est de découvrir cette espèce de trou noir qui a marqué le début de sa vingtaine, lorsqu’on l’a crue atteinte de tuberculose. Cinq années à vivre comme une recluse dans le cocon familial à l’atmosphère contrôlée de l’avenue du Parc à Québec. Couvée au-delà du raisonnable par des parents eux-mêmes à la santé fragile, estime la biographe. Mais aussi, on s’en doute, cinq années passées à lire et à rêver, à broyer beaucoup de noir et à s’évader par la porte étroite de son imagination.

[…] Mais la tragédie n’étant jamais loin chez Anne Hébert, ce diagnostic de tuberculose va se révéler faux. Cinq années perdues dans la fleur de l’âge? « C’est une mise au tombeau. Je crois que le temps s’est arrêté dans cette chambre », reconnaît Marie-Andrée Lamontagne.

J’ai une image de la tuberculose à chaque fois que mon enfant tousse, précisément une qui me téléporte immédiatement au milieu de la maison des Filles de Caleb, avec le petit gars qui crache du sang et qui en meurt. Dans la spirale de la fièvre mystique, je nous vois entourés de ces effrayants « docteurs de la peste » du moyen-âge, avec leur masque opaque à nez géant, et j’égrène tous les chapelets du monde. S’il y a une part de délire intime dans cela – la crainte de la pneumonie comme cause réelle de la mort de plusieurs personnes souffrant d’une autre maladie –, il me semble aussi y avoir une part collective dans cet « imaginaire pulmonaire », comme je l’ai notamment expliqué dans une recension du livre Une affection rare, de Catherine Lemieux, spécialiste de Thomas Bernhard. Depuis, Simon Harel a publié La respiration de Thomas Bernhard (Nota Bene, 2019). Surtout, dans la perspective critique sur l’inconscient collectif québécois que je cherche à articuler sous le nom de « tubercu-glose », les Presses de l’Université Laval ont fait paraître une histoire sociale et critique intitulée Médecine et idéologies. La tuberculose au Québec, XVIIIe-XXe siècles, par Jacques Bernier. C’est tout un programme de lecture qui est donc ravivé, ou qui se rappelle à moi, par l’annonce de la publication d’Anne Hébert, vivre pour écrire.

Enfin, un autre programme de recherche serait nourri par ma lecture et mon éventuelle recension du nouveau livre de Marie-Andrée Lamontagne : l’étude des relations entre Anne Hébert et Jacques Ferron. À mon avis, Hébert et Ferron ont dû se croiser à Québec, dans les années 1940, alors que le second faisait sa médecine. Je ne sais rien, toutefois, d’une telle rencontre. Ce qui me suggère son existence, c’est la relation littéraire subtile, toute faite d’allusions, qui se manifeste dans les écrits des deux auteurs dans les années 1960 et 1970. Dans Le ciel de Québec (du Jour, 1969), roman qui se déroule en 1937, Ferron met en scène le poète Hector de Saint-Denys Garneau sous le nom d’Orphée. Il met aussi en scène la cousine d’Orphée, sous le nom d’Anne Hébert (celle-ci étant la cousine réelle du poète, comme on sait). Elle est dite jouer le même rôle, dans la pièce de théâtre amateur de la famille, qu’Eurydice, la fille du fictif docteur Cotnoir, qui noue une relation courtoise avec Orphée et qui meurt ensuite à cheval. Surtout, dans ce roman, Ferron invente un couvent du Précieux-Sang, dans la basse-ville de Québec. Or, dans Les enfants du sabbat, quelques années plus tard, Hébert invente également un cloître du Précieux-Sang à Québec – ou plutôt, elle utilise le lieu inventé par Ferron, pour une histoire qui se déroule au début des années 1940, durant la Deuxième Guerre mondiale.

En lisant la recension de Christian Desmeules, j’apprends que Frank Scott fut l’un des « chevaliers servants » autour d’Anne Hébert. Sachant que l’écrivain et expert constitutionnel Frank Reginal Scott, né à Québec en 1899 et fondateur de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF) puis du Nouveau Parti démocratique (NPD), est l’un des personnages les plus récurrents de l’univers ferronien (sous diverses déclinaisons nominales : Frank Anacharsis Scott, Frank Archibald Campbell, etc.), il serait intéressant de creuser ce qu’Anne Hébert a pu dire de Ferron, tout en vérifiant ce que Ferron a pu dire d’Anne Hébert dans sa correspondance. Cette tâche est facilitée par la parution, cet automne, du troisième et dernier volume des correspondances entre Jacques Ferron, sa sœur Madeleine et Robert Cliche, préparé par Marcel Olscamp et Lucie Joubert, sous le titre Le monde a-t-il fait la culbute? Correspondances 3, 1966-1985. C’est donc aussi en lien avec ce livre que je désire lire Anne Hébert, vivre pour écrire.

Ce bagage étant posé, il reste à voir si le temps me permettra de mener à bien tous ces projets. Si cela n’est pas possible, ces préliminaires auront néanmoins vu le jour, et d’autres pourraient peut-être s’en servir, selon ce que cela apporte à leur propre chargement, à leurs désirs.

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