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Manon Massé a perdu sa boussole dans les couloirs de l’Assemblée nationale

Par Claude Rioux, Éditions de la rue Dorion, Montréal

Ainsi donc, la députée de ma circonscription, la solidaire Manon Massé, a voté en faveur de la résolution de la ministre caquiste Martine Biron, une motion entièrement basée sur une fake news colportée par les chroniqueurs d’extrême droite de Québecor – et reprise sur Twitter/X par le troll du Devoir Jean-François Lisée. La motion, qui dit en substance que le Québec se dresserait d’un seul bloc contre la Cour suprême du Canada qui « invisibilise » les femmes, est un assemblage ostensible de rhétorique transphobe et de complotisme nationaliste.

Qui a encore confiance dans le jugement et la sincérité de Manon Massé quand, depuis des années, elle se rallie, lors de moments critiques, à des votes motivés par un esprit de corps patriotique et délétère à l’Assemblée nationale, quand ils ne flirtent pas carrément avec le racisme?

Voici une compilation incomplète de votes nationalistes caves de Manon Massé à l’Assemblée nationale :

– En octobre 2023, un rapport de la Commission des droits de la personne du Canada explique que les personnes pratiquant une autre religion que le christianisme peinent à obtenir des congés pour célébrer leurs fêtes religieuses, et donc qu’il y a là une forme de discrimination à leur encontre. Ce qui est vrai. L’Assemblée nationale tourne ce constat en délire nationaliste (le Canada dit que Noël est raciste; on va fêter Noël à l’unanimité pour conserver notre culture), Manon Massé vote pour.

– En avril 2023, en plein ramadan, elle vote en faveur d’une motion « qui rappelle que les écoles publiques ne sont pas des lieux de cultes; que la mise en place de lieux de prière, peu importe la confession, dans les locaux d’une école publique va à l’encontre de ce principe ». Il n’y a aucune invasion de prières dans les écoles, QS est officiellement contre la Loi 21, dont aucun article d’ailleurs n’empêche les croyant·es de prier dans des lieux publics ni qu’on mette un local à leur disposition dans une université. Qu’à cela ne tienne, elle vote pour. Notons que Joseph Facal tente ces jours-ci de relancer cette affaire dans un texte complotiste atroce, tout en non-dits mais dont la violence islamophobe saute aux yeux. Espérons que ni l’Assemblée nationale ni Manon Massé ne retombent dans le même piège deux fois.

– En mars 2023, ma députée vote pour une motion qui « dénonce […] tout lien fait entre le racisme et la loi 21 ». Il y a des dizaines sinon des centaines de milliers de personnes qui font chaque jour l’expérience du lien entre le racisme et la Loi 21, mais Manon Massé n’en a cure et préfère la camaraderie avec ses collègues de l’assemblée, fussent-iels des racistes fini·es.

– En février 2023, Manon Massé, qui s’était d’abord abstenue sur un premier vote, rallie finalement ses collègues à l’Assemblée nationale en demandant la démission d’Amira Elghawaby parce qu’elle avait eu le culot de dire que l’attentat terroriste antimusulman du 3 juin 2017 à London (Ontario) « devrait inciter les Canadiens à examiner de plus près la discrimination au sein de leurs propres communautés, y compris l’impact de la loi 21 », que « malheureusement, la majorité des Québécois semblent influencés non pas par la primauté du droit, mais par un sentiment antimusulman » et que d’entendre que « les Canadiens français avaient été le plus grand groupe au pays à avoir subi le colonialisme britannique » lui donnait « envie de vomir » (Mme Elghawaby faisait référence au génocide des Autochtones).

– En décembre 2022, Manon Massé se rallie à une motion de la CAQ qui « dénonce l’ingérence du gouvernement fédéral qui finance des programmes de chaires de recherche selon certains critères qui ne reflètent pas la spécificité du Québec », un appui aussi ridicule que tapageur à la cabale antiwoke et nationaliste contre les politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI) qu’imposerait le fédéral contre les Québécois pure laine.

– En mai 2022, elle dit vouloir « protéger le français » et tourne le dos aux personnes immigrantes et aux peuples autochtones en votant honteusement pour la Loi 96 aux côtés de la CAQ, loi qui, selon l’Assemblée des Premières Nations, compromet « l’apprentissage, l’usage, la transmission et la pérennité des langues autochtones ». Manon Massé préside une « commission nationale autochtone » au sein de QS, mais cette patente est visiblement bidon.

– En septembre 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour exiger des « excuses formelles » à la journaliste Shachi Kurl pour la question tout à fait correcte qu’elle avait faite au chef du BQ Yves-François Blanchet lors du débat des chefs des élections fédérales. Pour mémoire, la question : « Vous niez que le Québec a des problèmes avec le racisme, mais vous défendez des lois comme la loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. […] Pourquoi votre parti soutient ces lois discriminatoires ? » Manon Massé aurait dû remettre une médaille à Shachi Kurl pour avoir dit tout haut ce que bon nombre d’entre nous disent tout haut aussi, mais elle a préféré demander la démission d’une journaliste racisée anglophone qui fait de la peine à Blanchet.

– En mars 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour « dénoncer les attaques à la nation québécoise » d’un obscur prof ontarien, Amir Attaran, qui avait comparé le Québec à un « Alabama du Nord » dans un tweet. Je souligne : dans un fucking tweet. Un « scandale » là encore monté de toutes pièces par les chroniqueurs racistes de Québecor. Comme en témoigne le vote du 15 mars 2024 sur la supposée « invisibilisation des femmes », le Québec se distingue bel et bien comme un Alabama du Nord avec ses motions transphobes à l’Assemblée nationale.

Une fois, ça passe. Deux fois, on se pose des questions mais on se dit « elle est moins pire que les autres ». Mais là je m’excuse, il faut bien l’admettre : Manon Massé n’est ni antiraciste ni anticoloniale, ou alors seulement dans sa tête, et ce, de manière tellement molle qu’elle en renie ses convictions et le programme de son parti dès lors qu’il s’agit de bien paraître dans la presse nationaliste. Manon Massé a fait du bon, je n’en doute pas, mais elle n’a plus de boussole : on mérite plus de constance et de sérieux dans les convictions d’un·e député·e. Quand ta députée est interchangeable avec Biz, ça va mal.

Post-scriptum

Évidemment, tout le monde sait maintenant que l’affaire « la Cour suprême ne veut plus qu’on dise le mot femme » était totalement bidon. D’où cette explication complètement faux-cul donnée par QS à La Presse : « Contacté après le vote, Québec solidaire a reconnu avoir voté en faveur d’une motion qui comportait “des erreurs factuelles”, mais affirme avoir donné son consentement à la motion “parce que nous sommes en accord avec le concept de ne pas invisibiliser les femmes”. » Donc, QS a voté pour une motion sachant que c’était une fake news, sous prétexte (!) que le dog whistle « invisibiliser les femmes » cher aux transphobes s’y trouvait…

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Avant-propos à Géocritiques confidentielles: Nommaisons québécoises contemporaines, un livre inadvenu

Par Simon Labrecque, Lévis | ce texte est aussi disponible en format pdf

Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, ONF, 1978. En ligne.

Note de l’auteur. Ce texte devait introduire un recueil d’essais qui ont d’abord été écrits pour Trahir. Depuis la révision et l’assemblage des textes, en 2019 et 2020, le livre a été évalué puis rejeté par deux maisons d’édition montréalaises spécialisées dans l’essai. Il restera donc impublié en format papier. L’avant-propos est ici publié pour la première fois. Afin d’en faciliter la lecture, j’ai ajouté des sous-titres. En fin de texte, j’ai aussi rassemblé les hyperliens vers les textes d’origine, pour en faciliter l’éventuelle relecture.

Présentation

Ce livre rassemble des essais sur la culture québécoise d’abord parus entre l’été 2015 et l’automne 2017 dans la revue électronique Trahir (trahir.wordpress.com), basée à Montréal. Ces textes ont été remaniés à l’occasion du passage de l’écran au papier, mais ils sont présentés dans l’ordre chronologique de leur première publication, qui correspond à l’ordre de leur rédaction. Persistent donc, à dessein, les traces d’une réflexion développée dans le temps, avec ce que cela implique de reprises, de détours, de chemins de traverse, de pistes laissées en friche, de filons dénoués, de reformulations et d’accumulation d’hypothèses et de matériaux. Cet avant-propos présente mes principaux questionnements, ma méthode, mon terrain et quelques-unes de mes conclusions, à propos des modes d’habitation de la vallée du Saint-Laurent et de ses environs.

Cette somme est constituée de « textes en second » qui portent sur un ou plusieurs autres textes qui les précèdent. J’entends ici le mot « texte » dans son sens le plus large, qui peut inclure des films ou même des événements. Ces essais sont donc des commentaires, des interprétations, des critiques d’œuvres textuelles réalisées au Québec à propos du Québec. De manière générale, ils peuvent être classés sous la rubrique de la critique culturelle, pour reprendre un terme structurant des sciences sociales. Ensemble, ces critiques parcourent et expriment des territoires, ils abordent des lieux de culture et travaillent un paysage diversifié. L’espace géographique principal qui est ainsi mis en lumière est la vallée du Saint-Laurent, et plus particulièrement les terres avoisinant les rivières Chaudière et Etchemin, aux pieds des Appalaches, près de Lévis. C’est là où j’ai passé mon enfance et une bonne partie de mon adolescence. Mon terrain d’enquête va du comté de Lotbinière au comté de Kamouraska, en passant par les comtés de Dorchester, Bellechase et l’Islet, sur la rive sud de Québec. Toutefois, ces terres sont également mises en rapport avec d’autres secteurs, d’autres « provinces » du pays incertain, pour reprendre une notion chère à Jacques Ferron[1]. Il est notamment question de Montréal, de Plessisville dans les Bois-Francs, des territoires atikamekws au nord du Saint-Maurice, et même de Miami, en Floride.

Ces textes contribuent de diverses façons à la cartographie de nos modes d’habitation, « nous Québécois·es », en posant une question apparemment très simple : comment vit-on, ici? Les réponses, nécessairement plurielles, s’inscrivent à cheval sur le réel, l’imaginaire et le symbolique, entre le rêve et la réalité, dans un espace-temps parsemé de fables et de fictions. Ces contrées sont surréelles, sinon surréalistes. Parmi ces fables et ces fictions, on retrouve notamment l’histoire politique de la province de Québec et du Canada comme colonie de la Couronne. « Nos » récits collectifs sont parcourus de rationalisations des actions de ces États et des puissances qui les constituent, ainsi que de commémorations et d’interrogations des violences auxquelles ils ont littéralement donné lieu. Ces violences sont souvent difficiles à appréhender, surtout si l’on se raconte que ce territoire-ci est particulièrement pacifié et pacifique, tout en se répétant parfois que de vieilles guerres s’y poursuivent de manière souterraine, en sourdine, que des braises demeurent vives sous l’épais couvert de l’actualité. Quelles forces laissent pressentir qu’elles peuvent ainsi ressourdre à l’horizon, ici? Ces essais esquissent quelques réponses.

Cheminements

Les questions de l’habitation et des façons de l’aborder furent construites « par le bas », de façon inductive, dans les interstices du quotidien, et sous l’impulsion de rencontres imprévues. Ma démarche empirique a pris pour matériaux un ensemble ouvert de représentations de la vie locale, selon les méandres de l’intérêt personnel et de la flânerie, deux forces dont l’importance est trop peu reconnue dans le domaine de la recherche. Pour rendre compte de la part d’arbitraire qui persiste dans la sélection des textes étudiés, j’ai documenté dans les critiques mêmes les raisons qui m’ont fait travailler telle ou telle œuvre : échos médiatiques, publicité, hasard objectif, recommandation amicale, etc. Je me suis aussi intéressé au coût des œuvres rassemblées, à mesure que les phrases s’accumulaient et que le travail à faire, gratuit ou bénévole, empiétait sur le temps à transformer en salaire, en contexte de précarité. C’est aussi cela, la recherche au Québec.

L’enfilade des textes selon la chronologie du travail de recherche rend visibles la trajectoire des questionnements et leur matérialité propre. Comment une lecture est-elle infléchie par le fait d’avoir dû récupérer un livre en transports en commun au fond d’un parc industriel peu accessible? Comment le sens d’un roman autobiographique est-il modifié par le fait que, dans l’objet supposé « immatériel » qu’est le livre électronique, chaque espace insécable (devant les points virgule, d’exclamation ou d’interrogation) est remplacée par un point d’interrogation? En m’intéressant à des textes qui se publient au Québec sur le Québec dans la seconde moitié des années 2010, je me suis retrouvé face à ces questions surprenantes, au ras du sol, qui portent sur les conditions irréductiblement matérielles de nos pratiques symboliques.

Le corpus abordé dans ce livre ne prétend pas à l’exhaustivité. Un grand nombre de textes se publient au Québec, chaque année, à propos du Québec, et ce depuis des décennies. Des textes anciens sont aussi republiés et parviennent parfois à colorer nos interprétations contemporaines. Un inventaire systématique demanderait des moyens considérables, que je n’ai pas. J’analyse toutefois des œuvres diversifiées qui balisent un certain champ de production culturelle. Nommément, et dans l’ordre, je travaille des textes de Dalie Giroux, Victor-Lévy Beaulieu, Frédéric Parent, Gabriel Marcoux-Chabot, Carl Bergeron, Yan Hamel, Stéphane Bourguignon, Francis Legault, Guillaume Sylvestre, Jean-François Caron, Antoine Gérin-Lajoie et Jean-Philippe Chabot. Ce corpus est divisé en quatre sections : « Matériaux toponymiques », qui présente une première approche de la question des nommaisons québécoises contemporaines, c’est-à-dire des façons de nommer nos lieux d’habitation et d’habituation; « Politiques des provenances », qui explicite certaines forces sociales à l’œuvre dans nos façons de nommer quelques-unes de nos origines, en particulier près de Lévis; « Écrans », qui se penche sur le médium filmique comme mode de représentation du territoire; et « Retours, relances », qui retrace le chemin parcouru et propose des éléments de synthèse à partir de nouvelles rencontres.

Maints noms reviennent dans plusieurs essais et trament l’analyse présentée dans l’ouvrage. Outre les noms de Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu, je retiens ceux des cinéastes Pierre Falardeau et Bernard Gosselin, qui offrent deux façons de « cadrer » le Québec : par l’angle de la laideur ou l’angle de la beauté, respectivement. Je n’ai toujours pas pris le parti de l’un ou l’autre de manière définitive, croyant que la croisée des chemins est souvent plus intéressante que l’une ou l’autre option. Surtout, je reconnais le rôle clé que joue, dans mon travail, l’œuvre de Dalie Giroux, professeure de pensée politique à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa. C’est en tentant de penser avec elle la vie politique contemporaine que mes efforts se sont concentrés sur la question des modes d’habitation du Québec. C’est elle, notamment, qui m’a fait réaliser l’importance pratique des trois questions posées par la chercheure, écrivaine et avocate kanien’kehá:ka Patricia Monture à quiconque s’intéresse aux modes d’expérience de la réalité coloniale canadienne et québécoise : « qui sommes-nous? où sommes-nous? comment faire de notre expérience une forme de connaissance[2]? » Par le truchement de ces questions et de l’écriture girouxienne, qui m’a donné mon point de départ par la façon dont elle a osé qualifier le comté de Bellechasse de « démoniaque », je crois avoir commencé à apprendre, ou à réapprendre, un langage capable de rendre compte d’expériences contemporaines. Ces textes témoignent de ce processus d’une façon qui se veut moins exemplaire qu’incitatrice : ils lancent une invitation à l’écriture, afin de texturer différemment notre sphère discursive collective.

La géocritique

Les textes qui suivent relèvent plus précisément d’un mode de production de savoir que j’appelle la géocritique confidentielle. À des degrés divers et de manières différentes, ils s’intéressent tous aux représentations textuelles de l’espace vécu. Plusieurs d’entre eux questionnent les noms des lieux, les toponymes réels et fictifs qui peuplent des romans et des essais québécois récents : Bellechasse et Saint-Jean-de-Dieu, Lancaster et Saint-Nérée, Conifères-les-Bains ou Pintendre, Bernières, Fatale-Station, Paris-du-Bois, Rivardville et Saint-Gabriel-de-Kamouraska, notamment. Qui, au Québec, dit clairement d’où il ou elle vient? Comment et pourquoi? À quelle occasion et avec qui? Dans quelle langue ou avec quel accent? Qui, aujourd’hui, privilégie plutôt les pseudonymes, les silences ou les généralités évasives? À quelle occasion et avec qui?

Cette question du nom de l’origine a surgi en cours de route et s’est mise à insister, à peser sur la suite. Elle ne s’accommode pas d’une réponse simple. On peut choisir un pseudonyme pour se protéger, pour dissimuler des sources, pour tenter de jouir sans entrave d’une liberté de fabulation, pour tout cela en même temps ou pour d’autres raisons encore. La question généalogique de la nomination ou de la nommaison des provenances et des lieux d’émergence remet ainsi en jeu des catégories disciplinaires (la sociologie et la littérature, par exemple), dans leurs rapports tactiques et stratégiques à l’écriture[3]. Cette question remet aussi en jeu des lignes de partage politiques et des grands systèmes interprétatifs, dont le nationalisme, le libéralisme et le progressisme, par exemple, qui forment ensemble une structure de pensée déterminante.

C’est en travaillant des morceaux de textes au plus près de leur phrasé que ces remises en jeu sont devenues à la fois apparentes et intéressantes à mes yeux. Les textes ici réunis font donc fréquemment usage de longues citations des œuvres critiquées ou de longs extraits d’ouvrages qui nourrissent la réflexion. Ma démarche s’est ainsi rapprochée de ce que les littéraires nomment la géocritique, tout en incluant explicitement des œuvres qui relèvent de l’essai ou des sciences sociales[4]. Cette extension du champ de la géocritique à ce que les anglophones qualifient de « non-fiction » est l’un des apports principaux de la démarche qui se trame dans cet ouvrage. Cette démarche s’est aussi rapprochée de la critique dite policière, en raison de l’attention accordée à la mise en récit de la méthode d’enquête elle-même, ainsi que par l’effort récurrent d’établir les faits et les lieux véritables (ou, du moins, les plus plausibles) de récits qui se présentent comme des fictions[5]. Ces rapprochements ne sont toutefois pas systématiques. Ils se sont révélés au terme du parcours, plutôt qu’à son origine. Comme aimait le répéter Georges Dumézil, reprenant la remarque joueuse d’un vieil enseignant de grec ancien détournant une étymologie plausible devant ses élèves naïfs, la méthode (methodos) est le chemin (hodos) tel qu’il nous apparaît après (méta) que nous l’ayons parcouru.

Ma formation n’est pas littéraire. Tout en m’intéressant à la musique, aux arts visuels et aux arts de la scène, j’ai plutôt étudié l’histoire et la géographie dans une perspective braudélienne, puis la science politique, et plus particulièrement, la pensée politique. Pendant longtemps, il m’a été plus facile de parler de Machiavel ou de Michel Foucault que de Jacques Ferron, par exemple, que j’ai découvert au tournant de la trentaine. C’est notamment grâce à Robert Hébert, pionnier de la géophilosophie dans l’« enclave » québécoise, qu’il m’a paru crucial de prendre la mesure des conditions et des effets d’une telle situation, ici-maintenant[6]. Les textes qui suivent témoignent de l’énergie et de l’enthousiasme qu’a suscité, chez moi, cette découverte des Hébert, Ferron et autres.

J’ai explicitement cherché à poursuivre plusieurs filons hébertiens, d’une part, et « la grande ferronnerie », d’autre part. L’œuvre du philosophe artisanal qui enseigna au collège de Maisonneuve et celle de l’Éminence de la Grande Corne, co-fondateur du Parti rhinocéros, cherchent toutes deux à établir les conditions (historiques) de possibilité des apparences et de leur production dans la vallée du Saint-Laurent. Cet intérêt critique pour l’espace, le territoire et les lieux les rapprochent, avant l’heure, des efforts de la géocritique contemporaine.

La confidentialité

Demander « comment vit-on, ici? », c’est aussi se demander : qu’avalons-nous, et comment le mange-t-on, matériellement et symboliquement? Que rejetons-nous? Qu’est-ce qui nous tue, comme on le dit parfois? Qu’aimons-nous malgré tout? C’est également en fonction de telles interrogations, qui sont liées à la question du lieu ou des lieux du collectif, mais qui sont aussi foncièrement « intimes », que je nomme ces essais des géocritiques confidentielles. Ce dernier qualificatif tient d’abord à la diffusion initiale restreinte des documents en question. Trahir est une revue « confidentielle », comme il en existe plusieurs et comme il y en a eu beaucoup, au Québec, depuis longtemps[7]. Très peu de gens ont lu les textes en ligne – entre trente et cent personnes, selon le cas.

Mais d’une certaine façon, tout ce qui se fait au Québec est en vérité confidentiel. Cela est vrai non seulement des livres, qu’on pilonne régulièrement (ou qu’on imprime désormais en très petite quantité pour éviter le pilon), mais aussi des émissions de télévision les plus regardées. Le peu d’échos que reçoivent la très grande majorité de nos productions culturelles s’explique-t-il uniquement par la langue, par « l’accent »? Y a-t-il, ici, un rapport singulier entre le local et le global, le particulier et l’universel, qui expliquerait cette confidentialité? La confidentialité quantitative n’est-elle pas liée à une confidentialité qualitative, à une façon de faire, de taire, de se présenter, d’énoncer – ou de renoncer à énoncer quoi que ce soit de tranchant? Une façon de s’excuser d’exister, sans doute avec raison?

Les textes qui suivent donnent des pistes de réponse en étudiant directement des tentatives locales d’énonciation. Ils suggèrent notamment qu’il y a une part de tactique ou de stratégie dans la pratique consistant à affirmer ne pas être lu, entendu ou compris comme il le faudrait, ici, alors qu’un texte a reçu un accueil objectivement remarquable, en étant lu et commenté par une grande partie du milieu critique institué – quoi qu’on pense de ce milieu, lui-même assez confidentiel et modeste (par la taille).

Enfin, si jamais ce livre s’avérait être un succès commercial (à l’étonnement général) et que les critiques qu’il rassemble étaient lues par des milliers, voire des millions de personnes, elles n’en demeureraient pas moins confidentielles, qualitativement. En effet, le style de l’écriture et le ton des textes rappellent la confidence. C’est que la matière en est parfois honteuse, douloureuse. Cette expérience m’a semblé demander d’être racontée sur le mode radicalement subjectif de l’essai. Ces textes relèvent donc d’une forme d’auto-ethnographie, ou d’une anthropologie domestique, par leur objet fondamental (la culture, les modalités de la grégarité, ici) et surtout par leur manière, s’il est vrai que « [t]oute l’ethnographie se ramène, pour une part, à de la philosophie et une large portion du reste est de l’ordre de la confession »[8].

Il y a une vieille pratique littéraire de la confidence, de la confession, de l’aveu ou de l’exposition plus ou moins stylisée et fidèle de l’intime en public, avec une visée qui est parfois le pardon ou la réconciliation. Par-delà les critiques de nombrilisme, de narcissisme et d’obscénité, ce chemin est risqué en raison de « la propension universelle, d’ailleurs fâcheuse, d’être ennuyé de ce qui passionne les autres : ils ne vous ont pas encore ouvert leur cœur comme une grotte de mille et une nuits que vous vous dites quelle engeance putain, et cherchez par quelle clé refermer ce robinet d’eau tiède »[9]. Du point de vue inverse, une telle tentative de fermeture peut s’expliquer par la violence impliquée dans l’ouverture, dans la confidence même, une violence qui est peut-être inhérente à l’acte d’écrire, qui a déjà été qualifié d’acte hostile :

C’est hostile, car vous tentez de faire en sorte que quelqu’un voit quelque chose de la même façon que vous, vous tentez d’imposer votre idée, votre représentation. Il est hostile de tenter de tordre l’esprit de quelqu’un d’autre de cette façon. Bien souvent, vous voulez raconter votre rêve, votre cauchemar à quelqu’un. En fait, personne ne veut entendre parler du rêve de quelqu’un d’autre, qu’il soit bon ou mauvais; personne ne veut avoir à le porter. L’écrivain piège toujours le lecteur pour qu’il écoute le rêve[10].

La passion est sans doute essentielle pour rassembler l’énergie requise pour écrire. Si l’impression de tiédeur devient intolérable, il suffira de déposer le livre. Il saura peut-être se faire reprendre un jour, en raison de la séduction tranquille que réussissent parfois à exercer certaines géographies silencieuses, comme ces rivières cachées que des enfants croient être les seuls à connaître dans les romans de Réjean Ducharme.

Envoi

L’expérience de la lecture de cet ouvrage fera aussi partie de nos façons d’habiter. Il n’y a pas de fin définitive à l’enquête sur les modes de vie, tant que nous sommes vivants et intéressés. À cet égard, mon objectif demeure de soulever des questions et de préciser des problèmes, plutôt que de formuler des solutions ou promouvoir des réponses. Nous défendons souvent des réponses toutes faites à des questions que nous ne nous posons plus vraiment. Nous mettons de l’avant des solutions connues à des problèmes saturés. Il faut apprendre à reformuler – en questionnant, par exemple, les façons de dire « nous ». C’est la tâche de la critique de redécrire et repenser par le truchement des œuvres.

La critique peut par ailleurs être joyeuse. Je suis heureux, par exemple, d’avoir déjà encouragé, par certains des textes qui suivent, des republications ou des redécouvertes, comme celle de la conférence « Géographie et Littérature » de Benoît Brouillette, géographe québécois réputé à son époque, qui cherchait les lieux véritables de la fiction Trente arpents, de Ringuet[11]. Nous avons ainsi pu apprendre progressivement que la géocritique est en quelque sorte un « produit du terroir »[12].

Je remercie tout particulièrement René Lemieux, Jade Bourdages, Robert Hébert et Dalie Giroux pour leur hospitalité, leurs impulsions, leurs réflexions, leurs lectures et leurs écritures. Je remercie également Julien Vallières, qui m’a fait connaître Jacques Ferron.

Table des matières

I – Matériaux toponymiques :

  1. Le démoniaque comté de Bellechasse
  2. La rue de Bellechasse en Montréal
  3. Nomographie l’axe Lancaster/Saint-Nérée

II – Politique des provenances :

  1. L’Épreuve kitsch
  2. Tout lire, tout dire, ou « Minute que je finisse mon paragraphe! »

III – Écrans :

  1. L’emplacement des sources
  2. L’écoulement des souches
  3. Colons au cube

IV – Retours, relances :

  1. « L’espace insécable entre le réel et la fiction »
  2. Rivardville la revenante
  3. « Redondant comme ces livres qu’on écrit pour en parler »

[1] Jacques Ferron, « Les provinces » [1960], dans Contes, édition intégrale : Contes anglais, Contes du pays incertain, Contes inédits, Montréal, HMH, coll. « L’arbre », 1970, pp. 62-65. Voir aussi Jacques Ferron, « Cartographie » [1959-1960], dans Escarmouches. La longue passe, tome 1, Montréal, Leméac, 1975, pp. 22-23.

[2] Patricia Monture, citée et traduite dans Dalie Giroux, « Les langages de la colonisation. Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord », Trahir, dossier : Traduction et autochtonie au Canada, 23 mai 2017, en ligne (trahir.wordpress.com), p. 11.

[3] J’emprunte le beau terme de nommaison à Victor-Lévy Beaulieu, notamment pour son heureuse homophonie qui évoque à la fois l’acte de nommer et la structure matérielle de l’habitation.

[4] Voir Bertrand Westphal, La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007. Voir également Christiane Lahaie, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, avec la collab. de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme, Québec, L’Instant même, 2009.

[5] Voir Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Minuit, 1998. Pour un possible pont entre géocritique et critique policière, voir Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?, Paris, Minuit, 2012.

[6] Voir notamment Robert Hébert, L’homme habite aussi les franges, Montréal, Liber, 2003; Novation. Philosophie artisanale, Montréal, Liber, 2004; Usages d’un monde, Montréal, éditions Trahir, 2012; Derniers tabous, Montréal, Nota Bene, 2015; et Monsieur Rhésus, Montréal, Nota Bene, 2019.

[7] Sur les revues au Québec, voir l’ouvrage classique d’Andrée Fortin, Passages de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, Québec, Presses de l’Université Laval, 1990.

[8] Clifford Geertz, traduit et cité par Jean-Jacques Simard, La Réduction. L’Autochtone inventé et les Amérindiens d’aujourd’hui, Sillery, Septentrion, 2003, p. 49.

[9] Réjean Ducharme, Les enfantômes, Saint-Laurent et Paris, Lacombe/Gallimard, 1976, p. 91.

[10] Joan Didion, « The Art of Fiction, no. 71 », entretien avec Linda Kuehl, The Paris Review, n74, automne-hiver 1978, en ligne (theparisreview.org). Je traduis.

[11] Benoît Brouillette, « Géographie et Littérature » [1965], présenté par Julien Vallières, Trahir, 31 mai 2017, en ligne (trahir.wordpress.com).

[12] Parmi les autres précurseurs locaux de la géocritique qu’il faudrait redécouvrir, mentionnons le recueil de Louis-Marcel Raymond, Géographies. Essai, Montréal, HMH, 1971. Plus récemment, voir l’ouvrage collectif sous la direction de Rachel Bouvet et Basma El Omari, L’espace en toutes lettres, Montréal, Nota Bene, 2003. Outre les nombreux travaux de La Traversée – Atelier québécois de géopoétique, et de la Conspiration Dépressionniste, dans une perspective plus urbaine, rappelons la parution d’un numéro des Cahiers de géographie du Québec dédié au thème « Géographie et littérature » (vol. 52, no 147, décembre 2008), dirigé par Mario Bédard et Christiane Lahaie, ainsi que l’ouvrage de Pierre Monette, Onon:ta’. Une histoire naturelle du Mont-Royal, Montréal, Boréal, 2012. Enfin, mentionnons la parution de l’anthologie Littérature et géographie, préparée par Rachel Bouvet, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. « Approches de l’imaginaire », 2018.

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Tentures au désert

Critique d’Une civilisation de feu de Dalie Giroux, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, 169 p.

Par Simon Labrecque, Lévis

Le michkan (Tabernacle, ou Demeure du Saint des Saints) est fait de textures (ou tentures, ou tapis, ou étoffes, ou bandes) dont il faut sans cesse remployer l’excédent.

Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 59.

Le 29 mai 2023, à la toute fin du mois que les Canayens ont longtemps appelé « mois de Marie » et dix-neuf ans après la publication de son mémorable article « Dieu est-il mort en étude des idées politiques? Sur l’aporie de l’opposition entre les idées et le monde » dans la Revue canadienne de science politique, Dalie Giroux publie Une civilisation de feu, son troisième ouvrage chez Mémoire d’encrier depuis 2019. Je souhaite en proposer une brève lecture sur un mode tangentiel, en donnant à lire des matériaux que je considère complémentaires ou complices, comme je l’ai fait pour Trahir jadis, lors de la publication du premier livre solo de Giroux, Le Québec brûle en enfer (M éditeur, 2017). J’avais alors pris comme point de départ la toile de Paul-Émile Borduas qui ornait la couverture de l’ouvrage. À nouveau, je partirai d’une image, ou plus précisément, d’une constellation d’images, mais qui cette fois n’est pas directement donnée à voir. Elle est plutôt évoquée textuellement lorsque Giroux décrit la matière qu’elle assemble dans le chapitre « Apocalypso », qui suit le chapitre introductif se terminant par une section intitulée « Pétro-spiritualité ». Elle écrit :

Je partage ici quelques images rapiécées, courtepointe de souvenirs de vacances à l’ère des changements climatiques. Ce petit chapelet d’images dialectiques n’est pas sans rappeler par les thèmes et la naïveté la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Le décor estival du monde bourgeois y ajoutant un élément comique, et l’exposition de cette impuissance collective qu’induit notre attachement à nos manières, à nos moyens, à notre confort surtout, a l’effet d’une brûlure dont la manifestation même ne manque pas d’ironie[1].

La notion d’image dialectique, conceptualisée par Walter Benjamin, est travaillée par Giroux depuis plusieurs années déjà comme une véritable méthode. On l’aura peut-être déjà compris en raison du champ lexical qui trame d’emblée le présent texte, la lecture que je propose s’inscrit en creux du filon du « nain bossu » qui, selon le même Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, actionne la « marionnette » du matérialisme historique : il s’agira d’une lecture théologique, ou plutôt, théologico-politique. En cela, j’admets qu’elle pourra d’emblée être qualifiée d’imposture si elle « force les réalités politique pour imposer sa “thèse” » et cède au désir de la philosophie « d’atteindre une toute-puissance théorique, c’est-à-dire un savoir total sur l’histoire : sur sa direction, sur sa véritable “ressource”, sur son prétendu “fond”. »[2] À mon sens, une telle lecture n’a pas vocation à expliquer, mais à texturer. Voyons voir de quoi il en retourne, en tâchant de garder la tête hors de l’eau, de ne pas nous laisser submerger par la matière débordante de notre immersion.

Bouquin, bouquetin, brodequin, botequin

L’œuvre connue comme la tenture de l’Apocalypse d’Angers a été réalisée entre 1373 et 1382 à la demande du duc Louis 1er d’Anjou. Conservée et exposée sur le site du château d’Angers, dans une très longue galerie au « calme feutré », elle est « le plus important ensemble de tapisseries médiévales subsistant au monde », selon l’UNESCO. À ce titre, l’organisation l’a inscrite à son registre Mémoire du monde le 18 mai dernier, onze jours avant la publication d’Une civilisation de feu. On s’imagine visiter l’endroit climatisé en bermudas, l’été, possiblement au cours d’un très québécois « voyage généalogique en France », sur les traces de « nos ancêtres » au bord de la Maine, ayant, cette année-là du moins, préféré l’Europe aux froides eaux atlantiques de l’État américain du Maine.

C’est sur nos modes de vie contemporains, qui rendent possibles et imaginables de telles occurrences tout en menaçant les formes connues de la vie sur Terre, que Giroux concentre son propos. Il est ardu de résister au langage et ne pas dire de ce bouquin qu’il est brûlant d’actualité, même si son propos est peut-être tout sauf incendiaire. En effet, le « brûlot » décrit et pleure, il dit et lamente, il analyse et métabolise la consumation, sans être larmoyant mais en risquant de provoquer un véritable sentiment océanique, une vague de crainte ou une crainte vague chez qui le traverse et y reconnait tout à la fois sa vie, un appel à la changer et la difficulté d’y répondre.

Saint Jean mangeant le livre de l’ange, détail de l’Apocalypse d’Angers. Photographie: www.pmrmaeyaert.eu
Saint Jean mangeant le livre de l’ange, détail de l’Apocalypse d’Angers

Sur les tapisseries d’Angers sont dépeintes des scènes du Livre de l’Apocalypse, qui clôt le Nouveau Testament[3]. L’œuvre picturale médiévale est réputée permettre une « meilleure compréhension » du texte antique, en favorisant la métabolisation de cette Révélation écrite de Jésus-Christ dans laquelle un dénommé Jean, l’auteur du texte, se dépeint notamment mangeant un feuillet, dévorant un « petit livre » qu’un ange tenait ouvert dans sa main – un ouvrage qui, dans la bouche, est « doux comme le miel », mais qui remplit les entrailles d’amertume (Ap 10,8-10). Encore une fois, il est ardu de résister au langage et de ne pas dire que le bouquin de Giroux se dévore d’une traite, qu’il fait sourire et parfois rire car sa langue est remarquable de précision et de sagacité, et qu’un arrière-goût peut persister suite à la lecture, étant donné l’état du monde.

Cela dit, à mon avis, une telle amertume risque surtout de s’imposer pour qui s’arrête en chemin, et encore. En effet, l’écriture de Giroux se caractérise à la fois par la lucidité analytique et la recherche explicite de chemins de traverses, de voies de sortie, de sillons d’espérance, si l’on veut parler ainsi, que plusieurs lui demandent d’ailleurs d’indiquer afin de surmonter leur désespoir et leur paralysie. Or, ces pistes sont relevées non pas dans un horizon révolutionnaire d’envergure, mais au plus près du quotidien, à portée de main. En ce sens, Giroux indique que nous sommes déjà en marche, en mouvement, ce « nous » étant conceptualisé dans une trinité universaliste qui revient presque comme un mantra : n’importe où, n’importe qui, n’importe quand.

Profession et prophétie

Dans le texte de Jean de Patmos, l’ingestion de l’angélique bouquin – un terme qui, rappelons-le, désigne à l’origine un lièvre, animal mythique pour plusieurs cultures –, à la fois doux et amer, est suivie d’un appel renouvelé à prophétiser.Qu’est-ce qu’une prophétie? Une réponse est donnée dans un des derniers petits livres de Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, dont le titre résonne fortement avec celui du livre de Giroux[4].

Marc Lebiez a décrit la plaquette du philosophe italien comme « un bréviaire ». Au sens strict, un bréviaire est un livre liturgique rassemblant les textes pour la pratique quotidienne de la liturgie des Heures, aussi appelée l’Office divin. Matériellement, il s’agit typiquement d’un ouvrage relié qui tient dans la main, imprimé sur « papier-Bible » et muni d’un jeu de signets en tissu permettant à la personne qui en fait usage de s’y retrouver dans les complexités du temps cyclique du calendrier liturgique. Aujourd’hui, le bréviaire existe aussi sous la forme d’applications électroniques qui donnent à lire et à prier chaque jour, plusieurs fois par jour. Notons au passage que cette forme de prière médiévale connaît un certain regain de popularité, dans notre époque parfois qualifiée de « néo-féodale ».

Pour Lebiez, l’usage du terme « bréviaire » permet de signaler que les fragments rassemblés par Agamben sont à lire et à relire lentement, à ressasser ou à remâcher à répétition, sur le mode nietzschéen de la rumination. Autrement dit, ils sont à lire religieusement, mais dans une compréhension singulière et généreuse de ce dernier adverbe, qui suppose de ne pas considérer d’emblée que pensée et religion s’opposent (une supposition qui ne passe pas comme une lettre à la poste, à la fois dans la descendance du Moustachu et dans « le Québec laïc » d’aujourd’hui, mais qui peut s’appuyer sur des œuvres variées, dont certaines sont toujours en train de se faire – je pense ici en particulier à celle du philosophe et talmudiste Ivan Segré). Religieusement ou, pour reprendre le Robert : « avec une attention recueillie ».

Enfin et surtout, l’évocation du bréviaire permet aussi de faire signe vers la dimension théologico-politique du travail d’Agamben, qui a construit une part importante de son œuvre autour du célèbre énoncé de Carl Schmitt, dans La Notion de politique (1932), selon lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

Quid, donc, de la prophétie? Dans le chapitre central de Quand la maison brûle, intitulé « Leçon dans les ténèbres », Agamben enchaîne plusieurs fragments à ce propos. Voici les quatre premiers :

Aleph. La position du prophète est aujourd’hui particulièrement incommode et les rares qui essaient de l’assumer semblent souvent manquer de toute légitimité. Le prophète s’adresse, en effet, aux ténèbres de son temps, mais, pour ce faire, il doit se laisser investir par celles-ci et ne peut prétendre conserver intacte – par on ne sait quel don ou vertu – sa lucidité. Jérémie, au Seigneur qui l’appelle, ne répond que par un babillage : « Ah, ah, ah » – et ajoute immédiatement : « voici, je ne sais pas parler, je suis un enfant ».

Beth. À qui s’adresse le prophète? Directement à une ville, à un peuple. La particularité de son apostrophe consiste, cependant, dans le fait que celle-ci ne peut être entendue, que la langue dans laquelle il parle demeure obscure et incompréhensible. L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie.

Gimel. Pourquoi les paroles du prophète restent-elles inaudibles? Non parce qu’elles dénoncent les fautes de ses semblables et les ténèbres de son temps. Mais plutôt parce que l’objet de la prophétie est la présence du Royaume, sa discrète ingérence dans chaque intrigue et chaque geste, son avènement obstiné, ici et maintenant, à chaque instant. Les contemporains ne peuvent ni ne veulent voir leur intimité quotidienne avec le Royaume – et le fait qu’ils vivent, en même temps, « comme si le Royaume n’existait pas ».

Dalet. De quelle façon le Royaume advient-il, de quelle façon est-il présent? Non comme une chose, un groupe, une Église, un parti. Le Royaume coïncide toujours avec son annonce, il n’a d’autre réalité que celle de la parole – la parabole – qui le dit. Il est tour à tour un grain de sénevé, une mauvaise herbe, un filet jeté à la mer, une perle – non cependant comme quelque chose qui serait signifié par ces mots, mais comme l’annonce que ceux-ci en font. Ce qui vient, le Royaume, est la parole même qui l’annonce.

Je pourrais, à la lettre, arrêter ici la présente critique et l’essentiel aurait, à mon sens, été dit. Déplions néanmoins plus avant, ou remployons l’excédent des textures.

Un Royaume vous attend

En suivant cette définition du Royaume, « ce qui est la parole même qui l’annonce », on constate qu’une telle annonce peut exercer une « emprise charismatique », au sens travaillé par Jean-Luc Évard dans son remarquable essai sur la rumeur, c’est-à-dire que la personne qui la porte présente et représente que l’au-delà est un déjà-là[5].

Cette conception de l’au-delà comme déjà-là renvoie à la notion de temps messianique qu’Agamben travaille dans plusieurs textes à la suite de Benjamin comme une clé conceptuelle de la politique radicale. Sa lecture de la Lettre de saint Paul aux Romains, qui ne fait pas officiellement partie de son grand-œuvre Homo Sacer mais qui le précède et le fonde, est particulièrement instructive à ce sujet. Le temps messianique n’est pas à venir, ce n’est pas un temps supplémentaire après la fin des temps, ce qui arrivera après le Jugement dernier. C’est plutôt « le temps de maintenant », selon l’apôtre Paul, c’est-à-dire le temps engendré par la venue du Messie, comprise non pas comme un événement historique daté et passé, mais comme advenue qui transforme la conception que l’on se fait du temps lui-même. C’est un temps « opératif », selon Agamben, un « temps qui reste », qui n’est pas le temps représenté, chronologique, mais qui « parvient pourtant à le saisir et à l’amener à son achèvement »[6]. Sara-Danièle Bélanger-Michaud explique que

[c]ette structure « opérative » du temps rapportée au messianisme de Benjamin permet de comprendre que l’énoncé selon lequel l’instant serait « la petite porte par laquelle entre le messie » signifie que le geste messianique (qu’on l’attribue à une entité transcendante ou qu’on le transporte dans l’immanence en le pensant comme un pouvoir révolutionnaire humain) consiste à la fois à s’approprier et à accomplir le temps, donc jusqu’à un certain point à re-prendre le temps[7].

L’image dialectique renvoie elle aussi cette conception messianique du temps car elle est « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. […] L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture. »[8]

Gala

Le titre du premier chapitre de Giroux, Apocalypso, est aussi le titre d’une chanson populaire de Joe Bocan sur l’album Les désordres, paru en 1991. Cette chanson peut s’ajouter aux figures de « Cassandre de la civilisation fossile » et d’« Œdipe pétrolier » que Giroux nomme dans la section « Pétro-spiritualité » de son chapitre introductif, soit la poétesse Huguette Gaulin « qui s’est immolée par le feu dans le Vieux-Port de Montréal en 1972 en lançant à la face de l’humanité “Ne tuons pas la beauté du monde” », et « le faux-monnayeur du Front de libération du Québec, Jean Castonguay, […] qui par désespoir a bu de la gazoline avant de s’immoler dans un wigwam sur le Mont-Royal en 1981 ». Dans un vidéoclip typique tourné sur une plage des Antilles, Bocan chante, dans l’eau turquoise, ces lignes de Robert Campeau (à ne pas confondre avec le riche financier et investisseur immobilier du même nom) dont l’actualité est désolante. Elles tissent ensemble le global et le local, le sort de la planète et celui de la psyché :

Les présidents sont réunis, pour discuter de l’atmosphère

Tous les États sont désunis, on va peut-être changer l’air

Il pleut acide sur ma vie, la terre est de moins en moins ronde

Ça fait des trous dans ma folie, j’entends comme une voix qui gronde

Tous les bébés sont réunis, pour réclamer leur couche d’ozone

Les journaux font de la poésie, y’a plus personne entre les ondes

Quand y’a trop d’échos dans ma vie, ça me fait perdre la raison

Je voyais des ombres dans la nuit, j’ai déclenché une explosion

Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde

Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe

Moi je vivais sans faire de bruit, sans déranger le monde atome

Je faisais l’amour sans mon permis, pendant qu’on préparait ma tombe

Aujourd’hui je vis sans compromis, j’ai déplafonné ma pensée

Je me promène dans ma galaxie, je passe ma vie à l’inventer

Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde

Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe

Avec ces images qui opposent de façon plutôt convenue le quotidien banal des gens ordinaires à l’atmosphère de gala des grandes rencontres entre puissants du monde, pendant que « la maison brûle », rappelons, avec Jacques Derrida, que dans la Septante, le mot grec apokalupsis est utilisé pour traduire des mots dérivés du verbe hébreu gala, qui signifie l’emportement. Pour sa part, André Chouraqui traduit gala par « découvrement » – et pour ma part, je rappelle que Gala était le prénom de l’épouse de Salvador Dalí, auteur de la méthode paranoïaque-critique, qui n’est pas étrangère à la méthode de l’image dialectique.

Le mot « apocalypso »semble jouer sur un registre voisin. En effet, en regardant vers les îles grecques, qui complètent les paysages rocailleux de la Palestine, de l’Égypte et de la Mésopotamie comme lieux d’origine de « notre » civilisation de feu, le mot semble évoquer la présence diaphane de Calypso, « celle qui voile, enveloppe », et qui, dans l’Odyssée d’Homère, recueille Ulysse suite à son naufrage et le garde sur son île paradisiaque pendant sept ans. Elle retient Ulysse deux fois plus longtemps que les obstacles placés sur sa route par Poséidon, dans ce qui est généralement interprété comme un « monde illusoire », un « faux Paradis » insulaire.

Apo-calypso, ce serait donc la séparation, la cessation, l’écartement, la négation de Calypso, qui provient, dans le mythe, de la pitié éprouvée par Zeus pour Ulysse. Le retour à Ithaque, selon Adorno et Horkheimer, est le prototype de l’émancipation « moderne » et dialectique de la Raison par rapport au Mythe, de celui qui « devient qui il est » en utilisant son propre entendement, qui sort du « sommeil dogmatique » par la ruse pour revenir à sa propriété fixe et assumer le commandement patriarcal qui lui revient. C’est peut-être ce que nous racontent encore ceux qui en veulent toujours aux voiles portés par des femmes – mais c’est sans doute une autre histoire.

La chanson Apocalypso du slammeur IVY, publiée en 2012 sur l’album Hors des sentiers battus par celui que les gens de Lévis ont connu une décennie plus tôt dans le duo Ivy et Reggie, formé au cégep de Lévis-Lauzon, ajoute peu à la chanson de Campeau et Bocan, sinon par la mise à jour de certains enjeux climatiques : les pluies acides sont remplacées par la fonte des glaciers, les mots d’ordre sont clairement émis en langue anglaise, etc.

Entre 1991 et 2012, le terme « apocalypso » apparaît aussi dans une chanson de Richard Desjardins, Charcoal, sur l’album Boom Boom paru en 1998. La chanson commence ainsi :

L’an deux mille, l’an deux mille cash

L’ADN, l’ADN, là the end of world

Le cimetière, le cimetière-monde

Drett’ dans l’dash, y’as-tu d’la vie sur Terre?

Apocalypso, l’capitaine Cousteau plongea dans ’Budweiser

Je ne change pas le monde, comme le fait la haute finance

Mais chu ben connu su’es listes d’attente

On me croyait mort mais je fumais du silence

Charcoal, charcoal

Et nous voici donc renvoyés aux feux de forêts qui sont de plus en plus destructeurs, notamment dans l’Abitibi natale de Desjardins, à mes voisins de banlieue propriétaires de pickups qui font du barbecue dans le smog, celui-là même dont les effluves traversent cet été non seulement le fleuve et les très anciennes Appalaches, mais aussi l’Atlantique jusqu’au « vieux continent ». Ne résistons pas à l’image : jusqu’au calme feutré de la galerie climatisée où l’on peut encore admirer la tenture de l’Apocalypse d’Angers, dont les rebords frisent et la couleur s’affadit dans la chaleur. Il reste au moins l’envers pour préserver les fibres colorées par d’anciennes teintures végétales.

Ici-maintenant : la Fête-Dieu

En laissant entendre que la parole de Dalie Giroux est prophétique, charismatique ou messianique, sinon apocalyptique, dans un sens technique de ces termes théologico-politiques, je cherche à qualifier comment elle m’atteint. En reprenant la caractérisation de la parole philosophique d’Alfred North Whitehead par Isabelle Stengers, je l’ai déjà qualifié de « parole de dragon », par opposition à une « parole de conseiller », au sens où elle s’adresse « aux rêves, aux doutes, aux effrois et aux ambitions, non à la perplexité, au désarroi, aux états d’âme demandant repère ». Dans les mots de Jeanne Favret-Saada, qui distingue deux types de récits dans sa théorie du discours sorcellaire, il s’agit non pas d’une parole « exemplaire », qui cache les ressorts de son efficace pour se présenter comme seule modèle envisageable, mais d’une parole « incitative », qui favorise la prolifération des pratiques et des récits[9]. Lors du lancement du livre de Giroux Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019), j’avais aussi donné l’exemple de Neil Young, dont la voix et la musique ont pour moi un effet incitatif : entendre Young me pousse à prendre ma guitare, à jouer et à chanter, tout comme lire Giroux m’encourage à écrire. Depuis des années, c’est donc dans ce sillon ou cet élan que s’inscrivent explicitement plusieurs de mes textes.

C’est à l’incitation des textes et des conférences de Giroux, notamment, que je dois mon « retournement » vers mes circonstances les plus immédiates, qui a pris la forme d’une recherche proliférante, d’une « ferronnerie » et d’un « hébertisme » au cœur de l’ancienne seigneurie de Lauzon, d’où je viens et où je retourne, le long des rivières Chaudière et Etchemin, entre le fleuve et les Appalaches. Le dernier jalon en date de cette recherche sans fin est une expédition au pied des Chutes-de-la-Chaudière, le 8 juin dernier. Cette sortie familiale, un soir de semaine, qui a permis de se dégourdir les jambes et de fatiguer les enfants énergisés par l’approche du solstice d’été et l’allongement des jours, fut provoquée par la lecture d’un passage de l’introduction du premier tome de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon, de Joseph-Edmond Roy, ouvrage-phare de mon « projet », s’il en est. Dans son long développement sur la rivière Chaudière, Roy écrit ceci :

On raconte qu’au pied de la chute de la Chaudière, il se produit chaque été, entre la fête-Dieu et le dimanche suivant, un phénomène assez étrange. La rivière se couvre alors de poissons qui remontent le cours des rapides et viennent frayer presque sous les bouillons de la chute. Comme, en ce temps-là, les eaux sont assez basses, on les voit fourmiller par milliers. On pourrait les prendre avec la main tant ils sont pressés et engourdis. Les paysans font des barrages en pierre pour les arrêter et en pêchent ainsi une quantité considérable.

Cette manne aquatique dure trois ou quatre jours, puis tous ces poissons disparaissent et on ne les revoit qu’à la fête-Dieu de l’année suivante. Dans la région, ces poissons sont connus sous le nom de carpes de France.

Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec, huile sur toile, 1944
Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec, huile sur toile, 1944

La date de la Fête-Dieu n’est pas fixe puisqu’elle dépend de la date de Pâques, elle-même fixée selon le calendrier lunaire. La Fête-Dieu, aussi appelée Solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ, a lieu le jeudi suivant la Trinité, c’est-à-dire soixante jours après Pâques. Elle souligne la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Instituée officiellement en 1264, soit un siècle avant la réalisation de la tenture de l’Apocalypse d’Angers, cette fête est traditionnellement célébrée par des processions où l’Eucharistie est transportée dans un ostensoir au cœur de la ville.

Au Québec, Jean Paul Lemieux nous en a donné une illustration célèbre, qui fut en quelque sorte recréée par Gilles Carle pour le film Les Plouffe en 1981, dans une scène qui culmine par l’acceptation, par l’Église, de la Conscription, dépeinte par le cinéaste comme un moment de rejet de l’institution ecclésiale par le peuple de la basse-ville – comme un début de la mythique Révolution tranquille, avec Maman Plouffe dans le rôle du katéchon qui tente d’éviter le pire. Pour ma part, je n’ai jamais participé à une procession de la Fête-Dieu, mais je chante régulièrement « Il était une fois des gens heureux » à l’enfant qui s’endort. Je suis aussi d’avis que l’Adoration eucharistique perpétuelle, dans certains lieux de culte, est une pratique fort intéressante qui pourrait, comme la Liturgie des Heures, aider certaines personnes à trouver des chemins de traverse et de déconnexion.

Sur les berges de la Chaudière

Les chutes de la Chaudière, le 8 juin 2023
Les chutes de la Chaudière, le 8 juin 2023

Puisque, comme l’écrit Giroux en finale de son ouvrage, « Ça ne se passera pas, en tout cas pas principalement, sur internet », je suis donc allé voir, le soir de la Fête-Dieu, si la manne poissonnière était toujours donnée sans contrepartie aux gens de mon coin de pays. Je m’attendais à n’y rien trouver. Or, au pied des chutes se trouvait tout de même un jeune pêcheur à la ligne. Un autre se trouvait en aval, pratiquement sous le pont suspendu qui amuse les enfants et qui permet aux piétons de traverser de Charny à Saint-Nicolas sans passer par l’autoroute. Il y avait aussi un trio de jeunes photographes, en plus de notre famille nucléaire de banlieue, qui a pu observer quelques petits ménés dans les flaques d’eau.

Affiche interdisant la pêche du 1er avril au 15 juin, parc des Chutes-de-la-Chaudière, Charny
Affiche interdisant la pêche du 1er avril au 15 juin, parc des Chutes-de-la-Chaudière, Charny

La manne de jadis n’était pas visible, ce soir-là, et sans doute n’existe-t-elle pas les autres jours non plus. Néanmoins, j’ai reçu comme un signe d’espérance la présence de deux affiches jaunes à l’entrée du site indiquant clairement que la pêche était interdite, à cet endroit, entre le 1er avril et le 15 juin. De retour à la maison, j’ai pu lire des articles rappelant l’importance de s’abstenir de pêcher lors de ces semaines du printemps afin de laisser se reproduire les nombreuses espèces de poissons qui viennent encore frayer en ces lieux. L’endroit est même qualifié de « frayère exceptionnelle pour de nombreuses espèces de poissons comme l’achigan, le doré et l’esturgeon jaune. » Dans des forums de discussion en ligne, des gens indiquent qu’en aval, en particulier dans les secteurs du petits et du grand bassin, on trouve de nombreuses autres espèces : bar rayé, saumon atlantique, ombles de fontaine et chevalier, truites, éperlan arc-en-ciel, ouananiche, marigane noire, perchaude, touladi, moulac et lacmou.

La légende reprise par Joseph-Edmond Roy, qui tenait déjà de la tradition orale à l’époque où il écrivait son texte et où Walter Benjamin était encore un bébé, m’a ainsi mis en contact avec les pratiques de préservation de ce qui nous est encore donné, dans les ruines où nous vivons toutes et tous aujourd’hui. Comme l’écrit Giroux dans son texte sur le terrain vague d’Hochelaga :

La ruine, en son sens politique, celui que rend possible l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, implique de faire la critique de notre forme de vie depuis l’intérieur de celle-ci, en tant que nous sommes nous-mêmes soufflés par le mouvement de destruction – et d’établir des rapports ruineux aux dispositifs d’accumulation de puissance qui définissent le présent.

Je remarque que le temps cyclique du calendrier liturgique correspond encore au temps cyclique de la vie animale. Cela étant dit, la discussion quant à la possibilité de manger quelque poisson que ce soit pêché aujourd’hui dans la rivière Chaudière, qui coule à travers la Beauce à partir de Lac-Mégantic et dans laquelle s’écoulent les champs arrosés-brûlés au purin de porc tout au long de la fertile vallée, reste donc ouverte. Au temps de la drave et des scieries à Breakeyville et à New Liverpool, la pêche à l’anguille avait toujours cours à l’Anse-Gingras. Notre pollution entre en nous, cela fait partie de notre condition. De là à s’empoisonner sciemment, il y a une marge. Dans tous les cas, c’est à la prolifération de discussions et d’expérimentations concernant nos façons d’habiter la vallée du Saint-Laurent que nous incite Dalie Giroux.


Notes

[1] Je souligne. J’omets la pagination étant donné que je réfère à la version électronique du livre.

[2] Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 4e de couverture.

[3] Pour une lecture locale de L’Apocalypse selon Jean, écouter l’épisode #0 (Pilote) de La Bête à Deux Dos : un podcast moyen intelligent (2 avril 2019).

[4] Giorgio Agamben, Quand la maison brûle. Du dialecte de la pensée, trad. Léo Texier, Paris, Payot & Rivages, 2021. Pour la lecture que Giroux fait d’Agamben, voir notamment Dalie Giroux, « Giorgio Agamben, philosopher en l’Europe et l’Amérique », Le Devoir, 30 mai 2009, et Dalie Giroux, « Agamben et les Anciens. À la recherche de la machine anthropologique occidentale », dans Les usages des Anciens dans la pensée politique contemporaine, sous la dir. Yves Couture et Martin Breaugh, Sainte-Foy, PUL, 2010, pp. 23-51. Il n’est pas anodin de noter que, selon Giroux, le principal mérite d’Agamben est d’avoir compris Walter Benjamin, qu’il a traduit et édité en italien.

[5] Voir Jean-Luc Évard, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Trocy-en-Multien, éd. de la revue Conférence, 2013. Sur cet enjeu du charisme, je me permets de renvoyer à ma recension de l’ouvrage d’Évard, parue dans Le Cygne noir en 2014, ainsi qu’à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, nov. 2015.

[6] Giorgio Agemben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épitre aux Romains, trad. Judith Revel, Paris, Rivages Poche, 2000, p. 125.

[7] Sara Danièle Michaud-Bélanger, De la répétition à la reprise : une critique conceptuelle, mémoire de maîtrise en littérature comparée, Facultés des Arts et sciences, Université de Montréal, 2006, p. 23.

[8] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, éd. originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, éditions du Cerf, 2006, p. 479.

[9] Voir Jeanne Favret-Saada, Désorceller, Paris, éditions de l’Olivier, 2009, pp. 50 et suivantes. Cette caractérisation du travail de Giroux a déjà été proposée dans Jade Bourdages et Simon Labrecque, « Que sont nos souverains devenus? Commentaire des tressages », Cahiers des imaginaires, vol. 8, no 12 (Critiques de la souveraineté. Interpellation plébéienne, récit et violence), mars 2015, pp. 118-119.

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Droit et littérature

Critique de Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher, Écosociété, 2019, 232 p.

Par Jean-Pierre Couture, Université d’Ottawa

Comment régler ses comptes et saisir le bon moment pour ce faire? Comment choisir ses destinataires et son angle d’approche? Comment contourner le bâillon juridique, le secret professionnel, le droit de gestion ou les clauses contractuelles? Comment éviter leur censure sans sacrifier le littéraire? Et en quoi ce dernier peut-il déjouer la binarité du politique? L’éditrice Valérie Lefebvre-Faucher répond : par le livre.

« Je voudrais que vous considériez l’hypothèse selon laquelle le livre étend le champ de l’acceptable en testant perpétuellement ses limites et que cette action, malgré les jugements qu’elle appelle sans cesse et l’application de sentences variées, bénéficie à la collectivité. » Autrement dit, le livre étend la liberté et c’est à la liberté du livre que l’auteure se voue dans cet essai riche, aussi analytique que sensible, qui soupèse plusieurs avenues tout en tricotant une position que Lefebvre-Faucher assume en définitive.

Pour bien suivre la démarche de ce « procès verbal » qui mêle le récit à l’enquête, le témoignage à la fiction, fixons le sens que l’essayiste donne au mot liberté. Dans le sillage de Sartre, celle-ci n’est possible qu’en situation, c’est-à-dire qu’elle est inséparable de la position concrète du « qui parle » et de la prise de responsabilité. Il ne s’agit pas « de cet état passivement sans contrainte, sans devoir, de cet individualisme absurde » auquel on pourrait rattacher les noms de Michel Houellebecq ou Mike Ward. Cette liberté des trolls élude toute responsabilité et Lefebvre-Faucher rapporte une perle tirée de l’essai de Sartre sur l’antisémitisme pour l’illustrer : « Ils savent que leurs discours sont légers, contestables; mais ils s’en amusent, c’est leur adversaire qui a le devoir d’user sérieusement des mots puisqu’il croit aux mots; eux, ils ont le droit de jouer ».

De jouer, l’auteure ne s’interdit pas. C’est le rôle de la fiction (ces « espaces de semblant, de récit, de plaisir », dit-elle). Si elle règle ici ses comptes avec la censure et le bâillon, ce n’est pas par la défense abstraite de la « liberté d’expression ». Au contraire, tout le projet de ce livre est ancré dans l’expérience traumatique du procès Barrick Gold c. Écosociété qui mena au pilon le livre Noir Canada.

Lefebvre-Faucher est de l’équipe d’Écosociété à ce moment. On comprend entre les lignes, par le pli et le repli du récit, qu’elle est également assujettie à ce bâillon. « N’a plus eu, du jour au lendemain, le même droit que toutes les autres personnes autour. Et n’a plus eu le droit de dire qu’elle a perdu ce droit. » Au milieu de ces pages poignantes où le personnage de Béalys souffre de ce mutisme forcé, on constate que le raffinement de notre système de justice prodigue des violences hyper-perfectionnées qui visent à blesser sans signes extérieurs de blessures. Les rapports capitalistes de production écrasent les faibles dans des salles hors cour où l’on arrache la signature d’ententes secrètes sous le poids de la peur. Le droit bourgeois comme droit de classe ne vieillit pas d’une ride depuis 1850 : c’est la justice des régnants, même s’ils cèdent quelques victoires à l’arraché (voir Marie-Ève Maillé, L’affaire Maillé, Écosociété, 2018).

Prudente, Lefebvre-Faucher a patiemment imaginé les moyens de revenir sur ce procès, dix ans plus tard, en contournant l’embargo lié à ce tordage de bras. Elle, comme sa camarade Anne-Marie Voisard (Le droit du plus fort, Écosociété, 2018), a décidé de parler. L’occasion est d’autant plus belle que la « liberté d’expression » et de « création » est un sujet omniprésent et détourné à la faveur des puissants. Avec Lefebvre-Faucher, on sabote cette grande fabrique à poncifs. Son exigeante défense de la vie intellectuelle et littéraire, tenue d’élargir nos libertés et nos responsabilités, ne se donne pas à lire dans nos bons médias. Les litanies du « On ne peut plus rien dire » prennent même des allures de farce ou de simple « stratégie publicitaire ». Elles pâlissent de ridicule et s’évaporent devant l’histoire réelle d’un liberticide avéré et des leçons qui en sont tirées.

Des comptes, l’auteure n’en règle pas qu’avec les bandits en toge. Elle dénonce la culture de l’inconduite sexuelle qui sévit dans le milieu littéraire et anticipe un #MeToo de l’édition québécoise (lequel a explosé au printemps dernier). L’éditrice approche aussi avec délicatesse l’insidieuse pression des groupes militants et témoigne à la barre du procès qui oppose, selon ma lecture, politique et littérature. Au sujet de la mise au pilon d’un ouvrage féministe dont les autrices ne souhaitaient plus « demeurer aux côtés d’une personne [co-autrice du livre] dénoncée pour agressions », l’éditrice confesse qu’elle a assumé son parti pris pour la liberté, aussi contraire à la « justice punitive » qu’au « geste de flique ». En clair, elle a remis sa démission. Cette éthique de conviction, critique du pouvoir éditorial et de la violence de ses décisions unilatérales, se paie du prix de la précarité matérielle.

Ce geste-symbole éclaire la position de Lefebvre-Faucher quant à la quête d’un rapport sain entre politique et littérature. Si la grande année politique de 2012 l’a tant marquée – elle comme toute une génération – c’était en tant que « mobilisation pour la liberté d’expression », c’est-à-dire qu’« en plaçant le littéraire au cœur du politique » le mouvement devenait une joyeuse fête du dissensus et de l’insubordination. Or, à l’inverse, lorsque le politique pénètre au cœur du littéraire, on perd l’équivoque, on perd du jeu et on ne permet plus à des écrivain·es de rester écrivain·es.

Il n’y a pas que la politique pour nuire aux livres. Il y a aussi la vitesse. Décochant une flèche contre Facebook et la généralisation de « comportements d’intoxiqués », l’auteure demande ironiquement : « Quel est le statut d’une parole motivée par l’addiction? » Retournant moi-même à l’essai de Sartre pour un projet en cours, je m’inquiète dans ces mêmes termes d’une plateforme qui s’apparente aux déchaînements des foules : « ces sociétés instantanées qui naissent à l’occasion du lynchage et du scandale [où] les modes de pensée, les réactions du groupe sont de type primitif pur » (Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, 1954 [1946], p. 35). Au terme de son essai sinueux et franc, Valérie Lefebvre-Faucher semble avoir trouvé son port d’attache et promet, à l’encontre de tout ce qui l’assaille, d’« essayer encore de [nous] parler de liberté littéraire ».

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Hot dog Nation

Par Jade Bourdages, UQAM

J’m’en étais faite des scénarios de fin du monde, c’est ça ma job. Pleins. Des ruines. Chaque fois unique, la fin du monde. J’avais presque pensé à toute. Ah, même les pandémies, j’y ai pensé. Mais ça… Ça, j’y avais jamais pensé. Qu’on s’ramasserait toute tu-seul. Chacun d’notre bord. Dans nos cuisines.

Quand j’t’ais p’tite, j’faisais du pain avec ma mère. J’ai tout le temps fait du pain. Mais là, vous êtes pu là, y a pu personne. J’ai pas l’temps d’faire du pain, c’pas l’temps. L’État y est dans ma cuisine. Mon cauchemar.

J’t’assis à ma table. Je r’garde la fin du monde par ma fenêtre.

 

13 mars

Dans l’air qu’on respire, le mal avec un Grand C. On respire toute le même air, le même avenir. L’État annonce aujourd’hui la fermeture des écoles. J’pense à eux autres. J’suffoque déjà. Tous ces enfants pis ces adolescents qui, comme moi quand j’tais p’tite, détestent les fins d’semaine, les tempêtes de neige, pis les vacances scolaires. J’suffoque déjà, parce que l’école c’t’encore ben rien qu’le seul lieu en c’bas monde où on peut se sentir en sécurité. Où on peut r’prendre son souffle. Pis des fois c’est ben même la seule place où c’qu’on peut manger sans être témoin ou victime de violence toué jours.

La quarantaine à deux vitesses : repos et loisirs pour les uns, précarité, risque sanitaire et question de vies ET d’morts pour les autres.

 

26 mars

Toutes les frontières de tous les États du monde ferment une à une. Les Banques centrales du monde entier ramènent les taux d’intérêt à zéro. Les avions sont toute cloués au sol. Faut pu qu’on bouge. Personne. Nos voisins du sud commencent à vider les prisons. Y tirent la plogue. Laisser crever les populations carcérales dins rues avec des millions d’autres marginalisées pis racisées. Le tri des vies est commencé. Des vies qui comptent pas, des vies qui valent rien su l’Dow Jones. Dans le monde entier, les entreprises pis les commerces ferment. Les travailleurs autonomes y perdent toute leurs contrats. On peut même pu utiliser d’l’argent cash. En quelques jours, on compte au Canada un million de demandes de chômage.

L’Québec s’réveille à matin avec un prix du gaz 75 cents le litre. « Le gaz à ce prix-là, mon Dieu c’est peut-être ben plus grave qu’on pense c’te pandémie-là! »

1 millions de ménages su l’chômage…

Pèse su’ l’piton Manon. Après mon char pis moé, le déluge. Maudite culture de gaz. La ride va être longue.

 

1er mai

Ça fait juste que’ques semaines… On dirait qu’ça fait une éternité. Temporalité d’pandémie.

Pis une p’tite dame à matin qui s’plaint du relâchement dans les ruelles de Montréal… ça joue ensemble qu’a dit, ces p’tits minous-là, pis y’a pas pantoute deux mètres de distance.

Ma pauvre p’tite dame, qu’est-ce que vous croyez? Quand un État se relâche pis dit au monde que toute va ben aller, pis qui vont devoir r’tourner dins Shops pis dins Écoles, vous voudriez qu’le monde fasse quoi? Qui continuent à prendre les affaires au sérieux? C’est bien ça le drame de c’t’État ma p’tite dame. Capitaliser non pas sur l’intelligence de chacun mais sur l’imbécilité de l’ensemble. Pour que tout le monde s’dise après la fin du monde : « l’État y a ben essayé LUI de nous protéger, mais SI ON CRÈVE c’est d’la faute des préposés qui s’lavent pas les mains comme du monde, pis des ti-culs qui jouent dins ruelles. »

 

6 mai

Image © Wartin Pantois

Pendant qu’y a du monde qui crèvent à Montréal-Nord, à NDG pis à Parc Ex, en passant par Hochelag, pendant qu’y a des femmes pis des enfants qui s’font tabasser depuis huit semaines sans pouvoir r’prendre leur souffle, l’Québec se pose une question : Quand est-ce qu’on va pouvoir ouvrir nos terrains de golf?

Hot dog Nation.

Gouvernement d’cassse-croûte.

 

11 mai

On apprend qu’sul« palmarès » international du taux de mortalité au quotidien, le Québec arrive 7e au monde. Le 7e ciel, toé. « In heaven, everything is fine »

«Le Québec va trop vite », qu’on dit.

Un problème de rythme? Hum, j’pense c’est plus grave. Devant l’mal avec un Grand C qui circule dans l’air qu’on respire, l’problème du Québec c’est de continuer à s’prendre pour Dieu.

Orgueil pis manque d’humilité devant la nature, c’est ça qui va toute nous tuer.

 

12 mai

À matin, j’aurais rêvé de me faire servir deux œufs, bacon, pain blanc au tit casse-croûte de mon Hood. Pis après, passer dire bonjour à gang d’Refuge avant d’aller m’commander deux doubles au Café coin Papineau/Ste-Cath.

Passer dire bonjour. Juste ça. M’faire « servir» par les p’tits commerçants de mon Hood. Toute ça en payant CASH pis en serrant des mains.

Wild de même.

Vous me manquez tellement.

 

13 mai

Les données dans le monde entier montrent que les hommes sont PARTOUT surreprésentés dans les cas infectés pis les taux de mortalité.

Sauf icitte au Québec. Sauf icitte.

Tony. Oui, oui. C’ta toé j’parle, Tony : On dit souvent que si les femmes s’arrêtent, les masques tombent.

Mais la vérité, c’est qu’si les femmes s’arrêtent icitte au Québec, c’est pas yin qu’les masques qui tombent, c’est toute qui s’effondre. Mets ça dans ta pipe, Tony.

 

15 mai, c’t’aujourd’hui ça.

Va ben falloir réapprendre à s’raconter collectivement, parce que l’histoire qu’on est en train d’vivre, on va vouloir nous la raconter toute tout-croche. On va vouloir nous la rentrer dans gorge de force, pis on va vouloir qu’a goutte bon. Qu’a goutte le sucre.

Mais la vérité c’est que d’l’autre bord d’la courbe, quand on va toute finir par sortir de nos cuisines, y va y avoir des absents. Trente ans de mépris pis d’dépossession. Des absents. Va falloir être ben nombreux pis ben nombreuses à se souvenir pour leur rendre justice.

Parce que l’État lui y dira ben c’qui voudra, mais y en a yin qu’un monde. Un seul monde. Pis c’est celui qu’on habite.

La Grande Maison America.

C’est nous autres, ça. Y a pas de héros ici d’dans. Juste des milliers et milliers de petits gestes quotidiens posés par du monde ben ordinaire. Du monde qui prennent soin les uns les autres, du monde qui attendent pas que l’État leur dise quoi faire pour s’mettre un masque dans face.

 

Moi aussi j’ai hâte de t’frencher.

Quand la fin du monde sera finie, Call me.

En attendant.

Unfuck toute.

We can do this.

We have to.

Ce texte a été prononcé le 15 mai 2020 à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! à Radio-Canada pour le segment « Micro ouvert ».

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Miser sur l’intelligence

Par Frédéric Mercure-Jolette, Cégep de Saint-Laurent

À la question qui brûle les lèvres de tous les Français, « Pourquoi le voisin allemand s’en tire tellement mieux? », l’historien Johann Chapoutou a donné, dans une récente tribune sur Médiapart, une réponse sans équivoque : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants. » Chapoutou soutient que, sans faire foi de tout, la manière dont les décideurs parlent, s’ils prennent les citoyens pour des êtres rationnels et autonomes ou non, est à la fois un élément important de la gestion de crise et symptomatique de la stratégie globale employée concernant la pandémie de COVID-19.

Au Québec, au début de la crise, on a justement salué les méthodes du gouvernement Legault. Surfant sur une vague de popularité inégalée, on reconnaissait alors au trio Legault-Arruda-McCann, la vertu de la transparence et la décence de ne pas prendre les citoyens pour des idiots. Or, deux mois plus tard, nous savons qu’une partie importante de leurs actions et de leurs messages (confinement massif, refus de recommander le port du masque, refus d’interdire la vente de produits non essentiels dans les magasins généralistes à grande surface, ouverture des SAQ et des SQDC, etc.) ne s’adressait pas à l’intelligence et au bon sens, mais visait plutôt à s’assurer de l’obéissance immédiate tout en évitant un mouvement de panique. S’il est trop tôt pour faire le bilan de ces actions, j’aimerais inviter le gouvernement à revoir certaines lignes du discours qu’il utilise actuellement pour organiser et expliquer sa stratégie de déconfinement et de relance du Québec. À ce stade-ci, il faut miser sur l’intelligence autant dans les actions que dans les stratégies de relations publiques.

 

Contre l’idée selon laquelle il y a deux mondes, les CHSLD et le reste du Québec

Devant des chiffres effarants et une situation catastrophique qu’elle qualifie elle-même de « crise humanitaire » et d’« urgence nationale », l’équipe Legault veut nous rassurer et nous réconforter en nous disant qu’il existe en fait deux mondes bien différents : les CHSLD et le reste du Québec. Pour que la population puisse garder le moral, le gouvernement martèle que les sacrifices et les efforts réalisés durant cette période difficile ne sont pas vains. Soit. Cependant, si nous avons entrepris un confinement rapide et mis en place des mesures de distanciation sociale, c’est pour protéger les personnes à risque et non les personnes qui ne sont pas à risque. Fermer les écoles n’était pas un geste qui visait à protéger les enfants, mais bien à ralentir la propagation du virus et empêcher ainsi qu’il s’infiltre subitement dans des milieux à risque par l’entremise de porteurs asymptomatiques. Or, même avec cette décision et celle de mettre le Québec sur pause prise une semaine plus tard, le virus a quand même réussi à faire des ravages dans les CHSLD. On peut difficilement imaginer ce qu’aurait été la situation sans aucune de ces mesures.

Dire que le Québec se divise en deux est ainsi une dangereuse atteinte à l’intelligence. Non seulement parce que les habitants de CHSLD font partie du Québec, et que nombre d’entre nous devront vivre toute leur vie avec le souvenir d’un proche, d’une mère ou d’un père, mort dans des conditions indignes, mais parce que les efforts et sacrifices que l’on demande de faire à la grande majorité de la population qui présente peu de risque visent justement à protéger les personnes à risque; cela est même un des enjeux principaux du déconfinement à venir.

Le gouvernement doit donc cesser de faire comme s’il existait deux situations distinctes et, au contraire, développer un discours fondé sur la solidarité et l’interdépendance entre les individus et les mondes sociaux. Si un tel discours implique bien sûr de reconnaître une certaine responsabilité collective dans le sort réservé aux personnes en CHSLD, son principal atout est d’être mieux à même d’expliquer l’importance de l’immunité collective, si tant est qu’une telle chose puisse être atteinte, et du déconfinement graduel.

 

Contre l’idée selon laquelle la solution est le salaire

Afin de justifier l’importance de relancer le Québec, le Directeur de la santé publique, qui par ailleurs fait pression sur le gouvernement pour que le déconfinement ne se fasse pas trop rapidement, a affirmé que le confinement pouvait avoir des effets néfastes sur la santé mentale, donnant pour exemple le suicide et le divorce. Il serait donc essentiel que la population recommence à travailler rapidement. Si des liens sociaux riches sont en effet un élément déterminant dans le maintien d’une bonne santé, nous savons que la pression liée au travail salarié et à l’impératif de productivité est aussi un grave facteur de stress et de problèmes de santé. En fait, c’est bien davantage l’insécurité financière qui est un poids sur la santé mentale que l’absence de travail salarié. Cela, nous le savons, tout comme nous savons qu’avec la crise écologique, il est grand temps de revoir notre conception du travail et de la productivité.

Pour cette raison, le gouvernement devrait revoir sa position concernant l’importance du travail salarié. Sa réaction ulcérée face à la mesure mise en place par le gouvernement fédéral pour venir en aide aux étudiants relève d’une vision étroite et biaisée de l’action humaine. En effet, elle laisse entendre que, si les étudiants profitent d’une prestation d’urgence, ceux-ci ne voudront pas aller travailler dans les champs. Au contraire, il faut plutôt réfléchir, en cette période de crise sans précédent, à mettre en place une prestation d’urgence universelle qui prendrait la forme de ce que plusieurs revendiquent depuis longtemps, soit un revenu minimum garanti. Cela demeure la mesure la plus simple et la plus efficace pour lutter contre les ravages de l’insécurité financière et permettrait à tout un chacun de contribuer à l’« effort national » sans arrière-pensée.

Il est quand même aberrant de voir un Premier ministre nous dire que le salaire est l’ultime incitatif pour attirer des personnes à œuvrer dans les CHSLD et le besoin d’argent la seule manière de raisonner un étudiant à aller travailler dans les champs, alors qu’il n’y a pas si longtemps, il clamait que le seul fait d’être libre de fortune démontrait son incorruptibilité et ses bonnes intentions. Bien sûr, il faut augmenter les salaires des catégories d’emploi trop souvent déconsidérées, comme celle de préposée aux bénéficiaires, mais il est encore plus important d’être à l’écoute de ceux et celles qui occupent de tels emplois, de valoriser leur engagement et d’améliorer leurs conditions de travail. De même, il est grand temps de changer notre manière de comprendre les motivations humaines à l’action et au travail, lesquelles ne sont pas que pécuniaires. Si François Legault veut favoriser l’entraide et le bénévolat et être cohérent avec les raisons qui le poussent à effectuer un travail acharné jour et nuit, il doit miser sur l’intelligence et reconnaître que l’argent n’est pas et ne devrait pas être notre motivation première. En somme, pour développer cette capacité de prendre soin les uns des autres dont nous avons cruellement besoin actuellement, il vaut mieux miser sur les interdépendances entre les formes de vie que sur la cupidité individuelle.

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Ruminations poétiques sur fond de crise sanitaire

Par Julie Perreault, Val-Morin

Je terminais récemment la lecture du Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Écrit en 1722 dans le style à la fois chirurgical et littéraire du journaliste, le livre relate les événements de la peste de Londres de 1665, colligeant les derniers soubresauts connus par l’Angleterre de la deuxième grande pandémie de peste (celle-ci, dit-on, s’étant éteinte au pays en 1668), appelée peste noire, ou grande peste du Moyen Âge. Déjà à l’époque, le bacille coupable se propageait par les mêmes voies du commerce mondial et de l’infection de personne à personne, mettant toutefois plus d’années à se rendre à demeure, et s’y installant pour plus longtemps. La deuxième pandémie (il y en eut trois) aura en effet sévi en Europe sur une période de plus de trois cents ans.

Defoe lui-même n’étant qu’un enfant au moment des épisodes décrits dans ce Journal, c’est à partir des écrits de l’époque, de faits et impressions tirés de journaux personnels, d’articles de journaux, de traités scientifiques et médicaux, de répertoires statistiques chiffrant le nombre des malades, des décès, des enterrements à tel ou tel coin de la ville, etc., qu’il aura composé son opus. De quoi légitimer a priori le bruit qui n’épargne actuellement personne, et dont les points de presse quotidiens du premier ministre et de ses acolytes forment, au Québec du moins, le noyau central, celui à partir duquel les discours de la COVID se rencontrent et se multiplient. Je dis « le bruit », parce que la multiplication apparemment infinie des discours imprime à mes oreilles une cacophonie qui a l’effet désagréable de m’extraire du refuge intérieur qui, bon an mal an, m’aide à faire sens de ce qui n’en a pas, ou n’en a pas encore. Face à quoi j’essaie tant bien que mal de pratiquer l’indulgence : le bruit est inévitable. Il est peut-être nécessaire.

Dans sa préface au livre de Defoe, le médecin, biologiste et écrivain spécialiste de la peste Henri-Hubert Mollaret souligne de façon bien étonnante dans les circonstances actuelles les retombées commerciales pour l’Angleterre de cette deuxième grande pandémie, les morts ayant tout compte fait leurs heures de gloire. « Il faut, affirme Mollaret, souligner la justesse avec laquelle Defoe analyse l’expansion commerciale de l’Angleterre au sortir de la crise »[1], qui aura fait 70 000 morts en une année, comme un écho aux postulats des historiens qui soulignent l’effet de grand air des dépopulations rapides et précédentes sur la santé économique et politique de l’empire. La démocratie parlementaire et le négoce mondial y devraient en partie leur essor, ainsi qu’une certaine élite terrienne qui, dépouillée de ses assises par la même pression dépopulationnelle (les paysans en moins grand nombre pour travailler les terres pouvant se permettre des exigences plus élevées), aurait profité dès le 14e siècle d’une activité nouvelle imputable aux circonstances, l’élevage du mouton :

Beaucoup renoncèrent à l’agriculture et se livrèrent à l’élevage du mouton. Ce changement, qui semble si minuscule, est pourtant la cause première et lointaine de la naissance d’un empire britannique. Car le développement du commerce de la laine, le besoin de débouchés pour ce commerce, la nécessité de conserver la maîtrise des mers allaient entraîner la lente transformation d’une politique insulaire en une politique navale et impériale[2].

Comme quoi les changements au mode de vie attendus d’événements aussi tragiques sont à la fois imprévus et bien prévisibles.

On entend depuis une semaine au Québec la volonté de nos élites de repartir au plus vite (pour ne pas dire « au plus sacrant », au sens potentiellement dédoublé en nos terres du mot sacré) l’économie mise sur pause il y a de cela quelques semaines. Ce qui consiste au bas mot à rouvrir les entreprises et redémarrer l’industrie pour retourner à nos vies soi-disant normales tout en maintenant « nos bonnes habitudes » de confinement et de distanciation sociale, acquises en un temps curieusement record. Habitudes, faut-il le répéter, prodigieusement nouvelles. Est-ce là foi inébranlable, solide, quoique bien peu réfléchie, en une société élevée elle aussi sous le commerce de l’empire, ou solution obligée par des circonstances économiques et épidémiologiques qui nous échappent? Dans tous les cas, l’empressement donne l’apparence d’un certain déni de l’Événement au plein cœur des événements qui, eux, demeurent cependant bien réels. Je ne peux m’empêcher d’appréhender l’illusion, et pourtant…

Je reviens un peu au Journal de Defoe. L’année de la peste y est dépeinte comme une période de grands deuils, un moment de profond abattement, néanmoins parsemé de furtives heures d’euphorie collective. Pendant des mois, les autorités politiques et sanitaires auront nié l’improbable, attribuant ici et là l’augmentation des morts à la fièvre ordinaire, de sorte à réfréner l’épidémie (plus ou moins inconsciemment il va sans dire) par les bons soins de la statistique. Au seuil de l’inévitable, des milliers de personnes se seront enfuies de la cité vers les campagnes, laissant grouiller dans le silence des rues de Londres la masse des gens pauvres, des célibataires et des téméraires, classe à laquelle s’identifie le narrateur. En plein cœur de la crise, bien avant cependant qu’elle n’atteigne son sommet, on commença à fermer les maisons infectées, confinant ensemble malades et bien-portants sous des portes surveillées nuit et jour par des « gardiens » affectés à la tâche par les autorités et marquées d’un grand X rouge – traitement des pauvres gens en détresse jugé cruel et surtout inefficace par l’auteur, qui rapporte les multiples cas d’évasions et « d’assassinats » des gardiens ainsi mobilisés, et qui acquirent par-là même la réputation d’être des gens « méchants » et de mériter leur mort. Or, si les rues de la grande ville étaient alors bien vides, à l’exception des églises encore bondées, les autorités relâchèrent un peu l’emprise lorsqu’il fut entendu et compris que l’infection se propageait aussi et surtout par les individus asymptomatiques. Les gens alors commencèrent à se méfier les uns des autres, jusqu’au moment où, le nombre des morts atteignant un sommet inégalé, la masse des gens sans plus d’espoir recommencèrent simplement à vivre, c’est-à-dire à s’assembler et à s’embrasser sans honte, ne craignant plus ni son prochain ni la maladie, sous le regard horrifié quoique compréhensif du narrateur en surplomb. Lorsque, par un acte de la providence, nous apprend-on, le bacille commença lui-même à diminuer en force, et la courbe à redescendre, les gens s’étant exilés à la campagne affluèrent à nouveau en troupeaux pour reprendre le commerce des vies et occuper les maisons vides, ce qui, inévitablement, fit remonter la courbe, jusqu’au moment où, d’elle-même, la maladie finit par s’apaiser. Durant tout ce temps, nous dit l’auteur, jamais Londres ne manqua de pain ni ses rues ne furent prises d’assaut par la révolte populaire, l’assistance sociale et le ménage ininterrompu des corps, chaque nuit, ayant sufi à assurer le minimum de normalité requis. La vie, ensuite, continua son cours, et le commerce, nous l’avons dit, recommença à fleurir.

Une amie m’expliquait récemment comment, en période de crise, dans le confinement qui nous occupe actuellement, notre rapport au temps s’altère phénoménologiquement. Celui-ci s’étire pour ainsi dire avec plus de facilité au-delà des ornières qui le contiennent, au quotidien, dans l’ordre apparent des choses. Le temps moins contracté nous libère de ce qui, normalement, nous obstrue la vue. Les inégalités sociales, les effets de la désinstitutionnalisation, l’autorité et les ressources de l’État, le désastre des CHSLD, deviennent soudainement plus apparents, mais aussi l’ordre de nos vies individuelles, qui, dans le chamboulement même de la quotidienneté, nous ramènent à ce que nous sommes collectivement. À la forme de vie qui nous unit. Ici comme ailleurs; aujourd’hui comme à la grande ville du Moyen Âge.

Je marchais récemment dans le bois pas trop loin de chez moi (je ne désobéis à aucune règle – et n’encourage personne à le faire, entendons-nous – puisque j’y avais déjà établi mes pénates bien avant la crise). C’était au moment pas si lointain où la décision de garder ouvertes ou non les SAQ était encore d’actualité. La Sépaq avait fermé l’accès à ses territoires depuis la fin mars et m’envoyait déjà des « astuces » virtuelles pour se sentir bien comme au chalet, mais chez soi. Je venais d’entendre à la radio un éminent médecin, aussi poète à ses heures (ou l’inverse, je ne sais plus), déplorer une telle fermeture, tout comme celle des bibliothèques, jugeant l’accès à la matérialité de la nature et des mots tout aussi essentiel à la vie que l’accès au pain. SAQ contre Sépaq : je repensais en marchant aux propos de notre bon premier ministre, jugeant opportun, la veille, de justifier sur les ondes de la radio et de la télévision publiques la pertinence accrue du « petit verre le soir » pour s’occuper, individuellement, de la détresse collective occasionnée par les événements. J’ai eu un malaise. Je l’ai ruminé pendant des jours, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus ne pas sortir. Sous la forme du poème suivant, qui, tranchant heureusement avec le ton de ce billet, a voulu se saisir de l’indulgence comme d’un appel à la vie.

Il ne s’agirait de juger personne, sinon d’interroger à partir des réponses compulsives données à nos détresses l’ordre du monde que l’on met en place. La forme de vie qui, circulairement, produit aussi son désarroi. Le mien tout autant que celui de mes voisins, bien que, souvent, on puisse ne pas l’observer du même angle.

« Est beau le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’inspiration inexprimable, en tant qu’inexprimable »[3], disait Simone Weil.

Voilà. Je cède la parole aux jeux d’enfants.

la résistance au front s’organise
encore et toujours
à l’encontre, les forces brutes de la vie

 

les garde-malades s’activent
sans noms, encore une fois
préposées de leurs existences aux bénéficiaires
en défaut

 

soins attenants à sauver la vie des spectres
les fils se brisent
aux cercueils des marionnettistes

 

les rythmes nous avalent leurs rites funestes
les funérailles n’ont plus lieu
j’attends tel un messie, Ô
j’attends les arbres se dénuder de leur poids

 

le miracle à venir la grande crise
au rythme accéléré
la cadence
la cadence; les vies au pas de l’anxiété

 

Moi – où sommes-nous?
la Loi amorphe gruge les ruines
de nos vies aigries d’arcs-en-ciel

 

nos Feux éteints
la clameur de la grande foire aux échos imaginaires
rappelés à nos corps
défendus

 

multiplicités post-traumatiques
et miroirs transparents, jamais paraboliques
un Oiseau chante : un instant!
son rire m’inonde, joie impudente


Notes

[1] Daniel Defoe, Le journal de l’année de la peste, Paris, Gallimard, 1959 [1982 pour la préface], p. 24.

[2] Idem.

[3] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 102.

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Classé dans Julie Perreault

Journal de pensée politique appliquée depuis la cuisine

Par Jade Bourdages, Montréal

18 mars 2020

Qui parle?

Petite pensée politique appliquée du jour en temps d’état d’urgence sanitaire : il me semble que c’est un bon moment pour souligner qu’en ce moment M. Legault est en quelque sorte devenu le porte-parole d’un gouvernement qui parle d’une seule voix en raison de l’urgence. Tous les partis et tous les élus travaillent au front (je n’ose même pas imaginer leur absence de sommeil depuis des jours…). Ne l’oublions jamais, le crédit, si l’on peut parler ainsi, ne reviendra jamais à Legault en propre, ou à la CAQ en partie. Nous devrons être bien nombreux à le rappeler le temps venu, quand tout ça sera derrière nous. Nombreux.

Ce que tout ça veut dire, c’est que lorsque tu te dis « mon dieu, j’aime ce gouvernement », tu n’es SURTOUT pas en train de te dire « j’aime Legault ou j’aime la CAQ », tu es plutôt en train de te dire que « tu aimes » un gouvernement (et son opposition) qui parlent d’une seule voix, un gouvernement où il n’y a plus aucune politique partisane (je ne pensais jamais connaître ça de mon vivant, je te jure), que tous nos élus ensemble sont au front, tiennent à bout de bras ce qui se passe, et qu’en plus, dans ce gouvernement qui parle maintenant d’une seule voix, son dirigeant principal, si je puis dire, n’est plus du tout un Prince, un premier ministre ou autre, mais bien le Directeur de la santé publique et les scientifiques en épidémiologie.

19 mars 2020 A.M.

Prison – L’heure n’est pas aux festivités

Ce matin, et puisque maintenant la violente réalité commence à apparaitre dans tous les secteurs de la vie sociale, je juge que c’est maintenant un bon moment pour suggérer, sans détour, un exercice de politique appliquée sur le thème de la carcéralité et celui du « tri » des vies en ces temps d’état d’urgence sanitaire. Ce genre de moment horrifiant où il s’agit, plus que jamais, de se tenir sur un fil très délicat pour conserver son esprit vif et critique, être attentif, plus que jamais, à toutes les décisions certes, mais plus encore à ce qu’on appelle des chaînes de conséquences ô combien concrètes de ces décisions qui tombent depuis quelques jours en rafale (quelques jours… et déjà ce sentiment qu’il s’agit presque d’une éternité tellement notre monde ordinaire a déjà été transformé). Ceci pour exercer, plus que jamais, son jugement en situation en ce temps de crise et de « no-win situation ». On ne se le répétera sans doute jamais assez collectivement, this is not business as usual. Ce n’est pas le moment des réflexions de courtes vues. En gros, l’heure n’est pas du tout aux festivités, comme on dit.

Sur le thème de la carcéralité et des prisons : dans ma vie professionnelle, l’un des nombreux dossiers sur ma table de travail, l’un pour lequel on me connaît du moins dans l’espace public, c’est celui qui concerne mon travail d’analyse et de critique très sévère des logiques carcérales dans nos sociétés, qu’il s’agisse de logiques punitives, de processus de criminalisation des populations pauvres, vulnérables, racisées, marginalisées et discriminées toujours au prix fort de leur corps et de leur vie, comme de celles de tous leurs proches et de toutes leurs communautés. Je n’ai jamais de mots assez durs pour nommer la violence sans nom de tous ces processus dans l’ensemble de nos sociétés. Jamais.

Dans le cadre de ce travail, je ne compte plus non plus le nombre de comités, d’organisations de défenses de droits et de justice transformative, de communautés militantes et de réseaux dans lesquels j’ai décidé d’investir toutes mes énergies productives au quotidien, ceci pour mettre mes forces critiques et mes compétences en analyse politique au service d’une intelligence collective sur toutes les questions entourant notamment l’abolitionnisme carcérale. Mon travail et ma pensée politique sur ces questions y sont généralement appréciés par toutes ces différentes communautés d’allié.es pour une raison que l’on peut résumer par une formule simple : ma radicalité. À savoir, mon intransigeance et donc le fait que sur ces questions, je ne fais aucun compromis avec les logiques d’État, que celles-ci soient d’ailleurs strictement punitives ou « plus cutes » comme celles des réformistes et des progressistes (sugarcoat). Aucun compromis dans une direction comme dans l’autre puisqu’il faut bien se le dire et se l’avouer, elles se situent, ces deux apparents extrêmes, dans le même spectre d’idées politiques. En gros, cela veut dire qu’elles puisent dans le même réservoir d’idées disponibles pour développer leurs arguments de justification de notre système carcéral. L’une arguant que la punition est une nécessité vitale pour le fonctionnement de la société et le maintien de l’ordre public, l’autre arguant encore à ce jour que le système carcéral se justifie, car il constituerait un cadre pédagogique adéquat pour favoriser la soi-disant « réhabilitation ». Ici, la lutte politique à mener consisterait tout au plus à viser l’amélioration des conditions de détention (notamment sanitaire, ô ironie!) de toutes ces populations que l’on met à l’écart du monde social, des milliers de corps que l’on entasse dans des lieux que l’on ne veut pas voir, des lieux dont on ne veut rien savoir. (Je vais ici au plus simple, excusez-moi.)

Une « no-win situation » comme je dis, car le surpeuplement dans les prisons est également le risque le plus gros pour que ces populations soient frappées de plein fouet par la pandémie. Mais, « no-win situation », car quand nos gouvernements décideront de vider ici les prisons, comme c’est déjà amorcé depuis plusieurs jours aux États-Unis, ça ne sera pas du tout une bonne nouvelle dans le contexte que nous traversons actuellement. Pas le moment des festivités à l’horizon pour tou.te.s mes allié.es militants abolitionnistes, car lorsque nos gouvernements commencent à prendre de telles décisions, sans plan de protection sociale réel, nous sommes bien obligés de regarder la réalité violente en face. D’aucuns ne prendront une telle décision parce qu’ils ont soudainement de la compassion pour les populations carcérales ni même à cœur leur condition sanitaire. C’est une autre logique qui est à l’œuvre en ce moment. Plus violente, plus horrifiante. La logique derrière le vidage des prisons dans des sociétés comme les nôtres qui ne jurent que par la défense odieuse de la nécessité du système carcéral en temps normal, et au risque ici d’être la casseuse de party, est tout à fait ailleurs. Le vidage des prisons, sans aucun plan de protection sociale garantie, d’offre massive de logement pour mettre un toit sur la tête de ces millions de détenus, tout ce vidage qui se passe actuellement aux États-Unis, procède de décisions qui visent à tirer la plogue d’un système coûteux pour faire des économies dans les circonstances. Dans cette logique sacrificielle, laisser crever le monde en bas, dans les rues, permettra de faire des économies en haut. Une forme de purge, un « tri » des vies qui comptent et des vies qui ne comptent plus, des millions de sans-papiers, de familles pauvres, de gens en situation d’itinérance, de gens de communautés racisées, des détenus… Un « tri » dont la décision est maintenant ramenée dans les mains de l’État (l’impression de vivre d’heure en heure mon pire cauchemar politique depuis toujours, en ce moment même, live, sous nos yeux). Voici la raison fondamentale pour laquelle je m’engage paradoxalement à suivre maintenant les consignes de nos gouvernements, à rester chez nous coûte que coûte, que je m’engage à distance avec toutes les communautés que j’aime, dont je veux prendre soin. Voilà pourquoi depuis des jours, j’invite à vraiment prendre au sérieux ce qui se passe afin que collectivement nous arrivions à repousser le plus possible ce moment horrifiant où le « tri » des vies sera devenu une forme de nécessité pour les États, ne sera donc plus entre nos mains parce que notre système de santé ne pourra pas absorber les conséquences en chaîne de ce qui se passe. Voilà où se trouve notre réel et combien capital pouvoir d’agir en ce moment! Hang in there. We can do this. We have to. Ceci n’est pas un simple exercice de simulation de crise.

Ce qui nous arrive en ce moment n’a aucun précédent dans l’histoire. AUCUN. Nous devons tous être sur le qui-vive, à pieds d’œuvre pour ne pas penser que nos réflexes habituels, aussi critiques soient-ils, peuvent nous être d’un quelconque secours pour réfléchir collectivement à la vitesse grand V. Soyons donc ici vigilant.e.s, prenons soin tous et toutes d’aiguiser chaque jour notre esprit critique qui sera mis à rude épreuve, notre jugement en situation. L’heure n’est pas aux festivités. This is not business as usual. Nos réflexes critiques, ceux que nous avons intériorisés pour lutter au quotidien contre toutes les formes d’injustices, nos arguments habituels pour lutter contre les effets des logiques de production d’inégalités dans nos systèmes sont aujourd’hui à revoir, à peaufiner, rapidement.

19 mars 2020 P.M.

Suspension des hypothèques annoncée aux États-Unis

Et maintenant, il est temps d’être clair. Nous pouvons collectivement cesser de regarder les décisions qui se prennent ailleurs en se disant, « ben non, voyons, on n’en arrivera pas jusque-là », « ça s’peut pas voyons ». « Check ça les États-Unis vont crasher », et là tu regardes les États-Unis comme si tu les regardais de loin par ta fenêtre. La vérité, c’est qu’il n’y a comme plus « d’ailleurs » à proprement parler, plus de « ben voyons ça, ça s’passe ailleurs », car croyons-le ou non, et je sais combien c’est difficile de comprendre cela sur un plan cognitif, mais malgré la fermeture de toutes les frontières du monde, nous sommes tous dans le même merdier. Nous n’avons jamais, paradoxalement, été aussi à la même place dans la même Maison en même Temps (un peu comme ce confinement, qui nous fait paradoxalement vivre chacun.e dans nos cuisines, mais ensemble en ta’, comme jamais). Nos destins sont intimement liés. USA, Canada, Québec, Europe, Amérique, Asie, name it!

La métaphore de la maison est une bonne métaphore pour comprendre ce qui se passe en ce moment sur le plan politique (mes étudiant.es qui sont là quelque part, vous en rajouterez sur cette question de la maison qu’on étudie ensemble normalement pendant trois mois si ça vous dit).

Quelques minutes avant que je me couche enfin hier, on apprenait que l’État de la Californie passe en confinement total. 40 millions d’habitants (recensés).

Simultanément, on apprenait aussi que les propriétaires qui ont perdu leurs revenus et leurs emplois en raison de la chaîne de conséquences amorcées (fermetures d’entreprises et des mises à pieds massives dans le contexte de crise de la COVID-19), seront éligibles aux États-Unis, et selon leur situation, à des réductions de paiements ou une suspension totale des coûts d’hypothèques pour une période pouvant aller jusqu’à douze mois.

Retour sur nos bancs d’école dans quatorze jours? NOT!

Véritable choc exogène qui heurte de plein fouet l’écosystème économique en entier, nous disait même ce midi le gouvernement provincial (ce sont ses mots). La shop ferme, c’est la fermeture de l’économie, nous entrons en période d’hibernation (encore une fois, ce sont ici les mots du gouvernement lors du point de presse du 19 mars).

Notre ride va être longue, gang, longue.

Hang in there, hang tight.

Et je sais que c’est ben anxiogène, je sais. Mais faut jamais oublier que notre monde n’est pas plus viable à long terme en temps normal, ça ne peut pas, ça ne peut plus tenir de la même façon. Un demi-million de jeunes et de moins jeunes à Montréal était dans les rues le 27 septembre dernier à nous le hurler à tue-tête, à travers le monde entier, et de partout, nous hurlaient, suppliaient qu’on se grouille de changer de cap, pis vite. C’est la vérité pareil, un monde où des millions d’individus chient dans de l’eau potable pendant que des millions d’autres crèvent de faim, ç’pas vraiment un monde normal, tsé.

#STAYHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 2020 A.M.

Les spots publicitaires en état d’urgence sanitaire

Les spots publicitaires à la télévision pour glorifier et vanter le système de santé (sur lequel on chie depuis 30 ans), de même que ceux pour vanter les systèmes de production locale (culturelle et de produits de première nécessité) que nous n’arrêtions pas d’appauvrir en coupant drastiquement les subventions depuis des décennies, et ceux, finalement, pour encourager massivement la consommation locale plutôt que d’enrichir les multinationales prédatrices, et bien imagine-toi donc que ces spots publicitaires ont commencés.

Comme en temps de guerre, focaliser sur la production locale jusqu’à la revoyure. Nous devrons être nombreux à nous souvenir. Nombreuses. Et comme ajoute Mathieu Rousseau sur ma page : Prenez des notes, gang, gardez vos reçus. Quand l’urgence sera passée, les travailleurs essentiels devront demander justice pour des décennies de mépris.

20 mars 2020 P.M.

Ma proposition d’exercice collectif de politique et de santé appliquées de la journée :

Temporalité de pandémie/traduction de ce que le Directeur de la santé publique tente de nous faire comprendre depuis des jours : tous les comportements irresponsables que nous avons en ce moment participent à l’écriture de l’avenir qui sera le nôtre dans les semaines et les mois à venir. Alors moi, si je ne dors plus, c’est précisément dans l’objectif de me mobiliser avec vous autres pour qu’on arrête d’écrire collectivement, en ce moment même, et à travers tous nos gestes insouciants, le scénario catastrophique de notre histoire future.

Dans un moment où nous avons tous, et avec raison, l’impression de perdre le contrôle de tout, c’est vraiment très paradoxal cette temporalité de pandémie, n’est-ce pas? Au moment même où nous avons l’impression violente que tout part en couille, notre pouvoir d’agir n’a littéralement jamais été aussi grand, aussi réel. Not business as usual.

Implication : l’urgence donc de faire ce qu’on nous demande, de le faire maintenant, rester chez nous, viarge, c’est aussi pour éviter le pire, mais aussi pour que nous ne nous retrouvions pas, dans les semaines à venir, coincés tous dans le pire cauchemar politique qui est celui où nous serions obligés de nous faire imposer tout par des maudits décrets et un maudit état d’exception (état dans lequel toutes nos règles de droit normales et fondamentales sont suspendues. Suspendues, la pognes-tu la canisse?).

C’est de ça dont nous parle le Directeur de la santé publique lorsqu’il nous implore depuis des jours, en disant la chose suivante : « Prouvons au monde entier (et aux États du monde entier) que nous pouvons nous faire ensemble autrement. »

#STAYTHEFUCKHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 17:30

Reality check de fin de journée

Sur l’ensemble du terrain, l’ensemble, les travailleurs et travailleuses du milieu de la santé et des services sociaux et de tous les services essentiels commencent déjà à ressentir le violent débordement. Nous sommes le 20 mars, et les syndicats qui ont la responsabilité de protéger la santé de tous leurs membres commencent à crier au secours. Ils exigent des mesures plus claires et explicites de la part du gouvernement concernant les consignes de confinement.

20 mars, ce n’est déjà plus gérable pour tous ces acteurs sur le terrain qui sont au front avec leur corps au risque de leur propre santé et de celle de tous leurs proches. Devant ces cris d’alertes, ces appels au secours du terrain, il est tout à fait plausible de penser que le gouvernement devra accélérer la cadence pour déclencher les autres appareils législatifs, agir vite par décret obligatoire.

Hang in there. Hang tight.

Sur le plan économique/section perte d’emplois  500 000 demandes d’assurance-emploi au fédéral en date d’aujourd’hui.

Donc là, là, s’il y a encore des gens dans votre entourage qui prennent tout ça à la légère et qui continuent de se croire bien au-dessus de tout ce qui nous arrive collectivement, c’est un maudit bon moment pour leur passer un gros savon.

 

#STAYDAFUCKHOME

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

 

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Classé dans Jade Bourdages

Les non du père: gloser l’imposition de la Loi en temps de crise

Par Simon Labrecque, Montréal

Ne tente pas de t’opposer à la loi. Contente-toi d’en mimer la rigueur, ce sera peut-être ta seule chance d’y échapper. Trace toi-même sur ta porte la grande croix rouge infamante accompagnée des mots « Le Seigneur ait pitié de nous », et, dans la supposition que la fermeture a déjà été faite, les policiers ne viendront pas t’emmurer vraiment.

Georges Didi-Huberman, Mémorandum de la peste

Dans le contexte actuel, marqué par la pandémie de la COVID-19, l’ancienne figure juridique romaine du bonus pater familias s’incarne dans la sphère (bio)politique, sous les auspices de la nation assemblée nerveusement devant son téléviseur, son ordinateur ou son téléphone, chaque jour à 13 h, en les personnes du Premier ministre, au centre, du Directeur de la santé publique du Québec, à sa droite, et de la ministre de la Santé, à sa gauche. Confiné, astreint à la distanciation sociale, ou à l’éloignement physique comme forme de solidarité sociale, je tente pour ma part d’agir en véritable bon père de famille, dans un huis clos quasi complet avec mon enfant.

Pendant que le Dr Horacio Arruda explique, jour après jour, que le gouvernement opte pour la conviction plutôt que pour la contrainte, du moins pour l’instant, ayant à sa disposition tous les moyens nécessaires pour être plus rigide, plus inflexible (pour ne pas dire plus violent), s’il le faut, et ce en toute légalité, je tente aussi de m’en tenir à la parole et d’éviter de recourir à la force – pour le lavage régulier des mains, par exemple. Les échos que je capte, les parallèles que j’entrevois entre ces deux situations, l’une « publique » et l’autre « privée », l’une « politique » et l’autre « familiale », mais les deux fortement liées l’une à l’autre, font que se rappelle à moi un passage d’un livre d’Ivan Segré, que j’aimerais ici gloser quelque peu.

Samuel Hirszenberg, Excommunicated Spinoza, 1907.

Dans Le manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi (La Fabrique, 2014), livre dédié à la mémoire de Daniel Bensaïd et suivi, l’année suivante, par Judaïsme et révolution (La Fabrique, 2015), le philosophe et talmudiste Ivan Segré propose une analyse serrée de la lecture de Spinoza faite par Jean-Claude Milner. L’argumentaire est beaucoup trop précis et nuancé pour que j’en rende compte en détails. Je me saisirai plutôt d’un court passage, tiré du dernier chapitre (« L’arbre de la connaissance ») de la seconde partie (« La Bible de Spinoza »).

Reprenant la question de la faute inaugurale d’Adam, telle qu’elle est commentée par Spinoza dans son Éthique et son Traité théologico-politique (TTP), Segré écrit que, selon Spinoza, en interdisant à Adam (en l’absence d’Ève, notons-le) de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Dieu a interdit « à l’homme de mourir, c’est-à-dire de ne concevoir le bien que relativement au mal (scepticisme), ou de ne le concevoir que relativement à la loi (dogmatisme). Il lui a interdit de méconnaître » (p. 245). En d’autres mots, Dieu « a interdit à Adam de penser et agir par obéissance à la Loi (ut Legem), plutôt que par amour du bien (ex amore) » (p. 245). Cette lecture fait de Spinoza un traître ou un hérétique, selon ceux qui se disent orthodoxes en se targuant d’obéir même sans comprendre la Loi, soutenant parfois obéir d’autant plus qu’ils ne comprennent pas autre chose que le fait que la Loi est la Loi.

Segré écrit ensuite ceci :

D’où vient qu’Adam a fauté? Dans le scolie, Spinoza répond : « ayant cru les bêtes semblables à lui, il a commencé tout aussitôt d’imiter leurs affections et de perdre sa liberté ». Dans le TTP, il explique que c’est « en raison seulement du défaut de sa connaissance que cette révélation fut une Loi ». Dès que la Loi règne, l’imitation des affects animaux s’enclenche. La Loi enclenche l’imitation des affects animaux à mesure qu’elle les réprime. De ce nouage de la Loi et des affects animaux procède l’union infiniment mauvaise, qui pourrit l’humanité jusqu’à l’os. (p. 245)

Lorsque j’ai lu ces trois dernières phrases, ce n’est pas une image biblique qui s’est imposée à moi, ni un chiaroscuro du XVIIe siècle néerlandais, mais le visage rouge et frondeur de mon enfant lors d’une récente tentative de brossage de dents particulièrement ardue, dans la petite salle de bain blanche de l’appartement que nous louons, à Montréal.

À son refus « animal », bien compréhensible, je crois me souvenir n’avoir su opposer, sur le moment, que ma soi-disant volonté, bien entendu « pour son bien », c’est-à-dire la loi du père, dans sa plus bête répétition arbitraire et incisive, n’assénant qu’elle-même en vérité. Or, « Dès que la Loi règne, l’imitation des affects animaux s’enclenche. »

Cela m’enseigne déjà que l’imposition de la Loi vient avant les « affects animaux ». Comment aurais-je pu faire autrement, s’il s’agissait de brosser les dents, par exemple?

Le refus de l’enfant, répété avec une énergie croissante et une assurance qui s’affermit face à l’insistance de la Loi, risque de n’entraîner que l’affirmation répétée de la Loi comme imposition non-négociable – cela, faute de compétences innées ou d’un savoir véritable en « diversion des forces »; l’aïkido parental est un idéal vers lequel je chemine à pas de tortue, et comme à contre-courant ou à rebrousse-poil de mes réactions les plus immédiates, pour ne pas dire naturelles. Or, « La Loi enclenche l’imitation des affects animaux à mesure qu’elle les réprime ». En d’autres mots, et pour revenir au serpent d’Adam, la situation s’envenime, dans une sorte de spirale qui s’intensifie.

Constater cet envenimement, « ce nouage de la Loi et des affects animaux », c’est repérer une brèche qui puisse permettre de désamorcer le mécanisme mortifère, « l’union infiniment mauvaise ». Encore faut-il savoir saisir une telle occasion! Ce savoir s’oublie, parfois – peut-être souvent. Il n’est pas certain que la question soit uniquement qualitative. N’est-elle pas aussi quantitative? N’est-ce pas la « moyenne » qui compte, la norme? La règle, plutôt que l’exception? Rien n’est moins sûr.

J’ai les moyens physiques de faire « respecter » ma volonté, de me faire obéir, contre le gré de la personne que je crois devoir soumettre à mon autorité, à ma loi, pour son bien. Mais à quel prix? Quel régime instaurerais-je ainsi? Quelle loi servirais-je, en vérité, en faisant cela, sinon celle « des affects animaux »? Quel autre nouage fabriquer que celui qui « pourrit l’humanité jusqu’à l’os », du moment que la volonté cherche un autre appui que sa propre assurance?

Segré écrit que, pour Spinoza,

Les lois de l’État le plus libre éduquent les hommes à vivre sous la conduite de la raison, de sorte qu’à terme, ils puissent vivre en hommes absolument libres, sans Loi. Spinoza enchaîne aussitôt : « Ainsi encore les enfants, bien que tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont pourtant pas esclaves; car les commandements des parents concernent principalement l’utilité des enfants. » Les véritables parents éduquent leurs enfants à devenir des hommes, c’est-à-dire des hommes émancipés de la tutelle parentale. (p. 218)

L’autorité parentale se veut donc fondée en raison, plutôt que de reposer uniquement sur la force, mais cette fondation est essentiellement, pour ne pas dire forcément, mythique. Que les commandements concernent « principalement l’utilité des enfants », c’est-à-dire leur bien, cela laisse aussi entrevoir qu’ils ne concernent par leur bien exclusivement. Comment, par ailleurs, leur « apprendre » qu’ils sont « tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents »? Ce problème se traduit rapidement en termes juridico-politiques : la force qui fait que la loi a « force de loi » se dissimule dans les clairs-obscurs des discours de sa propre justification, jusqu’à ce qu’il soit « nécessaire » de cesser les palabres (d’arrêter « le Christ de niaisage ») et de « faire de quoi », puisqu’il le faut.

La loi du père s’énonce alors : ne me forcez pas à me fâcher! C’est ce que répète, sur un ton jovial, le Directeur de la santé publique, chaque jour à 13 h, depuis la mi-mars 2020. La conviction s’appuie ainsi sur la contrainte, les paroles sur du solide, le symbolique sur du matériel, la raison sur la violence, les babines sur les bottines. C’est en ce sens que, dans le troisième et dernier volume de son projet Sphères, intitulé Écumes. Sphérologie plurielle (Maren Sell, 2004), Peter Sloterdijk écrivait : « Qui est adulte? Celui qui se refuse à chercher un appui sur ce qui n’a pas d’appui. » (p. 26) Cela suppose, bien entendu, qu’il y ait un appui véritable, un sol, du solide, quelque part. L’adulte, ici, s’oppose au rêveur.

Mais ce sol, ce tangible, dans notre système, c’est bien moins celui de Spinoza – la raison – que celui de Hobbes, éternel prisonnier des « affects animaux », et en particulier de la crainte infinie de « la mort violente aux mains d’autrui ». Ce dernier racontait que, du ventre de sa mère, il avait été pétri par la crainte, voire marqué du sceau de cette dernière, cette crainte des exactions que les Anglais subiraient aux mains de l’Invincible Armada espagnole, sa pensée politique ayant dès lors été déterminée de manière viscérale, primordiale.

Carl Schmitt a bien saisi la force de conviction de la thèse de Hobbes, lorsqu’il a souligné le rôle méthodologique de l’exception en politique, dans son ouvrage Théologie politique. Plus que sa définition du souverain comme celui qui décide de l’état d’exception, c’est bien l’exceptionnalisme épistémologique de Schmitt qu’il faut saisir et, si possible, démonter. Selon le juriste, c’est dans la situation d’exception que se révèle l’autorité véritable. Que dire, face à ce « réalisme », comme le présentent les théoriciens des relations internationales?

Ici, maintenant, l’État nous dit : c’est moi qui agit, et il a la force légale et matérielle pour le répéter. Espérons cependant qu’il ne se contentera pas de le marteler et qu’il saura saisir les brèches pour se délester de ses propres « affects animaux », qui seront intensifiés à mesure qu’il réprimera les « affects animaux » de sa population. Paradoxalement, s’il doute de sa propre puissance, il risque de foncer tête baissée et de ne pas voir les brèches.

Dans Le manteau de Spinoza, Ivan Segré écrit ceci :

Pour que la semence du serpent cesse de produire son effet, il faut que l’humain se convertisse à la connaissance, qu’il répare la faute (tikoun). Et c’est le dernier mot de l’Éthique [de Spinoza] : nous ne connaissons pas la joie du bien parce que nous contrarions notre appétit de jouissance, mais c’est parce que nous en connaissons la joie que nous pouvons contrarier notre appétit de jouissance. La Loi et l’appétit de jouissance se nourrissent l’un l’autre, parce qu’ils procèdent d’une même cause : la passion de l’ignorance. Telle est la faute du premier homme, explique Spinoza : c’est au défaut de sa connaissance que se love le serpent, nouage maudit d’un homme et d’une femme, lorsque l’homme désire jouir de la Loi et la femme de sa transgression. « Ciel mon mari! » est la clé de l’amour « bourgeois ».

Rembrandt, Le rêve de Joseph, c. 1645.

Le 19 mars était la fête de la Saint Joseph. Pour la première fois, l’Oratoire était fermé lors de ce temps fort de l’année, en raison de la pandémie. Protecteur de l’Église universelle, modèle des travailleurs, patron des agonisants, saint Joseph est aussi le père silencieux par excellence, puisqu’aucune parole ne lui est attribuée dans les quatre évangiles canoniques. Dans l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu, cependant, il est question de quatre rêves faits par Joseph, visité par un ange du Seigneur. Le premier rêve vient rendre inopérante la « loi des pères » qui contrôle justement le mariage et l’amour « bourgeois », puisque Joseph se fait dire de ne pas avoir peur d’épouser Marie qui est enceinte, car elle a conçu par l’Esprit-Saint (Mt 1, 20-21). Le deuxième rêve est un avertissement qui découle en quelque sorte du fait que le roi Hérode est un mauvais père, puisqu’il cherche à tuer « ses » enfants : il faut fuir en direction de l’Égypte, pour échapper aux autorités (Mt 2,13). Le troisième rêve annonce qu’il est sécuritaire de rentrer en Judée, car Hérode est mort (Mt 2,19-20). Mais le quatrième rêve rectifie le tir, pour ainsi dire, car il envoie Joseph en Galilée plutôt qu’en Judée, le fils d’Hérode, Archélaïus, ayant succédé à son père sur le trône de Judée (Mt 2,21-22). Joseph, père « adoptif » du Fils de l’Homme, dont on ne sait pratiquement rien d’autre, puisqu’il s’efface ensuite, était, en somme, un vrai rêveur.

Joseph est aussi un singulier modèle de père, puisqu’il est dit de lui qu’il était un « homme juste ». Cela est peu, mais cela est aussi beaucoup, car cela permet de projeter tout ce qui compte sur la petite médaille de la sainte Famille qui repose au fond d’une poche, prête à être saisie, à servir d’appui, voire d’appel, pour songer à dénouer un montage de la Loi et des « affects animaux » qui s’envenime, le temps venu.

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Classé dans Simon Labrecque

La décrucifixion

Par Jean Morisset, de retour de Patagonie, 30 mars 2019

Lorsque je jette un coup d’œil à l’église de mon enfance parallèle au Grand Fleuve et posée le long des berges telle un vaisseau accosté… le devant ou la proue et son clocher vers l’amont et les Pays-d’en-Haut, l’autel et la sacristie ou la poupe vers l’en-bas et la vieille Europe disparue dans les brumes, je me dis qu’il y avait là un sens.

Je me dis qu’entre le fleuve et ses jongleries chamaniques,
l’église et ses mimiques christiques, il y a là un rapport.

Le clocher de l’église était pour moi, jeune enfant fils de marin, un mât sauvage invitant à l’exploration et à la découverte, alors que le chœur et la sacristie constituaient une espèce de timonerie et de cuisine où l’on gouvernait et préparait la nourriture.

Mais le vaisseau ecclésial voulait s’échapper, naviguer davantage, prendre le large vers le grand intérieur du côté des Peuples premiers, alors que le capitaine à chasuble faisait du sur-place et racontait une histoire révolue de terre sainte à laquelle il ne croyait même pas lui-même. Si on en juge par l’absence complète de séduction et de passion émanant d’un discours ensoutané appris sans conviction et répété avec une dogmatique éculée et sans levain. Du haut de sa chaire, l’officiant christique ne voyait ni le fleuve, ni ses marées en turgescence, ni ses légendes sacrées, ni ses jongleries.

Intérieur de l’église de Saint-Michel-de-Bellechasse

Ce qui m’intriguait en entrant à l’église, c’était au-dessus du banc des marguillers, les officiers, une grande croix posée à bâbord et regardant directement le fleuve. Et sur laquelle était attaché-cloué par les paumes et les pattes un homme nu avec un pagne qui, au lieu d’être importé, aurait pu se voir tricoté avec empathie et tendresse par les filles du village.

La tête légèrement penchée, l’homme nu au blanc cireux regardait, implorant et gracile, le fleuve devant lui. Il avait le visage tourné vers ces vieilles montagnes râpées et au-delà vers le cap Tourmente et le cap aux Corbeaux, les allées et venues des marées incarnant tout l’espoir du monde.

Mais pourquoi le crucifié tenait-il tant à rester sur place? Pourquoi ne se sauvait-il pas et ne gagnait-il pas la grève pour s’offrir une belle baignade pour caresser ses sens atrophiés? Il y avait encore à l’époque des cabanes de pêcheurs et de bonnes réserves de robine où il aurait pu se réchauffer et étancher sa soif. Qui donc aurait le courage de le décrucifier un jour pour l’inviter à sauter dans un canot, faire la fête, gagner le campement et le bivouac de la liberté?

Pourquoi tenait-il tant à rester nu, même en hiver. D’où venait-il donc cet homme aux pieds cloués, bras en écartèle?

Tout autour de la nef de l’église, il y avait des images racontant les aléas de son destin et regroupée sous l’intitulé « Chemin de Croix ». Aucun sapinage, ni épinette, ni bouleau, ni érable, ni printemps, ni automne, ni hiver, ni cabane, sur ces images. Rien à voir avec le pays. Ni aurore boréale, ni neiges fondantes, ni sirop d’érable. Si ce pauvre homme avait été contraint de quitter le pays de sa naissance pour venir s’établir sur les bords du fleuve en restant plaqué sur une croix, à quoi bon?

Pourquoi s’empêcher de se mêler aux gens du coin et refuser de se convertir? Se laisser pousser une gigue le vendredi soir, se mêler aux wâbos, aux calumets de Bellechasse et aux sorciers de Minigo – l’Isle d’Orléans des Français!

Ces questions demeuraient sans réponse. Tout jeune je n’ai jamais cru à ces histoires d’église qui n’avaient rien à voir avec les hauts faits de la navigation, les histoires de pilotage, de capitaines au long cours ou de goélettes pétant de joie. Il y avait là autour du crucifix, une aura de mystifications, de dénis paysagiques et de restrictions vitales qui ne tenaient pas la route… ni le chenal.

On avait beau nous forcer à y croire, notre senti quotidien et nos sens aux aguets ne pouvaient y adhérer. Dès que je me replace au tournant des années 1950, ce que j’en peux dire aujourd’hui, c’est que nous vivions dans un monde multiple et métissé entièrement refoulé par toute autorité ecclésiale et politique. Notre religion était le fleuve, la glace et l’hiver, les eaux estivales et la chasse au bois de dérive. Se roulant de plages en herbages pour communier avec la mousse écarlate, notre rituel se pratiquait par les pattes, alors que le leur, se disant catholique et christique, se poursuivait en dehors de toute nature. Si bien que leur discours n’abusait qu’eux-mêmes.

Mais qu’en est-il donc aujourd’hui alors qu’une équipée parlementaire d’officiants encravatés – auxquels se joignent quelques femmes à l’uniforme plus dégagé – s’apprêtent à célébrer un vaste rituel de décrucifixion? Il m’est impossible de participer à ce cérémonial politique pour la simple raison que beaucoup d’entre nous, ressortissants ensauvagés des siècles passés, n’ont jamais été crucifères. Ayant plutôt fréquenté la cathédrale du firmament, les temples du sous-bois et le grégorien des rivières…

C’est autre chose qui se passe présentement au Québec et dont les fondements nous échappent. À savoir, se départir de ses présumés symboles religieux pour forcer chacun à se départir de sa propre symbolique – j’enlève mon crucifix et vous enlevez votre burka. Cela crève d’évidence et va beaucoup plus loin qu’on le prétend. Loin d’être le peuple tricoté serré dont une sociologie contrite a voulu faire sa prébende, nous sommes depuis toujours et bien au-delà de toute couleur épidermique, des créoles métissés auto-négatés cherchant toujours reconnaissance et légitimité auprès d’une blancheur supérieure qu’il faudra bien décrucifier un jour.

Ce qui est révélateur dans le geste symbolique du Premier ministre et de l’ensemble des députés qui ont approuvé et fort applaudi, au Salon Bleu, la motion de décrucifixion, c’est que personne ne soit intervenu pour se demander quel était l’objectif des parlementaires qui ont tous reconnu le bien-fondé de déposer le Christ tombé en disgrâce quelque part ailleurs dans l’édifice du Parlement.

Jeu trop facile que de décrucifier tout en gardant mentalement et physiquement le crucifix. Il y a là mensonge et perversion, quelque relent d’agent double révélant un manque de courage qui ne fait guère honneur à la probité spirituelle. Si on entend soustraire le Christ à la vue des citoyens en le reléguant quelque part dans la crypte des non-voyants, qu’on le renvoie pour le moins à son lieu de naissance au Moyen-Orient avec tous égards dus à la personne humaine, réincarnée ou pas.

Il y a bien quelque Kitchi Manitou ancestral et Nanabozho vivificateur que le Christ lui-même n’aurait pas désavoué en alternative à sa croix répudiée…

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