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Contre l’économicisme de gauche: les intellectuels sont-ils donc des comptables?

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

« La gratuité est souhaitable, a rappelé M. Rocher. En adoptant ce principe de départ, ça nous impose de repenser les politiques tout autrement. Tant qu’on est dans le débat du gel et du dégel, on reste sur une discussion de chiffres qui tournent en rond. » Lisa-Marie Gervais, « La lutte des étudiants est juste, dit Guy Rocher », Le Devoir, 11 avril 2012. (Je souligne)

Dans son texte, le collègue Frédéric Mercure-Jolette m’accuse d’être de ces « intellectuels sûrs d’eux-mêmes, simplifiant trop rapidement les problèmes concernant l’éducation à des dilemmes de principe afin de galvaniser les foules », chose qui le refroidit, dit-il, puisque j’évacuerais alors la question des moyens matériels, les calculs et la gestion concrète de mon argumentaire. Bref, faire des débats de principe est simplificateur et populiste, ce qu’il nous faut, plus que des principes, c’est une pragmatique de gauche, dit-il : voilà le rôle des intellectuels. À mes idées fumeuses sur le principe d’université, Mercure-Jolette va opposer un pragmatisme sans contenu autre que l’immédiateté d’un monde économiciste structuré et enfermé par les catégories du Capital. Du ciel des idées, nous serons alors descendus jusqu’à la « réalité » du monde : l’économie. Et nous serons devenus des économistes de gauche.

Des faux intellectuels organiques, et de leur nécessaire remplacement par une armée de technocrates sans principes

Mercure-Jolette cadre le débat : « À mon sens, l’idée d’une recherche fondamentale couplée d’une défense du régime démocratique reste encore un rêve un peu idéaliste d’intellectuels se voulant organiques. » (Je souligne.) En bon disciple de Socrate (un type dont les paroles nous sont rapportées par un autre dangereux idéaliste nommé Platon), je laisse Mercure-Jolette nous exposer ce que devrait faire un véritable intellectuel organique de gauche conséquent :

J’ai l’impression qu’armés de principes, nous n’irons pas bien loin. L’hégémonie néolibérale tient d’abord grâce à une élite technocratique, des gestionnaires qui parlent assez peu de principes et ne semble pas vraiment s’en soucier. Ce que nous avons besoin, c’est peut-être, nous aussi, d’une élite (sic) technocratique qui va au front sans trop se soucier des principes. (Je souligne.)

Si je comprends bien, comme les néolibéraux ne soucient pas des idées, il faut faire la même chose, sinon on est un idéaliste. Si je comprends bien, les véritables intellectuels organiques de la classe ouvrière ne seraient pas des intellectuels, mais des technocrates sans principes, ou enfin, qui ne s’enfargent pas les pattes dans les principes. Voilà qui n’est pas sans rappeler Léon Trotski : « Le taylorisme est mauvais dans son usage capitaliste, mais bon dans son usage socialiste. » Ou, mieux encore, Joseph Staline : « Il faut enfin comprendre que de tous les capitaux précieux dans le monde, le plus précieux et le plus décisif ce sont les hommes, les cadres. Il faut comprendre que dans les conditions actuelles, “les cadres décident de tout”. » Cette fameuse élite de technocrates de gauche agirait en vertu d’« une mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de l’action gouvernementale » (Foucault). Tout le problème de la citation de Foucault est de savoir ici ce qu’on appelle efficace ou « raisonnable ». Or, et c’est ce autour de quoi tourne tout le texte du collègue, la raison n’est pas définie substantiellement (ce serait idéaliste), mais plutôt comme pragmatique sans contenu :

Le conflit actuel se joue moins avec des principes que des actions politiques. […] Je doute que la guerre des idées se gagne avec des idées… Comment diable les néolibéraux armés de principes extrêmement minces et sans faire de grandes manifestations ont-ils réussi à réseauter les plus grands think tanks au monde et produire une armée de technocrates ? Sans trop les imiter, on pourrait tout de même prendre conscience que ce que l’on a besoin, c’est peut-être moins de grands principes qu’une pragmatique politique… Parfois, je me dis qu’en rejetant le vocabulaire managérial et tout ce qui concerne l’efficience et l’opérationnalisation, nous nous condamnons à rêver et, pour pouvoir continuer à rêver malgré l’inflation, à espérer une petite augmentation de salaire annuelle. (Je souligne.)

Les néolibéraux ont en effet bâti un monde qui ne se pose plus la question du sens ou de la « vie bonne », et qui organise procéduralement-cybernétiquement la régulation de la pratique sociale sur une base abstraite, désubstantialisée et sans contenu. Les technocrates-qui-décident-de-tout ne décident au fond rien, car le contenu de leur pragmatique leur est donné d’avance par l’automouvement de la valeur abstraite qui se tient à la place de l’éthique, et qui est elle-même sans contenu, c’est-à-dire qu’elle n’existe que comme négativité, comme écart à elle-même sous forme de croissance à l’infini. Dans un tel contexte, comme le disait Humboldt, les idées, la science, prennent la forme d’une « accumulation purement extensive ». C’est-à-dire que la pensée n’a aucune part dans ce qui meut le monde, mais se trouve elle-même à la remorque de l’action-sans-contenu du Sujet automate du Capital. Or, cette enfermement unidimensionnel est un sapré problème, et l’interdiction de poser la question des finalités, l’interdiction de réfléchir du point de vue de l’humanisme ou de la totalité, ne devrait pas servir d’axiome inquestionnable pour la théorie critique et au travail des intellectuels.

Je préfère encore continuer à poser la question des finalités et du contenu. Je pense que c’est encore cela, le rôle des intellectuels, bien plus que de faire des calculs techniques comme le rêvait Walter Lippman. Je lui préfère encore Hegel et Marx. Effectivement, nous vivons dans un monde économiciste où ce qui est éthique importe peu, « pis à part de ça le monde entier veut juste savoir combien ça coûte ». Si nous acceptons cela comme point de départ du travail des intellectuels critiques, nous retournons en arrière, en deçà de la théorie critique, jusqu’au marxisme vulgaire, qui opposait, et oppose encore bêtement, idée et matière.

En somme, Mercure-Jolette attaque mon prétendu « idéalisme » et m’accuse (à tort, suffit de voir mon travail à l’IRIS) de rejeter tout ancrage dans les questions pratiques ou concrètes, de dire que les idées suffisent, que l’action n’importe pas. Il nous appelle à favoriser une élite technocratique de gauche pragmatique qui va au front sans trop se soucier des principes et qui ne rejette pas « le vocabulaire managérial et tout ce qui concerne l’efficience ». Bref, à la critique « idéaliste » hégéliano-marxiste, il nous faudrait préférer la « gauche efficace » à la Jean-François Lisée. Au monde totalement administré de droite, il oppose un monde totalement administré de gauche, où il est au même titre interdit de poser la question du contenu, des finalités, de l’humanisme sous peine d’être taxé d’idéalisme, un monde où seul le calcul instrumental sans substance est souverain. Dialectique de la raison, on n’en sort pas. Puisque la guerre des idées ne se gagnera pas avec des idées, nous allons gagner en action sans parler d’idées et sans avoir d’idées, et nous allons bâtir le technocratisme de gauche et nous nous enfermerons dans l’éternel retour du même. La gauche doit faire siennes les catégories du monde unidimensionnel. Je me demande ce que la « gauche » a alors à envier à l’overclass….

Le marxisme et le questionnement des finalités

Derrière ce débat se cache encore la question du marxisme, et de son rapport à l’humanisme, de son rapport à Hegel aussi. Faut-il donc dénoncer l’idéalité au nom de la pratique économique? C’est la lecture orthodoxe du marxisme. Heureusement, les nouvelles approches, comme celle de Moishe Postone, permettent de sortir de ce matérialisme vulgaire, et de penser Marx comme penseur de la médiation (fétichisée). S’ouvre alors le nécessaire questionnement sur ce qui constituerait une forme de médiation sociale non-fétichisée (les réflexions de Michel Freitag sur la théorie générale du symbolique vont dans ce sens). On ne peut plus sérieusement aujourd’hui nous jouer la cassette des « conditions matérielles » contre le « ciel des idées ». Combien de fois faudra-t-il y revenir : il n’y a pas de « science économique marxiste » possible. Marx est un critique de l’« économie politique ». Il ne veut pas faire de l’économie de gauche ou de la pragmatique économique : il dénonce la mauvaise médiation qu’est le fétichisme de la marchandise au nom de la possibilité que la pratique sociale soit régulée par autre chose que l’accroissement de la valeur abstraite. Cette autre chose est encore difficile à définir : quelque chose comme un retour de la valeur d’usage, de ce que Heidegger appelle la « destination », c’est-à-dire d’une réflexion sur la « valeur » et sur la place des choses au sein d’une totalité de rapports de sens différenciés. La pensée n’est pas un signifiant vide. Autrement plus rien ne la différencie de la raison instrumentale et de l’économie. La pensée n’est pas une comptabilité. Si elle ne s’élève pas au-dessus des catégories du capitalisme, de l’économie et du calcul, alors nous serons avalés par ce monde déjà perdu. Nous n’avons pas le choix de poser la question des fins. La suite du monde en dépend. On peut aussi choisir, c’est selon, de ne pas sortir de l’économie et d’en rester aux discussions de chiffres qui tournent en rond. Alors l’économie aura gagné la guerre des idées. Poser la question des principes, ce n’est pas dire que le seul mouvement des idées va abolir les contradictions et l’état de choses existant. Mais veut-on bien me dire pourquoi Marx aurait écrit Le Capital si s’interroger sur les « formes déterminées » de régulation de la pratique sociale n’était pas important, s’il suffisait d’agir en bon spontex-pragmatiste sans s’interroger sur la nature du lien social?

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Le droit, la grève et la « dissociété »

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

Ces derniers jours, les demandes d’injonctions contre les piquetages étudiants se multiplient : Université Laval, Cégep d’Alma, UQAM, à tel point que Le Devoir titre « La grève se judiciarise ».  Il est préoccupant de voir des gens recourir aux tribunaux pour contourner ce qui devrait faire plutôt l’objet d’un débat politique. Mais surtout, il faut voir là un signe de plus de la mise en place d’une logique contractualiste et marchande proprement libérale au sein du système d’éducation public.

En entrevue, l’étudiant de l’Université Laval qui a obtenu une injonction contre ses camarades explique qu’il a subi un préjudice parce qu’il n’a pas obtenu un « service » pour lequel il a payé et « signé un contrat » avec l’Université, mais aussi parce qu’il a un emploi assuré dans un bureau d’avocat qui serait compromis par la grève étudiante. Ici, le respect du droit de l’individu entre en porte-à-faux avec l’intérêt collectif, c’est-à-dire la préservation du caractère accessible et public du système d’éducation.

Qu’on décrive l’acte d’apprendre comme un rapport contractuel et comme un service commercial témoigne déjà d’une importante perte de sens. Si l’éducation est un bien marchand qu’on se procure par contrat, avec de l’argent, on ne voit pas, effectivement, pourquoi tel ou tel individu devrait être empêché de se le procurer. En adoptant une telle logique libérale, cependant, nous procédons par fausse analogie, en assimilant une institution de culture et de science avec un commerce de détail.

Le philosophe Hegel disait que le droit individuel, l’échange marchand, les contrats, la magistrature, bref, les relations dans la « société civile » ne suffisaient pas à fonder un rapport social éthique. Ce qui évite que la société ne s’autodétruise dans une lutte à mort entre intérêts concurrentiels, c’est justement la reconnaissance qu’il existe un lien social qui dépasse la transaction et le contrat. Ce lien s’incarne notamment dans l’éthique professionnelle et la norme du « travail bien fait » des corporations de métier. Mais c’est ultimement dans la Loi, incarnée dans l’État éthique, et plus largement, dans la culture (Bildung), que la société trouve une règle qui élève son comportement au-delà de l’intérêt étroit.

C’est justement à la transmission de cette culture qu’est sensée être dédiée l’Université. Or, le modèle idéal de Hegel se trouve bien vite renversé dans le développement capitaliste de la modernité. Désormais, c’est l’accumulation infinie de la valeur qui remplace la transcendance de l’éthique et de la « vie bonne ». Mais alors, le rapport d’échange et le rapport contractuels contaminent toute la société, de sorte que les institutions éthiques elles-mêmes sont pénétrées par l’esprit de la concurrence et la recherche du gain.

C’est alors qu’on peut considérer la société comme un agrégat de porteurs de droit atomisés qui déboursent et signent un contrat avec un « fournisseur » pour acheter un savoir-marchandise dans le but d’augmenter la part de richesse collective qu’ils pourront capter en exerçant leur emploi futur dans la société civile, non pas au service quelque éthique professionnelle, mais d’abord au service d’eux-mêmes et de l’argent.

C’est donc dire que la judiciarisation de la grève étudiante est extrêmement cohérente avec la réduction du lien social au Droit et au Marché dans toute la société, suivant le libéralisme juridique, économique et politique. Cette forme de rapport social est celle qui est la plus apte à subordonner tous les rapports sociaux à la « contrainte à la croissance » infinie de la valeur. C’est encore la même logique qui détourne les institutions universitaires de leur mission fondamentale pour les marchandiser. Et au bout, comme disait Thatcher, il n’y a plus de société, il n’y a que des individus, ou plutôt, pour prendre le mot de Jacques Généreux, il n’y a plus qu’une dissociété.

Ce n’est donc pas un hasard que les demandes d’injonctions se multiplient contre les grévistes. Ici, deux esprits s’affrontent. D’un côté, celui qui veut conserver l’idée de l’éducation comme bien commun et institution publique. De l’autre, celui de ceux qui considèrent déjà que l’éducation n’est qu’un investissement individuel carriériste, et qui prendront tous les moyens pour écarter ceux qui voudraient leur barrer le chemin. Ceux là ne parlent plus que de la procédure, des droits individuels, de la forme que prennent les votes étudiants, etc. Dans leur langage formel, il n’y a plus aucune place pour le débat de fond sur le contenu : qu’est-ce que l’éducation, doit-elle être privatisée, la connaissance est-elle une marchandise ? Ce sont les questions les plus importantes, mais ils ne se les posent déjà plus, et refusent que les étudiants en grève et leurs professeurs ne les posent, puisqu’ils sont déjà les enfants de la dissociété libérale.

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La fabrique de l’étudiant-e endetté-e*

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

Après 52 jours de grève, le gouvernement Charest annonce qu’il donnera davantage de prêts aux étudiant-e-s et qu’il instaurera un mécanisme de remboursement proportionnel au revenu (RPR). Cette apparente concession n’en est pas une. Dans les fait, la généralisation des prêts et le RPR sont des mesures qui sont complémentaires de la hausse des frais de scolarité, et qui viennent en fait la consolider. Ces transformations participent d’une nouvelle forme de gouvernementalité, le contrôle social par l’endettement, et de l’institution de quasi-marchés en éducation.

Nous avons déjà montré ailleurs que la gratuité scolaire est techniquement et économiquement réalisable, et que les gouvernements pourraient, s’ils le souhaitaient, abolir les frais de scolarité. Rappelons également que le prétendu « sous-financement » est une construction rhétorique qui vise à légitimer l’augmentation de la contribution étudiante et à changer la nature du financement universitaire. Bref, aucune fatalité n’oblige le gouvernement à augmenter les frais.

Pourtant, le gouvernement préfère maintenir la hausse des frais de scolarité et offrir du crédit et des prêts aux étudiants, de même qu’un mécanisme de RPR.  Ce scénario n’est pas nouveau : c’est le même qui s’est joué en Australie et en Angleterre : 1) On réduit les subventions publiques à l’éducation et on augmente les droits de scolarité à des montants records ; 2) comme les étudiants ne peuvent pas payer les nouveaux montants faramineux,  on met en place un système de prêts et un RPR, et on endette tout le monde. Une fois le mécanisme installé, les gouvernements ont profité de l’existence du dispositif pour augmenter une, deux, trois fois encore les frais de scolarité, si bien que les frais en Angleterre atteignent 15 000$ par an, et l’endettement étudiant explose à 84 000$ en moyenne (prévue). Le RPR a ainsi servi à privatiser une bonne part du financement universitaire en le transformant en dette personnelle.

Les étudiants doivent faire leur « juste part », nous dit-on du côté du gouvernement. Les universités sont mal gérées, répondent les étudiants. Il y a du gaspillage et de la corruption chez l’élite, disent-ils. Tout cela est fort intéressant, mais laisse de côté le contexte historique dans lequel se déroule le débat. Dans les dernières années, les sociétés occidentales ont opéré, selon Maurizio Lazzarato, un « transfert de richesse massif vers les plus riches et les entreprises ». Elles ont connu des crises financières, qu’on a fait payer à la population. Et la chose n’est pas près de s’arrêter : maintenant, les gouvernements veulent « réduire les salaires au niveau minimum, couper les services sociaux pour mettre l’État-providence au service des nouveaux « assistés » (les entreprises et les riches) et tout privatiser ».

C’est alors qu’apparaît la nouvelle figure de « l’homme endetté » : l’État social se décharge sur l’individu, qui doit alors s’endetter, et qui devient responsable de lui-même, ou coupable de ses échecs, c’est selon. Le voici triplement dépossédé : il n’a aucun pouvoir politique sur sa vie, on lui arrache les acquis sociaux et les richesses collectives obtenues dans les luttes passées, et surtout, on le dépossède de son avenir. En effet, il n’a plus la liberté de choisir ce qu’il entend faire : le temps lui a été volé, et, esclave de sa dette, il a un futur tracé d’avance : travailler pour rembourser. On le voit bien : la dette est un outil de gouvernement et de contrôle social.

Dans le cas des étudiants, quand on monte les frais de scolarité et qu’on les endette lourdement, on institue les conditions d’un quasi-marché dans le secteur de l’éducation. Les étudiants n’ont plus le rapport qu’ils auraient avec un service public, mais développement au contraire des attitudes calculatrices et clientélistes. « Dans quel programme dois-je aller étudier pour rentabiliser mon investissement et pour être sûr de rembourser la dette due aux frais de scolarité ? ». Cela conduit tout naturellement les étudiants à privilégier les domaines « rentables » et à délaisser les filières moins prisées par les entreprises et les marchés.

On comprend bien, alors, que bien qu’elle puisse être évitée techniquement, on préfère maintenir la hausse et installer un système d’emprunts. La « fabrique de l’étudiant » endetté s’inscrit en droite ligne du projet néolibéral de privatisation du financement et des finalités des universités. La dette est un outil formidable de contrôle social. La condition étudiante dans le néolibéralisme, au même titre que la condition de tous les travailleurs et travailleuses, devient l’asservissement par l’endettement. Ainsi, les concessions apparentes du gouvernement n’en sont pas : donner des prêts n’est pas une mesure d’aide, mais un cadeau empoisonné qui s’inscrit au cœur du projet néolibéral. On ne met plus des boulets aux pieds des prisonniers ; on envoie des états de compte.

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Note :

* Je m’inspire bien évidemment ici du titre et de l’ouvrage, du sociologue et philosophe français Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.

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À la défense de l’idéal d’autonomie

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

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Statue de Wilhelm von Humboldt à la Humboldt-Universität zu Berlin.

Historiquement, et plus spécifiquement depuis l’époque des Lumières, l’Université s’est définie en vertu d’un idéal d’autonomie à l’égard de toute forme de puissance extérieure qui voudrait la subordonner à ses objectifs. C’est depuis toujours à cette idée fondatrice de l’institution que s’en prend le pouvoir, avec aujourd’hui comme objectif d’enfermer le travail de l’esprit dans l’abstraction comptable et économiste à laquelle le capitalisme réduit le monde. Quand l’Université est appelée à se subordonner à des objectifs de rendement à court terme, ce n’est pas seulement elle qui perd son indépendance ; c’est toute la société qui se voit déniée la capacité de se donner sa propre loi, et assujettie à l’hétéronomie de la contrainte à la croissance infinie de l’argent. L’enfermement.

Comme le rappelle le philosophe Plinio Prado dans Le principe d’Université, la Magna Carta des universités européennes défend ce principe fondamental d’autonomie de l’Université, « qui de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l’enseignement ». La transmission de cette culture humaine, rappelle la Charte, est « ce dont dépend dans une large mesure l’avenir de l’humanité ».

Dès 1810, Wilhelm von Humboldt, dans un manuscrit inachevé intitulé Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin, rappelle que l’acte d’apprendre n’est pas individuel, mais commun, et condamne les gouvernements qui minent l’indépendance et l’autonomie universitaire en exigeant des institutions qu’elles se mêlent de la vie pratique, technique ou scientifique : « Sitôt qu’on cesse de rechercher vraiment la science, ou qu’on s’imagine qu’il n’est nul besoin de la tirer des profondeurs de l’esprit, mais qu’elle peut prendre la forme d’une accumulation purement extensive, tout est irrémédiablement perdu et pour toujours; […] or l’État ne s’intéresse pas plus que l’humanité au savoir et au discours mais bien au caractère et à l’action. »

Ni les gens ni l’État ne voient d’utilité immédiate à la réflexion sur le long terme, dit Humboldt, ce qui les mènent à se « fourvoyer ». L’État demande ainsi aux universités des choses « qui se rapport[ent] immédiatement à lui ». Or il devrait plutôt « nourrir la conviction que [les universités] satisfont aussi ses propres objectifs quand elles atteignent leur but, et ce d’un point de vue bien supérieur. ».

Le parallèle est aisé à faire avec ce qui se déroule aujourd’hui. L’État capitaliste, pourrait-on dire, tout obsédé par la croissance du capital qu’il est, en vient à ne plus voir d’utilité pour les universités que leur influence immédiate possible sur les retombées économiques : et voici l’Université embarquée dans le Plan Nord. Ce faisant, il abandonne la recherche fondamentale, et tue ainsi paradoxalement les conditions d’une véritable innovation à long-terme ; à preuve, la qualité des brevets n’a cessé de décliner depuis deux décennies, si bien qu’on appelle aujourd’hui révolution le moindre changement de couleur du savon à vaisselle.

Voici donc l’Université contrainte par le capitalisme de cesser de réfléchir pour plutôt « démissionner devant l’évidence brutale de la réalité » (Prado). Nous voici retirée la possibilité de penser une vie meilleure, comme s’il ne restait plus qu’à surfer sur la vague et à gérer ce qui est dans sa brutalité. Voilà le véritable sens du pragmatisme comptable étendu à la pensée : le déni de l’autonomie, enfourcher l’immédiat. Mais admettons que cela pose un petit problème quand ce qu’on chevauche est la barbarie de Capital, qui dévore partout la nature, la vie et les cultures.

À l’exercice public et libre de la pensée, Capital oppose le secret industriel et l’enrôlement de la recherche dans la guerre économique. Hannah Arendt disait qu’il n’y a rien de plus important que de « penser ce que nous faisons » si l’on veut éviter le Mal. Voici maintenant que la pensée est plutôt inféodée à ce que nous faisons, qu’il n’est plus question d’en discuter, puisque la norme est donnée d’avance par l’automouvement de valorisation de Capital.

Or, pour paraphraser Prado, l’avenir a grand besoin de la critique pour s’inventer une utopie par-delà l’asphyxie vers laquelle s’élance fatalement Capital. L’avenir a bien besoin de l’enseignement, de la recherche fondamentale, non-utilitaire, des humanités, de l’art, de l’esthétique et d’une science qui retrouve le sens de son appartenance sensible et expressive au monde.  C’est la seule manière d’éviter que le « savoir » ne soit plus que l’écho tautologique de l’autoréférentialité du mouvement de l’économie totalitaire.

Il nous faut pour cela résister, ici et maintenant, contre les réformes qui visent à détruire le peu d’autonomie universitaire qu’il reste, et à transformer le Bien commun humain qu’est le savoir en marchandise. Mais on voit bien, toujours suivant Prado, que nous n’avons pas le choix de nous atteler au même moment à la réinvention de l’Université et du monde à venir par-delà l’empire du capitalisme. Il s’agit, je le dis depuis le début, d’un combat pour l’autonomie. Non seulement celle de l’Université, mais celle des gens et celle des peuples pour se réapproprier leur liberté, mais aussi cette culture qui leur appartient intimement.

Cela nous amène à un combat qui dépasse bien sûr largement la cause étudiante. Un combat international pour émanciper la connaissance de la logique instrumentale à laquelle la soumet Capital, et plus fondamentalement, pour la liberté peuples de disposer d’eux-mêmes. Réaliser la transmission critique de la culture, réconcilier l’autonomie avec l’appartenance, voilà qui n’est pas une mince tâche. Mais c’est, il me semble, ce « nouvel humanisme » qui peut nous rassembler, et nous permettre de libérer notre humanité particulière aussi bien que commune de la logique de mortification du vivant propre au capitalisme.

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Revendiquer le droit à l’éducation

Par Éric Martin | Collège Édouard-Montpetit

Dans un texte intitulé « L’éducation n’est pas un droit », Frédéric Bastien, professeur d’histoire au collège Dawson s’appuie sur des philosophes libéraux comme Hobbes ou Locke pour avancer que le droit à l’éducation n’existe pas, le réduisant à une formule mystificatrice pour faire taire les gens favorables à la hausse des frais de scolarité.

Or, si M. Bastien ne se limitait pas à la lecture des penseurs libéraux classiques, il pourrait consulter l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ratifiée en 1948 par les Nations Unies, qui stipule que « Toute personne a droit à l’éducation ». D’après l’ONU, ce droit fondamental reste menacé dans le monde, notamment à cause de la pauvreté : « Le droit à l’éducation est un droit fondamental de l’homme, indispensable à l’exercice de tous les autres droits de l’homme. […] Cependant, des millions d’enfants et d’adultes restent privés de la possibilité de s’éduquer, le plus souvent à cause de la pauvreté. »

M. Bastien pourrait aussi consulter le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966 qui précise l’intention des gouvernements signataires d’instaurer progressivement la gratuité de l’université: « Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à l’éducation ». Les États signataires du PIDESC, dont fait partie le Canada, vont plus loin, et s’engagent à instaurer progressivement la gratuité scolaire jusqu’à l’université : « L’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité. »

Entre légalisme et justice

On doit par contre donner raison sur un point à M. Bastien : les droits édictés dans la Déclaration des droits de l’homme et le PIDESC ont été tout au plus proclamés, mais n’ont pas de portée juridique effective. Cela signifie que les gouvernements peuvent manquer à leur engagement, et continuer de les bafouer. C’est par exemple ce qui se produit en ce moment, quand on hausse les frais de scolarité et que l’on réduit l’accès à l’enseignement supérieur.

Mais cela veut aussi dire que les étudiants et étudiantes du Québec ont raison de protester contre l’action des gouvernements qui vont non seulement à l’encontre de leurs engagements internationaux, mais aussi à l’encontre des droits humains les plus fondamentaux. Si, par exemple, Rosa Parks n’avait pas refusé de céder sa place dans l’autobus  à un passager « blanc » le 1er décembre 1955, la lettre de la loi serait restée la même, et nos sociétés tolèreraient encore que l’on ne respecte pas l’un des droits humains les plus fondamentaux : l’égalité en dignité et en droit, peu importe la couleur de la peau. Cet exemple montre bien comment les droits ne sont pas donnés de tout temps, mais que la loi, au contraire, peut se tromper, et peut être persuadée de changer s’il s’avère qu’elle est injuste. Un droit n’est donc pas seulement quelque chose que l’on invoque, c’est aussi quelque chose que l’on conquiert.

De même pour l’éducation : l’instauration du droit à l’éducation gratuite à tous les niveaux pour tous est ce que les pays de l’ONU ont reconnu comme étant la finalité la plus juste et la plus égalitaire. La lettre de la loi, hélas, n’a pas encore suivi, et les gouvernements s’orientent aujourd’hui au contraire vers des politiques qui foulent aux pieds cet autre droit fondamental qu’est l’accès égalitaire à l’éducation publique.

Dans la perspective légaliste de M. Bastien, cela est très bien, puisqu’il est favorable à la hausse des frais de scolarité, et considère le droit à l’éducation comme une « mystification ». Or, pour les étudiant-e-s et nombre de professeurs qui tiennent à l’école publique, dont je suis, le mépris actuel du droit universel à l’éducation n’est pas un argument suffisant pour cesser de l’exiger. La défense du statu quo a toujours quelque chose de facile, mais dans ce cas-ci, elle se place en porte-à-faux avec la recherche d’une véritable justice, et d’une éducation qui soit habitée par l’esprit de l’égalité.

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