Archives mensuelles : août 2016

Souvenirs imprécis de Conifères-les-Bains (att. Carl Bergeron, c.c. Simon Labrecque)

Par Dalie Giroux

DGp1Je connais Pintendre de plusieurs manières. Surtout par mon père, qui, enfant, y fréquentait le ranch d’un vieil excentrique. Pintendre derrière Lévis, Pintendre qui monte par en haut. Le bonhomme, s’appelait-il Joe, Joseph, gardait des chevaux. Mal. Dans la cohue, la saleté, les mauvais traitements. À la dure. Toute sorte de chevaux lui passait entre les mains. C’était sa vie. Sa chambre était une sellerie, il vivait parmi les bêtes. Pas de femme, pas d’enfants. Il était plus cheval qu’homme, et sa vieille jument, il l’a nourrie jusqu’à la fin, à la petite cuillère. Après, la famille campée dans le démoniaque comté de Bellechasse, mon père a élevé des chevaux. À la dure, mais dans sa perspective à lui qui comporte une part de vérité, avec beaucoup plus d’humanité que Joe.

DGp2Je connais encore Pintendre pour avoir fréquenté le lac au sable, où les parents de mon père y ont possédé un petit chalet. Plutôt une boîte en papier noir, un chalet « pas fini » et qui ne l’a jamais été, juché sur une dune dans un pit de sable assez triste, où ma grand-mère accrochait des poulets sur la corde à linge pour les saigner, et en boire le sang chaud récolté dans une tasse – instrument de cuisine qu’elle appelait dans sa langue venue des profondeurs « une bolle ». On se baignait dans le « lac », souvent avec mon oncle trisomique, – c’était un grand trou d’eau dans le sable, pas loin des pylônes. J’y suis retournée une fois, l’hiver, faire du ski de fond. C’est un lieu ouvert, plat, une sorte de désert. Est-ce le lac Baie d’or, ou le site des Pins? Ça doit.

DGp3Je connais Pintendre pour avoir d’innombrables fois traversé son boulevard industriel, émerveillé toujours par la cour à scrap de Pintendre Autos, interminable, avec ses petites carcasses proprement alignées à perte de vue dans les grands champs fertiles – j’y suis allée quelques fois avec mon père, et aussi avec mon premier chum, chercher des pièces de rechange pour les rapporter au « beau garagiste ». Je me rappelle les concessionnaires automobiles et les autos un peu particulières que mon père y a achetées : une Peugeot bleu ciel avec un toit ouvrant, et une Lada marine qui a été rapidement qualifiée de citron. Je me rappelle tourner à gauche, sur ce boulevard, pour visiter le parrain et la marraine de mon frère, Gilles et Linda, qui vivaient alors dans un joli parc de maisons mobiles situé tout juste derrière quelque industrie de tôle industrielle ou de portes et fenêtres.

DGp4La route de Pintendre relie Lévis – le vieux monde, le monde des chantiers – et les terres – Bellechasse, la Beauce. Elle part dans ma tête d’enfant du chemin Saint-Joseph, juste au carrefour ensorcelé où a été exposée la Corriveau, et elle traverse une montée où se trouvent quelques érablières nettoyées de toutes les autres espèces d’arbre, c’est coutume. Elle mène à Saint-Henri, où dans le sous-sol de l’Église se trouvent les dépouilles des anciens curés, dont l’un d’eux montre son visage momifié par la petite fenêtre opérée sur son cercueil (c’est vrai, c’est mon père qui me l’a dit), et où se trouve un bar de danseuses, le Paradis, où il paraît que le curé de Saint-Lambert se rendait parfois l’hiver en ski-doo (je ne sais pas si c’est vrai). Elle mène à la route des jarrets noirs, ces beurrés séculaires émergeant de la swampe qui s’étend entre l’Etchemin et la Chaudière. Elle mène à la maison de campagne de mes grands oncles maternels, qui cultivaient dans une sorte de commune catholique des tomates et des framboises, qui prélevaient et débitaient du bois d’œuvre pour l’ébénisterie avec des machines hydrauliques cachées dans une belle grange, qui prenaient leur temps. Elle mène au Quatre chemins, entre Sainte-Hénédine et Saint-Isidore, où j’ai vu cet été une « maison à donner », avec sa porte d’entrée qui rase le trottoir. Elle mène au chalet de ma grand-mère Laflamme à Saint-Bernard, en face des Îles chez René, où ça sent le purin de cochon toute l’été et où il y a des tonnes de bleuets. Elle mène jusqu’au vieux chemin de Canada, Old Canada Road, jusqu’au Maine – et encore plus depuis que le Lévis-Jackman qui traverse toute la Beauce a été démantelé et l’acier des rails vendu on ne sait où.

Pintendre, la porte du monde « au sens arendtien » (ah ah).

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La métaphore comme arme politique

Par René Lemieux, Montréal

passagers_-_couvDans deux récentes interventions sur le blogue de l’Observatoire du discours financier en traduction, j’ai tenté de discuter de la métaphore dans son rapport au réel à partir d’une lecture du dernier livre de l’économiste Ianik Marcil et du problème soulevé par un langage techniciste. Le livre de Marcil, Les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie (Éditions Somme toute, 2016), dénonce l’usage des métaphores dans le discours économique actuel. Le terme « métaphore » chez Marcil est pris au sens large d’usage « impropre » du langage (donc qui ne relève pas du premier degré : c’est le langage figuré). Le propos de Marcil participe de la dénonciation du discours public actuel, que certains qualifient de novlangue ou de langue de bois, ou encore des euphémismes découlant de la « rectitude politique », ce qui n’est pas exactement une nouveauté; on pourrait bien retrouver déjà chez Platon dans son combat contre les sophistes les mêmes types d’arguments. Je diagnostiquais pourtant, dans mes interventions, une aporie dans la conceptualisation du langage chez Marcil : il affirme à la fois que la métaphore est superfétatoire, en surplus (donc adventice) par rapport au réel, mais aussi, du même coup, qu’elle remplace ce réel (au niveau cognitif, par exemple[1]). Je me propose dans le présent billet de continuer cette réflexion à partir d’une métaphore, celle de l’arme à feu, et de ses conséquences politiques dans le discours social.

WGUNS_BULLETSDans une intéressante analyse sur la technique, Bruno Latour utilise l’image du débat sur les armes aux États-Unis entre ce qu’on pourrait nommer les « démocrates » (défenseurs d’un contrôle sur les armes à feu, possédant une « conception matérielle » de la technique selon Latour) et les « républicains » (partisans d’une interprétation large du deuxième amendement à la Constitution, incluant la NRA, possédant pour leur part une conception sociologique et platonicienne de la technique). La différence entre les deux conceptions mérite une citation un peu longue (imaginons qu’à la place d’« armes à feu », Latour parle de cette autre technique : la métaphore) :

« Les armes à feu tuent les gens » est l’un des slogans des opposants à la vente libre des armes à feu aux États-Unis. À quoi la puissante National Rifle Association (NRA), Association nationale pour les armes à feu, réplique : « Les armes à feu ne tuent pas les gens; ce sont les gens qui tuent les gens. » Le premier slogan est matérialiste : les armes tuent en raison de leur conformation matérielle qui ne peut être ramenée aux caractéristiques sociales du tireur. L’arme à feu fait du bon citoyen respectueux de la loi quelqu’un de dangereux. La NRA, de son côté, propose une version sociologique de la question […], à savoir que l’arme ne fait rien d’elle-même ni par la seule vertu de sa conformation matérielle. L’arme est un outil, un simple moyen, un véhicule neutre de la volonté humaine. Si son porteur est un brave type, l’arme à feu sera utilisée à bon escient et ne tuera que si cela se justifie. Si le porteur est fou furieux ou cinglé, alors, sans que l’arme elle-même en soit le moins du monde modifiée, un homicide, qui aurait de toute façon eu lieu, sera (simplement) mené à bonne fin avec plus d’efficacité. Qu’est-ce que l’arme à feu ajoute au meurtre? De point de vue matérialiste, tout : un innocent citoyen se transforme en criminel par la vertu de l’arme qu’il a en main. L’arme est ce qui rend possible un tel acte, bien sûr, mais c’est aussi elle qui l’instruit, le dirige, voire presse la gâchette – et qui, un couteau entre les mains, n’a jamais rêvé de poignarder quelqu’un ou quelque chose? […] La version sociologique de la NRA, au contraire, fait de l’arme un vecteur neutre de la volonté, qui n’ajoute rien à l’action, qui se contente du rôle de canal passif, par lequel peuvent transiter le bien tout autant que le mal[2].

Lorsqu’on applique cette discussion au langage (et à la métaphore en particulier), il s’agit de se demander si l’usage de la métaphore apporte nécessairement une violence, disons symbolique, dans le discours social. Du côté « démocrate », si on pense que oui, que toute métaphore est problématique, qu’elle agit à titre d’objet technique sur les intentions de son usager, on pourrait retrouver, pour prendre un exemple un peu extrême, le comédien George Carlin (1937-2008) qui s’attaque sinon aux métaphores, à tout le moins aux « euphémismes », à tout langage superfétatoire, en particulier celui lié, pense-t-il, au « politically correct » (rectitude politique). Dans un célèbre monologue, il reprend l’idée d’une forme « primitive » des mots laquelle, lorsqu’on y ajoute quantitativement des mots, devient dommageable qualitativement, et même dangereuse :


La thèse de Carlin est quasi cratylique : shell shock non seulement serait le premier mot pour désigner cette condition, mais il serait « naturel » par sa sonorité et sa prosodie :

In the first World War, that condition was called « shell shock ». Simple, honest, direct language. Two syllables. Shell shock. Almost sounds like the guns themselves.

Ensuite sont venues ce que Carlin nomme des euphémismes (une forme de métaphores) : battle fatigue, operational exhaustion, pour finalement devenir post-traumatic stress disorder (ou PTSD). Carlin dit bien que la douleur (la « réalité ») est enterrée sous ce jargon (alors que la première expression était, elle, plus naturelle). Cette supplémentarité du langage a, selon lui, des conséquences : en s’éloignant de la réalité, on finit par s’empêcher de voir le problème et on cesse de s’occuper véritablement de ceux qui en souffre[3].

Admettons que Carlin pourrait aussi faire partie du camp « républicain » : à d’autres reprises – dans le même spectacle, en fait, immédiatement avant l’exemple de shell shock –, il peut aussi bien parler des mots en les décrivant comme neutre, c’est l’usage et les intentions du locuteur qui compte. Dans ce camp, il y a bien sûr des conservateurs, le plus connu sans doute étant le spin doctor Frank Luntz pour qui, étant donné qu’il existe une réalité neutre, on peut simplement inventer des expressions accrocheuses pour mobiliser les sentiments du public. Luntz travaille – il faut le mentionner – généralement pour les républicains. Il est l’inventeur des créations lexicales « death tax » (pour remplacer estate tax) et « climate change » (à la place de global warming), chaque fois pour créer chez l’auditeur une nouvelle connotation. Dans cette logique, pourtant, il s’agit moins de cacher une vérité derrière les mots que de comprendre les mots comme toujours déjà engagés dans des champs sémantiques qu’il faut savoir utiliser.

On peut aussi retrouver dans le même camp « républicain » des progressistes, des militants proches du Parti démocrate pour qui des gens comme Frank Luntz doivent être affrontés sur leur propre terrain. Pour reprendre la métaphore des armes à feu, ces progressistes mettent en pratique ce qu’exprimait Wayne LaPierre, président de la NRA, au lendemain de la tuerie de l’école primaire Sandy Hook au Connecticut où 28 personnes étaient assassinées, dont 20 enfants : « The only thing that stops a bad guy with a gun is a good guy with a gun. »

Après la victoire de George W. Bush, et en préparation des élections présidentielles de 2004, le célèbre linguiste George Lakoff s’est donné pour mission d’être le good guy avec les métaphores. Bien connu pour son travail sur les métaphores cognitives, Lakoff a vulgarisé son message pour en faire une arme contre les républicains avec une série de séminaires qui furent retravaillés et publiés dans Don’t think of an elephant! Dans ce livre, on retrouve une introduction par Don Hazen du site web AlterNet.org où il est expliqué que les faits (le réel) ne suffisent pas :

Progressives have been under the illusion that if only people understood the facts, we’d be fine. Wrong. The facts alone will not set us free. People make decisions about politics and candidates based on their value system, and the language and frames that invoke those values[4].

Alors que faire avec les métaphores? Car si on utilise les métaphores comme veut le faire Lakoff en proposant de jouer avec les sentiments des électeurs, c’est aussi justifier du même coup le travail de ses opposants politiques comme Luntz : la politique des mots revient alors à se demander qui manipule le mieux les valeurs. On passe alors de la compréhension descriptive du phénomène langagier à un militantisme prescriptif peu compatible avec les exigences de la science. L’aporie que je repérais chez Marcil est peut-être intrinsèquement liée au langage, qu’on le pense comme une surface extérieure aux choses (en supplément, donc indépendante) ou, pour reprendre le même mot dans son indécidabilité, comme un supplément, au sens qu’il peut aussi prendre la place, agir à tout le moins, sur le réel (à titre, cette fois-ci, de suppléant). Dire « it’s just a word », pour reprendre Carlin, ne suffit pas : ce n’est jamais qu’un mot, il faut plutôt se demander ce que doit être le rôle de la recherche scientifique dans ce domaine.


Notes

[1] Le même problème se pose dans le petit texte classique de George Orwell, « Politics and the English language » (1946), où il fait le constat du déclin général de la langue anglaise. Le problème de la relation entre le « réel » (dans son cas la pensée) et du langage appauvri est toutefois compris à partir du problème de la cause et de l’effet (ou « de la poule et de l’œuf ») : « Now, it is clear that the decline of a language must ultimately have political and economic causes: it is not due simply to the bad influence of this or that individual writer. But an effect can become a cause, reinforcing the original cause and producing the same effect in an intensified form, and so on indefinitely. A man may take to drink because he feels himself to be a failure, and then fail all the more completely because he drinks. It is rather the same thing that is happening to the English language. It becomes ugly and inaccurate because our thoughts are foolish, but the slovenliness of our language makes it easier for us to have foolish thoughts. » (George Orwell, « Politics and the English language », The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell. Volume IV: In Front of Your Nose 1945-1950, éd. Sonia Orwell et Ian Angus, Londres, Secker & Warburg, 1968, p. 127-128.) Il admettra toutefois plus loin, vers la fin de son texte, que ce qui est nécessaire à la défense de la langue anglaise, c’est « to let the meaning choose the word, and not the other way about » (p. 138), reconnaissant du même coup une antériorité à la pensée par rapport au langage.

[2] Bruno Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, trad. Didier Gille, Paris, La Découverte, 2007, p. 186.

[3] Pour ce qui est du cas précis des vétérans, dans un épisode de Radiolab, Adam Gopnik, rédacteur au New Yorker, refait le chemin des expressions pour « shell shock » et démontre qu’au contraire, plus l’expression devient « abstraite », plus la compréhension du phénomène s’améliore et, ultimement, plus l’aide aux victimes devient adéquate.

[4] George Lakoff, Don’t think of an elephant! Know Your Values and Frame the Debate. The Essential Guide for Progressives, White River Junction, Vermont, Chelsea Green Publishing, 2004, p. xiii.

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L’Épreuve kitsch

Critique de Voir le monde avec un chapeau, de Carl Bergeron, Montréal, Boréal, 2016, 360 pages (version numérique : 284 pages).

Par Simon Labrecque

Carl Bergeron écrit bien, mais il écrit trop des phrases comme « détachées [sic] de ses fondements moraux, la raison occidentale s’est laissée contaminer par les métastases de l’inertie et de l’indifférence ».

Nathalie Petrowski, critique de Un cynique chez les lyriques. Denys Arcand et le Québec (2012)

Quand la chaine de nécessité existe par elle-même, quand la chanson qui la mettait en scène n’est plus un espace vivant, mais plutôt un puits où les expérimentateurs peuvent plonger pour faire jouer les puissances, le kitsch advient. C’est ce moment politique d’une très haute intensité et d’une très grande volatilité où la possession, le récit et la chanson sont subsumés dans le langage.

Dalie Giroux, « Comment fabriquer un État en Amérique, ou : la Vierge, le Diable, le Boucher et Carcajou » (2015)

 

L97827646241591Le livre de Carl Bergeron Voir le monde avec un chapeau (Boréal, 2016), roman autobiographique qui reprend en quelque sorte où l’auteur nous avait laissé avec son essai Un cynique chez les lyriques. Denys Arcand et le Québec (Boréal, 2012) et qui prend la forme d’un journal de l’année 201X, a été bien reçu au Québec. Il a été l’objet de recensions critiques dans Le Devoir, le blogue de Voir et celui de Jean-François Lisée, d’éloges détaillés dans L’encyclopédie de l’Agora et L’Action nationale, d’encensements dans Le Devoir (« un livre qui exprime l’âme d’une génération ») par Christian Rioux à Paris et dans Le Journal de Montréal (un ouvrage qui « change des vies », « le livre à lire cet été ») par Mathieu Bock-Côté sur son blogue, et enfin, il fut l’occasion pour l’auteur d’être invité à La vie des idées sur Radio VM pour discuter de la question « La culture québécoise est-elle émancipatrice? » en compagnie du libraire Bruno Lalonde. Sur ce thème, Bergeron écrit : « La culture québécoise (au sens sociologique) ne libère pas, elle est une culture dont on se libère […] mais la modestie de nos origines ne nous donne pas le droit de la renier. » (9 avril – je citerai les dates du journal plutôt que les pages, pour réduire l’écart entre versions papier et numérique) Il propose par ailleurs plusieurs remarques sur les conditions matérielles et symboliques de la vie intellectuelle au Québec, dont celle-ci sur un article rédigé pour une revue dite confidentielle : « Je n’aurai aucune idée de qui, au Québec, aura lu mon texte et s’il aura seulement pu avoir un impact auprès de ceux qui s’intéressent à la vie intellectuelle. Douze heures de travail, vingt minutes de lecture, cinq réactions, zéro dollar. Le travail de l’esprit, par ici, est une grande solitude. Mais je ne me vois pas faire autre chose. Je fais ce pour quoi je suis né. » (10 septembre) Ce langage de la vocation n’est sans doute pas sans lien avec la réception favorable du bouquin dans des réseaux qui s’en accommodent, voire qui s’en revendiquent.

Bock-Côté, l’animateur de La vie des idées, est de toute évidence le M*** du roman, grand ami de l’auteur dont les apparitions rythment le journal du début à la fin et qui aurait justement réussi à se libérer de « la culture québécoise (au sens sociologique) ». En tant qu’« intellectuel décomplexé » et « héritier heureux » qui serait, en vérité, « plus » qu’un intellectuel – le porteur d’un « destin », ou du moins, d’une « potentialité » autre, d’ampleur collective (24 août) –, M*** ferait l’expérience et donnerait gracieusement à toutes et tous l’exemple de « l’atavisme surmonté ». Ses critiques éprouveraient essentiellement une jalousie honteuse face à sa hauteur « souveraine »… C’est que M*** n’aurait même pas eu à vivre l’Épreuve dont parle Bergeron à maintes reprises – et qui est sans doute son concept central, que toutes les recensions ont relevé. L’Épreuve, c’est

[…] le processus psychique douloureux, voire dangereux, par lequel un Québécois qui n’appartient pas à la médiocrité commune se fait violence pour s’élever, contre l’atavisme de son peuple, à la dignité de la culture et de l’histoire. […] La filiation dont il est le légataire inconscient et malheureux lui interdit de se croire autorisé à toucher les trésors de la civilisation et, plus encore, se les approprier pour en proposer une interprétation personnelle. […] On ne devient pas impunément soi-même quand on naît de la plaie infectée d’une petite nation sans destin, qui se nourrit de son échec et de son insignifiance. Pas un intellectuel québécois, vous m’entendez, dont la psychologie ne puisse être démystifiée à l’aune de l’Épreuve. Pas un livre sérieux qui ne soit une réponse, même allusive, à l’Épreuve – ou une vengeance larvée, comme ceux qui font semblant de ne pas être concernés (leur jeu ne trompe personne). (1er mai)

Or, le père de M***, professeur d’histoire, bibliomane et cinéphile habitant près de Montréal, aurait traversé l’Épreuve avec succès avant et, en quelque sorte, pour son fils, lors de la Révolution tranquille, lui léguant une véritable émancipation intellectuelle qui se manifesterait dans sa notoire aisance avec le langage (24 août). Pour sa part, le père de Bergeron demeurerait un colonisé qui n’entrevoit même pas l’existence de l’Épreuve. Le caractère représentatif ou typique du dernier homme et la rareté du premier témoigneraient ensemble de l’échec de ladite révolution à décoloniser le Québec.

Ancien cadre peu éduqué mais bien rémunéré à Postes Canada, divorcé, déménagé d’une banlieue à bungalows de la rive sud de Québec pour un condo sécurisé à Sainte-Foy puis une maison à Loretteville (avec une nouvelle blonde) avant de s’installer pour la retraite autarcique dans un confortable chalet quatre-saisons en Beauce, sur la Chaudière, le père de Bergeron peut discuter raisonnablement de presque tout, sauf de son ex-femme, du Parti québécois, de Montréal, des « étudiants » et de la France (1er avril). Cela serait dû à une profonde et inconsciente « haine de soi » qui serait typiquement québécoise et qui constituerait la matière même de l’Épreuve, qui est le sujet principal du roman y compris lorsqu’il y est question de drague, de littérature et de cinéma. Ce père (qui se révèlera comme un véritable avare, un Séraphin aux yeux de son fils) placerait son héritier malheureux devant la nécessité de surmonter l’Épreuve pour et par lui-même, c’est-à-dire par ses propres moyens et pour sa propre santé, voire sa survie, car ce fils a entraperçu la Beauté malgré tout. Carl Bergeron cherche dès lors la vie transfigurée par la littérature et donne à lire sa propre prose comme une mesure du chemin parcouru, un témoignage de sa métamorphose commencée à l’adolescence et achevée au tournant de la trentaine. Pour Bergeron, cette écriture travaillée est à la fois un effet et le moyen crucial du dépassement de la honte héréditaire. Bien sûr, ce dépassement laisse des traces, des cicatrices, et son accomplissement n’est jamais assuré, mais l’auteur énonce tout de même y être parvenu. Le chapeau du titre témoignerait dans l’habillement de ce qui serait un véritable passage à l’âge adulte, une sortie de la minorité intellectuelle grâce au style, une accession à l’élégance par le délaissement du mou.

Qui suis-je pour nier que cet écrivain soit arrivé à devenir lui-même, ou qu’il soit parvenu à se penser et à se vivre, se concevoir et se sentir, à l’instar de son truculent ami médiatique, comme un homme libre et civilisé, bouleversé et élégant, sensible et spirituel? Je m’intéresse beaucoup moins au livre de Bergeron pour sa réponse exemplaire – du type : j’y suis parvenu avec difficulté, comme peu l’ont fait, peut-être le pourrez-vous également, sait-on jamais – que pour le problème qu’il pose et qu’il incite à réfléchir. Ce problème concerne la mise en récit des origines, de leur caractère déterminant et des possibilités d’émancipation qui peuvent en être dégagées. C’est un problème inextricablement esthétique et politique. À mon sens, sur le plan de l’écriture, il rappelle un différend insistant quant à la pertinence de représenter et de parler de la laideur et du mépris comme trame du Québec – dans les termes cinématographiques de Bernard Gosselin et Pierre Falardeau : filmer ou pas « le gars avec des souliers blancs et des pantalons mauves », ou « les milliers de gars en souliers blancs et pantalons mauves », colons dans les deux sens du terme.

Habitant du Plateau Mont-Royal à Montréal, Bergeron serait né sur la rive sud de Québec en 1980. Plus précisément, il aurait grandi dans « un bungalow certes modeste mais très honorable en banlieue de Lévis » (1er décembre), banlieue qu’il rebaptise étrangement Conifères-les-Bains (1er avril, 22 août, 27 octobre, 29 octobre, 30 octobre, 24 décembre). Pourquoi ce pseudonyme dans un ouvrage qui oscille entre littérature et sociologie en se souciant justement de ce que Gaston Miron appelait le natal? Résidu de pudeur généalogique de l’auteur face à sa provenance et à la mise en récit de ses conditions d’émergence, alors qu’il est par ailleurs prolixe à ce propos? Suite logique de l’anonymisation de certains amis et certaines amies (mais pas tous et toutes) qui ne gardent souvent que la première lettre de leur nom, suivie d’astérisques (ou parfois aucune lettre)? Clin d’œil à Marcel Proust, auteur admiré qui a donné le nom de Combray à l’Illiers de son enfance, une commune française qui a depuis ajouté le nom fictif à son nom pour désormais se présenter au monde (surtout aux touristes proustiens) comme Illiers-Combray? Inversion du geste d’abjection répété de Victor-Lévy Beaulieu qui parle avec perversité du « Morial-Mort » de son adolescence, qui n’était justement pas natal?

À ma connaissance, aucune recension de l’ouvrage n’a noté cette singulière pratique de la dénomination mise en œuvre par Bergeron. C’est précisément sa renommaison du lieu de l’enfance que j’aimerais débroussailler, en reprenant quelques sillons récemment entamés dans Trahir à l’occasion d’une double recension des ouvrages du sociologue Frédéric Parent et du romancier Gabriel Marcoux-Chabot, « Nomographier l’axe Lancaster/Saint-Nérée », qui poursuivait un travail autour du comté et de la rue de Bellechasse – or, la famille maternelle de Bergeron proviendrait de Honfleur, dans Bellechasse (10 juin). En questionnant les usages toponymiques créatifs, il s’agit de penser à nouveaux frais certains modes d’habitation du Québec contemporain. Alors que Marcoux-Chabot utilisait de vrais noms dans sa fiction Tas-d’roches, Parent utilisait un nom de village inventé pour faire sa science dans Un Québec invisible. Qu’en est-il de Bergeron, qui n’hésitait pas, dans Un cynique chez les lyriques, à nommer Deschambault (Boréal, 2012, pp. 58 et 87), la ville de l’enfance de Denys Arcand?

À mon sens, pour comprendre la renommaison du terreau de l’auteur, il faut d’emblée imaginer l’irritation, sinon le désarroi sensible éprouvé par celui que les médias ont volontiers décrit comme un « dandy » (suivant en cela son autodescription) face aux résonances du nom de son village natal. Pensons au paysage et à la mise en mots d’une très similaire, sinon identique « banlieue de Lévis » : Pintendre. Selon Wikipédia, réservoir numérique du sens commun contemporain,

Pintendre est reconnue pour :

Le Lac Baie d’or, réhabilité en 2006 pour permettre un meilleur écosystème aquatique;

Le Site des Pins, un parc municipal situé à l’extrémité de la route Monseigneur-Lagueux. Le Lac, une ancienne fosse septique, a été réaménagé et possède maintenant sa propre éolienne afin d’être oxygéné. Le Site des Pins est maintenant régis par le 118e groupe scout de Pintendre;

Sa spécialité dans l’élevage et l’accouplement de chevaux, de lamas et de chèvres;

Pintendre Autos Inc., le leader mondial dans le secteur du recyclage automobile.

Or, et voici le frisson qui surgira chez « le bel esprit » ou « l’homme de lettres », qui se détourne déjà à l’évocation de la fosse septique réaménagée et de Pintendre Autos :

Selon les sondages d’Indice du Bonheur Relatif (IBR), Pintendre serait la première municipalité dans la région de Lévis, faisant sa place dans les 25 premières villes de la province de Québec.

L’esthétique de la joyeuse cour à scrap est l’antithèse de la lancinante mélancolie de celui qui se pense comme un chercheur de beauté et de valeur pure, comme un esthète, justement, qui est pris dans la laideur et la quétainerie encombrantes d’un pays inachevé, un Québec rempli de vieille scrap matérielle et symbolique – et qui doit donc s’élever seul, par exemple en se réfugiant les jours d’été dans la vénérable bibliothèque du Collège de Lévis, dans une allégorie du passage du Kébac vers l’Universel (édité à Paris).

Prenons toutefois garde au ton de nos énoncés et aux tournures de nos caricatures, en accusant réception de ce second paragraphe de la deuxième entrée du « journal » :

Petite remarque stylistique : il n’est pas rare, chez les universitaires les plus radicaux, quel que soit leur clan, que la surenchère conceptuelle côtoie la véhémence et la vindicte. Quand un polémiste universitaire veut faire du style, il n’élague pas, il ne reformule pas. Ou il recourt aux néologismes et à l’enflure, ou il s’encanaille et prend ce qu’il croit être le contrepied de la norme universitaire : le langage cru. (2 janvier)

Soit. Sur le plan matériel, je noterai sobrement que ma version numérique de Voir le monde avec un chapeau, achetée un soir au coût de 19,99$ (plus taxes) à partir du site internet de Boréal et lue grâce à un logiciel étatsunien gratuit – renonçant pour le coup à l’odeur du papier, source réputée de nostalgie immédiate pour qui feuillette au grès du vent depuis longtemps –, remplace curieusement chaque espace insécable dans le texte par un point d’interrogation. Cela a pour effet de singulièrement intensifier l’aspect questionnant du bouquin, faisant proliférer les signes doubles « ?? », « ?! » et « ?; ».

Je lis donc l’auteur hésiter lorsqu’il répète un lieu commun sur « la pauvreté de [notre] peuple », par exemple, lors d’une excursion au dépanneur : « Loto-Québec est une de nos sociétés d’État les plus lucratives mais aussi une des moins honorables?; sous prétexte d’occuper un marché qui tomberait sinon sous la coupe du crime organisé, elle prospère sur la misère des gens et les entretient dans la pauvreté culturelle et morale. » (13 janvier) Ou encore, à partir de Miron, cette autre hésitation accidentelle qui vient ramollir une affirmation tragique : « Le noir de ce qui nous précède finit toujours, un jour ou l’autre, par entrer en nous?; à la culpabilité succède, chez le poète, le désir d’écrire et de témoigner. » (20 février) L’impression de rectitude morale et de jugement assuré censée émaner de la plume incisive, du style recherché de l’auteur, rate donc à répétition sur mon écran en raison d’une infinitésimale catastrophe typographique répétée à satiété! Dans ces conditions sans doute attribuables à la société technologique « postmoderne » (mot repoussoir pour l’auteur, né un an après la publication du Rapport sur le savoir commandé à Jean-François Lyotard par le gouvernement du Québec), conditions « bassement matérielles » et donc néanmoins essentielles à la structuration de la sensibilité et du sens, les flâneries du dandy autonommé n’arrivent pas à peindre avec constance une figure spirituelle décisive – ce qui semble avoir été une bonne part du projet de l’écrivain, qui se présente en grand lecteur, en ami de Bernanos et Machiavel. Conifères-les-Bains, dans un tel travail de mise en scène d’un soi éprouvé surmontant des ruines héritées, ce serait tout simplement une tournure forgée pour embellir Pintendre?!

 

Centre-ville de Pintendre

« Autour de la cour de récréation déserte, l’église et le presbytère, le bureau de poste, le terrain de jeu et le terrain de baseball, la 4e Avenue que j’empruntais chaque jour : une petite municipalité sans histoire ni attrait, que j’aimais de tout mon cœur et que j’étais prêt à défendre à mains nues contre le monde entier pour cette simple raison que j’y étais né. » (26 janvier)

Pour Bergeron, l’embellissement n’a toutefois rien d’un simple tour : c’est une question de survie. Le style, la beauté, l’harmonie et la mise à distance de la laideur, tout cela concerne précisément l’habitabilité d’un milieu, l’hospitalité d’un climat tout entier (d’où un souci très littéral de l’auteur quant à l’hiver québécois, qui est longuement décrit comme une saison terriblement inélégante et cruelle). L’écrivain énonce se soucier principalement de décrire et d’interpréter « la réalité profonde des choses » (7 décembre), un plan où il se sent chez lui. Le style, donc la surface et les conditions de l’apparence, sont précisément, pour ce lecteur de Machiavel et de Proust, la réalité la plus profonde. « Découvrir le monde, c’était découvrir la beauté, et découvrir la beauté, c’était découvrir le style, qui est la loi du beau et du vrai, de la forme et du fond. » (22 août)

Selon moi, le nom pourtant très beau de Pintendre ne peut agir comme un repoussoir esthétique, comme une tache à effacer ou à transformer, que pour quelqu’un qui connaît bien le paysage physique singulier qu’on peut y voir, et peut-être le paysage mental qu’on peut y parcourir – quelqu’un qui connaît plus que le nom, qui ne peut oublier, par exemple, la multiplicité de vieux bazous en ruine qui forme la longue devanture de Pintendre Autos. Cette impossibilité de l’oubli concerne à la fois la laideur et l’origine; elle concerne une certaine laideur d’une certaine origine qui, en tant que telle, laisse des traces. Or, il n’est pas question pour Bergeron de poétiser (ou de laisser se poétiser) le paysage industriel ou post-industriel de la cour à scrap, par exemple en touchant sensuellement du métal rongé par la rouille ou en humant avec délectation les relents d’huile à moteur dans la poussière de gravelle estivale. Une telle transsubstantiation de la laideur en beauté (si ce n’est que pour survivre) est inadmissible, chez lui, précisément parce qu’elle masquerait la vérité, une laideur objective qu’il faut apprendre à reconnaître comme telle si on veut s’élever sur le plan de la civilisation et de la civilité.

Pour Bergeron, en effet, trouver subjectivement beau ce qui est véritablement laid ne peut être qu’un produit de l’aliénation historique. À cet égard, sa position sur l’usage de la langue est exemplaire. En un mot, il refuse le joual comme une langue déchue – et il refuse aussi les tentatives « exploréennes » à la Gauvreau, qu’on pourrait croire opposées aux écritures joualisantes car les premières tentent de créer du nouveau et du singulier alors que les secondes tentent de rassembler et valoriser du commun. Selon l’auteur, qui a complété une maîtrise en littérature française à l’Université de Montréal, écrire et traverser l‘Épreuve, écrire pour surmonter la haine de soi héritée des suites de pères et de mères, cela implique d’abord d’apprendre à maîtriser la langue française plutôt que de chercher à lui « faire mal », à la « tordre » ou à la « désarticuler », comme plusieurs littéraires affirment encore vouloir le faire sur un mode avant-gardiste depuis longtemps suranné. La parlure locale en colonie n’est pas pittoresque (« épargnons-nous, si vous le voulez bien, le pénible argument de l’accent du Poitou du XVIe siècle » (11 juin)), mais objectivement corrompue, selon le dandy qui désire la métropole/mère-patrie.

Pour un Canadien français, traverser l’Épreuve requiert d’apprendre à parler et à écrire sa propre langue maternelle dont il est dépossédé à répétition depuis l’enfance, et depuis avant sa naissance. Cet apprentissage est une élévation, une libération. C’est le chemin le plus droit vers la souveraineté individuelle – notion qu’on aurait aimé voir conceptualisée plus finement par celui qui aurait fait des études en science politique et qui affirme être « un drogué des rituels régaliens »; or, la souveraineté, comme la référence française et la nation, sont réifiées par l’auteur, qui prend ainsi ses distances face au chantre florentin de la contingence renommée Fortuna. Sur le plan de la langue, l’auteur se veut exemplaire :

Je suis de ces héritiers maudits, plus nombreux qu’on le croit, pour qui naître québécois, c’est faire deux fois l’expérience de la Chute, deux fois l’expérience de l’amputation. Je proviens de cette couche de la tribu qui n’était pas censée, jamais, apprendre à écrire et qui devait servir, pour l’éternité, de repoussoir pour les collabos de l’intérieur et les ennemis de l’extérieur. Mais voilà : l’improbable est arrivé et je suis là. Né de la honte, j’ai à vous parler, amis infâmes québécois, de la honte dans un langage qui n’est pas celui de la honte. » (24 juillet)

C’est pour indiquer la source de ce langage « qui n’est pas celui de la honte » que Bergeron (se) construit « la référence française » comme un objet stable.

Quoi de plus français qu’un toponyme du type X-les-Bains? Au Québec, seul le village de Saint-Irénée-les-Bains, dans Charlevoix, est aujourd’hui désigné selon cette formule choronymique généralement réservée aux lieux de guérison ou de villégiature près d’une source thermale. L’auteur, par ce nom, semble donc exprimer son désir de France à partir d’un lieu qui a bel et bien son lac (réaménagé), son Site des Pins qui a, cependant, une origine littéralement merdique… S’il s’agit de recouvrir le tout d’un voile fantasmatique, la tentative ne sera donc pas sans évoquer la célèbre définition du kitsch proposée par Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être (Gallimard, 1989, p. 357) : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde, au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. »

Bergeron répondrait peut-être que sa « négation de la merde » est seulement relative, puisqu’il énonce à plusieurs reprises l’importance, à ses yeux, de faire preuve d’une fidélité supérieure face à ses origines (9 avril, 11 juillet, 22 août, 29 octobre), précisément en raison de leur modestie et de la part de honte qui leur est liée. Le mépris et la honte ont leur utilité pour l’écrivain qui y trouve, comme dans toute occasion, une chance amorale d’écrire – un peu à l’image de ceux et celles que Carl Schmitt, au tournant des années 1920, qualifiait de « romantiques politiques » et qui pratiquent un « occasionalisme subjectivé » qui fait du monde entier l’occasion sans cesse renouvelée de leur production d’un roman ou d’un poème infini.

À plusieurs reprises, Bergeron tente de parer aux objections qu’il anticipe quant à son élévation de « la mère patrie » hexagonale au titre de « référence ». Cette élévation risque en effet d’être perçue comme un effet supplémentaire de la colonisation – celle de Paris, qui précéda celle de Londres et de Rome. Faire l’éloge de la France, plutôt que de l’Angleterre, du Vatican, voire des États-Unis, n’est-ce pas un produit de l’aliénation profonde, de la situation coloniale historique du Québec ou du Canada français? Une autre forme du complexe du colonisé? Selon Bergeron, de telles questions couvent souvent une valorisation de l’américanité et cherchent principalement à contourner l’essentiel, soit le rattachement initial et profond de la nation québécois à la civilisation française, qui fait précisément que cette nation existerait en tant que telle. Or, c’est justement ce que son père, par exemple, n’accepte pas de reconnaître, comme plusieurs compatriotes qui trahissent ainsi leur propre peuple. Selon Bergeron,

Il n’y a pas de limite au déni ratiocineur et aux stratégies d’évitement du Québécois vaguement joualisant qui prétend avec morgue être délivré de l’influence de la France. Qui est le plus complexé?? Le Québécois qui n’hésite pas à s’appuyer sur la référence française pour mieux comprendre sa condition?? Ou celui qui refuse toute comparaison avec la mère patrie pour ne pas avoir à subir le rétrécissement douloureux de l’image qu’il se fait de lui-même et des siens?? » (22 avril, note 4).

De sa France (qui est assurément partielle et partiale, imaginée ou rêvée), Bergeron importe l’image du dandy comme « sage, un des derniers représentants de l’héroïsme dans un monde borné qui a renoncé à l’exception et au salut. » (16 août) Il trouve sa place à Montréal plutôt qu’à Pintendre ou à Lévis, après un séjour d’étudiant dans une mansarde du Vieux-Québec. C’est dans la métropole québécoise, par exemple, qu’il se procure le chapeau mentionné dans son titre, entre divers emplois alimentaires mis au service de sa vocation d’écrivain. Je cite (toujours à partir de la version électronique) :

C’était un jour triste d’automne, comme aujourd’hui. Je m’étais levé avec cette certitude aussi étrange qu’inattendue : il me faut un chapeau. Idée gratuite qui m’était venue sans s’annoncer et à laquelle j’ai cédé sans opposé de résistance. J’ai pris une douche?; je me suis habillé avec élégance, comme pour une activité spéciale?; puis je me suis dirigé chez Henri Henri. Je déambulais entre les présentoirs, aérien et vaguement concupiscent, en laissant traîner ma main sur les étoffes, quand un vendeur septuagénaire s’est approché. Il a compris mon désir et, dans la minute, a sélectionné pour moi un chapeau, que j’ai adopté sans discuter?; il m’allait comme un charme. Ce chapeau épousait ma forme, comme l’eût fait une robe chez une femme.

La loi de l’élégance est partout la même. La beauté naît du sens de la forme. C’est vrai du vêtement, de la littérature, de la peinture. L’âme parle alors à l’entendement et lui transmet une certitude qui ne se réduit pas à la raison. Ce chapeau, c’est moi, se dit l’homme?; cette phrase, c’est moi, se dit l’écrivain. C’est quand l’âme se reconnaît dans la forme choisie qu’elle transmet son précieux assentiment et que tout devient clair pour la raison.

En sortant sur le trottoir cradingue (dans ce secteur de la rue Sainte-Catherine, tout est en déréliction), je me sens protégé, comme après la lecture d’un grand livre. Je me sens pacifié au milieu de la décadence. (18 novembre)

Suit un passage sur « l’antiélégance revendiquée » des « squeegees, des punks, des toxicos ». Il est bien entendu impertinent de qualifier Bergeron d’hautain ou de pédant à la suite d’un tel passage, puisqu’il revendique une conception de la hauteur basée sur l’élégance classique et le style aristocratique (marqué du mépris artiste pour « le bourgeois » et d’une certaine admiration pour « le paysan »). Il m’apparaît plus intéressant de faire entendre comment le chapeau de Bergeron est l’envers de celui d’un personnage qui hante ses écrits, Maurice Duplessis, tel qu’il fut mis en scène par Denys Arcand.

À la fin du sixième des sept épisodes de sa série Duplessis, diffusée à la télévision de Radio-Canada en 1978, Arcand place Duplessis (Jean Lapointe) en compagnie d’un jeune Daniel Johnson (père) (Raymond Cloutier), dans la chambre du premier ministre au château Frontenac, en 1958. Il est d’abord question de la grève du textile à Louiseville, de ce secteur entier comme d’une « industrie de pauvres » et de la nécessité de rapidement « crever l’abcès ». Cette discussion est mentionnée par Bergeron dans son livre sur Arcand, avant qu’il qualifie Séraphin Poudrier et Duplessis de « deux pères imparfaits et souvent détestables de la “Grande Noirceur” [qui] ont été les indispensables repoussoirs de la nouvelle mythologie lyrique qui se mettait en place avec la Révolution tranquille » (Boréal, 2012, pp. 38-39). Suit une discussion sur l’exercice silencieux du pouvoir et sur la politique comme ce qui précède et entoure l’usage des revolvers. Enfin, parlant du besoin d’illusion comme aspect de « la nature humaine », le Duplessis d’Arcand raconte (je transcris à partir de YouTube) :

Mes premiers discours, je portais un vieux chapeau, tout défait. Pour avoir l’air un peu habitant… Qu’est-ce que tu veux, le monde n’avait pas une cenne! Fait que le temps qu’ils regardaient mon chapeau, ils ne voyaient pas mon bel habit en woolen anglais. Je me déguisais comme j’ai déguisé mes discours. Quand tu commences comme ça, bien, tu ne peux plus être arrêté. Puis quand ton monde écoute la Bolduc puis la famille Soucy, bien, tu ne leur mentionne pas Beethoven trop souvent! Pour mes tableaux, il ne faut pas que j’en parle trop, trop, ça me nuirait. Le monde est habitué, ils ont vécu avec des calendriers du Cap-de-la-Madeleine. Quand je parle de tableaux, je pense à Renoir. Auguste Renoir… Quand je vois un Renoir, moi, les larmes me viennent aux yeux.

Bergeron ne commente pas directement cet épisode du chapeau, mais il parle d’un « cynisme machiavélien du pauvre » à l’œuvre dans Duplessis en citant la conversation qui précède sur la grève de Louiseville. Dans Voir le monde avec un chapeau, il revient à quelques reprises sur Arcand, au sujet de son roman Euchariste Moisan qui adapte le Trente arpents de Ringuet (3 février), de son article sur « l’héritage de la pauvreté » paru dans L’inconvénient en réponse à VLB qui l’aurait qualifié d’« artiste déliquescent » (21 mai) et pour raconter leur rencontre à l’occasion de la rédaction de Un cynique chez les lyriques, dans lequel Arcand a écrit des commentaires en note (1er juillet). Là encore, il n’est pas directement question du chapeau de Duplessis.

L’usage politique déclaré du couvre-cheuf mis en scène par Arcand soulève toutefois la question de la politique qui serait liée à la mise en scène du chapeau de Bergeron. Quel rôle joue cet éloge de l’élégance, de la littérature, de l’État régalien, de la différence sexuelle et de la référence française dans le paysage politique contemporain au Québec? Si Bergeron affirme ne pas être un idéologue, s’il se revendique d’un certain patriotisme aristocratique plus proche de l’esthétisme que du travail de terrain, il raconte tout de même conseiller son grand ami M*** quant à ses prises de position et ses déclarations (24 août). Quelle puissance de recodage ou de métamorphose du passé s’est accumulée dans la tête de celui qui porte ledit chapeau pour qu’il se souvienne de Pintendre comme de Conifères-les-Bains – tant qu’il n’y retourne pas en personne, car alors, il est uniquement frappé par la singulière largeur des rues de banlieue (29 octobre)? Je sens que je devrai aller faire un tour dans mon Saint-Jean-Chrysostome natal pour le savoir.

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Un ami de la maison

Par Julien Vallières, Montréal, le 19 août 2016

1209_5_doss2_mecc81diathecc80que2Au téléphone il me dit de passer toujours, mais qu’il doutait que je lui apporte quelque chose que le collectionneur, depuis cinquante ans, n’ait acquis. Il nous accueillit, Audrey et moi, un sourire sur ses lèvres fines où pointait l’ironie. Pas méchante, l’ironie. Je lui avais promis deux ou trois cents recueils de poésie, dont la moitié, je me disais, il pouvait n’avoir jamais vue. Lui qui croyait avoir tout vu, qui en possédait, facile, dix milles. Gaëtan nous demanda de déposer les boîtes par terre, dans l’entrée, et nous fit asseoir dans un petit fauteuil qu’on trouvait là. Depuis, l’aménagement des lieux a changé deux ou trois fois, le fauteuil n’y est plus. Il y avait trois boîtes, qu’il parcourut sans attendre. Je savais, lui ne pouvait pas savoir que mes livres provenaient de la bibliothèque d’un bibliophile au moins aussi fou que lui. Des mois auparavant j’avais acheté la majeure partie de la bibliothèque de Roland Houde, ancien professeur de philosophie, bibliomane déclaré. Quatorze mille livres environ. Le logement prenait des airs d’entrepôt. Tony s’en inquiétait : le plancher ne risquait-il pas de céder? Je devais élaguer, et vite. Houde aimait les curiosités, livres édités en région, à compte d’auteur. Des titres qui n’ont jamais franchi les ponts, encore moins orné les rayons des librairies du territoire de l’Île de Montréal. Sauf peut-être au Colisée. Gaëtan n’en revenait pas : près de la moitié lui était parfaitement inconnus. D’où est-ce que je venais? Il nous fit visiter, nous raconta, comme lui seul sait raconter, sa collection. Dorénavant, j’étais un ami de la maison. Je pouvais y retourner quand bon me semble. J’y revins, peu souvent. Une autre fois, un autre don de livres. Un soir de mascarade avec Laurie. Puis, par le biais de la Société des amis de Jacques Ferron, commençant deux automnes passés, j’y mis les pieds plus régulièrement.

Déjà que la culture, celle relevant du domaine muséal en particulier, les archives, ça ne rapporte pas gros. Les musées les plus gras crient famine. De son côté, Gaëtan n’a pas l’âme d’un administrateur; ses projets n’ont pas l’heur de répondre aux exigences des subventionnaires. Tant bien que mal il surnage, tantôt, payant de sa poche, tantôt aidé par un groupe de bénévoles qui donne certains jours dans le militantisme. Le musée a ses anarchistes en résidence. L’existence de la Médiathèque littéraire Gaëtan-Dostie fut toujours précaire; aujourd’hui, c’est pis que cela : elle est menacée de fermeture. Je ne sais pas bien ce que nous pouvons faire pour l’éviter. Depuis ce matin, on nous dit que quelques personnes ont écrit à la commission scolaire, aux ministères concernés, aux élus. Il y a ça. Souhaitons que de telles démarches quelque chose advienne.

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Classé dans Julien Vallières