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L’étude à venir: penser hors-les-murs

Par Simon Labrecque, Montréal

Penser signifie se souvenir de la page blanche pendant qu’on écrit ou qu’on lit. Penser – mais lire aussi – signifie se souvenir de la matière. Et tout comme les livres de Manganelli et de Mallarmé n’étaient peut-être rien d’autre qu’un essai de restituer le livre à la pure matérialité de la page blanche, de la même manière, qui utilise un ordinateur devrait se montrer capable de neutraliser la fiction de l’immatérialité, qui naît de ce que l’écran, l’« obstacle » matériel, le sans forme dont toutes les formes ne sont que la trace, lui reste obstinément invisible.

Giorgio Agamben[1]

 

Maîtres et étudiants à Bologne, par Laurentius de Voltolina après 1350.

Dans plusieurs milieux, on raconte que la présente pandémie est le moment d’une remise en cause des usages établis. Certains discours insistent sur l’aspect objectif de cette remise en cause – « les choses ont changées/changent/changeront » – alors que d’autres insistent sur l’aspect subjectif – « je sens que je ne pourrai pas revenir à mon ancienne vie ». Une dimension descriptive, accordée au présent ou au futur – « il n’est/il ne sera plus possible de faire comme avant » –, s’articule aussi de différentes façons à une dimension normative – « il faut/il ne faut pas tenter de retrouver les anciens usages ». Dans beaucoup de cas, ces discours sont lourds, pesants, lassants. Je tâcherai donc d’être bref!

Dans ce texte, j’aimerais proposer quelques réflexions contextuelles sur la possible transformation des cours et séminaires qui sont généralement associés aux études supérieures. Ce faisant, je laisserai de côté l’école primaire et l’école secondaire, en prenant pour acquis que la dimension obligatoire de l’instruction de 6 à 16 ans met en jeu des problèmes spécifiques qui ne sont pas ceux qui m’intéressent ici. J’aborderai brièvement les cours des cégeps et des cycles universitaires dans leur ensemble, mais je m’intéresserai surtout aux cours et séminaires des deuxièmes et troisièmes cycles, qui mènent en principe aux diplômes de maîtrise et de doctorat, sous condition de la rédaction et de la soutenance publique d’un essai, d’un mémoire ou d’une thèse.

Enfin, je le ferai d’une extériorité relative. En effet, je ne suis pas rémunéré par une école, un cégep ou une université, que ce soit comme membre du corps professoral ou comme cellule de cet appendice enflé devenu organe vital qu’est la précaire légion des personnes engagées sur une base contractuelle pour une charge de cours. Je crois aussi être parvenu, lentement mais sûrement, à me délester du désir que cela change pour moi, après avoir brièvement fait partie de ladite légion. Cela dit, je n’ai renoncé ni à l’étude, ni à la recherche, comme en témoigne une pratique passablement assidue de la lecture, de l’écriture et de la publication électronique, commencée avant et continuée après.

Tout cela colorera mes propos puisque d’emblée, il me semble que l’un des principaux enjeux mis en lumière par la présente pandémie est la question des lieux, ou plutôt, des espaces-temps du travail de la pensée.

Avec joie ou avec peine, avec espoir ou désespoir, on raconte donc que l’ensemble des cours offerts par les institutions collégiales et universitaires deviendront principalement virtuels, et ce, à une vitesse accélérée. Il n’échappe à personne que cela puisse représenter un avantage monétaire important pour les institutions, dans la mesure où les lieux physiques seront moins utilisés. Il est ainsi possible d’envisager la diminution du nombre de contrats de chargé·e·s de cours au profit d’auxiliaires d’enseignement, la taille des locaux n’étant plus une limite à la taille de l’auditoire d’un·e professeur·e. Je laisse à d’autres la question de la taille adéquate d’un groupe, ainsi que la question de savoir si un même cours pourra désormais être donné à l’identique avec un même enregistrement vidéo. Sur ce point, nous savons toutefois que certain·es professeur·es ont enseigné pendant des décennies sans changer leurs cours, y compris leurs blagues, en évitant tout dialogue, alors que des professeur·es enseignent déjà « à distance » par des moyens audiovisuels depuis plusieurs années tout en créant fréquemment de nouveaux contenus et en facilitant les échanges constructifs.

Des séminaires indépendants ont lieu depuis plusieurs années déjà, et la pandémie semble avoir donné un élan à de telles initiatives. Quiconque a un ordinateur peut en principe se lancer, bien qu’un bon équipement aide assurément l’audience à écouter. Le séminaire devient alors une forme de « balladodiffusion ». Selon la plateforme, il peut être écouté non seulement dans une chambre, mais aussi en faisant la vaisselle, en prenant une marche, en travaillant, etc. D’ailleurs, mieux vaut ne pas oublier de se lever, car les problèmes de dos bien connus des étudiant·es ne sauront épargner les étudiant·es à venir, c’est entendu[2].

Récemment, l’écrivain et peintre Stéphane Zagdanski, par exemple, s’est lancé dans un ambitieux séminaire intitulé La Gestion Génocidaire du Globe, sur YouTube. Aux 15 jours environ, il diffuse en direct une réflexion d’environ trois heures sur ce thème. Il a commencé par une archéologie de la gestion, a passé quatre heures à interpréter un passage du Talmud de Babylone (lui qui connaît bien la pensée juive), et cela fait maintenant trois ou quatre cours qu’il déplie patiemment des passages du Parménide de Martin Heidegger, un cours de 1942 qui permet à Zagdanski de se questionner notamment sur la traduction, l’imperium, l’aveuglement et le génie, sans perdre de vue son thème principal qui est l’état du monde contemporain. Il serait bénéfique que le séminaire soit accessible en version audio, pour les déplacements. Il est possible de suivre le séminaire gratuitement, mais il est désormais nécessaire de payer pour y assister en direct, Zagdanski s’étant notamment aperçu de l’ampleur du travail demandé pour écrire son séminaire à un rythme régulier. Il demande donc dix euros par mois.

N’est-ce pas là une forme de retour des « professeurs privés », véritables « chercheurs indépendants » qui vendent leurs cours à l’unité? D’aucuns y verront une chance, bien que la logique de marché qui risque de réguler ce domaine soit passablement inquiétante. Le grand nombre de diplômés qui n’ont pas de « poste » dans l’institution risque d’ailleurs de faire baisser les prix, si l’offre excède amplement la demande.

Parmi les « professeur·es en ligne », il me semble aussi important de mentionner celles et ceux qui sont affilié·es à des institutions qu’on peut qualifier de « para-académiques », en ce sens que ce ne sont ni des collèges, ni des universités au sens propre, ou du moins, au sens « diplômant » du terme. Il s’agit de centres et de réseaux de toutes sortes, qui ont la particularité d’être d’emblée internationaux, l’inscription et la participation aux cours ou séminaires pouvant se faire de partout dans le monde, sous condition d’un accès suffisamment stable et rapide à internet.

Je pense notamment au New Centre for Research and Practice, qui offre des séminaires de philosophie depuis 2014. En plus d’offrir un programme public gratuit, qui inclut la première séance de chaque séminaire, en ligne sur YouTube, le Centre offre des séminaires payants de plusieurs séances. Il est possible de s’abonner pour un mois (15$ US) ou un an (150$ US, ou 50$ US lorsqu’il y a réduction). Une option « Amis du Centre » est également disponible au coût de 750$ US. L’inscription donne accès aux séminaires courants, animés par de jeunes philosophes comme Reza Negarestani ou Jason Mohaghegh. Les cours se donnent par Zoom, avec possibilité de visionner les vidéos privés sur YouTube. Zoom permet des présentations d’étudiant·es et des discussions de groupe. Un « espace disque Google » est également créé pour chaque séminaire. Enfin, l’inscription donne aussi accès aux archives du Centre. Cela permet notamment de revoir des cours d’un professeur décédé ou tombé en disgrâce, comme Nick Land par exemple, qui a été exclu du Centre après des publications racistes. Du point de vue de l’histoire des idées, cet accès aux archives est remarquable.

Aucun prérequis n’est exigé et les normes sociales du débat (para)académique sont gérées par la communauté qui forme l’institution (en témoigne l’expulsion susmentionnée d’un professeur raciste). Les sujets des cours sont déterminés par les professeur·es selon leurs intérêts du moment et les étudiant·es y assistent selon leurs propres intérêts d’étude et de recherche. En ce sens, ce centre ressemble moins à une université qu’à une institution comme le Collège de France, fondé en 1530. Le prestige évoqué par le nom de cette dernière institution est certainement mis en jeu par la virtualisation des cours. Le spectre des démagogues hante ici l’esprit des philosophes. La compétition est forte du côté des « influenceurs », notamment, qui ont leur propre podcast sur tout et n’importe quoi, souvent beaucoup plus populaires que les divers « modules d’apprentissage » créés par des institutions universitaires reconnues. Mais en a-t-il déjà été véritablement autrement? Pas si l’on en croit Platon.

J’inscris volontiers le présent texte à la suite d’un billet récent de Giorgio Agamben, dans lequel le philosophe italien, qui a écrit plusieurs courts textes ayant suscité maintes polémiques de basse intensité depuis le début de la pandémie, compose un « Requiem pour les étudiants ». Soulignant l’importance des amitiés parfois frivoles, parfois profondes, nouées en classe et en marge de la vie académique officielle, et notamment des petits groupes d’étude et de recherche qui se poursuivent longtemps après la fin des cours, Agamben écrit :

Tout cela, qui a duré près de dix siècles, à présent finit pour toujours. Les étudiants ne vivront plus dans la ville où se trouve l’université, mais chacun écoutera les cours enfermé dans sa chambre, séparé parfois par des centaines de kilomètres de ceux qui étaient autrefois ses camarades d’étude. Les petites villes, sièges d’universités autrefois prestigieuses, verront disparaître de leur rues ces communautés d’étudiants qui constituaient souvent la partie la plus vivante du lieu.

Admettant qu’il est possible à la fois de pleurer cette forme de vie qui disparaît et de reconnaître qu’elle s’était déjà immensément appauvrie, Agamben termine son texte en déplorant que peu de professeur·es refuseront « la nouvelle dictature télématique » et en implorant « les étudiants qui aiment vraiment l’étude » de

refuser de s’inscrire à l’université ainsi transformée et, comme à l’origine, [de] se constituer en nouvelles universitates, à l’intérieur desquelles seulement, face à la barbarie technologique, pourra rester vivante la parole du passé et naître – si elle vient à naître – quelque chose comme une nouvelle culture.

Cette invitation m’évoque le « néo-médiévalisme » que certains observateurs voient dans notre présent, que ce soit dans la redécouverte des gloses et des liturgies anciennes par des gens comme Agamben, dans la fascination pour l’étude juive de la Torah et du Talmud dans les yechivot, dans l’émergence de nouvelles formes de servage et de pouvoirs locaux armés un peu partout sur la planète, ou encore dans la réinvention des modes d’habitation en commun par les jeunes qui n’ont accès ni à la propriété, ni à des logements décents. Ces derniers pourraient bien envisager d’investir en commun les monastères et les abbayes que les communautés religieuses vieillissantes doivent laisser derrière elle, en cherchant souvent à ce qu’une nouvelle vie puisse y trouver son compte dans le sillon de la leur. Ne seraient-ce pas là des lieux tout désignés pour mener une vie à la fois communautaire et contemplative, autonome et dévote? Autour du feu, les soirs d’été, beaucoup en rêvent!

Cela se discute depuis des années, mais la conjoncture actuelle pourrait offrir une occasion unique de mettre à exécution ces projets rêveurs et utopiques – ces projets d’étudiant·es, justement. Le temps presse sans doute plus qu’on le pense, car en plus de l’état problématique de plusieurs bâtiments, il faut savoir que des universités instituées ont déjà recours à des locaux ecclésiaux, comme l’Université de Sherbrooke, par exemple, qui annonce qu’elle donnera des cours dans un ancien couvent et dans trois églises à l’automne 2020. Enfin, n’oublions pas les projets populistes de droite, comme celui de Steve Bannon et de l’institut Dignitatis Humanae, qui cherche à s’établir dans un ancien monastère, dans les montagnes italiennes, et qui rencontre plusieurs résistances, tant du point de vue social que du point de vue patrimonial. L’habitation est aussi un terrain d’affrontement des forces en présence.


Notes

[1] « Du livre à l’écran », dans Le feu et le récit, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2015, pp. 123-124 (italiques dans l’original).

[2] En plus de renvoyer à ma critique récente du livre Spinal Catastrophism, j’aimerais faire mémoire d’une présentation qui a eu lieu au pub Saint-Patrick, à Québec en mai 2008, lors du premier (et, à ce jour, unique) colloque off-Acfas de l’histoire. Lors de l’événement intitulé Politique de l’université, Tina Lafrance, une étudiante de maîtrise, présenta un important projet de recherche sur ce que l’étude, l’université et, plus particulièrement, l’écriture font au corps. Plus tard, elle a abandonné le projet et les études. Cela n’est pas anodin.

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