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Tentures au désert

Critique d’Une civilisation de feu de Dalie Giroux, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, 169 p.

Par Simon Labrecque, Lévis

Le michkan (Tabernacle, ou Demeure du Saint des Saints) est fait de textures (ou tentures, ou tapis, ou étoffes, ou bandes) dont il faut sans cesse remployer l’excédent.

Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 59.

Le 29 mai 2023, à la toute fin du mois que les Canayens ont longtemps appelé « mois de Marie » et dix-neuf ans après la publication de son mémorable article « Dieu est-il mort en étude des idées politiques? Sur l’aporie de l’opposition entre les idées et le monde » dans la Revue canadienne de science politique, Dalie Giroux publie Une civilisation de feu, son troisième ouvrage chez Mémoire d’encrier depuis 2019. Je souhaite en proposer une brève lecture sur un mode tangentiel, en donnant à lire des matériaux que je considère complémentaires ou complices, comme je l’ai fait pour Trahir jadis, lors de la publication du premier livre solo de Giroux, Le Québec brûle en enfer (M éditeur, 2017). J’avais alors pris comme point de départ la toile de Paul-Émile Borduas qui ornait la couverture de l’ouvrage. À nouveau, je partirai d’une image, ou plus précisément, d’une constellation d’images, mais qui cette fois n’est pas directement donnée à voir. Elle est plutôt évoquée textuellement lorsque Giroux décrit la matière qu’elle assemble dans le chapitre « Apocalypso », qui suit le chapitre introductif se terminant par une section intitulée « Pétro-spiritualité ». Elle écrit :

Je partage ici quelques images rapiécées, courtepointe de souvenirs de vacances à l’ère des changements climatiques. Ce petit chapelet d’images dialectiques n’est pas sans rappeler par les thèmes et la naïveté la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Le décor estival du monde bourgeois y ajoutant un élément comique, et l’exposition de cette impuissance collective qu’induit notre attachement à nos manières, à nos moyens, à notre confort surtout, a l’effet d’une brûlure dont la manifestation même ne manque pas d’ironie[1].

La notion d’image dialectique, conceptualisée par Walter Benjamin, est travaillée par Giroux depuis plusieurs années déjà comme une véritable méthode. On l’aura peut-être déjà compris en raison du champ lexical qui trame d’emblée le présent texte, la lecture que je propose s’inscrit en creux du filon du « nain bossu » qui, selon le même Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, actionne la « marionnette » du matérialisme historique : il s’agira d’une lecture théologique, ou plutôt, théologico-politique. En cela, j’admets qu’elle pourra d’emblée être qualifiée d’imposture si elle « force les réalités politique pour imposer sa “thèse” » et cède au désir de la philosophie « d’atteindre une toute-puissance théorique, c’est-à-dire un savoir total sur l’histoire : sur sa direction, sur sa véritable “ressource”, sur son prétendu “fond”. »[2] À mon sens, une telle lecture n’a pas vocation à expliquer, mais à texturer. Voyons voir de quoi il en retourne, en tâchant de garder la tête hors de l’eau, de ne pas nous laisser submerger par la matière débordante de notre immersion.

Bouquin, bouquetin, brodequin, botequin

L’œuvre connue comme la tenture de l’Apocalypse d’Angers a été réalisée entre 1373 et 1382 à la demande du duc Louis 1er d’Anjou. Conservée et exposée sur le site du château d’Angers, dans une très longue galerie au « calme feutré », elle est « le plus important ensemble de tapisseries médiévales subsistant au monde », selon l’UNESCO. À ce titre, l’organisation l’a inscrite à son registre Mémoire du monde le 18 mai dernier, onze jours avant la publication d’Une civilisation de feu. On s’imagine visiter l’endroit climatisé en bermudas, l’été, possiblement au cours d’un très québécois « voyage généalogique en France », sur les traces de « nos ancêtres » au bord de la Maine, ayant, cette année-là du moins, préféré l’Europe aux froides eaux atlantiques de l’État américain du Maine.

C’est sur nos modes de vie contemporains, qui rendent possibles et imaginables de telles occurrences tout en menaçant les formes connues de la vie sur Terre, que Giroux concentre son propos. Il est ardu de résister au langage et ne pas dire de ce bouquin qu’il est brûlant d’actualité, même si son propos est peut-être tout sauf incendiaire. En effet, le « brûlot » décrit et pleure, il dit et lamente, il analyse et métabolise la consumation, sans être larmoyant mais en risquant de provoquer un véritable sentiment océanique, une vague de crainte ou une crainte vague chez qui le traverse et y reconnait tout à la fois sa vie, un appel à la changer et la difficulté d’y répondre.

Saint Jean mangeant le livre de l’ange, détail de l’Apocalypse d’Angers. Photographie: www.pmrmaeyaert.eu
Saint Jean mangeant le livre de l’ange, détail de l’Apocalypse d’Angers

Sur les tapisseries d’Angers sont dépeintes des scènes du Livre de l’Apocalypse, qui clôt le Nouveau Testament[3]. L’œuvre picturale médiévale est réputée permettre une « meilleure compréhension » du texte antique, en favorisant la métabolisation de cette Révélation écrite de Jésus-Christ dans laquelle un dénommé Jean, l’auteur du texte, se dépeint notamment mangeant un feuillet, dévorant un « petit livre » qu’un ange tenait ouvert dans sa main – un ouvrage qui, dans la bouche, est « doux comme le miel », mais qui remplit les entrailles d’amertume (Ap 10,8-10). Encore une fois, il est ardu de résister au langage et de ne pas dire que le bouquin de Giroux se dévore d’une traite, qu’il fait sourire et parfois rire car sa langue est remarquable de précision et de sagacité, et qu’un arrière-goût peut persister suite à la lecture, étant donné l’état du monde.

Cela dit, à mon avis, une telle amertume risque surtout de s’imposer pour qui s’arrête en chemin, et encore. En effet, l’écriture de Giroux se caractérise à la fois par la lucidité analytique et la recherche explicite de chemins de traverses, de voies de sortie, de sillons d’espérance, si l’on veut parler ainsi, que plusieurs lui demandent d’ailleurs d’indiquer afin de surmonter leur désespoir et leur paralysie. Or, ces pistes sont relevées non pas dans un horizon révolutionnaire d’envergure, mais au plus près du quotidien, à portée de main. En ce sens, Giroux indique que nous sommes déjà en marche, en mouvement, ce « nous » étant conceptualisé dans une trinité universaliste qui revient presque comme un mantra : n’importe où, n’importe qui, n’importe quand.

Profession et prophétie

Dans le texte de Jean de Patmos, l’ingestion de l’angélique bouquin – un terme qui, rappelons-le, désigne à l’origine un lièvre, animal mythique pour plusieurs cultures –, à la fois doux et amer, est suivie d’un appel renouvelé à prophétiser.Qu’est-ce qu’une prophétie? Une réponse est donnée dans un des derniers petits livres de Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, dont le titre résonne fortement avec celui du livre de Giroux[4].

Marc Lebiez a décrit la plaquette du philosophe italien comme « un bréviaire ». Au sens strict, un bréviaire est un livre liturgique rassemblant les textes pour la pratique quotidienne de la liturgie des Heures, aussi appelée l’Office divin. Matériellement, il s’agit typiquement d’un ouvrage relié qui tient dans la main, imprimé sur « papier-Bible » et muni d’un jeu de signets en tissu permettant à la personne qui en fait usage de s’y retrouver dans les complexités du temps cyclique du calendrier liturgique. Aujourd’hui, le bréviaire existe aussi sous la forme d’applications électroniques qui donnent à lire et à prier chaque jour, plusieurs fois par jour. Notons au passage que cette forme de prière médiévale connaît un certain regain de popularité, dans notre époque parfois qualifiée de « néo-féodale ».

Pour Lebiez, l’usage du terme « bréviaire » permet de signaler que les fragments rassemblés par Agamben sont à lire et à relire lentement, à ressasser ou à remâcher à répétition, sur le mode nietzschéen de la rumination. Autrement dit, ils sont à lire religieusement, mais dans une compréhension singulière et généreuse de ce dernier adverbe, qui suppose de ne pas considérer d’emblée que pensée et religion s’opposent (une supposition qui ne passe pas comme une lettre à la poste, à la fois dans la descendance du Moustachu et dans « le Québec laïc » d’aujourd’hui, mais qui peut s’appuyer sur des œuvres variées, dont certaines sont toujours en train de se faire – je pense ici en particulier à celle du philosophe et talmudiste Ivan Segré). Religieusement ou, pour reprendre le Robert : « avec une attention recueillie ».

Enfin et surtout, l’évocation du bréviaire permet aussi de faire signe vers la dimension théologico-politique du travail d’Agamben, qui a construit une part importante de son œuvre autour du célèbre énoncé de Carl Schmitt, dans La Notion de politique (1932), selon lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

Quid, donc, de la prophétie? Dans le chapitre central de Quand la maison brûle, intitulé « Leçon dans les ténèbres », Agamben enchaîne plusieurs fragments à ce propos. Voici les quatre premiers :

Aleph. La position du prophète est aujourd’hui particulièrement incommode et les rares qui essaient de l’assumer semblent souvent manquer de toute légitimité. Le prophète s’adresse, en effet, aux ténèbres de son temps, mais, pour ce faire, il doit se laisser investir par celles-ci et ne peut prétendre conserver intacte – par on ne sait quel don ou vertu – sa lucidité. Jérémie, au Seigneur qui l’appelle, ne répond que par un babillage : « Ah, ah, ah » – et ajoute immédiatement : « voici, je ne sais pas parler, je suis un enfant ».

Beth. À qui s’adresse le prophète? Directement à une ville, à un peuple. La particularité de son apostrophe consiste, cependant, dans le fait que celle-ci ne peut être entendue, que la langue dans laquelle il parle demeure obscure et incompréhensible. L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie.

Gimel. Pourquoi les paroles du prophète restent-elles inaudibles? Non parce qu’elles dénoncent les fautes de ses semblables et les ténèbres de son temps. Mais plutôt parce que l’objet de la prophétie est la présence du Royaume, sa discrète ingérence dans chaque intrigue et chaque geste, son avènement obstiné, ici et maintenant, à chaque instant. Les contemporains ne peuvent ni ne veulent voir leur intimité quotidienne avec le Royaume – et le fait qu’ils vivent, en même temps, « comme si le Royaume n’existait pas ».

Dalet. De quelle façon le Royaume advient-il, de quelle façon est-il présent? Non comme une chose, un groupe, une Église, un parti. Le Royaume coïncide toujours avec son annonce, il n’a d’autre réalité que celle de la parole – la parabole – qui le dit. Il est tour à tour un grain de sénevé, une mauvaise herbe, un filet jeté à la mer, une perle – non cependant comme quelque chose qui serait signifié par ces mots, mais comme l’annonce que ceux-ci en font. Ce qui vient, le Royaume, est la parole même qui l’annonce.

Je pourrais, à la lettre, arrêter ici la présente critique et l’essentiel aurait, à mon sens, été dit. Déplions néanmoins plus avant, ou remployons l’excédent des textures.

Un Royaume vous attend

En suivant cette définition du Royaume, « ce qui est la parole même qui l’annonce », on constate qu’une telle annonce peut exercer une « emprise charismatique », au sens travaillé par Jean-Luc Évard dans son remarquable essai sur la rumeur, c’est-à-dire que la personne qui la porte présente et représente que l’au-delà est un déjà-là[5].

Cette conception de l’au-delà comme déjà-là renvoie à la notion de temps messianique qu’Agamben travaille dans plusieurs textes à la suite de Benjamin comme une clé conceptuelle de la politique radicale. Sa lecture de la Lettre de saint Paul aux Romains, qui ne fait pas officiellement partie de son grand-œuvre Homo Sacer mais qui le précède et le fonde, est particulièrement instructive à ce sujet. Le temps messianique n’est pas à venir, ce n’est pas un temps supplémentaire après la fin des temps, ce qui arrivera après le Jugement dernier. C’est plutôt « le temps de maintenant », selon l’apôtre Paul, c’est-à-dire le temps engendré par la venue du Messie, comprise non pas comme un événement historique daté et passé, mais comme advenue qui transforme la conception que l’on se fait du temps lui-même. C’est un temps « opératif », selon Agamben, un « temps qui reste », qui n’est pas le temps représenté, chronologique, mais qui « parvient pourtant à le saisir et à l’amener à son achèvement »[6]. Sara-Danièle Bélanger-Michaud explique que

[c]ette structure « opérative » du temps rapportée au messianisme de Benjamin permet de comprendre que l’énoncé selon lequel l’instant serait « la petite porte par laquelle entre le messie » signifie que le geste messianique (qu’on l’attribue à une entité transcendante ou qu’on le transporte dans l’immanence en le pensant comme un pouvoir révolutionnaire humain) consiste à la fois à s’approprier et à accomplir le temps, donc jusqu’à un certain point à re-prendre le temps[7].

L’image dialectique renvoie elle aussi cette conception messianique du temps car elle est « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. […] L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture. »[8]

Gala

Le titre du premier chapitre de Giroux, Apocalypso, est aussi le titre d’une chanson populaire de Joe Bocan sur l’album Les désordres, paru en 1991. Cette chanson peut s’ajouter aux figures de « Cassandre de la civilisation fossile » et d’« Œdipe pétrolier » que Giroux nomme dans la section « Pétro-spiritualité » de son chapitre introductif, soit la poétesse Huguette Gaulin « qui s’est immolée par le feu dans le Vieux-Port de Montréal en 1972 en lançant à la face de l’humanité “Ne tuons pas la beauté du monde” », et « le faux-monnayeur du Front de libération du Québec, Jean Castonguay, […] qui par désespoir a bu de la gazoline avant de s’immoler dans un wigwam sur le Mont-Royal en 1981 ». Dans un vidéoclip typique tourné sur une plage des Antilles, Bocan chante, dans l’eau turquoise, ces lignes de Robert Campeau (à ne pas confondre avec le riche financier et investisseur immobilier du même nom) dont l’actualité est désolante. Elles tissent ensemble le global et le local, le sort de la planète et celui de la psyché :

Les présidents sont réunis, pour discuter de l’atmosphère

Tous les États sont désunis, on va peut-être changer l’air

Il pleut acide sur ma vie, la terre est de moins en moins ronde

Ça fait des trous dans ma folie, j’entends comme une voix qui gronde

Tous les bébés sont réunis, pour réclamer leur couche d’ozone

Les journaux font de la poésie, y’a plus personne entre les ondes

Quand y’a trop d’échos dans ma vie, ça me fait perdre la raison

Je voyais des ombres dans la nuit, j’ai déclenché une explosion

Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde

Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe

Moi je vivais sans faire de bruit, sans déranger le monde atome

Je faisais l’amour sans mon permis, pendant qu’on préparait ma tombe

Aujourd’hui je vis sans compromis, j’ai déplafonné ma pensée

Je me promène dans ma galaxie, je passe ma vie à l’inventer

Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde

Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe

Avec ces images qui opposent de façon plutôt convenue le quotidien banal des gens ordinaires à l’atmosphère de gala des grandes rencontres entre puissants du monde, pendant que « la maison brûle », rappelons, avec Jacques Derrida, que dans la Septante, le mot grec apokalupsis est utilisé pour traduire des mots dérivés du verbe hébreu gala, qui signifie l’emportement. Pour sa part, André Chouraqui traduit gala par « découvrement » – et pour ma part, je rappelle que Gala était le prénom de l’épouse de Salvador Dalí, auteur de la méthode paranoïaque-critique, qui n’est pas étrangère à la méthode de l’image dialectique.

Le mot « apocalypso »semble jouer sur un registre voisin. En effet, en regardant vers les îles grecques, qui complètent les paysages rocailleux de la Palestine, de l’Égypte et de la Mésopotamie comme lieux d’origine de « notre » civilisation de feu, le mot semble évoquer la présence diaphane de Calypso, « celle qui voile, enveloppe », et qui, dans l’Odyssée d’Homère, recueille Ulysse suite à son naufrage et le garde sur son île paradisiaque pendant sept ans. Elle retient Ulysse deux fois plus longtemps que les obstacles placés sur sa route par Poséidon, dans ce qui est généralement interprété comme un « monde illusoire », un « faux Paradis » insulaire.

Apo-calypso, ce serait donc la séparation, la cessation, l’écartement, la négation de Calypso, qui provient, dans le mythe, de la pitié éprouvée par Zeus pour Ulysse. Le retour à Ithaque, selon Adorno et Horkheimer, est le prototype de l’émancipation « moderne » et dialectique de la Raison par rapport au Mythe, de celui qui « devient qui il est » en utilisant son propre entendement, qui sort du « sommeil dogmatique » par la ruse pour revenir à sa propriété fixe et assumer le commandement patriarcal qui lui revient. C’est peut-être ce que nous racontent encore ceux qui en veulent toujours aux voiles portés par des femmes – mais c’est sans doute une autre histoire.

La chanson Apocalypso du slammeur IVY, publiée en 2012 sur l’album Hors des sentiers battus par celui que les gens de Lévis ont connu une décennie plus tôt dans le duo Ivy et Reggie, formé au cégep de Lévis-Lauzon, ajoute peu à la chanson de Campeau et Bocan, sinon par la mise à jour de certains enjeux climatiques : les pluies acides sont remplacées par la fonte des glaciers, les mots d’ordre sont clairement émis en langue anglaise, etc.

Entre 1991 et 2012, le terme « apocalypso » apparaît aussi dans une chanson de Richard Desjardins, Charcoal, sur l’album Boom Boom paru en 1998. La chanson commence ainsi :

L’an deux mille, l’an deux mille cash

L’ADN, l’ADN, là the end of world

Le cimetière, le cimetière-monde

Drett’ dans l’dash, y’as-tu d’la vie sur Terre?

Apocalypso, l’capitaine Cousteau plongea dans ’Budweiser

Je ne change pas le monde, comme le fait la haute finance

Mais chu ben connu su’es listes d’attente

On me croyait mort mais je fumais du silence

Charcoal, charcoal

Et nous voici donc renvoyés aux feux de forêts qui sont de plus en plus destructeurs, notamment dans l’Abitibi natale de Desjardins, à mes voisins de banlieue propriétaires de pickups qui font du barbecue dans le smog, celui-là même dont les effluves traversent cet été non seulement le fleuve et les très anciennes Appalaches, mais aussi l’Atlantique jusqu’au « vieux continent ». Ne résistons pas à l’image : jusqu’au calme feutré de la galerie climatisée où l’on peut encore admirer la tenture de l’Apocalypse d’Angers, dont les rebords frisent et la couleur s’affadit dans la chaleur. Il reste au moins l’envers pour préserver les fibres colorées par d’anciennes teintures végétales.

Ici-maintenant : la Fête-Dieu

En laissant entendre que la parole de Dalie Giroux est prophétique, charismatique ou messianique, sinon apocalyptique, dans un sens technique de ces termes théologico-politiques, je cherche à qualifier comment elle m’atteint. En reprenant la caractérisation de la parole philosophique d’Alfred North Whitehead par Isabelle Stengers, je l’ai déjà qualifié de « parole de dragon », par opposition à une « parole de conseiller », au sens où elle s’adresse « aux rêves, aux doutes, aux effrois et aux ambitions, non à la perplexité, au désarroi, aux états d’âme demandant repère ». Dans les mots de Jeanne Favret-Saada, qui distingue deux types de récits dans sa théorie du discours sorcellaire, il s’agit non pas d’une parole « exemplaire », qui cache les ressorts de son efficace pour se présenter comme seule modèle envisageable, mais d’une parole « incitative », qui favorise la prolifération des pratiques et des récits[9]. Lors du lancement du livre de Giroux Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019), j’avais aussi donné l’exemple de Neil Young, dont la voix et la musique ont pour moi un effet incitatif : entendre Young me pousse à prendre ma guitare, à jouer et à chanter, tout comme lire Giroux m’encourage à écrire. Depuis des années, c’est donc dans ce sillon ou cet élan que s’inscrivent explicitement plusieurs de mes textes.

C’est à l’incitation des textes et des conférences de Giroux, notamment, que je dois mon « retournement » vers mes circonstances les plus immédiates, qui a pris la forme d’une recherche proliférante, d’une « ferronnerie » et d’un « hébertisme » au cœur de l’ancienne seigneurie de Lauzon, d’où je viens et où je retourne, le long des rivières Chaudière et Etchemin, entre le fleuve et les Appalaches. Le dernier jalon en date de cette recherche sans fin est une expédition au pied des Chutes-de-la-Chaudière, le 8 juin dernier. Cette sortie familiale, un soir de semaine, qui a permis de se dégourdir les jambes et de fatiguer les enfants énergisés par l’approche du solstice d’été et l’allongement des jours, fut provoquée par la lecture d’un passage de l’introduction du premier tome de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon, de Joseph-Edmond Roy, ouvrage-phare de mon « projet », s’il en est. Dans son long développement sur la rivière Chaudière, Roy écrit ceci :

On raconte qu’au pied de la chute de la Chaudière, il se produit chaque été, entre la fête-Dieu et le dimanche suivant, un phénomène assez étrange. La rivière se couvre alors de poissons qui remontent le cours des rapides et viennent frayer presque sous les bouillons de la chute. Comme, en ce temps-là, les eaux sont assez basses, on les voit fourmiller par milliers. On pourrait les prendre avec la main tant ils sont pressés et engourdis. Les paysans font des barrages en pierre pour les arrêter et en pêchent ainsi une quantité considérable.

Cette manne aquatique dure trois ou quatre jours, puis tous ces poissons disparaissent et on ne les revoit qu’à la fête-Dieu de l’année suivante. Dans la région, ces poissons sont connus sous le nom de carpes de France.

Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec, huile sur toile, 1944
Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec, huile sur toile, 1944

La date de la Fête-Dieu n’est pas fixe puisqu’elle dépend de la date de Pâques, elle-même fixée selon le calendrier lunaire. La Fête-Dieu, aussi appelée Solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ, a lieu le jeudi suivant la Trinité, c’est-à-dire soixante jours après Pâques. Elle souligne la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Instituée officiellement en 1264, soit un siècle avant la réalisation de la tenture de l’Apocalypse d’Angers, cette fête est traditionnellement célébrée par des processions où l’Eucharistie est transportée dans un ostensoir au cœur de la ville.

Au Québec, Jean Paul Lemieux nous en a donné une illustration célèbre, qui fut en quelque sorte recréée par Gilles Carle pour le film Les Plouffe en 1981, dans une scène qui culmine par l’acceptation, par l’Église, de la Conscription, dépeinte par le cinéaste comme un moment de rejet de l’institution ecclésiale par le peuple de la basse-ville – comme un début de la mythique Révolution tranquille, avec Maman Plouffe dans le rôle du katéchon qui tente d’éviter le pire. Pour ma part, je n’ai jamais participé à une procession de la Fête-Dieu, mais je chante régulièrement « Il était une fois des gens heureux » à l’enfant qui s’endort. Je suis aussi d’avis que l’Adoration eucharistique perpétuelle, dans certains lieux de culte, est une pratique fort intéressante qui pourrait, comme la Liturgie des Heures, aider certaines personnes à trouver des chemins de traverse et de déconnexion.

Sur les berges de la Chaudière

Les chutes de la Chaudière, le 8 juin 2023
Les chutes de la Chaudière, le 8 juin 2023

Puisque, comme l’écrit Giroux en finale de son ouvrage, « Ça ne se passera pas, en tout cas pas principalement, sur internet », je suis donc allé voir, le soir de la Fête-Dieu, si la manne poissonnière était toujours donnée sans contrepartie aux gens de mon coin de pays. Je m’attendais à n’y rien trouver. Or, au pied des chutes se trouvait tout de même un jeune pêcheur à la ligne. Un autre se trouvait en aval, pratiquement sous le pont suspendu qui amuse les enfants et qui permet aux piétons de traverser de Charny à Saint-Nicolas sans passer par l’autoroute. Il y avait aussi un trio de jeunes photographes, en plus de notre famille nucléaire de banlieue, qui a pu observer quelques petits ménés dans les flaques d’eau.

Affiche interdisant la pêche du 1er avril au 15 juin, parc des Chutes-de-la-Chaudière, Charny
Affiche interdisant la pêche du 1er avril au 15 juin, parc des Chutes-de-la-Chaudière, Charny

La manne de jadis n’était pas visible, ce soir-là, et sans doute n’existe-t-elle pas les autres jours non plus. Néanmoins, j’ai reçu comme un signe d’espérance la présence de deux affiches jaunes à l’entrée du site indiquant clairement que la pêche était interdite, à cet endroit, entre le 1er avril et le 15 juin. De retour à la maison, j’ai pu lire des articles rappelant l’importance de s’abstenir de pêcher lors de ces semaines du printemps afin de laisser se reproduire les nombreuses espèces de poissons qui viennent encore frayer en ces lieux. L’endroit est même qualifié de « frayère exceptionnelle pour de nombreuses espèces de poissons comme l’achigan, le doré et l’esturgeon jaune. » Dans des forums de discussion en ligne, des gens indiquent qu’en aval, en particulier dans les secteurs du petits et du grand bassin, on trouve de nombreuses autres espèces : bar rayé, saumon atlantique, ombles de fontaine et chevalier, truites, éperlan arc-en-ciel, ouananiche, marigane noire, perchaude, touladi, moulac et lacmou.

La légende reprise par Joseph-Edmond Roy, qui tenait déjà de la tradition orale à l’époque où il écrivait son texte et où Walter Benjamin était encore un bébé, m’a ainsi mis en contact avec les pratiques de préservation de ce qui nous est encore donné, dans les ruines où nous vivons toutes et tous aujourd’hui. Comme l’écrit Giroux dans son texte sur le terrain vague d’Hochelaga :

La ruine, en son sens politique, celui que rend possible l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, implique de faire la critique de notre forme de vie depuis l’intérieur de celle-ci, en tant que nous sommes nous-mêmes soufflés par le mouvement de destruction – et d’établir des rapports ruineux aux dispositifs d’accumulation de puissance qui définissent le présent.

Je remarque que le temps cyclique du calendrier liturgique correspond encore au temps cyclique de la vie animale. Cela étant dit, la discussion quant à la possibilité de manger quelque poisson que ce soit pêché aujourd’hui dans la rivière Chaudière, qui coule à travers la Beauce à partir de Lac-Mégantic et dans laquelle s’écoulent les champs arrosés-brûlés au purin de porc tout au long de la fertile vallée, reste donc ouverte. Au temps de la drave et des scieries à Breakeyville et à New Liverpool, la pêche à l’anguille avait toujours cours à l’Anse-Gingras. Notre pollution entre en nous, cela fait partie de notre condition. De là à s’empoisonner sciemment, il y a une marge. Dans tous les cas, c’est à la prolifération de discussions et d’expérimentations concernant nos façons d’habiter la vallée du Saint-Laurent que nous incite Dalie Giroux.


Notes

[1] Je souligne. J’omets la pagination étant donné que je réfère à la version électronique du livre.

[2] Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 4e de couverture.

[3] Pour une lecture locale de L’Apocalypse selon Jean, écouter l’épisode #0 (Pilote) de La Bête à Deux Dos : un podcast moyen intelligent (2 avril 2019).

[4] Giorgio Agamben, Quand la maison brûle. Du dialecte de la pensée, trad. Léo Texier, Paris, Payot & Rivages, 2021. Pour la lecture que Giroux fait d’Agamben, voir notamment Dalie Giroux, « Giorgio Agamben, philosopher en l’Europe et l’Amérique », Le Devoir, 30 mai 2009, et Dalie Giroux, « Agamben et les Anciens. À la recherche de la machine anthropologique occidentale », dans Les usages des Anciens dans la pensée politique contemporaine, sous la dir. Yves Couture et Martin Breaugh, Sainte-Foy, PUL, 2010, pp. 23-51. Il n’est pas anodin de noter que, selon Giroux, le principal mérite d’Agamben est d’avoir compris Walter Benjamin, qu’il a traduit et édité en italien.

[5] Voir Jean-Luc Évard, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Trocy-en-Multien, éd. de la revue Conférence, 2013. Sur cet enjeu du charisme, je me permets de renvoyer à ma recension de l’ouvrage d’Évard, parue dans Le Cygne noir en 2014, ainsi qu’à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, nov. 2015.

[6] Giorgio Agemben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épitre aux Romains, trad. Judith Revel, Paris, Rivages Poche, 2000, p. 125.

[7] Sara Danièle Michaud-Bélanger, De la répétition à la reprise : une critique conceptuelle, mémoire de maîtrise en littérature comparée, Facultés des Arts et sciences, Université de Montréal, 2006, p. 23.

[8] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, éd. originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, éditions du Cerf, 2006, p. 479.

[9] Voir Jeanne Favret-Saada, Désorceller, Paris, éditions de l’Olivier, 2009, pp. 50 et suivantes. Cette caractérisation du travail de Giroux a déjà été proposée dans Jade Bourdages et Simon Labrecque, « Que sont nos souverains devenus? Commentaire des tressages », Cahiers des imaginaires, vol. 8, no 12 (Critiques de la souveraineté. Interpellation plébéienne, récit et violence), mars 2015, pp. 118-119.

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Classé dans Simon Labrecque

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Par Adam Greenfield *

Traduction par Simon Labrecque

C’est intentionnellement, peut-on supposer, que Simon Jenkins du Guardian a choisi de consacrer sa chronique de la fin de semaine de Pâques au déclin de la ferveur chrétienne dans les îles britanniques – et si c’est le cas, c’est de bonne guerre. Ce qui est curieux, cependant, c’est qu’il consacre la plus grande partie de son article à explorer ce qui est certainement l’une des conséquences les moins évidentes de ce déclin, à savoir l’occasion qu’il nous offre de revaloriser l’utilisation des églises en les restaurant au bénéfice des communautés où elles se trouvent. Et ce qui me surprend le plus dans sa proposition, compte tenu de l’écart considérable entre sa conception du monde et la mienne, c’est à quel point je suis d’accord avec elle.

Ce qui préoccupe Jenkins dans son offrande pascale, ce sont les quelque 51 000 bâtiments religieux disséminés dans le pays – chacun d’entre eux étant généralement « le bâtiment le plus en vue, pour ne pas dire le plus magnifique, dans presque toutes les villes et tous les villages d’Angleterre » – et ce qu’il advient d’eux à une époque où la profession de foi chrétienne connaît un déclin inexorable. Sa principale préoccupation semble être que, sans congrégation active pour s’en occuper ni liens significatifs avec les personnes habitant dans les environs de ces bâtiments, ces derniers risquent l’abandon, la décrépitude, voire l’effondrement dans un état de délabrement définitif, même si les communautés dans lesquelles ils sont intégrés ont encore un désir pour les fonctions qu’ils remplissaient autrefois.

En bref, Jenkins pense qu’il y a encore de la vie dans ces édifices. Son argumentaire part du constat que, tout au long de l’histoire, « ces bâtiments ont offert à leur public cérémonie et commémoration, paix et méditation, charité et amitié, en dehors de toute foi », mais que les communautés modernes, en revanche, manquent souvent d’un lieu dans lequel elles pourraient poursuivre ces mêmes objectifs. Et c’est là qu’il voit une occasion : les bâtiments religieux, dit-il, « doivent être entièrement ou partiellement sécularisés » et réaffectés, non seulement pour combler « les lacunes d’un État-providence de plus en plus délabré », mais aussi pour « les reconnecter aux communautés environnantes dont le déclin du culte les a éloignées ».

Cette idée est fort intéressante. Tout d’abord, Jenkins a tout à fait raison de dire que les communautés ont besoin de lieux pour observer les rituels des étapes de la vie et des saisons qui nous lient les un·es aux autres, sans qu’il soit nécessaire que ces observations fassent appel au transcendant ou au surnaturel. Ces cérémonies régulièrement réinscrites constituent une part considérable de la manière dont nous donnons un sens aux lieux, et il n’y a aucune raison pour que les bâtiments religieux, convenablement désacralisés, ne puissent pas servir cet objectif à l’avenir, comme les églises paroissiales l’ont fait dans ce pays depuis des temps immémoriaux. Il a également raison d’observer que les édifices religieux soutiennent souvent des institutions vitales pour le bien-être de la communauté locale. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre d’organismes communautaires vers lesquels nous nous tournons si souvent en temps de crise, dont les locaux se trouvent dans une église, une mosquée ou un gurdwara. C’est à ces organismes qu’on fait appel lorsqu’il s’agit de combler les lacunes de l’État et du secteur privé dès qu’on se trouve cruellement exposé·es aux coups du sort.

Cependant, Jenkins passe à côté d’un élément important. Lorsque je pense à tous les lieux de culte sous-utilisés disséminés sur le territoire, ce qui me saute aux yeux, c’est à quel point ils sont bien adaptés pour fournir ce qu’exige notre époque caractérisée par un effondrement du système climatique, soit un ensemble d’infrastructures résilientes. En fait, son article m’a rappelé une idée que je nourris depuis une dizaine d’années, depuis Occupy Sandy, compte tenu de mon amour tenace pour les illustrations des « Visions » de Clifford Harper du milieu des années 1970, et en m’appuyant sur les leçons apprises au cours du travail d’une personne proche avec notre centre alimentaire de quartier.

En voici l’essentiel : les communautés locales devraient prendre en charge les églises sous-utilisées et les convertir en Maisons de vie, des installations conçues pour aider les gens à surmonter non seulement les ravages de l’austérité néolibérale, mais aussi les circonstances encore plus difficiles auxquelles ils et elles sont confronté·es dans ce que j’appelle la Longue Urgence , la période prolongée de chaos climatique dans laquelle nous vivons désormais. Cela signifie qu’il faut les aménager comme des refuges décentralisés pour les personnes sans logement, des entrepôts pour les stocks de nourriture d’urgence (qui seront renouvelés par une banque alimentaire), des haltes-chaleur ou des haltes-fraîcheur pour les personnes vulnérables et des sites de purification d’eau, de production d’énergie et d’agriculture urbaine, capables de soutenir le quartier où ils se trouvent lorsque les sources ordinaires d’approvisionnement ne sont plus fiables. L’idée fondamentale de la Maison de vie est qu’il devrait y avoir un endroit, dans un rayon de trois ou quatre pâtés de maisons, où l’on peut recharger son téléphone lorsque le courant est coupé partout ailleurs, puiser de l’eau potable lorsque l’approvisionnement par le réseau n’est pas fiable pour une raison ou pour une autre, se réunir avec ses voisins pour discuter et délibérer sur des sujets d’intérêt commun, organiser une garde d’enfants fiable, emprunter des outils dont la possession individuelle ne fait pas sens, et ainsi de suite – et que ces endroits peuvent et doivent être un seul et même lieu. En tant que pierre angulaire d’une débrouillardise collective, la Maison de vie est une mise en œuvre pratique des valeurs solarpunk, et elle est éminemment réalisable.

Formellement, les services d’infrastructure des Maisons de vie que j’imagine sont dispersés, plutôt que centralisés, ce qui les rend résistants aux défaillances de plus en plus fréquentes du réseau. Dans Ours To Lose, la magnifique ethno-histoire sociale sur les squats du Lower East Side de New York, Amy Starecheski raconte l’histoire du vélo stationnaire générateur d’électricité installé sur le trottoir à l’extérieur de C-Squat, au coin de la 10e rue et de l’avenue C, qui a alimenté une banque de chargeurs de téléphone pendant les pannes prolongées qui ont suivi la tempête de neige Sandy. Toute la communauté s’est d’abord rassemblée sur ce coin de rues pour simplement recharger leurs téléphones; ensuite pour se retrouver les uns les autres. Durant plusieurs semaines, le trottoir devant C-Squat s’est transformé en carrefour où les victimes de cette brutale perturbation relativement soudaine se rassemblaient pour avoir accès aux dernières informations, mais aussi pour retrouver le réconfort de la camaraderie et une aide matérielle vitale. C’est le modèle que j’ai à l’esprit pour les Maisons de vie en tant qu’infrastructures communautaire : lorsque le réseau tombe en panne ou que l’eau des canalisations n’est plus potable, chaque regroupement d’une centaine de ménages dispose d’un endroit où il peut se rendre pour satisfaire ses besoins de base les plus variés. Beaucoup d’entre nous auront de plus en plus besoin d’endroits comme celui-ci à l’avenir.

Le processus à long terme de désinvestissement volontaire de nos gouvernements, ce que les géographes David Harvey et Ruth Wilson Gilmore appellent « l’abandon organisé », s’additionne à l’effondrement du système climatique, au moment même où les systèmes complexes sur lesquels nous comptons pour soutenir la vie quotidienne se révèlent beaucoup plus vulnérables qu’on le pensait. Une fois encore, la valeur d’un tel lieu dépasse donc le matériel pour rejoindre le psychique et l’affectif. Si une Maison de vie, alimentée par l’énergie solaire, peut être un endroit où l’on peut recueillir et purifier l’eau de pluie, et cultiver ses légumes, elle peut aussi servir à dispenser d’autres services de manière autonome : un atelier communautaire, un centre pour les jeunes ou les personnes âgées, et un endroit où peuvent être prodigués des soins entre pairs, à l’image de ce que Cassie Thornton appelle « l’hologramme » dans son livre du même nom. Elle peut être tout cela à la fois, approvisionnée et gérée par les personnes vivant dans ses environs. L’entraide a besoin d’un lieu, tout comme la participation citoyenne active. La Maison de vie devrait pouvoir répondre à ces besoins afin de traverser ensemble la Longue Urgence.

Il y a aussi une sorte d’externalité positive, ici. L’un des problèmes qui contrarie toujours ceux et celles d’entre nous qui croient en la notion d’assemblée ou en d’autres modèles de gestion participative de nos communautés est que ces types de délibération sont souvent difficiles à vendre, et ce, pour de nombreuses raisons. Pour commencer, la plupart d’entre nous sommes épuisé·es. Notre vie est déjà remplie d’obligations et d’engagements, nous nous trouvons dans des situations qui requièrent notre présence et toute notre attention. Nous n’avons pas toujours l’énergie ou les moyens de nous déplacer pour « participer », même si nous sommes convaincu·es de l’intérêt de le faire. Mais si le lieu de délibération se trouve dans notre voisinage immédiat? Et que nous nous y rendons de toute façon (pour recharger un téléphone, aller chercher les enfants, rendre un déshumidificateur emprunté, s’abriter de la chaleur, etc.)? Dans ce cas, les chances que l’un·e d’entre nous s’implique de manière significative dans la gestion de ces services collectifs augmentent considérablement. À l’instar des chargeurs de téléphone posés sur la table à l’extérieur de C-Squat, il faut considérer les infrastructures comme « le cœur de l’affaire » : à partir d’elles, tout est possible.

Bien entendu, dans les quartiers établis de longue date, il y a souvent déjà un bâtiment ou un site physique qui remplit organiquement plusieurs de ces fonctions – le point de Schelling, ou nœud de coordination inconscient du quartier, qui apparaît naturellement. Qu’il s’agisse d’une église, d’une mosquée, d’une synagogue, d’un local syndical, d’un gymnase d’école secondaire ou d’une bibliothèque publique, c’est vers là que les gens se tournent instinctivement pour trouver un abri et de l’aide en cas de problème. À mon avis, ce que notre époque troublée nous demande aujourd’hui, c’est d’être plus conscient·es et plus déterminé·es à créer des réseaux polyvalents à partir de ces lieux, chacun d’eux étant approvisionné en prévision de l’heure du besoin maximal.

L’idée d’un réseau fédéré de Maisons de vie suppose que chacune d’elles soit gérée par et pour les habitant·es d’un quartier ou d’un district spécifique, ce qui signifie que nombre d’entre elles refléteront nécessairement des valeurs locales distinctes. Et c’est très bien comme ça! C’est ainsi que les choses doivent se passer! Mais cela suggère également que le réseau lui-même peut maintenir un ensemble de valeurs déclarées qui, je pense, sont principalement orientées vers l’inclusion. Érigées en principes, ces valeurs décidées de manière consensuelle devraient être observées par les Maisons de vie locales si ces dernières veulent se fédérer et tirer tous les avantages qui découlent de la fédération. Vous pouvez conserver tous les principes que vous souhaitez en tant que pragma ou accord local, tant qu’ils n’entrent pas en conflit avec les principes du réseau. Votre Maison de vie est strictement végétalienne? Elle observe le Ramadan? Elle demande une dîme de 1% aux entreprises opérant dans son bassin versant? Allez-y, mais faites-le comme un pragma. Personne n’a le droit de vous dire comment votre communauté doit se comporter.

Heureusement, chaque quartier ayant fait l’objet d’un abandon organisé et traité comme une zone sacrificielle dans le cadre du capitalisme tardif possède une ou plusieurs structures sous-utilisées parfaitement adaptées pour devenir une Maison de vie. Elles appartiennent à la catégorie que la chercheuse Samaneh Moafi appelle les « biens communs négatifs » (negative commons) : des lieux qui sont devenus disponibles pour un usage collectif presque par dépit, abandonnés parce qu’ils ont perdu toute utilité pour le capital. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne conservent pas la plus grande utilité pour nous – et nous devrions les saisir pour les utiliser. Par ailleurs, presque par définition, les endroits où le marché foncier a augmenté la valeur des propriétés au point où il n’y a plus d’installations sous-utilisées de ce type n’ont pas un besoin aigu de ce qu’accomplit une Maison de vie. Il semblerait qu’ils soient déjà suffisamment pris en charge par le marché, et qu’ils préfèrent probablement qu’il en soit ainsi.

Mais pour le reste d’entre nous? Nous aurons de plus en plus besoin d’endroits où nous pourrons nous réunir – pour prendre soin de nous-mêmes et les uns des autres, pour décider des actions à entreprendre et pour renforcer notre capacité collective dans tous les aspects de la vie dans cette nouvelle époque éprouvante. La construction de nouvelles structures étant de plus en plus injustifiable en raison des énormes quantités de carbone rejetées dans l’atmosphère, il existe un argument très fort en faveur de la réappropriation des structures qui existent déjà, au sein, ou à proximité, de nos communautés, pour en faire des foyers pour de tels rassemblements. Pour ma part, je rêve de contribuer à l’établissement d’un réseau de Maisons de vie, et de vivre pour voir la carte en être parsemée.


* Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Verso Books sous le titre « From Churches to Lifehouses » le 17 avril 2023.

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Lukács: L’Esthétique traduite et le monde ne s’est pas effondré

Critique de L’Esthétique, de Georg Lukács, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, deux tomes (tome I : 2021, 920 pages.; tome II : 2022, 952 pages).

Par Dominic Lapointe, la légende objective

Titien, Vénus anadyomène, c. 1520

On ne peut faire admettre abstraitement la valeur d’une œuvre philosophique, ni prouver dogmatiquement qu’elle était indispensable si l’on veut sérieusement apprendre quelque chose assez rapidement non seulement sur le domaine qu’elle traite, mais aussi sur l’ensemble de l’être, sur ce qui existe. Il faut donner en quelques lignes un aperçu assez général pour couvrir cette œuvre dans sa totalité, assez précis pour en décrire le centre, et assez ouvert pour la situer dans le débat philosophique. Alors seulement pourra-t-on faire pressentir pourquoi la culture française a dû se développer depuis six ou sept décennies en l’absence des écrits polémiques et substantiels qui doivent néanmoins être qualifiés d’indispensables.

Il faudrait donc supposer que la philosophie française n’a rien produit d’important sur la question de l’être, sur ce qui existe, ni sur l’art, puisqu’il lui manquait d’entrer en contact avec L’Esthétique de Georg Lukács. Sans rien dire, sans protester, on présumerait qu’elle s’est plutôt embourbée dans la mystification, la falsification ou tout au moins dans le déni de l’être, au point que ce dernier mot lui semble à l’opposé de l’expression de « réalité objective » qu’emploie Lukács, dans un engagement polémique déclaré contre la philosophie idéaliste, un engagement en faveur des deux courants chauds qui s’y opposent, les deux attitudes complémentaires qui seules pourraient venir à bout d’une explicitation philosophique de la réalité : le matérialisme historique et le matérialisme dialectique.

Ce n’est pas tout, car la culture française doit se passer encore de deux livres indispensables à une bonne compréhension de L’Esthétique : les Prolégomènes à une esthétique marxiste, sans lesquels on ne peut pas bien comprendre pourquoi c’est la catégorie de la particularité qui joue le rôle central dans l’activité esthétique, et les Contributions à l’histoire de l’esthétique, qui situent toute la réflexion par rapport aux discussions entre Schiller et Goethe, à la prise de distance de l’idéalisme objectif de Hegel face à son prédécesseur Kant, et à des auteurs aussi différents que Vischer, Tchernychevski, Mehring, Marx. Nous devrons attendre encore, mais d’ici là, il y a L’Esthétique.

Les œuvres d’art offrent un reflet[1] de la réalité objective. L’activité esthétique consiste à reproduire dans l’esprit une reconfiguration spécifique de la réalité objective. Ce reflet n’est pas un reflet mécanique. Au contraire, il a besoin de la catégorie complexe de la mimésis pour être un reflet esthétique. Le reflet esthétique est un reflet pour nous, un reflet jouant un rôle dans le processus d’émancipation de l’humanité. La mimésis, catégorie aristotélicienne, est une catégorie militante, une catégorie qui prend parti. Aristote est un compagnon de lutte! Le reflet va chercher grâce aux moyens de la mimésis une vision du monde, grâce à la manière qu’a la mimésis de choisir puis de donner forme à certains éléments, certaines idées, c’est-à-dire non pas au hasard, mais en vue d’obtenir une évocation précise, une évocation qui, dans sa complétude, fait apparaître à la conscience le plus vivement qu’on puisse imaginer une partie de la réalité ou plutôt une totalité réellement existante. L’évocation n’a nulle part ailleurs une force de conviction aussi intime, aussi persistante que dans l’activité esthétique, et seule cette activité peut la susciter.

Le monde, lui, est unitaire. Il n’y a qu’une réalité objective et elle est bien sûr en mouvement. Elle est le contenu des œuvres d’art, et dans la dialectique du contenu et de la forme, le contenu possède une priorité qui ne peut que renforcer la nécessité formelle. Les genres artistiques rassemblent des moyens sous forme de légalités, des façons d’amener à la conscience, qui sont appropriées à certains sujets, et le choix du sujet dans un genre déterminé est la question esthétique décisive, comme on le voit dans la discussion entre Goethe et Schiller sur la différence entre la poésie épique et lyrique, ou celle entre le drame et le roman. La mimésis, la catharsis sont peut-être des catégories militantes, mais la catégorie du genre est un champ de bataille entre liberté et servitude, entre réalité transcendante (religion) et monde concret (classes sociales), et ce, peu importent les opinions subjectives de ceux qui s’engagent dans l’activité esthétique (auditeurs, artistes, visiteurs d’un bâtiment, etc.). « Ils ne le savent pas, mais ils le font » (Karl Marx). Le reflet esthétique est un type de reflet qui s’est spécialisé, différencié peu à peu et sur de très longues périodes historiques, mais ce reflet spécialisé est évocateur, peut restituer des étapes entièrement disparues de l’évolution de l’humanité (l’exemple d’Homère est significatif) et contribue à sa perspective d’avenir.

Chaque étape de ce cursus s’accompagne de la vive polémique qui jaillit contre les différentes affirmations de l’idéalisme subjectif (Kant, Fichte, pour les classiques) ou objectif (Hegel). Ceci dit, Lukács se réfère régulièrement à la pratique d’artistes comme Rembrandt, Diderot, Léonard de Vinci, Dante, Brecht, Byron, Mozart, Pavese ou Giotto, pour montrer combien la pratique dépasse toujours la théorie, de par la nature même de l’activité esthétique. Pour se défendre ici, l’idéalisme subjectif devra prouver par exemple qu’une œuvre d’art n’est pas un reflet, même complexe, que la réalité n’est pas unitaire, même en mouvement, ou que l’objectivité recule vraiment devant la subjectivité; mais ces preuves sont vraiment difficiles à établir devant un Lukács qui ne concède pas un pouce de terrain. Voilà pourquoi même l’idéaliste convaincu, le subjectiviste par exemple, le relativiste ou même le nihiliste peuvent en apprendre autant avec le philosophe Lukács qui, même lorsqu’on est sûr qu’il exagère, nous enseigne quelque chose, rien que de la manière avec laquelle il développe son argumentation, et en voyant sur quels savoirs il l’appuie. Ceux qui veulent apprendre passeront auprès de lui une période d’étude fructueuse; il joue presque le même rôle pour notre époque que Hegel pour le dix-neuvième. « Et lorsque je m’exprime ici avec passion, écrit-il dans sa préface, contre l’idéalisme philosophique, cette critique est toujours tournée contre mes propres tendances de jeunesse[2]. » Qui n’entendrait pas ici les accents de Hegel contre l’« enthousiasme » de la connaissance dans la célèbre préface à La Phénoménologie de l’esprit? Il était impossible au temps de Lukács, et il est impossible dans le nôtre, de ne pas grandir et recevoir sa formation intellectuelle ou spirituelle sous le toit de chaume de l’idéalisme subjectif, et il est impossible encore aujourd’hui de s’en dégager sans une étude libre, une étude du marxisme. À cet égard, Lukács est de loin le formateur le plus divertissant et le plus original, d’ailleurs beaucoup plus drôle que tous les postmodernes réunis.

Mis à part l’originalité de l’élaboration de l’œuvre majeure de ce grand philosophe, une découverte dont il est l’auteur mérite d’être mentionnée ici. Ivan Pavlov a en son temps distingué deux systèmes de signalisation dans la pratique humaine : celui des « impressions détectées par les appareils récepteurs des animaux » (cf. Pavlov[3]), puis celui de la parole, les signaux secondaires, « signaux des signaux primordiaux ». Lukács en découvre un autre, situé entre les deux, particulièrement mobilisé par l’activité esthétique. C’est lui qui permet de comprendre, entre l’universalité et la singularité, la sphère concrète de la particularité, qui est le cœur, comme nous l’avons mentionné, des catégories esthétiques (onzième et douzième chapitres, premier tiers du tome II). À part cette découverte, ou cette hypothèse, le reste du livre ne devrait être, si on doit en croire Lukács, qu’une reformulation utile de ce que tout citoyen progressiste devrait savoir, une suite conséquente des principes du matérialisme dialectique, mise au service d’une bataille inévitable, d’un choc frontal avec les conclusions habituelles de l’idéalisme sur la question de l’art.

Encore aujourd’hui, notre aile gauche intellectuelle s’appuie sur Heidegger, ou même Nietzsche, ou Dilthey, Sartre, Simmel, Foucault, Adorno, Max Weber, et pourtant, le besoin ne se fait-il pas souvent sentir de pouvoir renoncer fermement, et d’une manière cohérente, au relativisme dans la conception de l’histoire, à l’agnosticisme dans la théorie de la connaissance, au darwinisme social, au néolibéralisme, au fatalisme, à l’eschatologie, à la censure, au nihilisme dans la conception de l’être, à l’irrationalisme, à la mythologie et au subjectivisme dans l’attitude quotidienne devant la vie : éthique, politique, esthétique et pratique où tout s’unifie sur le plan de l’action? Que dire si cette opposition cohérente et multifonctionnelle peut s’établir tout en se basant sur une tradition historique qui inclut dans son sillage la Renaissance, Spinoza, les Lumières, la Révolution française, Goethe, Hegel, l’antifascisme et le féminisme? Ne serait-ce que par curiosité, les éternels étudiants ouverts d’esprit trouveront une entrée riche et favorable aux découvertes dans L’Esthétique, et non un dernier labyrinthe hermétique devant lequel la raison doit s’incliner.


Notes

[1] Les traducteurs Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu ont choisi d’employer le mot « reflètement », qui désigne l’action. Sans chercher à nuire à leur projet, nous avons plutôt choisi d’utiliser le mot « reflet », plus habituel, qui désigne la chose au lieu de l’action.

[2] Georg Lukács, L’Esthétique, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, 2021, tome 1, p. 35.

[3] Ibid., p. 38.

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Martti Koskenniemi se traduit-il en totonaque?

Commentaire du 12e chapitre du livre To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power, 1300-1870 de Martti Koskenniemi, Cambridge University Press, 2021.

Par René Lemieux, Université de Sherbrooke | ce texte est aussi disponible en format pdf

Note de la rédaction

Ce texte reprend une intervention prononcée le 24 mars 2022 dans le cadre du cercle de lecture « L’imagination juridique au pouvoir », organisé par le Laboratoire pour la recherche critique en droit (LRCD) de l’Université de Sherbrooke et le Centre d’études sur le droit international et la mondialisation (CEDIM), autour de l’ouvrage To the Uttermost Parts of the Earth. Cette séance portait sur la partie IV « Germany : Law, Government, Freedom » (pp. 795-967) et sur la conclusion. Elle était animée par Hélène Mayrand, avec des présentations par Alexandra Kemmerer et René Lemieux, et la participation de Martti Koskenniemi. L’auteur du présent texte tient à remercier Anna Helle (Université de Turku) pour sa relecture du finnois.

Introduction

Dans le cadre de ce court commentaire du livre To the Uttermost Parts of the Earth de Martti Koskenniemi, je vais d’abord brièvement résumer le dernier chapitre, pour ensuite essayer d’offrir une petite réflexion sur mon expérience de lecture à partir de mon lieu disciplinaire, la traductologie.

Résumé du dernier chapitre du livre

Le chapitre que j’avais à lire est dans la quatrième partie du livre. Jusqu’ici, on est passé d’une généalogie de l’État de droit (première partie du livre, chapitres 1 à 4) aux cas de la France (deuxième partie, ch. 5 à 7) et de la Grande-Bretagne (troisième partie, ch. 8 à 10). Tout comme pour ces deux parties axées sur un seul pays, on ne suit pas une chronologie fixe dans le cas de l’Allemagne (quatrième partie, ch. 11 et 12). On brosse plutôt le portrait du monde intellectuel germanique, qui se distingue des deux autres contextes par un accent particulièrement fort mis par l’auteur sur le monde académique (Koskenniemi 2021, 878).

Le douzième et dernier chapitre du livre s’intitule « The End of Natural Law : German Freedom 1734-1821 » et continue la réflexion entamée dans le chapitre précédent sur les transformations du ius naturae et gentium comme « technique protestante dans la fonction de conseiller du prince » (ma traduction) pour établir une véritable science empirique de gestion de la société, en particulier de sa part économique. Les enjeux de souveraineté multiple (du temps du Saint-Empire romain germanique) sont remplacés par des enjeux plus globaux, la diplomatie et la paix en Europe (voir Kemmerer 2021 pour une description plus complète des liens entre les deux derniers chapitres).

Le dernier chapitre s’articule autour de quatre réinterprétations (ou transformations) du droit naturel qui était jusqu’alors le type de pensée juridique dominante du Saint-Empire romain germanique. On pourra parler d’accommodement du droit naturel en réponse aux développements intellectuels, et en particulier celui de l’idée d’histoire ou de progrès (Koskenniemi 2021, 951).

Quatre auteurs (juristes ou philosophes) sont présentés de manière très détaillée : Schmauss, Justi, Kant et Martens. Le premier, Johann Jacob Schmauss (1690-1757) transforme le droit naturel en une science politique empirique, dominée par une pensée anthropologique des pulsions. Selon lui, les caractéristiques humaines se comprennent d’elles-mêmes, sans médiation, et on peut en déduire des préceptes naturels comme « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » (Koskenniemi 2021, 881). Gottfried Achenwall (1719-1772), l’inventeur de la statistique, est placé par Koskenniemi avec Schmauss : il change un peu la perception anthropologique de la vie publique en voyant dans l’État le développement, voire le perfectionnement, des regroupements plus primordiaux comme les premières familles réunies en communauté (Koskenniemi 2021, 887), à l’image de l’État total gérant tout et où le dirigeant est un Landesvater, une figure du « Père de la nation ». La diplomatie en ce sens englobe les relations des nations dirigées par des princes ayant autorité absolue sur leur territoire.

Johann Heinrich Gottlob Justi (1717-1771), pour sa part, adapte le droit naturel pour la science économique. Contrairement à Achenwall, il considère que l’État n’est pas au-dessus du commerce (Koskenniemi 2021, 896), par exemple, car c’est dans la nature du commerce d’être libre. Cette perspective nécessite de penser autrement le rôle de l’État. Le gouvernement aura plutôt un rôle de supervision (avec le caméralisme comme science de l’administration), et son objectif sera d’assurer pour ses sujets leur « bonheur » (Koskenniemi 2021, 901). Il faut quand même savoir tempérer le désir de gestion totale en gardant en tête l’importance de la liberté des sujets. La modération a toujours une place importante chez Justi.

Quant à Emmanuel Kant (1724-1804), il opère la troisième forme de transformation du droit naturel en critiquant le jusnaturalisme, parce que ce dernier pourrait défendre une image mécanique de l’individu, tout en se faisant le continuateur de ce même jusnaturalisme par l’importance qu’il accorde à l’universalisme. Kant donne une nouvelle évaluation à l’anthropologie humaine : pour lui, ce qui compte avant tout, ce n’est pas le bonheur, mais la liberté (Koskenniemi 2021, 874), conçue à la fois comme une autonomie pour chacun (le pouvoir de se donner des règles : la déontologie), et une indépendance par rapport aux choix des autres. Cela se reflète dans sa manière de penser le droit international, avec son projet de Paix perpétuelle, et dans son Rechtslehre, où, dans les deux cas, Kant conçoit pour l’humanité une obligation morale de sortir de sa condition anarchique (au sens que cette humanité n’a pas de droit objectif) pour accéder à une constitution internationale, que Kant appelle une fédération d’États libres ou, plus tard, de Congrès permanent des États (Koskenniemi 2021, 915). C’est le développement d’un droit cosmopolite (notamment pour les étrangers et les réfugiés), qui se distingue d’un droit positif étatique, mais surtout une croyance forte dans le progrès de l’histoire.

Une dernière transformation du droit naturel, que Koskeniemmi intitule « La diplomatie de la Restauration comme droit moderne des nations », est le fait de Georg Friedrich von Martens (1756-1821), qui pense dans un monde où le droit naturel n’a plus vraiment sa place (Koskenniemi 2021, 876). C’est un monde où s’élaborent des traités et des instruments pour la diplomatie de manière positive. Martens a vécu l’occupation napoléonienne. Pour cette raison, Koskeniemmi le présente comme un conservateur, comme le représentant d’une tradition réaliste de la prudence, ayant une méfiance pour les principes abstraits et les grandes théories explicatives, et participant intellectuellement à une conception anthropologique qui perçoit dans la nature humaine un mal inné (Koskenniemi 2021, 930). Il y a un certain empirisme chez Martens, notamment dans sa volonté de classifier les textes de loi (son modèle, ce sont les sciences naturelles). Il ne cherche pas à prescrire le droit, il veut l’expliquer : il veut voir comment ça marche (Koskenniemi 2021, 935).

Pour Koskenniemi, la tradition allemande est celle d’une volonté de parachever le désir de voir le droit s’appliquer partout, qu’on retrouvait déjà dans le ius gentium romain (Koskenniemi 2021, 949), puis amplifié par l’apport chrétien du droit naturel. Ce que fait différemment l’« imagination allemande », c’est d’abord de prendre cet idiome du ius naturae et gentium et de le transformer en technique de gestion étatique opérant comme une machine, pour en faire une science de la vie sociale. Une multitude de questions émergent quant à la naturalité de cette manière de penser le droit : que faire des coutumes européennes? que faire des nations « barbares » non européennes? représentent-elles une phase antérieure de la civilisation ou une déchéance de la civilisation? Si le droit naturel est différent selon qui le pense, ce n’est tout simplement plus du droit naturel – ou bien le droit naturel n’a plus sa place. Ce qui prend sa place, c’est l’histoire, ou le progrès (qui serait, lui, universel). Ce n’est pas tant une éradication du droit naturel que sa transformation en un désir d’universalité.

Un retour sur la conclusion

Je voudrais rapidement revenir sur la question de l’imagination et du bricolage qu’on retrouve en conclusion de l’ouvrage. Le terme « bricolage », rappelons-le, provient de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss.

Ce que je comprends de l’articulation entre l’imagination et le bricolage vient d’abord d’une conception du langage en général, et du langage juridique en particulier. Ce que nous dit Koskenniemi, c’est : oui, le langage juridique d’une époque donnée détermine les limites du monde pensable, mais ça ne veut pas dire que l’imagination n’inclut pas également la possibilité de sortir de ce monde mental. En fait, c’est ce qu’il veut dire par « imagination » : la capacité, dit-il, de traduire entre les langages professionnels (ou disciplinaires) au besoin (on pourrait aussi dire : entre les langues) (Koskenniemi 2021, 953). D’où l’importance, selon lui – ce qui a été maintes fois critiqué ici dans le cadre de ce cercle de lecture – d’une lecture des écrits d’hommes blancs européens. Et la raison est simple : nous vivons dans un monde imaginé par des hommes blancs européens.

Dès la lecture des premiers chapitres, j’avais été étonné de lire le terme « imagination » dans le titre de l’ouvrage. J’ai voulu en savoir plus sur le concept d’« imagination » chez Koskenniemi et je suis tombé par hasard sur le web sur un tout petit texte de Koskenniemi intitulé « Less is More : Legal Imagination in Context » (Koskenniemi 2018), qui provenait d’un colloque. Dans ce texte, Koskeniemmi cite Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte qui représente peut-être bien ce qu’il entendait faire avec son livre (je le cite en français) :

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants (Marx 1969, 9).

C’est à ce moment que Koskenniemi arrête sa citation, mais il serait intéressant de lire ce qui suit ce passage chez Marx :

Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté (Marx 1969, 9; je souligne).

Cette scène nécessite une « mécanique »[1], un artifice, un faux-semblant, une mimésis trompeuse, c’est-à-dire la représentation (au sens théâtral comme au sens poétique ou même politique). Mais qu’est-ce que cela nous dit? Certes il y a des transformations (ou une traduction), mais pour Marx, c’est plus souvent qu’autrement une reprise du passé tournée pour le présent.

Ici la traduction change de sens, ou du moins, la métaphore n’est plus la même. On a l’habitude de penser la traduction comme un transport (comme le mot l’indiquait originellement : « traduire », c’est conduire au-delà – ou avec l’anglais « translation », qui indique lui aussi un déplacement). On prend une idée et on la transporte, par exemple, dans une autre langue ou un autre pays. Mais historiquement – et dans plusieurs langues encore aujourd’hui – la traduction pouvait être pensée différemment, et notamment par le fait de tourner (voir par exemple Simeoni 2014). Le latin convertere l’indique (devenu depuis en français « convertir »). C’est bien ce que suggère le finnois, par exemple, avec kääntää (kääntää sivua : tourner une page; kääntää sivu ranskaksi traduire ou tourner une page en français). Alors, kääntyyko Koskenniemi?

Réflexions à partir de la traductologie

J’ai posé une bien drôle de question avec le titre de ce commentaire : Koskenniemi se traduit-il en langues autochtones? Je vais conclure mon intervention en donnant un bien étrange exemple. Je ne sais pour le livre au complet, mais le titre du livre, voyez-vous, est un exemple donné par le célèbre théoricien de la traduction Eugene Nida (1914-2011) d’une traduction qui, si on veut garder la lettre de l’original, ne fonctionne pas du tout. Nida a été un des présidents de la American Bible Society et a fondé le Summer Institute of Linguistics, l’organe protestant du missionnariat chez les Autochtones d’Amérique et de la traduction de la Bible dans leur langue, encore aujourd’hui[2]. Ce sont ses théories qui sont encore appliquées pour traduire la Bible dans de nouvelles langues. Je disais donc que le titre du livre (qui vient d’un verset des Évangiles[3]), a été discuté par Nida dans son article « Linguistics and Ethnology in Translation-Problems » de 1945 :

[I]n the Totonac language[4] if one translates literally the expression “from the uttermost part of the earth to the uttermost part of heaven,” occurring in Mark, 13.27, the native is likely to be confused, or even to laugh, as one did. He commented that such a distance would be nothing at all. His explanation of the Totonac cosmogony was that the earth and the heavens (this is identical with “sky” in Totonac) are formed like the half of an orange. The earth’s surface corresponds to the flat surface and the sky corresponds to the curved surface, but the farthest point of the sky and the farthest point of the earth would both be at the extended horizon, in other words, would be identical (Nida 1945, 199 je souligne).

Nida poursuit : « The translation of this expression must be changed in Totonac to “from all over the earth to all over the sky”. » (Nida 1945, 199)

Je trouve qu’on a là une métaphore puissante pour parler de traduction de l’œuvre et dans l’œuvre de Koskenniemi : on croyait, à lire le titre, que ça irait dans toutes les directions, mais non, ça revient toujours au même. Sagesse de la « pensée sauvage », nous aurait peut-être dit un Claude Lévi-Strauss ou un Pierre Clastres : le bout de la terre et du ciel se rejoint.

Dans ce genre de situation, Nida est catégorique : il faut simplement abandonner la lettre et adapter le message, quitte à faire disparaître des éléments de l’original qui ne s’adapteraient pas bien à la cosmogonie autochtone pour qui on traduit le texte. C’est bien ce qu’ont semblé faire les juristes commentés par Koskenniemi : adapter l’ancien langage du jus naturae et gentium pour accommoder la situation économique[5].

Mais si j’avais un dernier commentaire à faire, ce serait : maintenant qu’on a terminé de lire ce livre, qu’est-ce qu’on fait? Je formulerais une modeste proposition, sous forme de question : de quoi aurait l’air une histoire des idées juridiques en traduction où on s’intéresserait moins au résultat de l’adaptation qu’au « fou rire du Totonaque »? En bref, et je ne suis pas le premier ici à l’avoir réclamé : retrouver ces interactions qui ne sont pas passées dans la forme juridique dominante. Une histoire des occasions manquées, ou des événements peut-être sans lendemain, qui ne sont pas moins des exemples dignes d’une investigation, mais aussi une histoire des éclats de rire devant les tentatives de traduire le droit international.

Bibliographie

Derrida, Jacques. 2001. Papier Machine: le ruban de machine à écrire et autres réponses. Éditions Galilée. Paris.

Kemmerer, Alexandra. 2021. « Martti Koskenniemi’s (German) Legal Imagination and the Politics of Panorama ». Völkerrechtsblog (blog). 25 août 2021. https://doi.org/10.17176/20210825-112601-0.

Koskenniemi, Martti. 2018. « Less is More: Legal Imagination in Context: Introduction ». Leiden Journal of International Law 31 (3): 469‑72.

Koskenniemi, Martti. 2021. To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power 1300–1870. Cambridge University Press.

Marx, Karl. 1969. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte [1851]. Traduction de la 3e édition allemande de 1885. Marxists.org. Paris: Éditions sociales. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.pdf.

Nida, Eugene. 1945. « Linguistics and ethnology in translation-problems ». Word 1 (2): 194‑208.

Simeoni, Daniel. 2014. « De quelques usages du concept de transfert dans la réflexion sur la traduction ». Dans Transfert. Exploration d’un champ conceptuel, par Pascal Gin, Nicolas Goyer, et Walter Moser, 103‑17. Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa.

Simon, Sherry. 2017. « Reflections on Translation Studies: Past and Present ». TTR: traduction, terminologie, rédaction 30 (1‑2): 61‑78.


Notes

[1] Du grec ancien « μηχανή, à la fois une machine ingénieuse, une machine de théâtre ou une machine de guerre, donc une machine et une machination, du mécanique et du stratégique » (Derrida 2001, 33).

[2] Les missionnaires-traducteurs du SIL ont déjà aussi été soupçonnés d’être des agents de la CIA en Amérique du Sud, mais c’est une autre histoire (voir à ce propos Simon 2017, 61‑62).

[3] Koskenniemi va le chercher d’un passage de John Donne (1572-1631), qui lui-même cite les Évangiles.

[4] Le totonaque est une langue autochtone du Mexique.

[5] Lors du cercle de lecture, Koskenniemi a mentionné un oubli majeur chez presque toutes les critiques qu’il a reçues, en particulier de ceux et celles qui lui reprochent de ne parler que d’hommes blancs européens. Je le cite : « One of the features in the response so far, and the response so far that has puzzled me and has surprised me, is that the word “capitalism” is not featured almost at all, and yet I’m writing a history of capitalism or a prehistory of economics. »

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Du cadre fasciste et du fascisme du cadre

Par Bianca Laliberté, Mastigouchie | cet essai est aussi disponible en format pdf

Résumé : La montée actuelle des forces fascisantes déborde largement les frontières nationales. Dans cet essai, je propose de traquer ce dispositif insituable à même les opérations de cadrage qui participent à organiser notre expérience cognitive et sensible et qui, dans des conditions déterminées, sont susceptibles de devenir fascistes ou fascisantes. Le cadre est au regard ce que le fascisme est à la politique : une puissance toujours à risque d’enfermer le réel, de l’immobiliser, de l’opprimer.

La perspective de l’espace de dissémination ne se laisse ni classer, ni cadrer.

Jacques Derrida

On va fermer le projecteur, question de se faire un petit cinéma au creux du réel en riant à l’avance du cadre qu’on lui apposera. N’allez pas croire qu’on veut jouer les artistes. Ce cadre n’est pas encore celui qui veut faire œuvre. Il est celui qui veut penser au plus près des conjonctures actuelles dans ce qu’elles ont de fascisantes, à la manière d’un marxisme mi-déchu mi-disjoncté, arraché à lui-même par ce qu’on pourra appeler sans gêne philosophique : la « force des choses ». Laissons-nous devenir ce cadre fascisant sans devenir, parce que le fascisme, ce n’est que ça : une panoplie de cadrages, de mises en abîme des possibilités réelles. Dites alors : agencements, configurations, compositions, circonscriptions. Ce qui est visé et que vise toute forme d’usage extrême du pouvoir, c’est quoi, sinon l’enfermement du réel, l’orientation de ses matériaux, dans une forme déterminée, dans un cadre? C’est là son œuvre à elle : une œuvre de destruction.

Avant d’aller plus loin, rassurons-nous : à la différence du fasciste on se gardera de bons yeux, question de voir, avec ce cadre qui est le sien, mieux que lui. C’est-à-dire qu’on se gardera des yeux toujours déjà prévenus de la possibilité de la violence du regard fait arme. On se ralliera à une éthique capable de lutter contre tout arrachement des yeux à eux-mêmes, contre toute assimilation du regard aux projectiles d’une violence sans nom, d’une guerre à ras le sol.

Une éthique anti-l’Œdipe se crevant les yeux.

Une éthique visuelle qui sait qu’alors la tension qui nous agite ne trouvera pas refuge dans la question : qu’est-ce que le fascisme?, mais dans celle – d’emblée plus inquiétante – qui interroge où il se trouve. « Vers quoi doit s’orienter notre regard? », demandait Heidegger (1957, p. 23) à la philosophie, au λόγος, lequel – rappelons-le – il n’aura pas manqué de méprendre pour le fascisme (Le Garrec, 2020, p. 199). Et alors on pourra sur ce point précis lui faire confiance, en dépit de tout le malaise que sa confusion nous procure : « De par le mot [λόγος] entendu d’une oreille grecque, nous sommes directement en présence de la chose même, là devant nous, et non d’abord devant une simple signification verbale » (Heidegger, p. 24); « Le mot grec φιλοσοφία nous indique la direction » (Ibid., p. 23). Le fascisme, à la manière de la philosophie heideggérienne, est à la fois juste là, « devant nous », et tout entier contenu dans le mot lui-même, dans sa première itération, son itération authentique, son itération romaine italianisée. Regardons-le, ce mot italien : fascismo est une injonction faite au regard. Il nous commande de le voir sous la forme d’un « assemblage de verges autour d’une hache, symbole de l’autorité d’un grand magistrat, le licteur – d’où sa reprise pour l’emblème du fascisme italien, analogue au faisceau romain » (Rey, 1998, p. 1392). Le fascisme est cette hache qui nous interpelle, qui nous guette. Il ne renvoie pas seulement au latin fascis, il nous y soumet. Il nous enjoint à nous faire composante d’un « paquet lié par une corde » : qu’on s’y presse, qu’on s’y foule, et tant pis si on s’endommage en s’y pressant. Le fascisme oppresse, il compresse. Il est ce cadre qui nous astreint et inversement, il est, à la manière de la philosophie heideggérienne, le cadre « capable de diriger le regard vers quelque chose et, ce vers quoi elle tient le regard dirigé, de le prendre en vue et de le maintenir en vue » (Heidegger., p. 30). Ce cadre philosophique paranoïaque est mon point de départ.

Me voici donc les yeux grands ouverts, dans l’hic et nunc du fascisme, parmi ses vestiges et ses ruines, ses formes de vie actives et sa haine; coincée, dans cette position insoutenable, dans ce protofascisme, ce « corps morcelé » dont on sait qu’il s’organise par-delà ses existences passées sur la ligne déliée d’un avenir planétaire, un phénomène aux « conséquences communes » (Giroux, 2020), suivant « une ligne géohistorique à plusieurs faisceaux » (Ibid.). Me voilà dans mon corps, mon corps-objectivé et visé par une structure anthropologique, par un corps tentaculaire, instable et fluctuant, situé en deçà de toute propagande, en deçà et à côté de toute forme de propagation intentionnelle de cadrages fascistes dont on sait qu’ils sont produits pour nous convaincre, pour nous manipuler, nous berner, bref nous avoir, nous approprier en eux. Je me positionne au creux de cette structure fasciste parce qu’en même temps et paradoxalement il s’agit de chercher la position qui se prête au mieux à l’analyse de toute propagande. Je m’y positionne pour viser à l’envers, pour viser très précisément une immédiateté visible et invisible, intentionnelle et inintentionnelle, que la propagande dévoile et masque en même temps.

C’est que de poser l’immédiateté comme visée, aussi irrémédiable soit-elle, est la condition pour nous permettre de repérer les médiations qui voudraient nous embrouiller la vue et les sens. Si j’admets, avec Harry Harootunian, Theodor Adorno, Primo Lévi et Karl Polanyi, que le spectre du fascisme nous hantera tant que n’auront pas renversés ses conditions de possibilité objectives, économiques et politiques (Harootunian, 2006), je crois aussi qu’il faille chercher à dégager ses cadres de possibilité dans leurs dimensions économique et politique, mais aussi culturelle et matérielle. Une telle recherche repose en première instance sur notre connaissance expérientielle du cadre comme puissance structurante agissant de part et d’autre du socius.

Les cadres invisibles

Laissons-nous d’abord plonger au creux des cadres invisibles, ces cadres dépourvus d’objet-cadre, c’est-à-dire d’objets qui nous signaleraient très explicitement que nous nous trouvons en leur sein. Sur ce point précis, les cadres invisibles se distinguent – peut-être pour nous en rapprocher – de ceux que nous fournit l’art. L’art en effet aura donné au cadre son expression matérielle la plus manifeste, plus encore que ne l’auront fait les systèmes philosophiques ou les mathématiques dont on pourra encore défendre qu’ils fassent encore autre chose que de cadrer.

Tout canevas est avant tout un cadre et s’encadre volontiers. Tout plan photographique et cinématographique présuppose un cadrage. Mais encore nous considérons que ces tableaux et ces plans de l’art ont la force de nous diriger ailleurs, en exacerbant pour nous leur présence à même le monde matériel dans lequel ils se prolongent. Remercions-les : grâce à eux, il devient possible de considérer très sérieusement la présence des cadres qui précèdent ces tableaux et ces plans, et encore la présence de ceux qui leur succèdent. Des cadres ne les précèdent ou ne leur succèdent cependant pas chronologiquement, mais bien formellement ou structurellement. Les cadres artistiques nous indiquent qu’il y a pour ainsi dire toujours des cadres, voire que le cadre est moins un objet qu’une opération : le cadrage. Ils nous indiquent que le cadrage pourrait s’avérer être une fonction irréductible de l’expérience. Le travail artistique de production d’une limite matérielle manifeste sous la forme d’un cadre nous donne à percevoir l’exercice du cadrage en tant que tel, et ce, par-delà une perception d’ordre empirique. Ce constat se complique dès lors que l’on considère que ce n’est pas que l’art qui nous fournit des cadres visibles. Il faudra encore considérer la publicité, la propagande ou encore toute production d’image nous indiquant à leur tour des opérations de cadrage de nature anthropologique, politique et économique. Et il faudra aussi considérer la dimension médiatique du cadrage, tous ses instruments et ses supports, du drone au système hydro-électrique, qui donne à voir le grand corps-plein éclairé du capital et ses ombres. Le cadre à ce titre est un média qui pose par ailleurs un problème esthétique, du moins à condition de considérer l’esthétique suivant son sens originaire, comme une science du sensible, dont le « […] champ originel […] n’est pas l’art, mais la réalité – la nature corporelle et matérielle » (Buck Mors, 2010, p. 118). Or, nous l’admettons également : l’art et ses moyens propres nous informent sur cette réalité, en particulier sur cette réalité du cadrage.

Pour dégager encore les cadres invisibles, c’est peut-être la sculpture qui nous servira le mieux. C’est qu’à l’instar de la peinture ou de la photographie, la sculpture ne s’encadre pas (du moins traditionnellement). Or, en quelque lieu où elle s’expose, où elle est vouée à être exposée, le façonnage de sa matière sculptée déborde sa figure en modifiant jusqu’à la nature du paysage dans lequel elle apparaît : la sculpture transforme son milieu en cadre. Les monuments de figures politiques sont à ce titre exemplaires. Voyez un Hitler, un Duplessis, érigé sur la place publique. Et voyez cette place publique devenir le paysage de leur réalisation en tant que figure politique. Et d’où que vous la regardiez, aussi grande soit-elle, elle vous donnera à cadrer tel ou tel angle de l’espace public. Et peut-être découvrirez-vous que ces monuments sculptés vous enjoignent au cadre. Du moins ils vous enjoignent à cadrer. La sculpture, qui nous contraint à cadrer pour elle le cadre dont elle est dépouillée, nous informe que le cadrage est une injonction faite au regard et au monde sur lequel le regard se dépose.

Les cadres invisibles sont les cadres non manifestes, politiques et apolitiques, au sein desquels nous nous déplaçons, et où se déplacent à leur tour des cadres manifestes et non manifestes que transportent avec eux les choses, les figures et les mots. Les cadres non manifestes nous rappellent notre proximité corporelle avec la sculpture. Ils nous rappellent que le cadrage est une injonction faite à notre regard, à notre corps – où que nous soyons.

Les cadres sont les médiations qui nous font redouter de croire à la possibilité même d’une image pure de la réalité, dénuée, justement, des gabarits qu’on appose sur elle. Peut-être que ce qu’il faudrait chercher, à l’autre bout du spectre du réel, c’est la possibilité d’un cadrage visant sa propre dissolution. Mais ce serait aller trop vite. Gardons toutefois vivante en nous cette possibilité, ce point de tension et de bascule qui nous appelle comme le cor lointain d’une liberté possible. Mais d’abord il faut savoir voir les cadres qui nous instituent. Se situant en deçà de tout langage, les opérations de cadrage les structurent et les orientent tous. Tout langage est soumis à la loi du cadre et inversement, tout cadre est un langage qui veut fixer, donner le ton, définir, délimiter. Le cadre est la plus ultime et la plus intime de toutes les limitations. Le cadrage est un art ontologique de la limitation qui syntonise les lois de notre passivité et notre activité. Il est à la fois notre environnement, ce qui lui donne ses formes et ses déterminations, et l’espace à partir duquel s’élaborent nos possibilités d’action sur lui.

Peu importe par où on le prend, le cadre a un précédent. Son précédent c’est encore un cadre et ainsi de suite. Tout cadre renvoie à un autre cadre, au point qu’il y a lieu de se demander jusqu’où remonte le cadrage et s’il ne cesse pas de remonter, au point où il y a lieu de s’inquiéter du fait que le cadrage peut être fasciste ou fascisant dans des conditions déterminées. On pourra alors aller jusqu’à penser non seulement que le cadrage pourrait s’avérer être rigide et autoritaire par nature et toujours susceptible de se radicaliser en ce sens, mais aussi qu’il est – comme Roland Barthes l’aura déduit au sujet de la langue – fasciste par nature. Nous voilà en effet au plus près de la problématique établie par Barthes pour sa dernière sémiologie, qu’il présentait en 1977 au Collège de France, et qui le détachait d’une sémiologie dont il aura auparavant défendu l’articulation, suivant laquelle il a su brillamment analyser la cristallisation du langage du pouvoir en mythes comme instruments de la classe dominante. En 1977, il est dorénavant convaincu que tout langage est défini par un rapport au pouvoir et qu’extensivement le fascisme est « déjà en fonction dans la langue » (Noghrehchi, 2017, p. 39). Par conséquent le pouvoir « se dessine immanquablement dans chaque parole proférée » (Ibid., p. 38). C’est dans cette mesure qu’il parlera d’une substance fasciste opérant à même la langue et pouvant circuler partout. « Tout sociolecte [même là où il prétend être révolutionnaire] vise à empêcher l’autre de parler » (Barthes cité par Noghrehchi, p. 35). Une telle sémiologie critique et politique rappelle que la langue n’est pas un appareil transparent de communication. Son hypothèse de travail est par ailleurs traversée par la critique pasolinienne d’un néofascisme de consommation qui s’avère plus efficace que le fascisme historique, mais à laquelle Barthes refuse de concéder, comme le prétend Pier Paolo Pasolini, qu’il nous laisse sans issus. Il le refuse même là où il admet que ce nouveau fascisme nous conditionne jusque dans nos affects et nos manières de vivre. Prônant la fin de « l’espoir révolutionnaire », Barthes situe l’issue à même le langage, appelant une recherche d’armes idéologiques capables d’analyser la « production mythique de la langue » (Ibid., p. 42) et de tout langage. « Il ne suffit donc pas de penser le contenu libérateur de son discours, il faut également veiller, à un niveau formel, à ce qu’il ne se fige pas » (Ibid.).

Il faudra ajouter, pour alimenter cette problématique sémiotique, que la langue étant toujours soumise aux opérations de cadrage qui l’excèdent, elle les révèle à son tour. Suivant Barthes, je tente de me situer à la surface même de l’écriture où s’agite ses formes et ses mouvements et où toujours elle est à risque de se figer, de contraindre, de cadrer. S’il est une substance fasciste susceptible de circuler partout, dans tout « sociolecte », mais aussi dans tout cadre – et sur ce point précis, Gilles Deleuze et Félix Guattari ne sauraient me contredire – alors je propose de tenter de la suivre n’importe où pour la traquer, admettant d’avance que le fascisme est à la fois un excès de cadrage et un cadrage détraqué. Je tenterai alors de suivre le registre du cadre en un seul grand mouvement déjoué par une forme fragmentaire. Un seul grand geste d’écriture cassé, à supposer qu’à travers lui on puisse dégager quelque chose comme les premières lueurs de la structure du cadre dans ce qu’il a de fascisant et apprendre à voir aussi la structure de cadres fascistes. Ce grand geste n’est pas dada, ni automatiste; il cherche à se tenir au plus près d’une discursivité détachée de tout discours voulant ordonner à son tour, au plus près d’une discursivité fluide. Et puis, je n’épuiserai pas ici l’exercice. Je ne livrerai que quelques fragments.

Fragment 1 : De l’habitat à l’enclos

Nul besoin d’aller nulle part pour commencer. Je suis ici, chez moi, dans mon bureau. Je fais face à une fenêtre à carreaux. Elle me sépare du paysage lacustre sur lequel elle donne. La Renaissance remonte à ce moment-là de mémoire et avec elle, l’invention de la perspective rendue par ces gravures anciennes où se dessinent les méthodes de travail des peintres. Toujours y figure un homme, avec ses instruments de mesure, des lignes tracées qui le lient artificiellement à un paysage, à son tour médié par un rectangle à carreaux ressemblant presque en tout point à ma fenêtre. Ici, celle qui fait face à la perspective qui à son tour fait face au paysage, c’est moi. Je regarde le lac à travers ma fenêtre comme l’objet qui, peut-être, veut échapper à rebours à toute perspective. À son tour je regarde la perspective à carreaux qui a pourtant été inventée pour se rapprocher du paysage, pour en rendre au mieux la composition. Se juxtapose dans ce jeu un désir de proximité avec la nature qui en même temps ne peut exister que comme distance.

De là je prends la nature pour objet, l’objet de tous les objets. C’est que je ne suis pas que chez moi dans mon bureau, mais je suis aussi chez moi au beau milieu d’une zone géographique précisée par le langage géographique lui-même. Cette zone est à son tour encadrée. Elle est encadrée par un quadrillage visuellement en tout point identique à celui que mobilisaient les peintres de la perspective pour capter avec leur regard le paysage à l’horizontale. Mais cette fois, la perspective est aplatie, elle nous entoure de toute part. Elle fonctionne à la manière d’un enclos. Elle est l’enclos de tous les enclos. Cette bordure ne serait intégralement visible que si l’on flottait au-dessus d’elle pour l’observer d’en haut, en plongée. Elle constitue à elle seule les restes d’un regard divin venu du ciel qu’on n’a pas encore éradiqué, que le drone et le réactionnaire paranoïaque tentent en vain de reproduire. Sans qu’on ne la voie jamais intégralement, cette réalité d’un quadrillage total de la planète structure notre réalité et notre regard sur elle. C’est cette même bordure qu’on désigne sous l’appellation de la propriété privée et de la frontière nationale. Elle constitue notre cadre de vie premier et l’instrument géographique principal à partir duquel se dessinent toutes les formes d’interventions militaires, étatiques, coloniales, industrielles, environnementales.

Figure 1. Ordonnance du 20 mai 1785 ou Land Ordinance. Toujours en vigueur aujourd’hui, ce « document officiel » qui accompagne la formation des États-Unis s’élabore comme un dispositif iconotextuel de médiations dont la fonction aura été d’organiser l’expansion et l’appropriation du territoire couvrant la frange ouest du pays encore inoccupé par les colons à l’époque. Bien avant de viser la représentation ou la recension topographique du territoire dans une perspective cartographique, le Land Ordinance opère à titre d’instrument de projection, d’arpentage et de définition de la découpe du territoire américain. Il a été progressivement appliqué à l’ensemble du système monde.

Je vis dans un carré (Fig. 1). Dans un carré à son tour entouré de carrés. Dans tous mes déplacements, je passe d’un carré à un autre. Et je me déplace. Je me déplace et les carrés ne se désagrègent pas pour autant. Ils se rigidifient à mesure que se développent les infrastructures, les institutions, l’industrie, les machines. Pendant ce temps il est attendu que chacun dans son carré développe son existence et consolide ses fantasmagories, même s’il ne possède aucun lot et même s’il n’en possède qu’une microparcelle. On attend de lui qu’il se fabrique là où il est un habiter, qu’il se fabrique un cadre à son tour afin de se maintenir aussi droit que possible, idéalement comme une sculpture, au milieu du cadre de la société. En effet, une sémiotique de l’habiter ne saurait se départir d’une théorie du cadre, à moins de faire abstraction des formes concrètes dans lesquelles nous vivons. L’habité est à l’habitant ce que le signifié est au signifiant et l’habitat au signe. En habitant nous signifions l’habitation elle-même comme finalité de toute signification.

La dimension fascisante du cadre de l’habitat démarre dès lors qu’on cherche à le protéger à l’excès, dès lors qu’on endosse les carrés formant notre environnement physique et géographique comme la plus ultime de nos vérités. Ainsi on se resserre dans notre carré. On s’arme de fusils et de chiens de garde, on se met à désirer la propriété privée comme si on l’avait inventé. On placarde nos murs avec des caméras de surveillance et on recouvre les surfaces de ce qui compose son terrain, comme les arbres et même la maison, de pancartes sur lesquelles est écrit : « Interdit de passer », « propriété privée », « attention chien dangereux » (Fig. 2). On fait du cadre objectif et objectivant du territoire notre découpage intérieur et notre décoration extérieure. On fait de la perspective découpant le territoire la seule perspective qui vaille, le seul cadre qui vaille en vue de son petit contrôle spatial à soi.

Figure 2. Série de photos prises dans un périmètre d’environ un kilomètre de chez moi à Mandeville, mettant de l’avant des affiches installées par des propriétaires et apparues au courant de la dernière année.

Fragment 2: Excès de cadres; excès d’usage

J’ai acheté un beau cadre. Un beau cadre avec un bouquet de fleurs.

Ninette au téléphone

Dire cadre pour tableau ou pour photographie est une erreur d’usage. Prenons-la toutefois pour le trope métonymique productive qu’elle est plutôt que de nous raidir dans le constat d’une faute de langage. Le rapport de contiguïté logique qui lie l’image d’un bouquet de fleurs au cadre en est un qui « prend le contenant pour le contenu » (Dupriez, 1980, p. 290) et qui, ce faisant, renverse le statut du cadre. Il en fait le contenu sans lui retirer sa valeur de contenant. Or il semble que s’il est un excès de cadre dans notre expérience, il commence à même le fait qu’il s’y déploie justement aussi bien comme contenant et comme contenu. En ceci sa réalité excède largement le domaine de l’art. À côté de l’histoire de l’art et de ses cadres manifestes s’élabore toute une histoire des cadres dont on pourra penser, avec Bernhard Siegert, qu’elles se qualifient en tant que « techniques culturelles » :

As a historically given micronetwork of technologies and techniques, cultural techniques are the “exteriority/materiality of the signifier” […]. When we speak of cultural techniques […] we envisage a more or less complex actor network that comprises technological objects as well as the operative chains that are part of and that configure or constitute them (Siegert, 2015, p. 11).

Si on pense le cadre à partir de son acception la plus large, on est surpris de voir à quel point il en existe beaucoup de formes et d’itérations. Par exemple, plus directement devant mes yeux que ma fenêtre à carreaux et le paysage qu’elle médiatise se trouve mon ordinateur. Celui-ci est à son tour composé d’une panoplie de cadres qui sont ceux des écrans et des moniteurs, des boîtes de dialogues, des dossiers et des logiciels. L’internet pour sa part donne accès à des opérations de cadrages réalisées sinon par des milliards, du moins par des millions d’individus, de hackers et d’entreprises. Aux cadres produits par des humains s’ajoutent encore des cadres générées directement par des machines, et dès qu’on fait un peu attention, tous ces cadres humains et machiniques ne manqueront pas de nous apparaître comme participant d’une seule et même surface. Aux cadres cybernétiques et technologiques se branche toute une série d’appareils qui optimisent à leur tour les opérations de cadrages : le fax, le scanneur, le téléphone intelligent, les caméras, les « selfie sticks », les imprimantes, les techniques de gestion automatisée de ses appareils électroniques, etc. Se branchent aussi les institutions qui sont encore des cadres, et dans cette catégorie il faudra inclure la famille, l’État et tous ses tentacules, les écoles, les musées, etc.; ces cadres de la société et de « dressage » des individus. Ainsi on dira de l’enfant qu’il lui faut un encadrement. Il faudra bien sûr ajouter le complexe militaro-industriel, avec ses cadres militaires et ses cadres d’entreprises. Le patron et le colonel. Le petit chef, le leader et le manager. On dira aussi d’un milieu qu’il est un cadre et on fera usage de l’expression : « dans le cadre de ceci ou de cela ».

En même temps que de se livrer sous une multitude de formes concrètes, le cadre constitue peut-être le niveau d’abstraction le plus élevé. Il est ce par quoi nous pensons : nos cadres épistémologiques, nos cadres d’interprétation. Et en même temps il nous rappelle que nous pensons avec des cadres dans ce qu’ils ont de foncièrement visuel, dans ce qu’ils ont de foncièrement formel. Les cadres sont l’expression matérielle concrète de ce que Jacques Rancière nomme par ailleurs « les formes de pensée que nous appelons rationnelles et des formes de communauté que nous appelons démocratiques » (2021). Et en même temps, le cadre est toujours plus agressif et impératif que la forme qui, elle, est plus souple.

Le conspirationnisme et les tendances fascisantes se consolident quelque part dans ce bordel de cadres. Or il ne faut pas se laisser berner par ce bordel. Les cadres fascistes et fascisants n’ont rien à voir avec la dissémination. Ils visent le resserrement de la totalité dans un cadre. Ils se définissent en tout point comme désir de resserrement d’un cadre déterminé, comme création spécifique et comme repli des individus qui les portent sur le cadre lui-même. Ils visent à faire coïncider le réel, ses machines et ses techniques culturelles avec eux. Toute l’analyse de leur constitution peut se réfléchir relativement aux jeux de cadrages auxquels jouent ces « fous » et dont ils sont le produit, jeux auxquels se mêle « […] un certain nombre d’institutions, de procédures, de formes d’action, mais aussi de mots, de phrases, d’images et de représentations qui n’expriment pas les sentiments du peuple, mais créent un certain peuple, en lui créant un régime spécifique d’affects » (Ibid.). Le fasciste en dernière instance veut prendre le contenant pour le contenu : il veut se faire cadre et détruire tout ce qui ne s’y replie pas avec lui. C’est là un cadre rationnel.

Fragment 3 : « It looked cool »

Le jeune Kyle Rittenhouse, à 17 ans, a tiré sur trois « rioters » au beau milieu d’une manifestation commémorant le meurtre d’un homme noir par la police à Kenosha, « rioters » auxquels le juge du procès qui s’en est suivi a par ailleurs refusé de reconnaître le statut de victimes. Pourtant deux en sont mortes et l’autre a été blessée. Kyle, le mineur au « riffle » s’est déplacé de son carré en Illinois où il réside pour se rendre dans un autre carré à Kenosha. D’un carré à l’autre, la mission est la même, transcendante : se défendre et défendre les citoyens américains menacés à même ce grand cadre qu’est le territoire national américain. Ainsi, un petit gars est parti rejoindre des individus lui ressemblant, pour la majorité des inconnus, pour jouer aux militaires, pour jouer à la défense. Alors on ne s’étonne pas si, pour se faire, il s’est déguisé avec un t-shirt vert et une sacoche de munitions. À ce titre, Kyle et ses pairs aussi s’étaient bien mis pour l’occasion. Bien qu’il n’ait pas été arrêté sur le coup, mais seulement deux jours plus tard, il a fini par faire l’objet d’un procès dont on sait aujourd’hui qu’il lui a été cordial en le déclarant innocent. Je m’intéresse ici au fait qu’en cour, Kyle a admis avoir choisi d’amener avec lui un fusil notamment pour avoir « l’air cool » (Manjoo, 2021). Se faisant il a avoué qu’il se voyait dès lors dans un cadre : Kyle ayant l’air cool de se défendre, se visualisant ainsi avancer vers Kenosha avec son fusil. Il se mettait en scène, se considérait stylé, préparé pour toutes les caméras qui allaient braquer leur œil sur lui ce soir-là. À partir de cet événement tragique, plusieurs images ont été produites et ont circulé sur les médias sociaux et encore d’autres ont été imprimées sur des posters à leur tour installés dans l’espace public aux États-Unis et au Canada (Devlin, 2021). Ces images ont ceci de troublant qu’elles reconduisent un fantasme qui précède, succède et excède à la fois cet acte de vigilantisme qui a causé la mort. Sur toutes ces images élogieuses, le corps vigilant de Kyle s’y voit montré sous l’apparence d’un héros semblable à ceux qu’on retrouvait dans la vieille propagande fasciste.

Voici, ci-dessous, un exemple inquiétant de ces images produites pour appuyer « Kyle le courageux » et que Kyle lui-même a reproduites sur son compte Instagram. Cette figure (Fig. 3) présente un poster avec fond blanc qui, par contraste, fait ressortir un propos bichrome : un corps à fusil, à casquette et à lunette s’érige comme une créature gigantesque et disproportionnée à l’échelle du territoire américain. Le territoire révélé par le signe-drapeau sous-tend, nous le savons, les carrés territoriaux de la propriété et de la sécurité cachés à même la carte du Wisconsin qui, elle, est ici réduite à l’ensemble de signes typiques et symboliques qu’on emploie pour représenter la carte des États-Unis : ses lignes très, très droites, ses couleurs, son blanc immaculé et terrifiant, ses étoiles. La couleur rouge du drapeau fait écho au rouge de la lunette de tir fabulée de Kyle. Je dis fabulée en ceci qu’il ne portait pas de telle lunette au moment de la tuerie. Ainsi, l’ajout de cet accessoire nous dit : « Kyle avait raison » parce qu’il voyait avec cette lunette rouge de sang, rouge de territoire. Kyle a eu raison d’une raison visuelle. Irréductible à la stricte vision augmentée d’un personnage de jeux vidéo, comparable à celle d’un tireur d’élite en mission militaire, l’œil prosthétique de Kyle s’élève au plan fantasmé du regard divin qui voit sa nation en plongée. C’est là la fonction de la lunette : nous rappeler qu’il est ici question de voir juste, de viser juste et de haut, de très haut, de flotter dans un « ciel astrologique » (Giroux, 2021, p. 62).

Figure 3. « Kyle was right », poster produit par l’organisation anonyme International Conservative Community.

Or justement, cette lunette et ce fusil qui partagent la surface de l’image nous rappellent aussi que de viser, c’est toujours soumettre son regard à une cible, à la recherche de la cible à tirer. Qui a déjà tiré au fusil ou a déjà vu un thriller américain sait que quand on tire au fusil, on a besoin que d’un œil, qu’il est nécessaire de fermer l’autre, ce qui réduit largement la vision. Le fusil est le tube à travers lequel passe la balle pour atteindre la cible. La lunette est le viseur qui s’apparente au fusil en ce qu’il en partage le cadrage singulier, avec sa cible et sa visée. Pis, en s’y substituant, la lunette de tir se déploie comme un viseur permanent. Le cadrage se faisant cible se présente à la fois comme aspiration d’une vision totale sur le territoire vu d’en haut et comme réduction nécessaire de la vision à la cible qui le menace.

Kyle avait l’air cool, mais cela dit il ne faudra pas le penser qu’à l’aune d’images empruntées à un corpus militaire et fasciste du héros esthétisé. Il avait l’air cool parce qu’à travers son œil fait cadre fait cible il a vu juste dans l’image du héros qui sait voir sa cible, et ce, même sans lunette, même s’il aura fallu ajouter la lunette en aval pour intensifier ce désir d’un regard fait arme. Le tribunal qui a tranché en faveur de cet acte violent comme légitime défense, avec son jugement suprême, son jugement d’État, s’est enjoint au cadrage du petit Kyle devenu grand. Pis, il a confirmé que la visée de l’adolescent est aussi la sienne. Les supporteurs de Kyle espèrent aujourd’hui ériger en son nom un monument sculptural dans l’espace public (fig. 4), question de forcer cette injonction faite au regard : transformons l’espace public en zone de tir (Luca, 2021). « It looks cool ».

Figure 4. Simulation de la statue de Kyle.

Fragment 4. Vers la dissolution du cadre

Me voici toujours les yeux grands ouverts, dans l’hic et nunc du fascisme, assise chez moi, parmi ses vestiges et ses ruines, ses formes de vie actives et sa haine. Je m’y positionne pour viser à l’envers, pour viser très précisément une immédiateté visible et invisible, intentionnelle et inintentionnelle, que le cadrage ne saurait s’arroger.

À quand la dissolution des cadres? C’est que même les plus rigides et les plus fascisants d’entre eux tendent toujours vers leur propre dissolution. Ils sont fragiles comme un enfant qui cherche sans le savoir l’amour que ses parents ne lui ont pas donné.

Ce qu’il s’agit de considérer, c’est la possibilité d’un démontage des cadres, de tous les cadres qui veulent nous arracher les yeux. C’est la possibilité d’une ex-position, tendue vers un espace exogène à tous les cadres, une spatialité toujours déjà-là.

Gardons-nous de bons yeux qui savent, en dernière instance, que le réel ne se laisse ni classer, ni cadrer.

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Bibliographie

Buck-Morss, Susan (2010). Voir le Capital. Théorie critique et culture visuelle, Paris, Les Prairies ordinaires.

Deleuze, Gilles et Félix Guattari (1972). L’Anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit.

Devlin, Meagan (2021). « White Supremacists Posters appear on Vancouver Seawall », DH News, Vancouver, 7 janvier 2021.

Dupriez, Bernard (1984). Gradus: Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’Éditions.

Giroux, Dalie (2020). « Le corps morcelé de la réaction globale. Notes sur la forme contemporaine du fascisme », LundiMatin, no 228.

Giroux, Dalie (2021). « L’intelligence de la crise / La crise de l’intelligence. Notes pour une généalogie intime du conspirationnisme », Moebius, no 168‑169, p. 61‑80.

Harootunian, Harry (2006). « The Future of Fascism », Radical Philosophy, vol. 136.

Heidegger, Martin (1967). Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Librairie Gallimard.

Le Garrec, Maël (2020). « Deleuze et Guattari : Le délire parle toujours de race », Érès, vol. 1, no 96, p. 186‑199.

Luca, Joe (2021). « It’s Time We Erect a Statue for Kyle Rittenhouse », Medium, San Francisco, 1 décembre 2021.

Manjoo, Farhad (2021). « The Truth About Kyle Rittenhouse’s Gun », New York Times, New York, 17 novembre 2021.

Noghrehchi, Hessam (2017). « Le fascisme de la langue », Littérature, vol. 186, no 2, 2017, p. 34‑43.

Rancière, Jacques (2021). « Les fous et les sages – réflexions sur la fin de la présidence Trump », AOC, 14 janvier 2021.

Siegert, Bernhard (2015). Cultural Techniques. Grids, Filters, Doors, and Other Articulations of the Real, New York, Fordham University Press.

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Classé dans Bianca Laliberté

How do you do in a supposed post-truth age?

By Cécile Voisset, Londres

The age of surveillance capitalism[1] can be described as the reign of a self-willed, undertaken confusion between truth and falsehood. Some self-interests aim and pretend to govern, to decide for all people: indeed lies, and liars, just propaganda.

In such an age of disorder (who can always and straight away detect fake news?), of darkness – a new obscurantism -, we can even confuse a fox with a badger (anyway, it’s still only stink).we can even confuse a fox with a badger: obviously because of a program that aims at darkness, maybe also because of stink.

But an epochal confusion only reveals a kind of sleepwalking age, a new opium for the people.

The spectators of the post-truth age are the same ones who want to make us think that money (sales) makes law would be the supreme rule, that there is nothing for free on this earth. What about a smile? Are we all on stage? If we are, are we there all the time?

Post-truth age: the discourse of an overall virtual existence according to a digital power that is a need for dominating, in this case of overseeing, in order to predict (a certainty dream).

Yet reality is more than virtuality, and plans to reduce the former to the latter fail in many cases. Experiences – the real, basic one, a common sense – deal with sense data[2]. Sense data – primary ones, individual ones – provide everybody basic contents of living: the hic & nunc of daily life. SENSE DATA, not DATABASE (as intuition, not counter-intuition).

Let us recall that TRUTH is a VALUE according to logic and its concern for statements’ validity.

Post-truth opinion looks like nonsense.

More generally, truth is a value: like goodness, beauty, justice and so on. And could there be justice without truth? Post-truth age or post-rights?

Post-truth? Really?

However it’s nothing but an order: an age of information when technology tends to sweep away culture (which means time, too): an age of confusion between immediacy and speed, between information and knowledge: an omission on truth as a whole that supposes a quest, at least an enquiry.

The post-truth view despises democracy. Its reign would be the reign of opinion, so demagogy, a slope towards populism, totalitarianism…

But TRUTH is not OPINION (belief, representation, fantasy…).

The post-truth age is consequently an outright lie in an era when the citizen cannot (cannot anymore) distinguish between WORLD and NETWORLD.

The post-truth age is a business opinion, an easy pragmatic-cynical one, a mere ideology of oblivion.

The post-truth age is a war age, an ante citizenship or contract age (the uncontract according to Shoshana Zuboff’s The Age of Surveillance Capitalism), a previous knowledge with its doubts and trials, an abuse of credibility, hatred and death of liberty.

The post-truth age is a smooth world: a bad joke, a mimic, a true mockery. So, by ending with such a notion, I’ll add that there’s no scandal without truth: “The basis of every scandal is an immoral certainty” (O. Wilde).

Bibliography

Hume, David. An Enquiry Concerning Human Understanding.

Hume, David. An Enquiry Concerning the Principles of Morals.

Russell, Bertrand. An Inquiry into Meaning and Truth.

Wilde, Oscar. The Picture of Dorian Gray.


Notes

[1] See my “Harcèlement moral, harcèlement économique”, a review of Shoshana Zuboff’s book The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for the Future at the New Frontier of Power (London, Profile Books, 2019), in the journal Trahir.

[2] As Russell indicates in his discussion of a theory of truth in accordance with the old philosophical tenet of adequacy.

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Classé dans Cécile Voisset-Veysseyre

Journal de pensée politique appliquée depuis la cuisine

Par Jade Bourdages, Montréal

18 mars 2020

Qui parle?

Petite pensée politique appliquée du jour en temps d’état d’urgence sanitaire : il me semble que c’est un bon moment pour souligner qu’en ce moment M. Legault est en quelque sorte devenu le porte-parole d’un gouvernement qui parle d’une seule voix en raison de l’urgence. Tous les partis et tous les élus travaillent au front (je n’ose même pas imaginer leur absence de sommeil depuis des jours…). Ne l’oublions jamais, le crédit, si l’on peut parler ainsi, ne reviendra jamais à Legault en propre, ou à la CAQ en partie. Nous devrons être bien nombreux à le rappeler le temps venu, quand tout ça sera derrière nous. Nombreux.

Ce que tout ça veut dire, c’est que lorsque tu te dis « mon dieu, j’aime ce gouvernement », tu n’es SURTOUT pas en train de te dire « j’aime Legault ou j’aime la CAQ », tu es plutôt en train de te dire que « tu aimes » un gouvernement (et son opposition) qui parlent d’une seule voix, un gouvernement où il n’y a plus aucune politique partisane (je ne pensais jamais connaître ça de mon vivant, je te jure), que tous nos élus ensemble sont au front, tiennent à bout de bras ce qui se passe, et qu’en plus, dans ce gouvernement qui parle maintenant d’une seule voix, son dirigeant principal, si je puis dire, n’est plus du tout un Prince, un premier ministre ou autre, mais bien le Directeur de la santé publique et les scientifiques en épidémiologie.

19 mars 2020 A.M.

Prison – L’heure n’est pas aux festivités

Ce matin, et puisque maintenant la violente réalité commence à apparaitre dans tous les secteurs de la vie sociale, je juge que c’est maintenant un bon moment pour suggérer, sans détour, un exercice de politique appliquée sur le thème de la carcéralité et celui du « tri » des vies en ces temps d’état d’urgence sanitaire. Ce genre de moment horrifiant où il s’agit, plus que jamais, de se tenir sur un fil très délicat pour conserver son esprit vif et critique, être attentif, plus que jamais, à toutes les décisions certes, mais plus encore à ce qu’on appelle des chaînes de conséquences ô combien concrètes de ces décisions qui tombent depuis quelques jours en rafale (quelques jours… et déjà ce sentiment qu’il s’agit presque d’une éternité tellement notre monde ordinaire a déjà été transformé). Ceci pour exercer, plus que jamais, son jugement en situation en ce temps de crise et de « no-win situation ». On ne se le répétera sans doute jamais assez collectivement, this is not business as usual. Ce n’est pas le moment des réflexions de courtes vues. En gros, l’heure n’est pas du tout aux festivités, comme on dit.

Sur le thème de la carcéralité et des prisons : dans ma vie professionnelle, l’un des nombreux dossiers sur ma table de travail, l’un pour lequel on me connaît du moins dans l’espace public, c’est celui qui concerne mon travail d’analyse et de critique très sévère des logiques carcérales dans nos sociétés, qu’il s’agisse de logiques punitives, de processus de criminalisation des populations pauvres, vulnérables, racisées, marginalisées et discriminées toujours au prix fort de leur corps et de leur vie, comme de celles de tous leurs proches et de toutes leurs communautés. Je n’ai jamais de mots assez durs pour nommer la violence sans nom de tous ces processus dans l’ensemble de nos sociétés. Jamais.

Dans le cadre de ce travail, je ne compte plus non plus le nombre de comités, d’organisations de défenses de droits et de justice transformative, de communautés militantes et de réseaux dans lesquels j’ai décidé d’investir toutes mes énergies productives au quotidien, ceci pour mettre mes forces critiques et mes compétences en analyse politique au service d’une intelligence collective sur toutes les questions entourant notamment l’abolitionnisme carcérale. Mon travail et ma pensée politique sur ces questions y sont généralement appréciés par toutes ces différentes communautés d’allié.es pour une raison que l’on peut résumer par une formule simple : ma radicalité. À savoir, mon intransigeance et donc le fait que sur ces questions, je ne fais aucun compromis avec les logiques d’État, que celles-ci soient d’ailleurs strictement punitives ou « plus cutes » comme celles des réformistes et des progressistes (sugarcoat). Aucun compromis dans une direction comme dans l’autre puisqu’il faut bien se le dire et se l’avouer, elles se situent, ces deux apparents extrêmes, dans le même spectre d’idées politiques. En gros, cela veut dire qu’elles puisent dans le même réservoir d’idées disponibles pour développer leurs arguments de justification de notre système carcéral. L’une arguant que la punition est une nécessité vitale pour le fonctionnement de la société et le maintien de l’ordre public, l’autre arguant encore à ce jour que le système carcéral se justifie, car il constituerait un cadre pédagogique adéquat pour favoriser la soi-disant « réhabilitation ». Ici, la lutte politique à mener consisterait tout au plus à viser l’amélioration des conditions de détention (notamment sanitaire, ô ironie!) de toutes ces populations que l’on met à l’écart du monde social, des milliers de corps que l’on entasse dans des lieux que l’on ne veut pas voir, des lieux dont on ne veut rien savoir. (Je vais ici au plus simple, excusez-moi.)

Une « no-win situation » comme je dis, car le surpeuplement dans les prisons est également le risque le plus gros pour que ces populations soient frappées de plein fouet par la pandémie. Mais, « no-win situation », car quand nos gouvernements décideront de vider ici les prisons, comme c’est déjà amorcé depuis plusieurs jours aux États-Unis, ça ne sera pas du tout une bonne nouvelle dans le contexte que nous traversons actuellement. Pas le moment des festivités à l’horizon pour tou.te.s mes allié.es militants abolitionnistes, car lorsque nos gouvernements commencent à prendre de telles décisions, sans plan de protection sociale réel, nous sommes bien obligés de regarder la réalité violente en face. D’aucuns ne prendront une telle décision parce qu’ils ont soudainement de la compassion pour les populations carcérales ni même à cœur leur condition sanitaire. C’est une autre logique qui est à l’œuvre en ce moment. Plus violente, plus horrifiante. La logique derrière le vidage des prisons dans des sociétés comme les nôtres qui ne jurent que par la défense odieuse de la nécessité du système carcéral en temps normal, et au risque ici d’être la casseuse de party, est tout à fait ailleurs. Le vidage des prisons, sans aucun plan de protection sociale garantie, d’offre massive de logement pour mettre un toit sur la tête de ces millions de détenus, tout ce vidage qui se passe actuellement aux États-Unis, procède de décisions qui visent à tirer la plogue d’un système coûteux pour faire des économies dans les circonstances. Dans cette logique sacrificielle, laisser crever le monde en bas, dans les rues, permettra de faire des économies en haut. Une forme de purge, un « tri » des vies qui comptent et des vies qui ne comptent plus, des millions de sans-papiers, de familles pauvres, de gens en situation d’itinérance, de gens de communautés racisées, des détenus… Un « tri » dont la décision est maintenant ramenée dans les mains de l’État (l’impression de vivre d’heure en heure mon pire cauchemar politique depuis toujours, en ce moment même, live, sous nos yeux). Voici la raison fondamentale pour laquelle je m’engage paradoxalement à suivre maintenant les consignes de nos gouvernements, à rester chez nous coûte que coûte, que je m’engage à distance avec toutes les communautés que j’aime, dont je veux prendre soin. Voilà pourquoi depuis des jours, j’invite à vraiment prendre au sérieux ce qui se passe afin que collectivement nous arrivions à repousser le plus possible ce moment horrifiant où le « tri » des vies sera devenu une forme de nécessité pour les États, ne sera donc plus entre nos mains parce que notre système de santé ne pourra pas absorber les conséquences en chaîne de ce qui se passe. Voilà où se trouve notre réel et combien capital pouvoir d’agir en ce moment! Hang in there. We can do this. We have to. Ceci n’est pas un simple exercice de simulation de crise.

Ce qui nous arrive en ce moment n’a aucun précédent dans l’histoire. AUCUN. Nous devons tous être sur le qui-vive, à pieds d’œuvre pour ne pas penser que nos réflexes habituels, aussi critiques soient-ils, peuvent nous être d’un quelconque secours pour réfléchir collectivement à la vitesse grand V. Soyons donc ici vigilant.e.s, prenons soin tous et toutes d’aiguiser chaque jour notre esprit critique qui sera mis à rude épreuve, notre jugement en situation. L’heure n’est pas aux festivités. This is not business as usual. Nos réflexes critiques, ceux que nous avons intériorisés pour lutter au quotidien contre toutes les formes d’injustices, nos arguments habituels pour lutter contre les effets des logiques de production d’inégalités dans nos systèmes sont aujourd’hui à revoir, à peaufiner, rapidement.

19 mars 2020 P.M.

Suspension des hypothèques annoncée aux États-Unis

Et maintenant, il est temps d’être clair. Nous pouvons collectivement cesser de regarder les décisions qui se prennent ailleurs en se disant, « ben non, voyons, on n’en arrivera pas jusque-là », « ça s’peut pas voyons ». « Check ça les États-Unis vont crasher », et là tu regardes les États-Unis comme si tu les regardais de loin par ta fenêtre. La vérité, c’est qu’il n’y a comme plus « d’ailleurs » à proprement parler, plus de « ben voyons ça, ça s’passe ailleurs », car croyons-le ou non, et je sais combien c’est difficile de comprendre cela sur un plan cognitif, mais malgré la fermeture de toutes les frontières du monde, nous sommes tous dans le même merdier. Nous n’avons jamais, paradoxalement, été aussi à la même place dans la même Maison en même Temps (un peu comme ce confinement, qui nous fait paradoxalement vivre chacun.e dans nos cuisines, mais ensemble en ta’, comme jamais). Nos destins sont intimement liés. USA, Canada, Québec, Europe, Amérique, Asie, name it!

La métaphore de la maison est une bonne métaphore pour comprendre ce qui se passe en ce moment sur le plan politique (mes étudiant.es qui sont là quelque part, vous en rajouterez sur cette question de la maison qu’on étudie ensemble normalement pendant trois mois si ça vous dit).

Quelques minutes avant que je me couche enfin hier, on apprenait que l’État de la Californie passe en confinement total. 40 millions d’habitants (recensés).

Simultanément, on apprenait aussi que les propriétaires qui ont perdu leurs revenus et leurs emplois en raison de la chaîne de conséquences amorcées (fermetures d’entreprises et des mises à pieds massives dans le contexte de crise de la COVID-19), seront éligibles aux États-Unis, et selon leur situation, à des réductions de paiements ou une suspension totale des coûts d’hypothèques pour une période pouvant aller jusqu’à douze mois.

Retour sur nos bancs d’école dans quatorze jours? NOT!

Véritable choc exogène qui heurte de plein fouet l’écosystème économique en entier, nous disait même ce midi le gouvernement provincial (ce sont ses mots). La shop ferme, c’est la fermeture de l’économie, nous entrons en période d’hibernation (encore une fois, ce sont ici les mots du gouvernement lors du point de presse du 19 mars).

Notre ride va être longue, gang, longue.

Hang in there, hang tight.

Et je sais que c’est ben anxiogène, je sais. Mais faut jamais oublier que notre monde n’est pas plus viable à long terme en temps normal, ça ne peut pas, ça ne peut plus tenir de la même façon. Un demi-million de jeunes et de moins jeunes à Montréal était dans les rues le 27 septembre dernier à nous le hurler à tue-tête, à travers le monde entier, et de partout, nous hurlaient, suppliaient qu’on se grouille de changer de cap, pis vite. C’est la vérité pareil, un monde où des millions d’individus chient dans de l’eau potable pendant que des millions d’autres crèvent de faim, ç’pas vraiment un monde normal, tsé.

#STAYHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 2020 A.M.

Les spots publicitaires en état d’urgence sanitaire

Les spots publicitaires à la télévision pour glorifier et vanter le système de santé (sur lequel on chie depuis 30 ans), de même que ceux pour vanter les systèmes de production locale (culturelle et de produits de première nécessité) que nous n’arrêtions pas d’appauvrir en coupant drastiquement les subventions depuis des décennies, et ceux, finalement, pour encourager massivement la consommation locale plutôt que d’enrichir les multinationales prédatrices, et bien imagine-toi donc que ces spots publicitaires ont commencés.

Comme en temps de guerre, focaliser sur la production locale jusqu’à la revoyure. Nous devrons être nombreux à nous souvenir. Nombreuses. Et comme ajoute Mathieu Rousseau sur ma page : Prenez des notes, gang, gardez vos reçus. Quand l’urgence sera passée, les travailleurs essentiels devront demander justice pour des décennies de mépris.

20 mars 2020 P.M.

Ma proposition d’exercice collectif de politique et de santé appliquées de la journée :

Temporalité de pandémie/traduction de ce que le Directeur de la santé publique tente de nous faire comprendre depuis des jours : tous les comportements irresponsables que nous avons en ce moment participent à l’écriture de l’avenir qui sera le nôtre dans les semaines et les mois à venir. Alors moi, si je ne dors plus, c’est précisément dans l’objectif de me mobiliser avec vous autres pour qu’on arrête d’écrire collectivement, en ce moment même, et à travers tous nos gestes insouciants, le scénario catastrophique de notre histoire future.

Dans un moment où nous avons tous, et avec raison, l’impression de perdre le contrôle de tout, c’est vraiment très paradoxal cette temporalité de pandémie, n’est-ce pas? Au moment même où nous avons l’impression violente que tout part en couille, notre pouvoir d’agir n’a littéralement jamais été aussi grand, aussi réel. Not business as usual.

Implication : l’urgence donc de faire ce qu’on nous demande, de le faire maintenant, rester chez nous, viarge, c’est aussi pour éviter le pire, mais aussi pour que nous ne nous retrouvions pas, dans les semaines à venir, coincés tous dans le pire cauchemar politique qui est celui où nous serions obligés de nous faire imposer tout par des maudits décrets et un maudit état d’exception (état dans lequel toutes nos règles de droit normales et fondamentales sont suspendues. Suspendues, la pognes-tu la canisse?).

C’est de ça dont nous parle le Directeur de la santé publique lorsqu’il nous implore depuis des jours, en disant la chose suivante : « Prouvons au monde entier (et aux États du monde entier) que nous pouvons nous faire ensemble autrement. »

#STAYTHEFUCKHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 17:30

Reality check de fin de journée

Sur l’ensemble du terrain, l’ensemble, les travailleurs et travailleuses du milieu de la santé et des services sociaux et de tous les services essentiels commencent déjà à ressentir le violent débordement. Nous sommes le 20 mars, et les syndicats qui ont la responsabilité de protéger la santé de tous leurs membres commencent à crier au secours. Ils exigent des mesures plus claires et explicites de la part du gouvernement concernant les consignes de confinement.

20 mars, ce n’est déjà plus gérable pour tous ces acteurs sur le terrain qui sont au front avec leur corps au risque de leur propre santé et de celle de tous leurs proches. Devant ces cris d’alertes, ces appels au secours du terrain, il est tout à fait plausible de penser que le gouvernement devra accélérer la cadence pour déclencher les autres appareils législatifs, agir vite par décret obligatoire.

Hang in there. Hang tight.

Sur le plan économique/section perte d’emplois  500 000 demandes d’assurance-emploi au fédéral en date d’aujourd’hui.

Donc là, là, s’il y a encore des gens dans votre entourage qui prennent tout ça à la légère et qui continuent de se croire bien au-dessus de tout ce qui nous arrive collectivement, c’est un maudit bon moment pour leur passer un gros savon.

 

#STAYDAFUCKHOME

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

 

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Gourmance: tubercu-glose de l’épitre aux Italiens d’Agamben

Par Simon Labrecque

… dans les circonstances tragiques y a toujours deux clans, ceux qui vont voir couper les têtes, ceux qui vont pêcher à la ligne…

 

– Les psychoses s’enveniment dans un lieu, s’évaporent ailleurs, en route… tel est parti assassin s’arrête au pont, pêche à la ligne… pense désormais très calmement!… autrement!…

Louis-Ferdinand Céline, Nord, p. 42; p. 624.

 

Approche

La dernière fois, je n’ai pas dit que c’était la dernière fois, mais j’ai annoncé que j’allais marquer un temps d’arrêt avant la prochaine fois. Paradoxalement, ce jeûne d’un peu plus de 90 jours se termine tout juste après le début du Carême.

Pendant cette ascèse, qui fut entièrement réussie du point de vue de la publication, mais moins du point de vue de la rédaction, j’ai beaucoup pensé à la fin du jeûne, dans les deux sens : la finalité ou l’objectif, le but de l’acte, d’une part, et le terme ou la sortie du jeûne, d’autre part, la reprise de ce qu’il suspendait ou interrompait. Il me semble que la reprise doit tenir compte de quelque apprentissage effectué lors de l’interruption, mais cette prise en compte ne sera pas nécessairement immédiate.

Cesser d’écrire m’a permis de lire. Cela m’a permis d’observer ma manie ou mon habitude de lire-pour-écrire, qui se manifeste par une tendance à repérer « du citable », comme en témoigne mon cornage compulsif du coin inférieur de chaque page que je croise qui comporte un passage mémorable ou possiblement « utile ». À plusieurs reprises, je me suis surpris à programmer ainsi une sortie de jeûne, entamant quelques ébauches de ce qui pourrait tenir lieu de premier repas. Cela m’aura permis de remarquer le nombre et les types d’événements qui font en sorte que j’envisage écrire. Mais longtemps, je me suis arrêté très tôt dans la rédaction : un titre, une idée, un angle, une citation, tout simplement – abandonné. Planifier toute suite, au cœur du processus, me donnait l’impression de trahir le présent du jeûne. Cela a duré jusqu’au présent texte, débuté quelques deux semaines avant le terme. La fin étant proche, il m’a alors semblé opportun de me mettre en route vers cet autre temps, ce temps d’après la fin.

C’est mon titre qui a surgi, un soir, comme un chemin d’accès pour penser ensemble, autour du jeûne, la gourmandise et la dormance, la gloutonnerie et sa suspension. Ce titre évoque celui de la deuxième partie de Féérie pour une autre fois, de Céline : Normance (Gallimard, 1954). Je n’ai jamais compris ce titre du misanthrope docteur, mais je l’ai d’emblée accueilli et aimé, comme un mystère. Il m’évoque quelque Normandie ancestrale, via la forge d’un prénom féminin inouï, qui résonne avec la Garance des Enfants du paradis, de Prévert et Carné, avec la voix d’Arletty.

Dans une tournure des événements quelque peu célinienne dans son effet de désabusement, une recherche rapide sur internet m’a appris que mon titre existait déjà… Non seulement n’en étais-je pas l’auteur au sens strict, le créateur ou l’intuiteur, mais mon usage pouvait même devenir problématique – bien qu’il fût sans doute protégé par quelque charte des droits et libertés, sous la rubrique de la liberté d’expression. Gourmance, en effet, est le nom d’une compagnie dûment enregistrée : un traiteur français, spécialisé dans la haute cuisine!

Penser aux pièges de l’écriture (souvent ennuyeuse) qui ne parle que d’elle-même, et penser à la pathologie ou au péché de la gourmandise, voilà deux choses qui peuvent encore passer par Céline. En plus de son dédain affiché pour tout ce qui est lourd et qui suinte, à commencer par la graisse, l’alcool, le tabac et le café, le vieux roublard qui, comme on sait, fut antisémite délirant, lui qui en voulait au Talmud d’avoir déconstruit le langage avant lui, il se disait également allergique au blabla, au verbiage, à la jactance, cette autre voie de saturation par-delà la panse.

En ascète du dimanche, j’ai crû remarquer que s’intensifiait le délire de l’actualité médiatique, sous la forme d’un martèlement constant d’énoncés réactionnaires produits à des fins commerciales. Ce déluge s’interrompt ou ralentit uniquement pour se réarticuler et se relancer autour d’un nouvel événement social, judiciaire ou politique monté en épingle. Qui douterait des intérêts économiques soutenant cette déstructuration de ce qui se nomme encore parfois « sphère publique de débat » notera que plusieurs journaux ne donnent accès à leurs pages qu’à condition que les publicités soient autorisées par le fureteur internet. Ces publicités servent en principe à payer le journalisme de qualité, mais elles paient beaucoup plus – en raison du plus grand nombre de clics qu’ils suscitent et, donc, de leurs salaires – des chroniqueurs fielleux. Dominique Payette a raison de les qualifier de « brutes » dans Les brutes et la punaise. Les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures (Lux, 2019), livre qui porte sur les radios de Québec mais qui devrait avoir une suite sur les journaux de Montréal.

Parmi ce déferlement hivernal alimenté par (et alimentant en retour) le gouvernement, une bourrasque rafraîchissante : la publication sur le site de Lundi matin, le 16 février 2020, d’un texte de Dalie Giroux qui paraît aussi dans la revue Lignes, « Le corps morcelé de la réaction globale. Notes sur la forme contemporaine du fascisme ». J’en retiens ce passage, en particulier :

Ce qui manque encore à l’appel, ce sont les gens qui acceptent la réalité de la transformation irrémédiable de la forme de vie qui est la seule que nous ayons connue – ces gens qui forment des noyaux égrenés sur le corps sans organe du capital, qui existent néanmoins, qui sont là, et qui forment la commune à venir. Ce sont les gens qui acceptent avec tous leurs moyens vitaux l’obsolescence de la forme de vie occidentale.

La commune à venir est dès lors l’incarnation d’une lutte concrète, matérielle et spirituelle contre la fantasmagorie politique actuelle. Elle cherche de manière acharnée à produire une reconnexion sensorielle générale. Elle fait ce travail avec l’aide du corps, des sens, de la sensibilité, dans les paysages, dans la contiguïté contingente de l’existence commune en un monde catastrophé – sorte de communauté des ébranlés, écho de Jan Patočka. Sa première tâche, l’implication majeure et hautement risquée de son travail, est de cesser de se laisser définir par les paramètres affectifs imposés à travers le fonctionnement automatique et pulsionnel de la trame politico-médiatique réactive, plan sur lequel la réaction ne peut susciter rien d’autre que la réaction.

Difficile ascèse, certes, mais la tâche me paraît effectivement de toute première importance. Cette cessation peut-elle être permanente? N’est-elle pas nécessairement exceptionnelle, du moins pour commencer, vu le climat actuel? Pour illustrer ce questionnement, qui met en cause la pertinence d’écrire en lien avec « l’actualité », je sens devoir écrire et ajouter une deuxième partie au présent texte, voire un second texte, qui se greffera immédiatement au premier. La cause de ce sentiment est la parution d’un commentaire qui est peut-être lui-même le résultat d’un « fonctionnement automatique et pulsionnel », bien qu’il prenne ce fonctionnement pour objet.

 

Giorgio l’Insensible

Le 26 février dernier, le philosophe italien Giorgio Agamben publiait un court texte dans le quotidien communiste Il Manifesto, à propos de « l’état d’exception » actuellement mis en place par les autorités gouvernementales en raison de l’épidémie du coronavirus (COVID-19). Sur la page de l’éditeur Quodlibet, qui a publié plusieurs livres d’Agamben et qui reprend ses chroniques dans une section intitulée « Una voce », le texte porte le titre « L’invenzione di un epidemia ». Des traductions ont rapidement été produites, notamment en anglais et en français [1].

Antonio Zanchi, La peste de 1630 à Venise, 1666.

La majeure partie du texte d’Agamben est une liste des mesures de contention mises en place par l’État italien, grâce à une « loi-décret », pour maîtriser l’épidémie. Le reste du texte consiste en une application du concept d’« état d’exception comme nouvelle normalité », qu’Agamben a emprunté aux « Thèses sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin, pour le développer ensuite dans son grand projet archéologique, Homo Sacer. En un mot, Agamben trouve que la menace posée par le virus est négligeable et que la réaction sécuritaire de l’État est disproportionnée. Il suggère (sans détailler l’argument) qu’en s’agitant de la sorte, l’État contemporain cherche à montrer qu’il a encore une prise sur le monde, alors que les institutions politiques sont partout ruinées et délégitimées, en raison de la domination sans partage du système économique capitaliste mondialisé (un argument récurrent dans son œuvre). Dans un paragraphe qui mériterait d’être développé, Agamben écrit ensuite :

L’autre facteur [de la réaction disproportionnée], non moins inquiétant, est l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal. Ainsi, dans un cercle vicieux et pervers, la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité qui a été induit par ces mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour la satisfaire.

Cet argumentaire pourrait aisément être appliqué à d’autres situations. Pensons à la façon dont les médias et les gouvernements (tant des provinces que de la fédération canadienne) parlent des conséquences économiques des blocages ferroviaires des peuples autochtones en solidarité avec les Wet’suwet’en, qui s’opposent à un projet de pipeline, cet hiver. N’y a-t-il pas, dans cette histoire, les signes d’un « réel besoin d’états de panique collective », et d’un État qui se présente sous une figure thérapeutique?

Pour moi, cette chronique d’Agamben sur une épidémie qui cause des pneumonies virales est l’occasion rêvée (ou plutôt, cauchemardesque) d’expérimenter et, ce faisant, de mieux définir, la méthode que j’ai nommée tubercu-glose[2]. Cette méthode insiste, dans l’interprétation, sur la dimension ou l’imaginaire pulmonaire et, plus particulièrement, sur la hantise des maladies pulmonaires.

La tuberculose est paradigmatique car elle fut (et, à mon avis, elle demeure) très importante dans l’imaginaire québécois, sans parler de son impact réel sur les populations. En témoignent, dans le monde académique, les études de Louis Côté (PUL, 2000) et Jacques Bernier (PUL, 2018), par exemple. En littérature, on se rappellera que Franz Kafka, notamment, est mort de la tuberculose. On songera aussi à la maladie respiratoire chronique de Thomas Bernhard, récemment mise de l’avant par Catherine Lemieux (Triptyque, 2018) et Simon Harel (Nota Bene, 2019).

On le sait, les poumons, le souffle, cela concerne aussi l’Esprit (pneuma), le spirituel, qui n’est pas détaché du corps, mais logé en lui, de chaque côté du cœur (thymos). C’est déjà en ce sens que la notion de glose, traditionnellement associée à l’exégèse biblique, commence à faire sentir sa pertinence. Or, la glose est toujours un « texte en second », pour reprendre l’expression de René Lemieux. Cela en fait également un paradigme, cette fois de l’interprétation comme exigence et comme travail, à la fois individuel et collectif, de l’œuvre.

Dans le paysage médiatique, le texte d’Agamben n’est pas venu seul – ou s’il est arrivé seul, comme un cheveu sur la soupe, il a rapidement suscité des réactions. La plus intrigante est celle du philosophe français Jean-Luc Nancy[3]. Parue le 27 février 2020 sur le site littéraire italien Antinomie, sous le titre « Eccezionne virale », dans une version italienne suivie d’une version française qu’on suppose être l’originale, cette réponse est étrangement personnelle, affective. Est-elle pour autant réactionnaire?

En un mot, Nancy explique que c’est « Giorgio », son « vieil ami », qui exagère, cette fois. L’épidémie est bien réelle et les mesures sont entièrement justifiées pour protéger les personnes vulnérables que le système, il est vrai, produit en série. Il y a bien « une civilisation entière [qui] est en cause », mais Giorgio « ne remarque pas » qu’il est, en quelque sorte, normal que l’exception devienne la règle, dans le contexte mondial actuel. En ce sens, c’est l’ami Giorgio qui fait « diversion », cette fois, pas les gouvernements.

Nancy donne en conclusion une anecdote personnelle censée témoigner du caractère singulièrement insensible du philosophe italien :

J’ai rappelé que Giorgio est un vieil ami. Je regrette de faire appel à un souvenir personnel, mais je ne quitte pas, au fond, un registre de réflexion général. Il y a presque trente ans les médecins ont jugé qu’il fallait me transplanter un cœur. Giorgio fut un des très rares à me conseiller de ne pas les écouter. Si j’avais suivi son avis je serais sans doute mort assez vite. On peut se tromper. Giorgio n’en est pas moins un esprit d’une finesse et d’une amabilité que l’on peut dire – et sans la moindre ironie – exceptionnelles.

Est-ce à dire que Giorgio n’a pas de cœur, alors que Nancy en aura eu deux? Quand Nancy écrit, de façon ambiguë, « Si j’avais suivi son avis je serais sans doute mort assez vite. On peut se tromper », il ne semble pas soulever la possibilité que Giorgio ait pu avoir raison et que Nancy ait pu survivre avec son cœur d’origine (bien que la phrase puisse être lue ainsi). Étant donné la suite du texte, « Giorgio n’en est pas moi un esprit d’une finesse et d’une amabilité que l’on peut dire – et sans la moindre ironie – exceptionnelles », Nancy semble plutôt dire que son ami s’est trompé deux fois. Il s’est trompé dans le cas de l’épidémie en cours, comme Nancy l’a montré dans son court texte. Et il s’est trompé dans le cas de son propre cœur, comme le montre le fait même qu’il puisse écrire ce texte aujourd’hui. Le présupposé de cette deuxième affirmation, qui présente le conseil d’Agamben comme une erreur, c’est, évidemment, qu’il est préférable, selon Nancy, que Jean-Luc ne soit pas mort il y a près de trente ans. Comment un ami pourrait-il croire le contraire? Giorgio croit-il que son ami ait exagéré en prolongeant sa vie ainsi?

Le glossateur insistant se demandera peut-être qui sont les autres personnes qui avaient suggéré à Jean-Luc de ne pas écouter ses médecins, car Giorgio est décrit comme « un des rares » qui adopta cette position… L’interprète cynique se demandera surtout si cette « passe d’armes » entre amis, en public, n’est pas une manœuvre visant à promouvoir la sortie, fin février, de deux livres sur le marché francophone des idées : Le Royaume et le Jardin (Rivages, 2020), d’Agamben, et La Peau fragile du monde (Galilée, 2020), de Nancy. Mais passons.

La différence la plus frappante entre ces deux textes est, à mes yeux, que le second porte clairement la signature de Nancy, alors que le premier aurait pu être écrit par pratiquement n’importe quel lecteur d’Agamben. L’anecdote personnelle sur la transplantation cardiaque fait en sorte que la réponse de Nancy est éminemment intime, car nul autre que le principal intéressé n’aurait pu l’écrire. N’est-ce pas signaler que cette réponse du philosophe est foncièrement émotive? Qu’elle suit un haut-le-cœur?

Cette intimité tranche avec la véritable généralité du texte d’Agamben, qui aurait pu être écrit par un ou une « agambénienne » parmi d’autres. Dans le paysage académique des dernières décennies, les applications du concept d’état d’exception ont proliféré, notamment dans les sous-champs des relations internationales qui cherchent à se démarquer, institutionnellement, en se targuant de porter une véritable radicalité. Les épigones vont donc jusqu’à questionner la maîtrise du maître sur son propre concept (ce qui n’est pas, en soi, condamnable, mais qui inscrit toujours le jeu des concepts dans des relations de pouvoir). Il leur faut, en quelque sorte, réécrire le texte. Donnons-en trois exemples.

Sur le site qui a publié la version anglaise du texte d’Agamben, Positions, Jon Douglas Solomon commente, en se référant au livre Border as Method (Duke, 2013), que la situation ne correspond pas véritablement à ce qu’Agamben décrit ailleurs comme un état d’exception, car la quarantaine advient sous l’autorité de la loi, qui n’est pas suspendue mais simplement renforcée. Il faudrait plutôt parler de mise en place de nouvelles frontières.

Pour sa part, sur le site L’Antidiplomatico, Antonio Di Siena critique le « délire » d’Agamben en disant que ce dernier n’a pas bien lu Carl Schmitt, car le juriste allemand énonce surtout que l’exception permet de révéler qui est véritablement le souverain. Or, ce que la situation en Italie démontre, c’est que l’État italien n’est plus souverain sur son propre territoire. En effet, il fait appel aux institutions européennes pour l’aider dans la lutte contre le virus, y compris pour débloquer les fonds nécessaires à cette lutte. C’est donc l’Europe qui décide de l’exception véritable et, de ce fait, qui est le souverain. De cet argumentaire, on déduira le positionnement de l’auteur sur l’échiquier politique européen et italien…

Enfin, sur le site Lundi matin, Fluvius Styx signe un texte qui poursuit le texte du maître, se rapprochant ainsi de la glose entendue comme reprise et relance. Intitulé « Le coronavirus et l’état d’exception en chacun », le texte donne explicitement une leçon de théorie politique en développant notamment le paragraphe du philosophe italien sur le « réel besoin d’états de panique collective », décrit comme « nœud du contrat social hobbesien ». Notons que ce texte en langue française, daté du 29 février 2020, ne fait pas directement mention de la réplique de Jean-Luc Nancy. Il présente toutefois une critique de l’idée générale selon laquelle « cette fois-ci », nos empires « veulent notre bien », qui semble portée par Nancy.

Bien qu’il soit pertinent dans le présent contexte, le texte d’Agamben n’est assurément pas son meilleur. Il s’agit d’une répétition assez banale de l’un de ses argumentaires les plus connus – un peu comme s’il avait écrit son propre « Devoir de philo » sur Agamben. À mon avis, ses travaux les plus intéressants sont d’un tout autre type. Son travail sur la fabrication lente et polémique des concepts d’économie, d’office, de règle et de commandement par les théologiens chrétiens du Ier au XIVe siècles, en particulier, me semble autrement plus important.

Un autre ami autodéclaré d’Agamben a eu une réaction beaucoup plus saine, moins réactionnaire que celles de Nancy ou des épigones susmentionnés. Le professeur de cinéma Guido Vitiello, qui se présente sur un ton joueur comme « fondateur de l’Ordre mendiant des Pères weimariens, qui prient pour conjurer l’apocalypse de la République », écrit dans le quotidien centriste Il Foglio qu’« entre Foucault et le vaccin, je choisis le vaccin ». La réponse de Nancy lui rappelle comment l’écrivaine et traductrice Cristina Campo a insisté pour que le philosophe et historien des religions Elémire Zolla, spécialiste du mysticisme, passe chez le médecin et prenne des médicaments pour guérir sa maladie pulmonaire, plutôt que de s’enfoncer dans les arcanes des doctrines ésotériques orientales pour survivre sola fide. Elle l’a ainsi sauvé (de lui-même).

Vitiello sourit en voyant Nancy tenter de faire de même avec son vieil ami Giorgio, lui répétant, en quelque sorte : « Aide-toi et le Ciel t’aidera! » On imagine plutôt Agamben entêté, foncer avec sa serviette dans l’hiver italien, quelques scapulaires épars sous sa camisole, insister avec empressement auprès d’un gendarme armé portant un masque chirurgical pour qu’il le laisse passer, car il a le droit sacré, fût-ce au péril de sa santé (et de celle des autres), d’aller à la bibliothèque travailler d’urgence sur de vieilles gloses poussiéreuses et oubliées, sola gratia.


Notes

[1] Je remercie René Lemieux de m’avoir fait découvrir ce texte.

[2] Je remercie Robert Hébert pour la suggestion d’orthographier le néologisme ainsi, avec un trait d’union. J’avais d’abord pensé écrire « tubercu(g)lose », mais on y perdait la glose de vue. Or, elle doit être mise de l’avant, y compris pour l’œil.

[3] Je remercie Philippe Theophanidis de m’avoir fait découvrir ce texte.

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Conjurer – la déconstruction: sur une remarque méthodologique de Joseph Yvon Thériault

Par Simon Labrecque | cet article est disponible en format pdf

Résumé

Cet article commente un énoncé méthodologique du sociologue Joseph Yvon Thériault, dans Évangéline. Contes d’Amérique, à l’effet que son approche diffère radicalement de la déconstruction. Plusieurs passages d’Évangéline et de Critique de l’américanité, de Thériault, montrent plutôt que le sociologue partage certains soucis de l’« approche » que l’on associe généralement au nom de Jacques Derrida. En travaillant les différents sens du mot « conjuration », l’article propose une réflexion sur ce mot de déconstruction qui agit comme repoussoir dans certaines sciences sociales au Québec, surtout chez ceux qui ont l’impression que la « méthode déconstructiviste » domine le champ académique. Les textes de Thériault montrent aussi qu’il est plus ardu qu’il n’y paraît de « se débarrasser » de la déconstruction. Enfin, ces analyses ouvrent la voie à une réflexion sur la violence de certains gestes rhétoriques introductifs qui sont répétés presqu’automatiquement.

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La découverte de l’Amérique

Par Simon Labrecque, chercheur indépendant | cet article est disponible en format pdf

Résumé

Cet article propose une analyse des conditions et des conséquences de l’usage tenace de l’expression « la découverte de l’Amérique ». Qui découvre qui et quoi, quand et comment, selon cette expression? Devrait-on prendre pour acquis que l’usage, voire la mention de cette expression reconduit, sinon cautionne une situation coloniale historique qui perdure jusqu’à aujourd’hui? Certains usages de l’expression participent-ils à une critique de la domination et de l’exploitation coloniales? Je propose des pistes de réponse à ces questions en recensant quelques usages significatifs et quelques mentions stimulantes de l’expression « la découverte de l’Amérique ». Ce faisant, je montre comment l’idée même d’une « découverte » du continent dit américain a fonctionné et continue de fonctionner comme une traduction politique et juridique de certaines des réalités matérielles et symboliques rencontrées par les peuples autochtones et allochtones du continent.

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