Critique d’Une civilisation de feu de Dalie Giroux, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, 169 p.
Par Simon Labrecque, Lévis
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Le michkan (Tabernacle, ou Demeure du Saint des Saints) est fait de textures (ou tentures, ou tapis, ou étoffes, ou bandes) dont il faut sans cesse remployer l’excédent.
Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 59.
Le 29 mai 2023, à la toute fin du mois que les Canayens ont longtemps appelé « mois de Marie » et dix-neuf ans après la publication de son mémorable article « Dieu est-il mort en étude des idées politiques? Sur l’aporie de l’opposition entre les idées et le monde » dans la Revue canadienne de science politique, Dalie Giroux publie Une civilisation de feu, son troisième ouvrage chez Mémoire d’encrier depuis 2019. Je souhaite en proposer une brève lecture sur un mode tangentiel, en donnant à lire des matériaux que je considère complémentaires ou complices, comme je l’ai fait pour Trahir jadis, lors de la publication du premier livre solo de Giroux, Le Québec brûle en enfer (M éditeur, 2017). J’avais alors pris comme point de départ la toile de Paul-Émile Borduas qui ornait la couverture de l’ouvrage. À nouveau, je partirai d’une image, ou plus précisément, d’une constellation d’images, mais qui cette fois n’est pas directement donnée à voir. Elle est plutôt évoquée textuellement lorsque Giroux décrit la matière qu’elle assemble dans le chapitre « Apocalypso », qui suit le chapitre introductif se terminant par une section intitulée « Pétro-spiritualité ». Elle écrit :
Je partage ici quelques images rapiécées, courtepointe de souvenirs de vacances à l’ère des changements climatiques. Ce petit chapelet d’images dialectiques n’est pas sans rappeler par les thèmes et la naïveté la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Le décor estival du monde bourgeois y ajoutant un élément comique, et l’exposition de cette impuissance collective qu’induit notre attachement à nos manières, à nos moyens, à notre confort surtout, a l’effet d’une brûlure dont la manifestation même ne manque pas d’ironie[1].
La notion d’image dialectique, conceptualisée par Walter Benjamin, est travaillée par Giroux depuis plusieurs années déjà comme une véritable méthode. On l’aura peut-être déjà compris en raison du champ lexical qui trame d’emblée le présent texte, la lecture que je propose s’inscrit en creux du filon du « nain bossu » qui, selon le même Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, actionne la « marionnette » du matérialisme historique : il s’agira d’une lecture théologique, ou plutôt, théologico-politique. En cela, j’admets qu’elle pourra d’emblée être qualifiée d’imposture si elle « force les réalités politique pour imposer sa “thèse” » et cède au désir de la philosophie « d’atteindre une toute-puissance théorique, c’est-à-dire un savoir total sur l’histoire : sur sa direction, sur sa véritable “ressource”, sur son prétendu “fond”. »[2] À mon sens, une telle lecture n’a pas vocation à expliquer, mais à texturer. Voyons voir de quoi il en retourne, en tâchant de garder la tête hors de l’eau, de ne pas nous laisser submerger par la matière débordante de notre immersion.
Bouquin, bouquetin, brodequin, botequin
L’œuvre connue comme la tenture de l’Apocalypse d’Angers a été réalisée entre 1373 et 1382 à la demande du duc Louis 1er d’Anjou. Conservée et exposée sur le site du château d’Angers, dans une très longue galerie au « calme feutré », elle est « le plus important ensemble de tapisseries médiévales subsistant au monde », selon l’UNESCO. À ce titre, l’organisation l’a inscrite à son registre Mémoire du monde le 18 mai dernier, onze jours avant la publication d’Une civilisation de feu. On s’imagine visiter l’endroit climatisé en bermudas, l’été, possiblement au cours d’un très québécois « voyage généalogique en France », sur les traces de « nos ancêtres » au bord de la Maine, ayant, cette année-là du moins, préféré l’Europe aux froides eaux atlantiques de l’État américain du Maine.
C’est sur nos modes de vie contemporains, qui rendent possibles et imaginables de telles occurrences tout en menaçant les formes connues de la vie sur Terre, que Giroux concentre son propos. Il est ardu de résister au langage et ne pas dire de ce bouquin qu’il est brûlant d’actualité, même si son propos est peut-être tout sauf incendiaire. En effet, le « brûlot » décrit et pleure, il dit et lamente, il analyse et métabolise la consumation, sans être larmoyant mais en risquant de provoquer un véritable sentiment océanique, une vague de crainte ou une crainte vague chez qui le traverse et y reconnait tout à la fois sa vie, un appel à la changer et la difficulté d’y répondre.
Sur les tapisseries d’Angers sont dépeintes des scènes du Livre de l’Apocalypse, qui clôt le Nouveau Testament[3]. L’œuvre picturale médiévale est réputée permettre une « meilleure compréhension » du texte antique, en favorisant la métabolisation de cette Révélation écrite de Jésus-Christ dans laquelle un dénommé Jean, l’auteur du texte, se dépeint notamment mangeant un feuillet, dévorant un « petit livre » qu’un ange tenait ouvert dans sa main – un ouvrage qui, dans la bouche, est « doux comme le miel », mais qui remplit les entrailles d’amertume (Ap 10,8-10). Encore une fois, il est ardu de résister au langage et de ne pas dire que le bouquin de Giroux se dévore d’une traite, qu’il fait sourire et parfois rire car sa langue est remarquable de précision et de sagacité, et qu’un arrière-goût peut persister suite à la lecture, étant donné l’état du monde.
Cela dit, à mon avis, une telle amertume risque surtout de s’imposer pour qui s’arrête en chemin, et encore. En effet, l’écriture de Giroux se caractérise à la fois par la lucidité analytique et la recherche explicite de chemins de traverses, de voies de sortie, de sillons d’espérance, si l’on veut parler ainsi, que plusieurs lui demandent d’ailleurs d’indiquer afin de surmonter leur désespoir et leur paralysie. Or, ces pistes sont relevées non pas dans un horizon révolutionnaire d’envergure, mais au plus près du quotidien, à portée de main. En ce sens, Giroux indique que nous sommes déjà en marche, en mouvement, ce « nous » étant conceptualisé dans une trinité universaliste qui revient presque comme un mantra : n’importe où, n’importe qui, n’importe quand.
Profession et prophétie
Dans le texte de Jean de Patmos, l’ingestion de l’angélique bouquin – un terme qui, rappelons-le, désigne à l’origine un lièvre, animal mythique pour plusieurs cultures –, à la fois doux et amer, est suivie d’un appel renouvelé à prophétiser.Qu’est-ce qu’une prophétie? Une réponse est donnée dans un des derniers petits livres de Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, dont le titre résonne fortement avec celui du livre de Giroux[4].
Marc Lebiez a décrit la plaquette du philosophe italien comme « un bréviaire ». Au sens strict, un bréviaire est un livre liturgique rassemblant les textes pour la pratique quotidienne de la liturgie des Heures, aussi appelée l’Office divin. Matériellement, il s’agit typiquement d’un ouvrage relié qui tient dans la main, imprimé sur « papier-Bible » et muni d’un jeu de signets en tissu permettant à la personne qui en fait usage de s’y retrouver dans les complexités du temps cyclique du calendrier liturgique. Aujourd’hui, le bréviaire existe aussi sous la forme d’applications électroniques qui donnent à lire et à prier chaque jour, plusieurs fois par jour. Notons au passage que cette forme de prière médiévale connaît un certain regain de popularité, dans notre époque parfois qualifiée de « néo-féodale ».
Pour Lebiez, l’usage du terme « bréviaire » permet de signaler que les fragments rassemblés par Agamben sont à lire et à relire lentement, à ressasser ou à remâcher à répétition, sur le mode nietzschéen de la rumination. Autrement dit, ils sont à lire religieusement, mais dans une compréhension singulière et généreuse de ce dernier adverbe, qui suppose de ne pas considérer d’emblée que pensée et religion s’opposent (une supposition qui ne passe pas comme une lettre à la poste, à la fois dans la descendance du Moustachu et dans « le Québec laïc » d’aujourd’hui, mais qui peut s’appuyer sur des œuvres variées, dont certaines sont toujours en train de se faire – je pense ici en particulier à celle du philosophe et talmudiste Ivan Segré). Religieusement ou, pour reprendre le Robert : « avec une attention recueillie ».
Enfin et surtout, l’évocation du bréviaire permet aussi de faire signe vers la dimension théologico-politique du travail d’Agamben, qui a construit une part importante de son œuvre autour du célèbre énoncé de Carl Schmitt, dans La Notion de politique (1932), selon lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».
Quid, donc, de la prophétie? Dans le chapitre central de Quand la maison brûle, intitulé « Leçon dans les ténèbres », Agamben enchaîne plusieurs fragments à ce propos. Voici les quatre premiers :
Aleph. La position du prophète est aujourd’hui particulièrement incommode et les rares qui essaient de l’assumer semblent souvent manquer de toute légitimité. Le prophète s’adresse, en effet, aux ténèbres de son temps, mais, pour ce faire, il doit se laisser investir par celles-ci et ne peut prétendre conserver intacte – par on ne sait quel don ou vertu – sa lucidité. Jérémie, au Seigneur qui l’appelle, ne répond que par un babillage : « Ah, ah, ah » – et ajoute immédiatement : « voici, je ne sais pas parler, je suis un enfant ».
Beth. À qui s’adresse le prophète? Directement à une ville, à un peuple. La particularité de son apostrophe consiste, cependant, dans le fait que celle-ci ne peut être entendue, que la langue dans laquelle il parle demeure obscure et incompréhensible. L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie.
Gimel. Pourquoi les paroles du prophète restent-elles inaudibles? Non parce qu’elles dénoncent les fautes de ses semblables et les ténèbres de son temps. Mais plutôt parce que l’objet de la prophétie est la présence du Royaume, sa discrète ingérence dans chaque intrigue et chaque geste, son avènement obstiné, ici et maintenant, à chaque instant. Les contemporains ne peuvent ni ne veulent voir leur intimité quotidienne avec le Royaume – et le fait qu’ils vivent, en même temps, « comme si le Royaume n’existait pas ».
Dalet. De quelle façon le Royaume advient-il, de quelle façon est-il présent? Non comme une chose, un groupe, une Église, un parti. Le Royaume coïncide toujours avec son annonce, il n’a d’autre réalité que celle de la parole – la parabole – qui le dit. Il est tour à tour un grain de sénevé, une mauvaise herbe, un filet jeté à la mer, une perle – non cependant comme quelque chose qui serait signifié par ces mots, mais comme l’annonce que ceux-ci en font. Ce qui vient, le Royaume, est la parole même qui l’annonce.
Je pourrais, à la lettre, arrêter ici la présente critique et l’essentiel aurait, à mon sens, été dit. Déplions néanmoins plus avant, ou remployons l’excédent des textures.
Un Royaume vous attend
En suivant cette définition du Royaume, « ce qui est la parole même qui l’annonce », on constate qu’une telle annonce peut exercer une « emprise charismatique », au sens travaillé par Jean-Luc Évard dans son remarquable essai sur la rumeur, c’est-à-dire que la personne qui la porte présente et représente que l’au-delà est un déjà-là[5].
Cette conception de l’au-delà comme déjà-là renvoie à la notion de temps messianique qu’Agamben travaille dans plusieurs textes à la suite de Benjamin comme une clé conceptuelle de la politique radicale. Sa lecture de la Lettre de saint Paul aux Romains, qui ne fait pas officiellement partie de son grand-œuvre Homo Sacer mais qui le précède et le fonde, est particulièrement instructive à ce sujet. Le temps messianique n’est pas à venir, ce n’est pas un temps supplémentaire après la fin des temps, ce qui arrivera après le Jugement dernier. C’est plutôt « le temps de maintenant », selon l’apôtre Paul, c’est-à-dire le temps engendré par la venue du Messie, comprise non pas comme un événement historique daté et passé, mais comme advenue qui transforme la conception que l’on se fait du temps lui-même. C’est un temps « opératif », selon Agamben, un « temps qui reste », qui n’est pas le temps représenté, chronologique, mais qui « parvient pourtant à le saisir et à l’amener à son achèvement »[6]. Sara-Danièle Bélanger-Michaud explique que
[c]ette structure « opérative » du temps rapportée au messianisme de Benjamin permet de comprendre que l’énoncé selon lequel l’instant serait « la petite porte par laquelle entre le messie » signifie que le geste messianique (qu’on l’attribue à une entité transcendante ou qu’on le transporte dans l’immanence en le pensant comme un pouvoir révolutionnaire humain) consiste à la fois à s’approprier et à accomplir le temps, donc jusqu’à un certain point à re-prendre le temps[7].
L’image dialectique renvoie elle aussi cette conception messianique du temps car elle est « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. […] L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture. »[8]
Gala
Le titre du premier chapitre de Giroux, Apocalypso, est aussi le titre d’une chanson populaire de Joe Bocan sur l’album Les désordres, paru en 1991. Cette chanson peut s’ajouter aux figures de « Cassandre de la civilisation fossile » et d’« Œdipe pétrolier » que Giroux nomme dans la section « Pétro-spiritualité » de son chapitre introductif, soit la poétesse Huguette Gaulin « qui s’est immolée par le feu dans le Vieux-Port de Montréal en 1972 en lançant à la face de l’humanité “Ne tuons pas la beauté du monde” », et « le faux-monnayeur du Front de libération du Québec, Jean Castonguay, […] qui par désespoir a bu de la gazoline avant de s’immoler dans un wigwam sur le Mont-Royal en 1981 ». Dans un vidéoclip typique tourné sur une plage des Antilles, Bocan chante, dans l’eau turquoise, ces lignes de Robert Campeau (à ne pas confondre avec le riche financier et investisseur immobilier du même nom) dont l’actualité est désolante. Elles tissent ensemble le global et le local, le sort de la planète et celui de la psyché :
Les présidents sont réunis, pour discuter de l’atmosphère
Tous les États sont désunis, on va peut-être changer l’air
Il pleut acide sur ma vie, la terre est de moins en moins ronde
Ça fait des trous dans ma folie, j’entends comme une voix qui gronde
Tous les bébés sont réunis, pour réclamer leur couche d’ozone
Les journaux font de la poésie, y’a plus personne entre les ondes
Quand y’a trop d’échos dans ma vie, ça me fait perdre la raison
Je voyais des ombres dans la nuit, j’ai déclenché une explosion
Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde
Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe
Moi je vivais sans faire de bruit, sans déranger le monde atome
Je faisais l’amour sans mon permis, pendant qu’on préparait ma tombe
Aujourd’hui je vis sans compromis, j’ai déplafonné ma pensée
Je me promène dans ma galaxie, je passe ma vie à l’inventer
Apocalypso, vivre jusqu’à la fin du monde
Apocalypso, pendant qu’on danse sur une bombe
Avec ces images qui opposent de façon plutôt convenue le quotidien banal des gens ordinaires à l’atmosphère de gala des grandes rencontres entre puissants du monde, pendant que « la maison brûle », rappelons, avec Jacques Derrida, que dans la Septante, le mot grec apokalupsis est utilisé pour traduire des mots dérivés du verbe hébreu gala, qui signifie l’emportement. Pour sa part, André Chouraqui traduit gala par « découvrement » – et pour ma part, je rappelle que Gala était le prénom de l’épouse de Salvador Dalí, auteur de la méthode paranoïaque-critique, qui n’est pas étrangère à la méthode de l’image dialectique.
Le mot « apocalypso »semble jouer sur un registre voisin. En effet, en regardant vers les îles grecques, qui complètent les paysages rocailleux de la Palestine, de l’Égypte et de la Mésopotamie comme lieux d’origine de « notre » civilisation de feu, le mot semble évoquer la présence diaphane de Calypso, « celle qui voile, enveloppe », et qui, dans l’Odyssée d’Homère, recueille Ulysse suite à son naufrage et le garde sur son île paradisiaque pendant sept ans. Elle retient Ulysse deux fois plus longtemps que les obstacles placés sur sa route par Poséidon, dans ce qui est généralement interprété comme un « monde illusoire », un « faux Paradis » insulaire.
Apo-calypso, ce serait donc la séparation, la cessation, l’écartement, la négation de Calypso, qui provient, dans le mythe, de la pitié éprouvée par Zeus pour Ulysse. Le retour à Ithaque, selon Adorno et Horkheimer, est le prototype de l’émancipation « moderne » et dialectique de la Raison par rapport au Mythe, de celui qui « devient qui il est » en utilisant son propre entendement, qui sort du « sommeil dogmatique » par la ruse pour revenir à sa propriété fixe et assumer le commandement patriarcal qui lui revient. C’est peut-être ce que nous racontent encore ceux qui en veulent toujours aux voiles portés par des femmes – mais c’est sans doute une autre histoire.
La chanson Apocalypso du slammeur IVY, publiée en 2012 sur l’album Hors des sentiers battus par celui que les gens de Lévis ont connu une décennie plus tôt dans le duo Ivy et Reggie, formé au cégep de Lévis-Lauzon, ajoute peu à la chanson de Campeau et Bocan, sinon par la mise à jour de certains enjeux climatiques : les pluies acides sont remplacées par la fonte des glaciers, les mots d’ordre sont clairement émis en langue anglaise, etc.
Entre 1991 et 2012, le terme « apocalypso » apparaît aussi dans une chanson de Richard Desjardins, Charcoal, sur l’album Boom Boom paru en 1998. La chanson commence ainsi :
L’an deux mille, l’an deux mille cash
L’ADN, l’ADN, là the end of world
Le cimetière, le cimetière-monde
Drett’ dans l’dash, y’as-tu d’la vie sur Terre?
Apocalypso, l’capitaine Cousteau plongea dans ’Budweiser
Je ne change pas le monde, comme le fait la haute finance
Mais chu ben connu su’es listes d’attente
On me croyait mort mais je fumais du silence
Charcoal, charcoal
Et nous voici donc renvoyés aux feux de forêts qui sont de plus en plus destructeurs, notamment dans l’Abitibi natale de Desjardins, à mes voisins de banlieue propriétaires de pickups qui font du barbecue dans le smog, celui-là même dont les effluves traversent cet été non seulement le fleuve et les très anciennes Appalaches, mais aussi l’Atlantique jusqu’au « vieux continent ». Ne résistons pas à l’image : jusqu’au calme feutré de la galerie climatisée où l’on peut encore admirer la tenture de l’Apocalypse d’Angers, dont les rebords frisent et la couleur s’affadit dans la chaleur. Il reste au moins l’envers pour préserver les fibres colorées par d’anciennes teintures végétales.
Ici-maintenant : la Fête-Dieu
En laissant entendre que la parole de Dalie Giroux est prophétique, charismatique ou messianique, sinon apocalyptique, dans un sens technique de ces termes théologico-politiques, je cherche à qualifier comment elle m’atteint. En reprenant la caractérisation de la parole philosophique d’Alfred North Whitehead par Isabelle Stengers, je l’ai déjà qualifié de « parole de dragon », par opposition à une « parole de conseiller », au sens où elle s’adresse « aux rêves, aux doutes, aux effrois et aux ambitions, non à la perplexité, au désarroi, aux états d’âme demandant repère ». Dans les mots de Jeanne Favret-Saada, qui distingue deux types de récits dans sa théorie du discours sorcellaire, il s’agit non pas d’une parole « exemplaire », qui cache les ressorts de son efficace pour se présenter comme seule modèle envisageable, mais d’une parole « incitative », qui favorise la prolifération des pratiques et des récits[9]. Lors du lancement du livre de Giroux Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019), j’avais aussi donné l’exemple de Neil Young, dont la voix et la musique ont pour moi un effet incitatif : entendre Young me pousse à prendre ma guitare, à jouer et à chanter, tout comme lire Giroux m’encourage à écrire. Depuis des années, c’est donc dans ce sillon ou cet élan que s’inscrivent explicitement plusieurs de mes textes.
C’est à l’incitation des textes et des conférences de Giroux, notamment, que je dois mon « retournement » vers mes circonstances les plus immédiates, qui a pris la forme d’une recherche proliférante, d’une « ferronnerie » et d’un « hébertisme » au cœur de l’ancienne seigneurie de Lauzon, d’où je viens et où je retourne, le long des rivières Chaudière et Etchemin, entre le fleuve et les Appalaches. Le dernier jalon en date de cette recherche sans fin est une expédition au pied des Chutes-de-la-Chaudière, le 8 juin dernier. Cette sortie familiale, un soir de semaine, qui a permis de se dégourdir les jambes et de fatiguer les enfants énergisés par l’approche du solstice d’été et l’allongement des jours, fut provoquée par la lecture d’un passage de l’introduction du premier tome de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon, de Joseph-Edmond Roy, ouvrage-phare de mon « projet », s’il en est. Dans son long développement sur la rivière Chaudière, Roy écrit ceci :
On raconte qu’au pied de la chute de la Chaudière, il se produit chaque été, entre la fête-Dieu et le dimanche suivant, un phénomène assez étrange. La rivière se couvre alors de poissons qui remontent le cours des rapides et viennent frayer presque sous les bouillons de la chute. Comme, en ce temps-là, les eaux sont assez basses, on les voit fourmiller par milliers. On pourrait les prendre avec la main tant ils sont pressés et engourdis. Les paysans font des barrages en pierre pour les arrêter et en pêchent ainsi une quantité considérable.
Cette manne aquatique dure trois ou quatre jours, puis tous ces poissons disparaissent et on ne les revoit qu’à la fête-Dieu de l’année suivante. Dans la région, ces poissons sont connus sous le nom de carpes de France.
La date de la Fête-Dieu n’est pas fixe puisqu’elle dépend de la date de Pâques, elle-même fixée selon le calendrier lunaire. La Fête-Dieu, aussi appelée Solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ, a lieu le jeudi suivant la Trinité, c’est-à-dire soixante jours après Pâques. Elle souligne la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Instituée officiellement en 1264, soit un siècle avant la réalisation de la tenture de l’Apocalypse d’Angers, cette fête est traditionnellement célébrée par des processions où l’Eucharistie est transportée dans un ostensoir au cœur de la ville.
Au Québec, Jean Paul Lemieux nous en a donné une illustration célèbre, qui fut en quelque sorte recréée par Gilles Carle pour le film Les Plouffe en 1981, dans une scène qui culmine par l’acceptation, par l’Église, de la Conscription, dépeinte par le cinéaste comme un moment de rejet de l’institution ecclésiale par le peuple de la basse-ville – comme un début de la mythique Révolution tranquille, avec Maman Plouffe dans le rôle du katéchon qui tente d’éviter le pire. Pour ma part, je n’ai jamais participé à une procession de la Fête-Dieu, mais je chante régulièrement « Il était une fois des gens heureux » à l’enfant qui s’endort. Je suis aussi d’avis que l’Adoration eucharistique perpétuelle, dans certains lieux de culte, est une pratique fort intéressante qui pourrait, comme la Liturgie des Heures, aider certaines personnes à trouver des chemins de traverse et de déconnexion.
Sur les berges de la Chaudière
Puisque, comme l’écrit Giroux en finale de son ouvrage, « Ça ne se passera pas, en tout cas pas principalement, sur internet », je suis donc allé voir, le soir de la Fête-Dieu, si la manne poissonnière était toujours donnée sans contrepartie aux gens de mon coin de pays. Je m’attendais à n’y rien trouver. Or, au pied des chutes se trouvait tout de même un jeune pêcheur à la ligne. Un autre se trouvait en aval, pratiquement sous le pont suspendu qui amuse les enfants et qui permet aux piétons de traverser de Charny à Saint-Nicolas sans passer par l’autoroute. Il y avait aussi un trio de jeunes photographes, en plus de notre famille nucléaire de banlieue, qui a pu observer quelques petits ménés dans les flaques d’eau.
La manne de jadis n’était pas visible, ce soir-là, et sans doute n’existe-t-elle pas les autres jours non plus. Néanmoins, j’ai reçu comme un signe d’espérance la présence de deux affiches jaunes à l’entrée du site indiquant clairement que la pêche était interdite, à cet endroit, entre le 1er avril et le 15 juin. De retour à la maison, j’ai pu lire des articles rappelant l’importance de s’abstenir de pêcher lors de ces semaines du printemps afin de laisser se reproduire les nombreuses espèces de poissons qui viennent encore frayer en ces lieux. L’endroit est même qualifié de « frayère exceptionnelle pour de nombreuses espèces de poissons comme l’achigan, le doré et l’esturgeon jaune. » Dans des forums de discussion en ligne, des gens indiquent qu’en aval, en particulier dans les secteurs du petits et du grand bassin, on trouve de nombreuses autres espèces : bar rayé, saumon atlantique, ombles de fontaine et chevalier, truites, éperlan arc-en-ciel, ouananiche, marigane noire, perchaude, touladi, moulac et lacmou.
La légende reprise par Joseph-Edmond Roy, qui tenait déjà de la tradition orale à l’époque où il écrivait son texte et où Walter Benjamin était encore un bébé, m’a ainsi mis en contact avec les pratiques de préservation de ce qui nous est encore donné, dans les ruines où nous vivons toutes et tous aujourd’hui. Comme l’écrit Giroux dans son texte sur le terrain vague d’Hochelaga :
La ruine, en son sens politique, celui que rend possible l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, implique de faire la critique de notre forme de vie depuis l’intérieur de celle-ci, en tant que nous sommes nous-mêmes soufflés par le mouvement de destruction – et d’établir des rapports ruineux aux dispositifs d’accumulation de puissance qui définissent le présent.
Je remarque que le temps cyclique du calendrier liturgique correspond encore au temps cyclique de la vie animale. Cela étant dit, la discussion quant à la possibilité de manger quelque poisson que ce soit pêché aujourd’hui dans la rivière Chaudière, qui coule à travers la Beauce à partir de Lac-Mégantic et dans laquelle s’écoulent les champs arrosés-brûlés au purin de porc tout au long de la fertile vallée, reste donc ouverte. Au temps de la drave et des scieries à Breakeyville et à New Liverpool, la pêche à l’anguille avait toujours cours à l’Anse-Gingras. Notre pollution entre en nous, cela fait partie de notre condition. De là à s’empoisonner sciemment, il y a une marge. Dans tous les cas, c’est à la prolifération de discussions et d’expérimentations concernant nos façons d’habiter la vallée du Saint-Laurent que nous incite Dalie Giroux.
Notes
[1] Je souligne. J’omets la pagination étant donné que je réfère à la version électronique du livre.
[2] Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 4e de couverture.
[3] Pour une lecture locale de L’Apocalypse selon Jean, écouter l’épisode #0 (Pilote) de La Bête à Deux Dos : un podcast moyen intelligent (2 avril 2019).
[4] Giorgio Agamben, Quand la maison brûle. Du dialecte de la pensée, trad. Léo Texier, Paris, Payot & Rivages, 2021. Pour la lecture que Giroux fait d’Agamben, voir notamment Dalie Giroux, « Giorgio Agamben, philosopher en l’Europe et l’Amérique », Le Devoir, 30 mai 2009, et Dalie Giroux, « Agamben et les Anciens. À la recherche de la machine anthropologique occidentale », dans Les usages des Anciens dans la pensée politique contemporaine, sous la dir. Yves Couture et Martin Breaugh, Sainte-Foy, PUL, 2010, pp. 23-51. Il n’est pas anodin de noter que, selon Giroux, le principal mérite d’Agamben est d’avoir compris Walter Benjamin, qu’il a traduit et édité en italien.
[5] Voir Jean-Luc Évard, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Trocy-en-Multien, éd. de la revue Conférence, 2013. Sur cet enjeu du charisme, je me permets de renvoyer à ma recension de l’ouvrage d’Évard, parue dans Le Cygne noir en 2014, ainsi qu’à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, nov. 2015.
[6] Giorgio Agemben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épitre aux Romains, trad. Judith Revel, Paris, Rivages Poche, 2000, p. 125.
[7] Sara Danièle Michaud-Bélanger, De la répétition à la reprise : une critique conceptuelle, mémoire de maîtrise en littérature comparée, Facultés des Arts et sciences, Université de Montréal, 2006, p. 23.
[8] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, éd. originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, éditions du Cerf, 2006, p. 479.
[9] Voir Jeanne Favret-Saada, Désorceller, Paris, éditions de l’Olivier, 2009, pp. 50 et suivantes. Cette caractérisation du travail de Giroux a déjà été proposée dans Jade Bourdages et Simon Labrecque, « Que sont nos souverains devenus? Commentaire des tressages », Cahiers des imaginaires, vol. 8, no 12 (Critiques de la souveraineté. Interpellation plébéienne, récit et violence), mars 2015, pp. 118-119.
Martti Koskenniemi se traduit-il en totonaque?
Commentaire du 12e chapitre du livre To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power, 1300-1870 de Martti Koskenniemi, Cambridge University Press, 2021.
Par René Lemieux, Université de Sherbrooke | ce texte est aussi disponible en format pdf
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Introduction
Dans le cadre de ce court commentaire du livre To the Uttermost Parts of the Earth de Martti Koskenniemi, je vais d’abord brièvement résumer le dernier chapitre, pour ensuite essayer d’offrir une petite réflexion sur mon expérience de lecture à partir de mon lieu disciplinaire, la traductologie.
Résumé du dernier chapitre du livre
Le chapitre que j’avais à lire est dans la quatrième partie du livre. Jusqu’ici, on est passé d’une généalogie de l’État de droit (première partie du livre, chapitres 1 à 4) aux cas de la France (deuxième partie, ch. 5 à 7) et de la Grande-Bretagne (troisième partie, ch. 8 à 10). Tout comme pour ces deux parties axées sur un seul pays, on ne suit pas une chronologie fixe dans le cas de l’Allemagne (quatrième partie, ch. 11 et 12). On brosse plutôt le portrait du monde intellectuel germanique, qui se distingue des deux autres contextes par un accent particulièrement fort mis par l’auteur sur le monde académique (Koskenniemi 2021, 878).
Le douzième et dernier chapitre du livre s’intitule « The End of Natural Law : German Freedom 1734-1821 » et continue la réflexion entamée dans le chapitre précédent sur les transformations du ius naturae et gentium comme « technique protestante dans la fonction de conseiller du prince » (ma traduction) pour établir une véritable science empirique de gestion de la société, en particulier de sa part économique. Les enjeux de souveraineté multiple (du temps du Saint-Empire romain germanique) sont remplacés par des enjeux plus globaux, la diplomatie et la paix en Europe (voir Kemmerer 2021 pour une description plus complète des liens entre les deux derniers chapitres).
Le dernier chapitre s’articule autour de quatre réinterprétations (ou transformations) du droit naturel qui était jusqu’alors le type de pensée juridique dominante du Saint-Empire romain germanique. On pourra parler d’accommodement du droit naturel en réponse aux développements intellectuels, et en particulier celui de l’idée d’histoire ou de progrès (Koskenniemi 2021, 951).
Quatre auteurs (juristes ou philosophes) sont présentés de manière très détaillée : Schmauss, Justi, Kant et Martens. Le premier, Johann Jacob Schmauss (1690-1757) transforme le droit naturel en une science politique empirique, dominée par une pensée anthropologique des pulsions. Selon lui, les caractéristiques humaines se comprennent d’elles-mêmes, sans médiation, et on peut en déduire des préceptes naturels comme « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » (Koskenniemi 2021, 881). Gottfried Achenwall (1719-1772), l’inventeur de la statistique, est placé par Koskenniemi avec Schmauss : il change un peu la perception anthropologique de la vie publique en voyant dans l’État le développement, voire le perfectionnement, des regroupements plus primordiaux comme les premières familles réunies en communauté (Koskenniemi 2021, 887), à l’image de l’État total gérant tout et où le dirigeant est un Landesvater, une figure du « Père de la nation ». La diplomatie en ce sens englobe les relations des nations dirigées par des princes ayant autorité absolue sur leur territoire.
Johann Heinrich Gottlob Justi (1717-1771), pour sa part, adapte le droit naturel pour la science économique. Contrairement à Achenwall, il considère que l’État n’est pas au-dessus du commerce (Koskenniemi 2021, 896), par exemple, car c’est dans la nature du commerce d’être libre. Cette perspective nécessite de penser autrement le rôle de l’État. Le gouvernement aura plutôt un rôle de supervision (avec le caméralisme comme science de l’administration), et son objectif sera d’assurer pour ses sujets leur « bonheur » (Koskenniemi 2021, 901). Il faut quand même savoir tempérer le désir de gestion totale en gardant en tête l’importance de la liberté des sujets. La modération a toujours une place importante chez Justi.
Quant à Emmanuel Kant (1724-1804), il opère la troisième forme de transformation du droit naturel en critiquant le jusnaturalisme, parce que ce dernier pourrait défendre une image mécanique de l’individu, tout en se faisant le continuateur de ce même jusnaturalisme par l’importance qu’il accorde à l’universalisme. Kant donne une nouvelle évaluation à l’anthropologie humaine : pour lui, ce qui compte avant tout, ce n’est pas le bonheur, mais la liberté (Koskenniemi 2021, 874), conçue à la fois comme une autonomie pour chacun (le pouvoir de se donner des règles : la déontologie), et une indépendance par rapport aux choix des autres. Cela se reflète dans sa manière de penser le droit international, avec son projet de Paix perpétuelle, et dans son Rechtslehre, où, dans les deux cas, Kant conçoit pour l’humanité une obligation morale de sortir de sa condition anarchique (au sens que cette humanité n’a pas de droit objectif) pour accéder à une constitution internationale, que Kant appelle une fédération d’États libres ou, plus tard, de Congrès permanent des États (Koskenniemi 2021, 915). C’est le développement d’un droit cosmopolite (notamment pour les étrangers et les réfugiés), qui se distingue d’un droit positif étatique, mais surtout une croyance forte dans le progrès de l’histoire.
Une dernière transformation du droit naturel, que Koskeniemmi intitule « La diplomatie de la Restauration comme droit moderne des nations », est le fait de Georg Friedrich von Martens (1756-1821), qui pense dans un monde où le droit naturel n’a plus vraiment sa place (Koskenniemi 2021, 876). C’est un monde où s’élaborent des traités et des instruments pour la diplomatie de manière positive. Martens a vécu l’occupation napoléonienne. Pour cette raison, Koskeniemmi le présente comme un conservateur, comme le représentant d’une tradition réaliste de la prudence, ayant une méfiance pour les principes abstraits et les grandes théories explicatives, et participant intellectuellement à une conception anthropologique qui perçoit dans la nature humaine un mal inné (Koskenniemi 2021, 930). Il y a un certain empirisme chez Martens, notamment dans sa volonté de classifier les textes de loi (son modèle, ce sont les sciences naturelles). Il ne cherche pas à prescrire le droit, il veut l’expliquer : il veut voir comment ça marche (Koskenniemi 2021, 935).
Pour Koskenniemi, la tradition allemande est celle d’une volonté de parachever le désir de voir le droit s’appliquer partout, qu’on retrouvait déjà dans le ius gentium romain (Koskenniemi 2021, 949), puis amplifié par l’apport chrétien du droit naturel. Ce que fait différemment l’« imagination allemande », c’est d’abord de prendre cet idiome du ius naturae et gentium et de le transformer en technique de gestion étatique opérant comme une machine, pour en faire une science de la vie sociale. Une multitude de questions émergent quant à la naturalité de cette manière de penser le droit : que faire des coutumes européennes? que faire des nations « barbares » non européennes? représentent-elles une phase antérieure de la civilisation ou une déchéance de la civilisation? Si le droit naturel est différent selon qui le pense, ce n’est tout simplement plus du droit naturel – ou bien le droit naturel n’a plus sa place. Ce qui prend sa place, c’est l’histoire, ou le progrès (qui serait, lui, universel). Ce n’est pas tant une éradication du droit naturel que sa transformation en un désir d’universalité.
Un retour sur la conclusion
Je voudrais rapidement revenir sur la question de l’imagination et du bricolage qu’on retrouve en conclusion de l’ouvrage. Le terme « bricolage », rappelons-le, provient de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss.
Ce que je comprends de l’articulation entre l’imagination et le bricolage vient d’abord d’une conception du langage en général, et du langage juridique en particulier. Ce que nous dit Koskenniemi, c’est : oui, le langage juridique d’une époque donnée détermine les limites du monde pensable, mais ça ne veut pas dire que l’imagination n’inclut pas également la possibilité de sortir de ce monde mental. En fait, c’est ce qu’il veut dire par « imagination » : la capacité, dit-il, de traduire entre les langages professionnels (ou disciplinaires) au besoin (on pourrait aussi dire : entre les langues) (Koskenniemi 2021, 953). D’où l’importance, selon lui – ce qui a été maintes fois critiqué ici dans le cadre de ce cercle de lecture – d’une lecture des écrits d’hommes blancs européens. Et la raison est simple : nous vivons dans un monde imaginé par des hommes blancs européens.
Dès la lecture des premiers chapitres, j’avais été étonné de lire le terme « imagination » dans le titre de l’ouvrage. J’ai voulu en savoir plus sur le concept d’« imagination » chez Koskenniemi et je suis tombé par hasard sur le web sur un tout petit texte de Koskenniemi intitulé « Less is More : Legal Imagination in Context » (Koskenniemi 2018), qui provenait d’un colloque. Dans ce texte, Koskeniemmi cite Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte qui représente peut-être bien ce qu’il entendait faire avec son livre (je le cite en français) :
C’est à ce moment que Koskenniemi arrête sa citation, mais il serait intéressant de lire ce qui suit ce passage chez Marx :
Cette scène nécessite une « mécanique »[1], un artifice, un faux-semblant, une mimésis trompeuse, c’est-à-dire la représentation (au sens théâtral comme au sens poétique ou même politique). Mais qu’est-ce que cela nous dit? Certes il y a des transformations (ou une traduction), mais pour Marx, c’est plus souvent qu’autrement une reprise du passé tournée pour le présent.
Ici la traduction change de sens, ou du moins, la métaphore n’est plus la même. On a l’habitude de penser la traduction comme un transport (comme le mot l’indiquait originellement : « traduire », c’est conduire au-delà – ou avec l’anglais « translation », qui indique lui aussi un déplacement). On prend une idée et on la transporte, par exemple, dans une autre langue ou un autre pays. Mais historiquement – et dans plusieurs langues encore aujourd’hui – la traduction pouvait être pensée différemment, et notamment par le fait de tourner (voir par exemple Simeoni 2014). Le latin convertere l’indique (devenu depuis en français « convertir »). C’est bien ce que suggère le finnois, par exemple, avec kääntää (kääntää sivua : tourner une page; kääntää sivu ranskaksi traduire ou tourner une page en français). Alors, kääntyyko Koskenniemi?
Réflexions à partir de la traductologie
J’ai posé une bien drôle de question avec le titre de ce commentaire : Koskenniemi se traduit-il en langues autochtones? Je vais conclure mon intervention en donnant un bien étrange exemple. Je ne sais pour le livre au complet, mais le titre du livre, voyez-vous, est un exemple donné par le célèbre théoricien de la traduction Eugene Nida (1914-2011) d’une traduction qui, si on veut garder la lettre de l’original, ne fonctionne pas du tout. Nida a été un des présidents de la American Bible Society et a fondé le Summer Institute of Linguistics, l’organe protestant du missionnariat chez les Autochtones d’Amérique et de la traduction de la Bible dans leur langue, encore aujourd’hui[2]. Ce sont ses théories qui sont encore appliquées pour traduire la Bible dans de nouvelles langues. Je disais donc que le titre du livre (qui vient d’un verset des Évangiles[3]), a été discuté par Nida dans son article « Linguistics and Ethnology in Translation-Problems » de 1945 :
Nida poursuit : « The translation of this expression must be changed in Totonac to “from all over the earth to all over the sky”. » (Nida 1945, 199)
Je trouve qu’on a là une métaphore puissante pour parler de traduction de l’œuvre et dans l’œuvre de Koskenniemi : on croyait, à lire le titre, que ça irait dans toutes les directions, mais non, ça revient toujours au même. Sagesse de la « pensée sauvage », nous aurait peut-être dit un Claude Lévi-Strauss ou un Pierre Clastres : le bout de la terre et du ciel se rejoint.
Dans ce genre de situation, Nida est catégorique : il faut simplement abandonner la lettre et adapter le message, quitte à faire disparaître des éléments de l’original qui ne s’adapteraient pas bien à la cosmogonie autochtone pour qui on traduit le texte. C’est bien ce qu’ont semblé faire les juristes commentés par Koskenniemi : adapter l’ancien langage du jus naturae et gentium pour accommoder la situation économique[5].
Mais si j’avais un dernier commentaire à faire, ce serait : maintenant qu’on a terminé de lire ce livre, qu’est-ce qu’on fait? Je formulerais une modeste proposition, sous forme de question : de quoi aurait l’air une histoire des idées juridiques en traduction où on s’intéresserait moins au résultat de l’adaptation qu’au « fou rire du Totonaque »? En bref, et je ne suis pas le premier ici à l’avoir réclamé : retrouver ces interactions qui ne sont pas passées dans la forme juridique dominante. Une histoire des occasions manquées, ou des événements peut-être sans lendemain, qui ne sont pas moins des exemples dignes d’une investigation, mais aussi une histoire des éclats de rire devant les tentatives de traduire le droit international.
Bibliographie
Derrida, Jacques. 2001. Papier Machine: le ruban de machine à écrire et autres réponses. Éditions Galilée. Paris.
Kemmerer, Alexandra. 2021. « Martti Koskenniemi’s (German) Legal Imagination and the Politics of Panorama ». Völkerrechtsblog (blog). 25 août 2021. https://doi.org/10.17176/20210825-112601-0.
Koskenniemi, Martti. 2018. « Less is More: Legal Imagination in Context: Introduction ». Leiden Journal of International Law 31 (3): 469‑72.
Koskenniemi, Martti. 2021. To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power 1300–1870. Cambridge University Press.
Marx, Karl. 1969. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte [1851]. Traduction de la 3e édition allemande de 1885. Marxists.org. Paris: Éditions sociales. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.pdf.
Nida, Eugene. 1945. « Linguistics and ethnology in translation-problems ». Word 1 (2): 194‑208.
Simeoni, Daniel. 2014. « De quelques usages du concept de transfert dans la réflexion sur la traduction ». Dans Transfert. Exploration d’un champ conceptuel, par Pascal Gin, Nicolas Goyer, et Walter Moser, 103‑17. Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa.
Simon, Sherry. 2017. « Reflections on Translation Studies: Past and Present ». TTR: traduction, terminologie, rédaction 30 (1‑2): 61‑78.
Notes
[1] Du grec ancien « μηχανή, à la fois une machine ingénieuse, une machine de théâtre ou une machine de guerre, donc une machine et une machination, du mécanique et du stratégique » (Derrida 2001, 33).
[2] Les missionnaires-traducteurs du SIL ont déjà aussi été soupçonnés d’être des agents de la CIA en Amérique du Sud, mais c’est une autre histoire (voir à ce propos Simon 2017, 61‑62).
[3] Koskenniemi va le chercher d’un passage de John Donne (1572-1631), qui lui-même cite les Évangiles.
[4] Le totonaque est une langue autochtone du Mexique.
[5] Lors du cercle de lecture, Koskenniemi a mentionné un oubli majeur chez presque toutes les critiques qu’il a reçues, en particulier de ceux et celles qui lui reprochent de ne parler que d’hommes blancs européens. Je le cite : « One of the features in the response so far, and the response so far that has puzzled me and has surprised me, is that the word “capitalism” is not featured almost at all, and yet I’m writing a history of capitalism or a prehistory of economics. »
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