Critique du spectacle de danse Les dix commandements, par Le fils d’Adrien danse, chorégraphie de Harold Rhéaume et des interprètes, La Rotonde, webdiffusion, 2021, 90 min.
Par Simon Labrecque, Montréal
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When the world is sick
Can’t no one be well
But I dreamt we was all beautiful and strong
Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra & Tra-La-La Band, « God Bless Our Dead Marines », Horses in the Sky (7 mars 2005)
Pour Pâques, j’ai été invité à visionner le volet cinématographique du spectacle de danse Les dix commandements et à en dire ou en écrire quelques mots. Pourrais-je partager mes réactions en lien avec « la religion, le vivre-ensemble, le désir de paroisse »? L’invitation provenait d’une des dix interprètes, que j’ai connue à l’école secondaire, mais que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. J’ai accepté avec plaisir de visionner la webdiffusion offerte par La Rotonde entre le 30 mars et le 5 avril dernier, en envisageant écrire un texte pour Trahir.
Si d’ordinaire, « la culture a lieu à 20 heures », le format numérique permet un visionnement du spectacle à n’importe quelle heure de la nuit ou du jour. Cela m’a permis de prendre le temps nécessaire pour une démarche préparatoire, proche du ressourcement, qui s’avèrera cruciale pour le présent texte : terminer ma lecture du Livre de l’Exode, traduit par le poète et traductologue Henri Meschonnic sous le titre Les Noms (Desclée de Brouwer, 2003). La traduction de Meschonnic se distingue notamment par son souci du souffle du texte, qui s’exprime entre autres par l’absence de ponctuation et par l’usage d’espacements, pour coller au rythme du texte hébreu. Dans ses notes, Meschonnic commente par ailleurs les plus importantes traductions qui ont précédé la sienne, tant en français qu’en anglais et en allemand.
J’avais commencé ma lecture des Noms au printemps dernier, alors que la pandémie en était à sa première vague, après avoir trouvé un rare exemplaire de seconde main chez un libraire montréalais, lors d’une marche nocturne ayant suivi un repas d’agneau apprêté à l’afghane. Alors que nous faisions l’expérience d’un premier confinement collectif, j’avais porté une attention particulière aux dix plaies d’Égypte, et surtout à l’épisode de la « mort des premiers-nés » et du sang protecteur sur le linteau des montants de la porte (Ex 12). Je m’étais arrêté tout juste après la sortie d’Égypte et le passage de la mer Rouge (Ex 14). D’autres lectures m’avaient ensuite occupé et j’avais rangé le livre.
Ce Vendredi saint, j’ai repris ma lecture, sur l’autre rive, dans l’objectif de rencontrer dans le texte « les dix commandements », ou plutôt, en suivant l’hébreu de plus près, « les dix paroles », qui auront inspiré Harold Rhéaume et ses interprètes.
Chose rare dans la danse contemporaine, la version 2021 du spectacle Les dix commandements est une relecture. En effet, le spectacle a d’abord été créé et présenté en 1998, deux ans avant la création, par Harold Rhéaume, de la compagnie Le fils d’Adrien danse. Comme le chorégraphe l’explique en marge de la webdiffusion, c’est à l’occasion du vingtième anniversaire de cette compagnie que la présente relecture a pris forme. En plus du volet cinématographique, elle donnera lieu à un volet in situ dans un site patrimonial de la ville de Québec, ainsi qu’à un volet scénique, en chair et en os – si les conditions sanitaires le permettent.
Cette notion même de relecture trace un pont entre la scène et le texte, entre les corps et les lettres. C’est sur ce pont que je situe les lignes qui suivent.
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Les dix commandements est un spectacle constitué de dix solos. Dans sa présentation au tout début de la webdiffusion, Harold Rhéaume explique que les commandements ont servi d’inspiration pour les solos, mais qu’il vaut mieux ne pas chercher à identifier chaque solo à un commandement. Il est préférable de se laisser imprégner par l’ambiance et de suivre les développements proposés. Un libre jeu des références et des résonances est donc souhaitable et souhaité.
Le chorégraphe mentionne aussi le rôle important qu’a joué le film Transpotting (1996) lors de la création initiale de l’œuvre, en 1998. Le film (et tout particulièrement la légendaire scène du décès du bébé) l’a mené à se questionner sur l’individualisme et sur les codes moraux contemporains. En plus de me rappeler l’histoire d’un autre ami que je n’ai pas revu depuis plusieurs années, et de me ramener à l’été 2000, durant lequel j’ai visionné un enregistrement VHS de Ferrovipathes quelque 17 fois, cette référence a coloré ma réception du premier des dix solos.
L’interaction de la mémoire avec la perception du temps présent est une question d’ambiance. Si le torse musclé et dénudé du premier interprète fait signe vers celui d’Iggy Pop, le son des instruments à cordes qui l’accompagnent évoque, pour moi, l’ouverture de l’album F♯A♯∞ (1997), du groupe montréalais Godspeed You! Black Emperor. Cette impression est renforcée par le fait que les longs cheveux sombres et bouclés du danseur, qui cachent d’abord son visage, ressemblent à s’y méprendre à ceux d’Efrim Menuck, l’un des guitaristes du groupe qui deviendra le leader de Silver Mt. Zion lors de la guerre d’Irak, alors qu’une partie des troupes de Godspeed ressentira le besoin de chanter et de crier collectivement.
Si Harold Rhéaume parle, en introduction, du fait qu’il a grandi dans une famille catholique, et que la pose finale du danseur (face contre le sol, les bras en croix) rappelle le geste liturgique de la prostration de ceux qui sont ordonnés prêtres, évêques ou diacres, la présence du danseur prenant des poses christiques et tendant les mains vers le ciel, les résonances musicales et la mobilisation de la figure des dix commandements font signe vers une constellation plus large, proprement « judéo-chrétienne ». Cela me conforte d’emblée dans l’idée qu’il était pertinent de lire Les Noms avant ce visionnement.
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La reprise de ma lecture du Livre de l’Exode m’aura mené jusqu’à la fin du texte, qui compte 40 chapitres selon la numérotation habituelle. Les « dix paroles » qu’on connaît se retrouvent en plein milieu, au chapitre 20. Dans la traduction de Meschonnic, ces paroles adressées par Dieu sur la montagne à Moïse, à Aaron, aux prêtres et au peuple hébreu rassemblé, se lisent ainsi (je remplace les espacements par des tirets) :
1 Et Dieu a parlé – – toutes – ces paroles – il a dit
2 C’est moi – Adonaï ton Dieu – – – Qui t’ai fait sortir – de la terre d’Égypte – d’une maison d’esclaves
3 Il n’y aura pour toi – d’autres dieux – sur mon visage
4 Tu ne feras pas pour toi d’idole – ni aucune image – – de ce qui est dans le ciel – en haut – – et de ce qui est sur la terre – en bas – – – Et de ce qui est dans l’eau – sous terre
5 Tu ne te prosterneras pas pour eux – et tu ne les serviras pas – – – Car c’est moi – Adonaï ton Dieu – un dieu jaloux – – qui se venge – de la faute des pères sur les fils – sur ceux qui viennent en troisième et sur ceux qui viennent en quatrième – pour ceux qui me haïssent
6 Et qui étend la bonté – à ceux qui viennent en millième – – – Pour ceux qui m’aiment – et pour ceux qui gardent mes commandements
7 Tu ne prononceras pas – le nom d’Adonaï ton Dieu – pour du vide – – – Car Adonaï – ne – déclarera pas innocent – – qui prononcera son nom – pour du vide
8 Souviens-toi – du jour du repos – pour qu’il soit saint
9 Six jours – tu travailleras – – et tu feras – pour ton ouvrage
10 Et le septième – jour – – repos – pour Adonaï ton Dieu – – – Tu ne feras aucun ouvrage – toi – ni ton fils ni ta fille – – ton serviteur ni ta servante – ni tes bêtes – – ni ton étranger – qui est dans tes portes
11 Car six jours Adonaï a fait – le ciel et la terre – – la mer – et tout ce qu’il y a dedans – – et il a fait une pause – le septième jour – – – Aussi – – Adonaï a béni – le jour du repos – et il l’a rendu saint
12 Rends honneur à ton père – et à ta mère – – – Afin que – tes jours s’allongent – – sur – la terre des hommes – – qu’Adonaï ton Dieu – te donne
13 Tu ne feras pas un meurtre
14 Tu ne feras pas l’amour avec la femme d’un autre
15 Tu ne voleras pas
16 Tu ne répondras pas contre un autre – en témoin de mensonge
17 Tu n’auras pas de convoitise – pour la maison d’un autre – – – Tu n’auras pas de convoitise – pour la femme d’un autre – – ni pour son serviteur ni pour sa servante – ni pour son bœuf ni pour son âne – – ni pour tout – ce qui est à un autre
18 Et tout le peuple ils voient les voix – et les éclairs – et – la voix du chofar – – et la montagne – qui fume – – – Et le peuple voyait – et ils étaient dans des transes – – et ils se tenaient – de loin
Ce dernier verset montre bien la dimension physique et matérielle du texte et des gestes qu’il rapporte, qu’il raconte. Il y a, dans la Bible, un art de la mise en scène qui est entièrement oblitéré lorsque le texte est réduit à un message, et notamment lorsque les « dix paroles » sont ramenées à une liste de « dix commandements », hors contexte. Avant cet épisode de la montagne, et sans parler des nombreux gestes forts qui marquent le récit de la vie des Hébreux en Égypte, il y a déjà plusieurs montées et descentes de Moïse, plusieurs gestes – dont des danses et des transes – suivant la sortie d’Égypte. Il y a aussi une complexité des moments de la Révélation de la Parole de Dieu, qui se fait tantôt à un seul (Moïse), tantôt à quelques-uns (Moïse, Aaron, les aînés), tantôt à toutes et à tous (le peuple entier). Ces « dix paroles » sont les plus publiques de toutes, puisqu’elles sont dites au peuple assemblé. Or, pour qu’advienne cet épisode, il y a une longue préparation, des allers-retours entre Moïse et le Dieu qui a fait sortir Israël d’Égypte, ainsi que des rapports parfois compliqués entre Moïse et son peuple. Pour rencontrer cette complexité, il faut se dépouiller des idées toutes faites et prendre l’objet-livre, toucher les pages, pour ne pas dire : danser avec elles.
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Les deuxième et troisième solos des Dix commandements impliquent des danseurs habillés de façon chic et urbaine, qui refont progressivement des gestes que l’on pratique dès l’enfance – marcher « en petit bonhomme », se soulever sur un meuble de bois avec ses mains, se balancer sur place, se mettre à courir, se fâcher, se déshabiller. J’ai perçu leurs prestations comme des pas vers un dépouillement, vers quelque chose de plus archaïque, annoncé par le balancement qui rappelle celui de l’offrande d’Aaron (Ex 29,24-28).
Cette impression est renforcée par la singularité du quatrième solo, celui d’Eve, dont j’allais jadis voir les spectacles à l’École de danse de Québec. La femme aux longs cheveux sombres, frisés et attachés, vêtue d’une longue robe verte, se démène d’abord sans qu’on entende d’autres sons que celui de son corps qui bouge, sa respiration. Ses mouvements sont syncopés, brusques, alternant entre la vitesse et la lenteur. Le centre de gravité est au creux d’elle-même, il y a des replis et des élans saccadés, un souffle erratique. Des schizes. Puis des voix, des murmures. À la fin, plusieurs autres interprètes se mettent à la suivre, marchant et dansant en ligne derrière elle. La folie semble contagieuse. Dans un mélange de joie et de crainte, je repense à ce passage (Ex 15), tout juste après la sortie d’Égypte, avant l’épisode de la manne; il s’agit déjà d’un acte de commémoration :
19 Quand le cheval de Pharaon est entré – avec son char et avec ses cavaliers – dans la mer – – et Adonaï a fait revenir – sur eux – l’eau de la mer – – – Et les fils d’Israël – marchaient sur la terre sèche – au milieu de la mer
20 Et Miriam la prophétesse – la sœur d’Aaron – a pris le tambour – dans sa main – – – Et toutes les femmes sont sorties – derrière elle – – avec des tambourins – et avec des danses
21 Et Miriam – leur répondait – – – Chantez pour Adonaï – car il est monté monté – cheval et qui le chevauche – à la mer il a jeté
Par la suite, le peuple marche dans le désert et se met à avoir très soif… Je pense aussi à ces paroles d’Adonaï, beaucoup plus tard, après la redescente de la montagne après que les « dix paroles » furent suivies de plusieurs dizaines d’autres « lois » révélées à Moïse seul ou à un petit groupe après la destruction par Moïse des premières tablettes, devant ce « peuple dur de la nuque » qui aura construit un veau d’or en raison de son impatience. Après qu’il fût « tombé du peuple ce jour-là » pour le Dieu jaloux, Adonaï dit à Moïse : « je te connais par le nom » (Ex 33,12), et « j’aimerai du fond du ventre – qui j’aimerai du fond du ventre » (Ex 33,19). Puis Adonaï et Moïse « tranchent une alliance », comme le dit la traduction littérale de Meschonnic, et Adonaï rédige à nouveaux les tables de pierre avec les « dix paroles » (Ex 34,28).
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Le solo suivant est le fait d’un homme seul, au corps très musclé. Il se débat avec des liens, une étoffe pourpre qui l’enserre. Ses veines sont visibles. On dirait une statue de marbre, un dieu grec. Il finit par mettre ses poings dans sa bouche grande ouverte. Dans l’écran de mon ordinateur, alors que l’éclairage des interprètes laisse de grandes zones d’ombre, j’aperçois simultanément ma propre forme informe sur mon divan. On n’imaginerait pas plus grand contraste que cette obésité du lecteur, accrue par la pandémie et le fromage, reflétée par-dessus l’athlétisme ascétique du danseur discipliné.
Vient ensuite le sixième solo, qui met en présence une femme vêtue d’une robe rouge et deux hommes, autour desquels elle tourne. D’autres femmes sont présentes en marge. On pense bien sûr à l’adultère. Apparaît alors un petit socle, un banc de bois d’environ un pied de long, six pouces de large et neuf pouces de haut. Il est poussé. La femme s’assied, tend les bras, se prosterne.
Ces bancs, que Harold Rhéaume rapprochera du prie-Dieu des églises catholiques dans son intervention après le spectacle, se retrouvent au cœur du septième solo, où ils servent, en grand nombre, à construire un véritable piédestal. Une femme vêtue d’une veste dorée et brillante monte et descend à répétition. Je repense à Moïse qui monte et descend, qui remonte et redescend les montagnes, pour qu’Adonaï lui parle, avant la construction de la tente du « lieu de rencontre », qui fait office de premier temple au Dieu unique. La femme semble nager, sortir de l’eau, marcher sur l’eau, alors que les autres interprètes déplacent les blocs pour que ses pieds s’y posent.
Le huitième solo, au son du piano, montre un homme qui fait des rondes autour de son propre corps. Il semble littéralement tourner autour de son nombril. Les petits bancs tombent. Le piano s’emporte dans un crescendo, qui mène à une sorte de bagarre avec une femme vêtue de bleu. C’est elle qui exécute le neuvième solo. Elle écoute ses mains. Elle semble tirer de l’arc. Un premier baiser.
Au début du dixième solo, neuf interprètes se dénudent. Au centre de la scène, un homme se tient dans un cocon. Un rythme tribal et des cuivres, un son d’alarme, annoncent sa naissance dans une série de battements. Des cris se font entendre. Un danger guette. Le tas formé par les vêtements des neuf interprètes est assailli par l’homme seul. Ses mains ont frappé. Le groupe, qui était disparu au fond de la scène, réapparaît lentement et s’avance vers lui, tout de blanc vêtu. Une congrégation. Une offrande? Les mains sont vides, mais tendues. Les vêtements adoptent la forme d’un nourrisson.
Un onzième mouvement suit les dix solos, alors que le groupe entier se prosterne. On entend le tambour. Une voix parle du vent, de la terre, du cœur, de l’écorce, de l’eau et d’autres choses encore. Impression de renaissance : « le cœur, le cœur, le cœur, le cœur »… Les bras ouverts, on dirait une prière.
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Je garde l’impression d’avoir compris que la danse s’écrit comme la Bible, au sens précis où, comme dans le texte hébreu traduit par Meschonnic, le langage de Harold Rhéaume et de ses interprètes est fait d’un souffle, de répétitions, de reprises, de phrases courtes, de différences signifiantes, de bonds, de sauts, d’ellipses et d’énigmes. Dans tout spectacle de danse, il y a ces moments où les répétitions de petits gestes peuvent sembler convenues, vouées à meubler le temps et l’espace. Mais on retrouve la même impression en lisant les instructions détaillées, dans Les Noms, afin de construire la tente du « lieu de rencontre », l’autel du sacrifice, le coffre qui sera l’Arche d’alliance, les vêtements du prêtre, etc. On retrouve cette impression en lisant plusieurs autres passages, rythmés par des phrases et des ritournelles qui fabriquent un monde. « Et laine indigo et laine pourpre – et lin retors », etc. Rhapsodie et psalmodie se rejoignent et se nouent, créant un tissu, une étoffe, qui permet de véritables envolées. Et bien entendu, voir tous ces corps ensemble, se rapprocher et s’éloigner librement, cela fait du bien, en ces temps d’isolement.
Voilà donc ce qui est monté et descendu, en visionnant Les dix commandements. Me plier à ces exercices était ma façon de répondre à la commande.