Traduire la performance en français: une lecture de Joshua Price

Par René Lemieux, Université Concordia[1]

Joshua Price analyse dans son livre Translation and Epistemicide (2023) quelques cas de traduction où le passage d’une langue à une autre est souvent synonyme d’une destruction des savoirs dans un lieu donné – ce qu’on nomme depuis Boavantura de Soussa Santos un « épistémicide ». Dans le chapitre 4, intitulé « Translating Performance in Latin America », Joshua Price présente bien les enjeux d’un possible épistémicide dans le domaine de la traduction des sciences humaines et sociales, un champ de la traductologie relativement peu exploré. Il s’agit, en anglais, des « Performance Studies », qu’on pourrait traduire en français par « études de la performance » – mais le peut-on vraiment? Les lignes qui suivent pourraient se voir comme une réflexion sur la traductibilité du nom de la discipline, à défaut de la discipline elle-même que je réserve pour un autre moment.

Selon Joshua Price, les chercheur·ses des Performance Studies ont un rapport paradoxal au monde « subalterne » de l’Amérique latine. Price fait remarquer que les rapports entre le travail intellectuel du Nord et la « matière » latino-américaine sont déterminés par une certaine division du travail hiérarchisée. Il n’hésite pas à parler d’« appropriation intellectuelle » pour qualifier cette situation :

Yet an ideology often runs in the background. By a kind of circular logic, these ploys have often been justified (sometimes implicitly, some­times explicitly) by a conceit that only the West does “theory.” “Latin America produces great literature,” a colleague remarked to me, but he went on to say that only Western Europe and the United States pro­duce great philosophy and original theory. The literary contributions and achievements of novelists Gabriel García Márquez, Clarice Lispector, and Juan Rulfo are widely acknowledged in the Western-dominated academy. However, when it comes to theory and philosophy, so this commonplace runs, theory means Western or Eurocentric theory (Price 2023, 109).

En effet, d’origine anglo-américaine, les Performance Studies offriraient la « forme » (ou la theory selon l’expression utilisée par Price), tandis que le monde latino-américain, lui qui produit les multiples manifestations de la « performance », s’occupe du « fond » :

Latin America provides the grist, so to speak, for Europe’s theorizing. Within the worldview of Eurocentrism, Latin America (or South Asia, Arab countries, the entire continent of Africa, and so on) does not produce philosophy. In other words, philoso­phers, critics, and theorists from the non-West are largely ignored in the European pantheon of analytic and continental philosophy (Price 2023, 109).

Rappelons quand même, ce que ne fait pas Price, que « theory » a un sens particulier aux États-Unis, assez bien explicité par François Cusset dans French Theory (2003) où les auteurs « théoriques » (en particulier provenant de France) gagnent, dans une certaine réception, la capacité à être mobilisés par des champs disciplinaires de plus en plus restreints. Autrement dit, la capacité de déplacement s’agrandit plus le sujet sur lequel porte la théorie est, lui, pointu. Price donne quelques exemples de concepts utilisés, comme la traduction radicale de Quine, la gouvernementalité de Foucault, les rhizomes de Deleuze et Guattari ou la vie nue d’Agamben. On ne s’étonne donc pas de voir cités Foucault en études littéraires, Deleuze en études de genre, Derrida en études architecturales, Baudrillard en études cinématographiques ou Lacan en études juridiques. Le succès d’une réception est souvent dû à la plasticité d’une pensée (souvent française) dont le signe est sa capacité à être reprise par d’autres. Cela ne va pas sans une certaine modalité de l’académie, dominé par l’America ou Anglo-Amérique[2].

L’analyse de Joshua Price est intéressante à plus d’un titre. Pour les besoins de ce petit texte, je ne rappellerai qu’un point, l’intraduisibilité supposée du terme « performance » en Amérique latine. En effet, on n’hésite pas à affirmer que le terme doit être transféré tel quel. Price cite notamment Diana Taylor :

Despite charges that performance is an Anglo word and that there is no way of making it sound comfortable in either Spanish or Portuguese, scholars and practitioners are beginning to appreciate its multivocal and strategic qualities. The word may be foreign and untranslatable, but the debates, decrees, and strategies arising from the many traditions of embodied practices and corporeal knowledge are deeply rooted and embattled in the Americas (Taylor 2003, 47; citée dans Price 2023, 115)[3].

Je voudrais profiter de ce débat pour discuter, dans un premier détour, de la traduisibilité du terme en français. En effet, comme beaucoup d’autres, j’ai moi-même eu à traduire « performance », et c’est même un exercice que j’ai donné à faire en classe à quelques reprises, notamment dans le cadre d’un cours que j’ai donné à l’Université de Sherbrooke en 2020. L’exercice a été refait à l’Université Concordia avec les étudiant·es du séminaire de traduction avancée en sciences humaines et sociales. Il s’agissait de traduire un extrait d’une intervention de Judith Butler (je mets en évidence les termes qui nous intéressent) :

Another example from Turkey is the “standing man” in Taksim Square in June of 2013 who was part of the protest movements against the Erdoğan government, including against its policies of privatization and its authoritarianism. The standing man was a performance artist, Erdem Gündüz, who obeyed the state’s edict, delivered immediately after the mass protests, not to assemble and not to speak with others in assembly—an edict by Erdoğan that sought to undermine the most basic premises of democracy: freedom of movement, of assembly, and of speech. So, one man stood, and stood at the mandated distance from another person, who in turn stood at the mandated distance from another. Legally, they did not constitute an assembly, and no one was speaking or moving. What they did was to perform compliance perfectly, hundreds of them, filling the square at the proper distance from one another (Butler 2020).

L’exercice ne visait pas à dire aux étudiant·es quelle était la bonne traduction, mais à discuter avec elles et eux la manière avec laquelle ils et elles ont traduit le concept de « performance » (à condition évidemment de le reconnaître comme tel) et ses dérivés. Inévitablement, deux « écoles » se forment parmi les étudiant·es : soit on reconnaît le lien conceptuel entre les deux termes et on tente de trouver des mots pour rendre ce lien, soit on pense que faire ce lien est fautif parce que les ressources terminologiques ne le reconnaissent pas. Dans ce dernier cas, les étudiant·es se réfèrent très souvent à Termium, la banque terminologique alimentée par le gouvernement fédéral. Cet outil nous rappelle que « performance » en anglais devrait se traduire par « spectacle », « interprétation » ou « représentation », ou encore que « street performance » devrait se traduire par « spectacle de rue ». « Performance art » pourrait toutefois être traduit par « performance ». Le terme n’est donc pas exclu. Le nom commun « performer » n’est, lui, jamais traduit par « performeur », on parlera par exemple d’« artiste » ou d’« interprète ». Et le verbe « performer » pour traduire « to perform » est pour sa part jugé comme un anglicisme, comme l’indique une notice de Termium (Services publics et Approvisionnement Canada 2015) :

On doit réserver l’emploi du verbe performer à des objets :

  • Un appareil qui performe mieux que le modèle précédent.
  • Avec ce système d’exploitation, mon vieil ordinateur performe enfin!

Pour parler de personnes ou de choses abstraites, le verbe performer n’est pas encore attesté en français, bien qu’il se soit répandu. Seuls les termes performance, performant et performeur/performeuse (« athlète qui a obtenu un résultat exceptionnel dans une compétition ») sont répertoriés.

Au Canada, il est toutefois acceptable d’employer cet emprunt critiqué quand il est associé au sport, à la compétition, à l’exploit ou à la réussite remarquable. Dans ces contextes, performer est largement répandu dans l’usage canadien :

  • Il nous faudra donc performer, démontrer que nous pouvons et savons le faire. (Le Devoir)
  • Les élèves ont bien performé au concours de dictée.
  • Cette joueuse de tennis a bien performé.

Le domaine des arts est absent de cette fiche, et on ne penserait jamais l’utiliser comme un verbe transitif[4], ce que l’extrait de Butler demande.

L’autre manière de traduire, celle qui voudrait conserver un lien conceptuel entre les termes, parlerait peut-être d’Erdem Gündüz comme d’un « artiste performeur » ou simplement d’un « performeur », et oserait peut-être ensuite traduire « to perform compliance perfectly » par « performer parfaitement le décret », formulation absolument contraire aux règles actuelles de la langue française. Dans le cadre du cours, j’essaie de faire comprendre aux étudiant·es que les deux solutions sont légitimes, mais seulement selon le contexte de réception de l’auteur ou de l’autrice (voir à ce propos Lemieux 2019). Puisque Judith Butler est reconnue comme une théoricienne de la « performativité », il est tout à fait normal de voir dans les traductions de son œuvre un « accroc » aux règles « normales »[5].

Pourtant, ce que j’ai perçu dans la manière de traduire que j’enseigne comme une ouverture de la langue française aux nouveautés de l’étranger doit être aussi critiqué, et Joshua Price me permet de le faire. Comme Price le démontre très bien, ce que j’ai vu comme une plasticité nouvelle du français peut aussi se voir comme une forme de colonisation par la traduction. Ce que j’enseignais comme une ouverture vers la différence de l’anglais – une forainisation comme Karen Bennett l’exemplifie de son côté dans son travail sur la retraduction de Foucault (2017) –, pourrait aussi bien se voir comme une nouvelle forme de colonisation par la traduction. Je me propose ainsi de faire un deuxième détour, cette fois par l’étymologie, en questionnant l’origine du mot « performance » qui, en anglais comme en français, s’écrit de la même manière. À première vue, et sans le prononcer, rien ne nous dit si le mot est écrit en anglais ou en français.

J’ai d’abord tout bonnement pensé que le mot était lié étymologiquement à « former », et que le suffixe « per- » était à entendre comme pour le verbe « périr » ou « perforer », c’est-à-dire « passer à travers ». C’est ce qu’on aurait pu croire en lisant le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française :

Le verbe performer est un emprunt hybride de l’anglais to perform, lui-même emprunté à l’ancien français parformer. Performer, qui s’emploie en parlant de personnes, d’objets, d’appareils, etc., est d’usage répandu au Québec et très fréquent en français européen. Même s’il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, cet emprunt est acceptable en français. Le champ sémantique de performer est celui d’une famille ancienne, productive, aux dérivés corrects : le substantif performance est dans la langue depuis le XIXe siècle, l’adjectif performant est largement admis. De plus, cet emprunt s’intègre facilement sur les plans orthographique et phonétique (Office québécois de la langue française 2013)[6].

Et pourtant, l’étymologie est bien plus compliquée. En anglais, les dictionnaires étymologiques indiquent ce qui suit :

c. 1300, performen, “carry into effect, fulfill, discharge, carry out what is demanded or required,” via Anglo-French performer, performir, altered (by influence of Old French forme “form”) from Old French parfornir “to do, carry out, finish, accomplish,” from par– “completely” (see per-) + fornir “to provide” (see furnish). Church Latin had a compound performo “to form thoroughly, to form.”

Si le dictionnaire étymologique en ligne est exact et que le mot anglais vient en fait du français, son origine n’est pas à chercher du côté de « former », c’est-à-dire de la branche noble du français (à savoir le latin), mais plutôt de sa branche bâtarde, c’est-à-dire du francique, car c’est de là que provient « fornir » (aujourd’hui on dirait « fournir », et en anglais « furnish ») :

*frumjan (« accomplir, effectuer ») → voir frommen (« être utile, servir à »), fromm (« observant, servant Dieu, pieux ») en allemand, to frame (« construire, manigancer ») en anglais, de fruma « bénéfice, avantage ».

Ce mot s’est vu ajouter un suffixe, « par- », qui lui vient bien du latin « per- », comme on le retrouve dans « pardon », « parfait » ou « parvenu », marquant un achèvement. La forme « performe » (avec le « per- ») serait en quelque sorte le résultat d’une orthopédie latinisante, celle-là même qui performe au sens de mettre dans sa forme achevée.[7]

Alors qu’est-ce à dire? D’abord que l’origine est obscure, non identifiable, mélangée – métissée (pour utiliser un terme que Price reprend en conclusion de son livre) : une hybridité, una mistura, une mixture, comme le qualifierait peut-être José María Arguedas (2024). On aurait pensé que le terme venait de l’anglais, mais, finalement, son origine était du côté du français, et précisément de sa branche germanique. Tout est question, dès l’origine, d’une certaine « contamination », pour reprendre un terme de la linguistique prescriptiviste, un terme aussi cher à Jacques Derrida, mais pour différentes raisons.

Toute cette dynamique ressemble fort à une autre problématique que j’ai eu l’occasion d’étudier il y a quelques années avec le quasi-concept de « différance » chez Derrida[8]. L’intérêt que j’avais dans ce cas était que cette mobilité entre le français et l’anglais n’est pas du tout évidente en espagnol ou en portugais. Tout comme pour « différance », l’espagnol et le portugais ne produisent pas si facilement les mots en -ance (pas autant qu’en français, ou pas de la même manière). En espagnol, il faudrait parler de « performancia » (un terme qui n’existe pas; le verbe « performar » non plus). En portugais, c’est différent, j’ai vu qu’on se permet d’utiliser « perfórmance » (avec un accent), mais aussi « performância » et « performação ». On pourrait donc conclure que certaines tentatives de « domestication » du mot selon la phonologie de la langue sont possibles en portugais. Autrement, la tendance est forte d’emprunter le terme « performance » directement de l’anglais et d’affirmer simplement son intraduisibilité. 

Que doit-on conclure de ces détours? Peut-être faut-il repenser ce que nous dit Joshua Price, qui, au fond, semble affirmer, d’une manière assez proche de Lydia Liu (1995), que pour penser la performance, les penseurs d’Amérique du Sud ont besoin d’utiliser un concept étranger et de se conformer à ce concept. En d’autres mots, et c’est celui autour duquel on tourne depuis le début, les artistes latino-américains ont besoin de performer le concept. Ce n’est pas tellement différent de la problématique de Lydia Liu avec la langue de la chambre du maître et celle de la chambre d’ami (voir Lemieux 2023) : la langue anglaise transporte un concept comme un invité apporte un cadeau à la personne qui le reçoit, mais rapidement, comme un hôte insolent, l’anglais finit par prendre toute la place, à un point tel qu’on ne peut plus penser qu’avec et dans la « forme » de l’anglo-américain.

Mais si on pouvait espérer, avec Lydia Liu, revisiter une forme ancienne du chinois, classique, dont on aurait pu être nostalgique (c’est l’impression que j’avais eue en la lisant), Price n’offre rien de ce genre : pas d’Ancien Monde sur lequel on pourrait faire retour. Comme pour chacun des chapitres de son livre, Price nous laisse nus devant l’aporie[9] : les Performance Studies nous donne accès aux « performances » de l’Amérique latine, mais aux conditions de la mise en forme de ces performances selon le regard (et le cadre) anglo-américain. En lisant Price, on pourrait se remémorer la formule devenue emblématique qu’offrait l’écrivaine Audre Lorde (1983) : « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House », qu’on peut voir traduit en français par : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». En lisant Price, on pourrait avoir cette impression qu’il veut répondre à la formule choc de Lorde en rétorquant simplement ceci : « Mais que devons-nous faire quand ces outils sont les seuls dont nous disposons? » Peu importe où l’on regarde, il n’y en a pas d’autres : nul passé ne nous ramènera des outils oubliés, nulle transcendance ne nous en apportera de nouveaux.

Sans avoir de solution définitive à apporter – y en a-t-il même une? ne serait-ce pas dans le cas par cas que se décèlerait un mode de vie possible, à chaque fois repensé? –, je repense à ce que disait Barbara Cassin de la relativité en traduction, dans un commentaire sur la réponse que Protagoras donne à Socrate (dans le Théétète de Platon) :

[Protagoras] fait passer de l’opposition binaire vrai/faux au comparatif : « meilleur » et, plus précisément encore, à ce que je propose d’appeler le comparatif dédié : « meilleur pour ». Le meilleur est en effet défini comme « le plus utile », le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que les Grecs nomment kairos, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces khrêmata dont l’homme serait mesure, non pas les « choses », les « étants » (pragmata, onta), mais ce dont on se sert, les khrêmata, objets d’usage, richesses, à utiliser et à dépenser, richesses dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie (Cassin 2010).

À chaque aporie, son issue, à chaque problème, sa traduction, et tout est toujours à refaire.

Bibliographie

Arguedas, José María. 2024. « Entre le qheswa et le castillan : l’angoisse du mestizo ». Traduit par René Lemieux et Ana Kancepolsky Teichmann. Trahir 15 (février). En ligne.

Bennett, Karen. 2017. « Foucault in English: The Politics of Exoticization ». Target. International Journal of Translation Studies 29 (2): 222‑243. En ligne.

Butler, Judith. 2020. « Judith Butler on Rethinking Vulnerability, Violence, Resistance ». Verso (blog). 6 mars 2020. En ligne.

Cassin, Barbara. 2010. « Relativité de la traduction et relativisme ». In La Pluralité interprétative. Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, par Alain Berthoz, Carlo Ossola, et Brian Stock. Paris: Collège de France. En ligne.

Cusset, François. 2003. French Theory: Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis. La Découverte.

Féral, Josette. 2013. « De la performance à la performativité ». Communications, no 92: 205‑218. En ligne.

Kusch, Rodolfo. 1979. El pensamiento indígena y popular en América. Hachette.

Kusch, Rodolfo. 2010. Indigenous and Popular Thinking in América. Traduit par María Lugones et Joshua M. Price. Duke University Press.

Lemieux, René. 2009. « Force et signification à l’épreuve de la traduction: la différance derridienne et son transport à l’étranger ». Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry 29 (2‑3): 33‑58.

Lemieux, René. 2019. « Traduction philosophique et signature: le cas de l’indécidable derridien entame en anglais ». TTR 32 (2): 217‑42.

Lemieux, René. 2023. « Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu ». Trahir 14 (février). En ligne.

Liu, Lydia H. 1995. Translingual Practice: Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937. Stanford: Stanford University Press.

Lorde, Audre. 1983. « The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House ». In This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color, par Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa, 2nd edition, 98‑101. Latham, New York: Kitchen Table: Women of Color Press.

Louder, Dean R., Jean Morisset, et Eric Waddell. 2001. Vision et visages de la Franco-Amérique. Les éditions du Septentrion.

Morisset, Jean. 2019. « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco ». Trahir 10 (mai). En ligne.

Office québécois de la langue française. 2013. « performer ». In Grand dictionnaire terminologique. En ligne.

Ottoni, Paulo. 2012. « Traduire la différance en portugais ». Traduit par René Lemieux. Trahir 3 (novembre). En ligne.

Price, Joshua M. 2023. Translation and Epistemicide: Racialization of Languages in the Americas. Tucson: University of Arizona Press.

Services publics et Approvisionnement Canada. 2015. « performer ». In Termium Plus. En ligne.

Taylor, Diana. 2003. The archive and the repertoire: Performing cultural memory in the Americas. Duke University Press.

Université de Sherbrooke. 2024. « performer ». In Usito. En ligne.


Notes

[1] Ce texte fut d’abord présenté dans le cadre du groupe de lecture de l’Observatoire de la traduction autochtone où, de septembre à décembre 2023, nous avons lu le plus récent livre de Joshua Price. Il s’agissait du deuxième livre lu dans le cadre de ce groupe (le premier étant Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937 de Lydia H. Liu, qui a aussi faire l’objet d’un commentaire critique). Encore une fois, je tiens également à offrir mes excuses auprès des étudiant·es du séminaire FTRA 612/542 Traduction avancée en sciences humaines et sociales qui ont eu à subir mes élucubrations sur les étymologies compliquées du terme « performance ».

[2] Je fais référence par ces termes à Price lui-même qui, dans sa conclusion, utilise le terme espagnol « América », contre l’anglais America, pour faire connaître cette autre Amérique inaudible pour les États-Unis. Cette idée qu’il reprend de Rodolfo Kusch (1979; Price a cotraduit le livre avec María Lugones en 2010) est très proche des thèses formulées au Québec par Jean Morisset et d’autres, qu’on retrouve parfois sous le nom de « Franco-Amérique » ou d’« Amérique franco ». Voir notamment Louder, Morisset et Waddell (2001) ainsi que l’article « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco » (Jean Morisset, Trahir 10, 2019).

[3] Comme il s’agit ici d’une chercheuse américaine, la critique peut sembler un peu facile. Or Price donne beaucoup d’autres exemples, y compris par des artistes latino-américains (Price 2023, 118 sqq.).

[4] Le Grand Dictionnaire terminologique (Office québécois de la langue française 2013) et Usito (Université de Sherbrooke 2024), des ressources terminologiques bien plus à jour que Termium, acceptent le verbe « performer » au sens de « faire, donner, offrir une performance artistique », mais il est toujours intransitif.

[5] L’usage de « performer » comme verbe transitif, sans être très courant, est tout de même repérable dans les publications en français. Pour ne donner qu’un exemple où l’on met en relation les Performance Studies et Judith Butler : « Performer l’identité à travers le genre, la race ou toute autre construction culturelle, c’est donc aussi la jouer, tout comme nous jouons à être ou à nous comporter de telle ou telle manière dans notre environnement culturel et social. » (Féral 2013, 215)

[6] Usito explique l’étymologie de manière encore plus simple. Pour « performer » : « 1985 (in TLFQ); de l’anglais to perform »; et pour « performance » : « 1839; mot anglais ».

[7] Je dis « orthopédie » parce que c’est de la noblesse du latin que vient la forme finale de « performer », mais si cela avait été d’une langue jugée moins noble, comme le francique ou le bas-breton, on aurait facilement parlé de « corruption ». Il faudra bien un jour prendre conscience de notre manière de parler des relations entre les langues, en particulier en traductologie, et repenser notre rapport à l’indemne et à l’intact.

[8] Voir notamment Lemieux (2009) et ma traduction de Paulo Ottoni (2012) pour une discussion sur la traduction portugaise de « différance ».

[9] Je fais évidemment référence au concept de « desnudo » que Joshua Price utilise en conclusion de son livre et qu’il emprunte au conquistador Álvar Núñez Cabeza de Vaca.

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Manon Massé a perdu sa boussole dans les couloirs de l’Assemblée nationale

Par Claude Rioux, Éditions de la rue Dorion, Montréal

Ainsi donc, la députée de ma circonscription, la solidaire Manon Massé, a voté en faveur de la résolution de la ministre caquiste Martine Biron, une motion entièrement basée sur une fake news colportée par les chroniqueurs d’extrême droite de Québecor – et reprise sur Twitter/X par le troll du Devoir Jean-François Lisée. La motion, qui dit en substance que le Québec se dresserait d’un seul bloc contre la Cour suprême du Canada qui « invisibilise » les femmes, est un assemblage ostensible de rhétorique transphobe et de complotisme nationaliste.

Qui a encore confiance dans le jugement et la sincérité de Manon Massé quand, depuis des années, elle se rallie, lors de moments critiques, à des votes motivés par un esprit de corps patriotique et délétère à l’Assemblée nationale, quand ils ne flirtent pas carrément avec le racisme?

Voici une compilation incomplète de votes nationalistes caves de Manon Massé à l’Assemblée nationale :

– En octobre 2023, un rapport de la Commission des droits de la personne du Canada explique que les personnes pratiquant une autre religion que le christianisme peinent à obtenir des congés pour célébrer leurs fêtes religieuses, et donc qu’il y a là une forme de discrimination à leur encontre. Ce qui est vrai. L’Assemblée nationale tourne ce constat en délire nationaliste (le Canada dit que Noël est raciste; on va fêter Noël à l’unanimité pour conserver notre culture), Manon Massé vote pour.

– En avril 2023, en plein ramadan, elle vote en faveur d’une motion « qui rappelle que les écoles publiques ne sont pas des lieux de cultes; que la mise en place de lieux de prière, peu importe la confession, dans les locaux d’une école publique va à l’encontre de ce principe ». Il n’y a aucune invasion de prières dans les écoles, QS est officiellement contre la Loi 21, dont aucun article d’ailleurs n’empêche les croyant·es de prier dans des lieux publics ni qu’on mette un local à leur disposition dans une université. Qu’à cela ne tienne, elle vote pour. Notons que Joseph Facal tente ces jours-ci de relancer cette affaire dans un texte complotiste atroce, tout en non-dits mais dont la violence islamophobe saute aux yeux. Espérons que ni l’Assemblée nationale ni Manon Massé ne retombent dans le même piège deux fois.

– En mars 2023, ma députée vote pour une motion qui « dénonce […] tout lien fait entre le racisme et la loi 21 ». Il y a des dizaines sinon des centaines de milliers de personnes qui font chaque jour l’expérience du lien entre le racisme et la Loi 21, mais Manon Massé n’en a cure et préfère la camaraderie avec ses collègues de l’assemblée, fussent-iels des racistes fini·es.

– En février 2023, Manon Massé, qui s’était d’abord abstenue sur un premier vote, rallie finalement ses collègues à l’Assemblée nationale en demandant la démission d’Amira Elghawaby parce qu’elle avait eu le culot de dire que l’attentat terroriste antimusulman du 3 juin 2017 à London (Ontario) « devrait inciter les Canadiens à examiner de plus près la discrimination au sein de leurs propres communautés, y compris l’impact de la loi 21 », que « malheureusement, la majorité des Québécois semblent influencés non pas par la primauté du droit, mais par un sentiment antimusulman » et que d’entendre que « les Canadiens français avaient été le plus grand groupe au pays à avoir subi le colonialisme britannique » lui donnait « envie de vomir » (Mme Elghawaby faisait référence au génocide des Autochtones).

– En décembre 2022, Manon Massé se rallie à une motion de la CAQ qui « dénonce l’ingérence du gouvernement fédéral qui finance des programmes de chaires de recherche selon certains critères qui ne reflètent pas la spécificité du Québec », un appui aussi ridicule que tapageur à la cabale antiwoke et nationaliste contre les politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI) qu’imposerait le fédéral contre les Québécois pure laine.

– En mai 2022, elle dit vouloir « protéger le français » et tourne le dos aux personnes immigrantes et aux peuples autochtones en votant honteusement pour la Loi 96 aux côtés de la CAQ, loi qui, selon l’Assemblée des Premières Nations, compromet « l’apprentissage, l’usage, la transmission et la pérennité des langues autochtones ». Manon Massé préside une « commission nationale autochtone » au sein de QS, mais cette patente est visiblement bidon.

– En septembre 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour exiger des « excuses formelles » à la journaliste Shachi Kurl pour la question tout à fait correcte qu’elle avait faite au chef du BQ Yves-François Blanchet lors du débat des chefs des élections fédérales. Pour mémoire, la question : « Vous niez que le Québec a des problèmes avec le racisme, mais vous défendez des lois comme la loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. […] Pourquoi votre parti soutient ces lois discriminatoires ? » Manon Massé aurait dû remettre une médaille à Shachi Kurl pour avoir dit tout haut ce que bon nombre d’entre nous disent tout haut aussi, mais elle a préféré demander la démission d’une journaliste racisée anglophone qui fait de la peine à Blanchet.

– En mars 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour « dénoncer les attaques à la nation québécoise » d’un obscur prof ontarien, Amir Attaran, qui avait comparé le Québec à un « Alabama du Nord » dans un tweet. Je souligne : dans un fucking tweet. Un « scandale » là encore monté de toutes pièces par les chroniqueurs racistes de Québecor. Comme en témoigne le vote du 15 mars 2024 sur la supposée « invisibilisation des femmes », le Québec se distingue bel et bien comme un Alabama du Nord avec ses motions transphobes à l’Assemblée nationale.

Une fois, ça passe. Deux fois, on se pose des questions mais on se dit « elle est moins pire que les autres ». Mais là je m’excuse, il faut bien l’admettre : Manon Massé n’est ni antiraciste ni anticoloniale, ou alors seulement dans sa tête, et ce, de manière tellement molle qu’elle en renie ses convictions et le programme de son parti dès lors qu’il s’agit de bien paraître dans la presse nationaliste. Manon Massé a fait du bon, je n’en doute pas, mais elle n’a plus de boussole : on mérite plus de constance et de sérieux dans les convictions d’un·e député·e. Quand ta députée est interchangeable avec Biz, ça va mal.

Post-scriptum

Évidemment, tout le monde sait maintenant que l’affaire « la Cour suprême ne veut plus qu’on dise le mot femme » était totalement bidon. D’où cette explication complètement faux-cul donnée par QS à La Presse : « Contacté après le vote, Québec solidaire a reconnu avoir voté en faveur d’une motion qui comportait “des erreurs factuelles”, mais affirme avoir donné son consentement à la motion “parce que nous sommes en accord avec le concept de ne pas invisibiliser les femmes”. » Donc, QS a voté pour une motion sachant que c’était une fake news, sous prétexte (!) que le dog whistle « invisibiliser les femmes » cher aux transphobes s’y trouvait…

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Une réponse: David Cooper parla aussi français à Sainte-Agathe-des-Monts

Par Simon Labrecque, Lévis

David Cooper à l’UQAM en juillet 1976.

Le 18 novembre 2017, j’ai lancé dans Trahir un appel, une bouteille à la mer, visant à obtenir plus d’informations sur de possibles passages du psychiatre sud-africain David Cooper au Québec. Lors d’un passage à Toronto en 1972, Cooper avait commencé son allocution en s’adressant en français à un public anglophone. Le psychiatre torontois Stephen Ticktin, qui était sur place et qui, à la demande de Cooper, avait joué « Ballad of a Thin Man » de Bob Dylan avant son intervention, mettait cette « bourde » sur le compte du taux élevé d’alcool dans le sang de Cooper : il se croyait dans la province de Québec.  Pour ma part, j’ai soulevé l’hypothèse que Cooper, révolutionnaire autodéclaré au fait des dimensions anticoloniales et émancipatrices des luttes linguistiques et langagières, aurait très bien pu choisir de provoquer sciemment son auditoire anglophone en lui parlant français, à une époque où le FLQ faisait encore la une des journaux et où une grève générale historique frappait le Québec. Pour valider cette hypothèse, cependant, il me fallait plus de renseignements sur les capacités linguistiques de Cooper (qui a vécu à Paris de 1975 jusqu’à sa mort en 1986), mais surtout sur son degré de connaissance quant aux luttes sociales, politiques, économiques et culturelles qui caractérisaient le Québec du début des années 1970.

Le 10 février 2024, mon appel a reçu une réponse. En effet, Manon Le Comte a commenté mon texte sur le blogue de Trahir en écrivant ceci :

David Cooper (avec sa conjointe Marine Zecca) était à l’Abri d’Érasme, une commune thérapeutique de Ste-Agathe, fondée par le psychiatre Roger Lemieux, le 24 juillet 1976. J’y étais. Si vous voulez plus d’informations, contactez-moi. Manon.

Dans un échange de courriels qui a suivi, j’ai appris qu’un compte rendu de la visite de Cooper en juillet 1976 – l’été des Olympiques de Montréal – avait été publié dans le quotidien Le Jour, sous la plume de Pierre Brisson. En guise de première suite à mon article de 2017, je donnerai simplement à lire ce compte rendu, dans lequel je trouve plusieurs pistes de réponses à mes questionnements, notamment sur la familiarité de Cooper avec les luttes québécoises. Citer ainsi le texte en entier me semble le meilleur moyen de donner une idée des préoccupations de l’époque.

Le vendredi 30 juillet 1976, donc, l’article suivant paraît dans Le Jour :

Un témoin de l’anti-psychiatrie à Montréal

Pour David Cooper, il faut propager la discipline de la désobéissance

par Pierre Brisson, collaboration spéciale

Avec Ronald Laing, David Cooper se situe à la racine du courant anti-psychiatrique anglais, manifestation grinçante d’une crise qui induit la psychiatrie comme les autres sciences humaines à rejeter leur cadre théorique et leur utilisation sociale pour se tourner vers l’essentiel. Cooper vieillit, mais la force de son message et de son expérience soutient l’existence d’une révolution à tout prix, d’une mutation nécessaire et pressante : changer l’individu et la collectivité des individus pour un double éclatement micro et macro-politique « du point de vue de la vérité et de la vie ».

De passage au Québec, l’auteur de Mort de la Famille et d’une Grammaire à l’usage des vivants est entré en contact avec Roger Lemieux qui anime, à Ste-Agathe, une expérience de commune pour schyzophrènes [sic] en vue de les réintroduire à la vie et non plus de les ré-insérer, comme s’y applique la psychiatrie policière, dans la société autoritaire qui les a brisés. Invité d’abord à McGill au département de psychiatrie, Cooper intervenait mardi soir dernier pour le module communication à l’université du Québec.

Cooper n’a rien du conférencier versatile, et à peine l’entendait-on murmurer son français, ce qui occasionna certaines difficultés de réception de part et d’autre. Passant volontiers la parole à sa compagne Marine ainsi qu’à l’assistance, l’exposé comme tel fut bref, orienté très tôt par la participation de la salle qui bien souvent s’animait d’elle-même sous l’œil inquisiteur de Cooper. La première affirmation qu’il lança donna la direction à l’ensemble du débat : « la révolution sociale ne suit pas la révolution politique, regardez le stalinisme, la révolution sociale doit précéder la révolution politique sans cela il y a persistance de la répression ». Pour ajouter plus tard : « mais il faut la révolution politique finalement pour accomplir la révolution sociale ».

Dans ses précédents ouvrages, Cooper avait séduit par la force dont il chargeait la vie personnelle qui, via la mort, l’orgasme et la folie, en passant par le trip d’acide discipliné et une certaine forme de méditation, devenait le moteur préalable à toutes transformations des conditions de vie humaine : « ce que nous pouvons faire de mieux pour la libération des autres, c’est ce que nous ferons de plus libérateur pour nous-mêmes ». À l’instar de Reich, Burroughs, des anarchistes et des hippies, il réaffirmait le potentiel radical du travail sur soi, avant que n’aboutisse la dépossession complète du corps et de la conscience par la société bourgeoise.

À l’heure où, au Québec, on subit encore l’embarrassante opposition entre la politique et le culturel, entre les tenants d’une transformation économico-politique extérieure et ceux qui défendent la déprogrammation idéologique intérieure, Cooper réconcilie les démarches en les posant comme interdépendantes dans l’unité de l’action : « il n’y a pas de contradiction antagoniste essentielle entre les projets d’activités micro-politiques et macro-politiques, entre le socialisme révolutionnaire et la libération spirituelle et sexuelle. »

D’après son expérience présente en contexte européen, Cooper semble évoluer aujourd’hui vers un combat davantage macro-politique, rappelant lors de la conférence le rapport fondamental entre anti-psychiatrie et lutte des classes. Sans compter l’influence de sa jeune amie militante qui précisera à plusieurs reprises l’expérience pratique de la gauche italienne, les détournements d’institutions dominantes et la mise sur pied de communes psychiatriques. Dans la même veine, depuis Kingsley Hall où furent tentées les premières démarches anti-psychiatriques, il existe maintenant en Angleterre une bonne dizaine d’endroits « où les fous peuvent respirer »; et enfin, depuis janvier 1975, s’est constitué à Bruxelles un mouvement mondial d’alternatives à la psychiatrie officielle.

Pourtant Cooper n’a de toute évidence pas une connaissance des phénomènes de résistances propres à l’Amérique du Nord et il a toujours exister [sic] une grande différence entre les formes de combats politiques ici et en Europe, lesquels diffèrent eux-mêmes de ceux du Tiers-Monde en ébullition. C’est à partir de ce point que se posèrent les questions de fond : quelles sont les conditions concrètes de l’efficacité politique ici maintenant? comment le champ des libérations personnelles devient-il agissant sur le terrain macro-politique dans l’optique d’une transformation plus générale des masses? et peut-on encore penser à cette désaliénation massive ou devons-nous plutôt croire en une mutation sélection?

Perplexe, Cooper ne répondra pas ou peu à ces questions, se contentant de répéter que notre action doit être dialectique et contagieuse et que [par] l’individu au groupe micro-social, on peut atteindre les collectivités : « nous devons propager la discipline de la désobéissance », termine-t-il. Et les interrogations sont demeurées ouvertes… Mais après un court arrêt à Toronto, M. Cooper ira pousser sa visite jusqu’en Californie où ce n’est pas encore le communisme italien, en Californie où un autre son de cloche appelle aussi la mort de ce premier monde occidental.

Le texte de Pierre Brisson et le commentaire de Manon Le Comte nous incitent à voir ou à revoir le troublant film de Pierre Maheu sur l’Abri d’Érasme, L’Interdit (ONF, 1976), tourné à Sainte-Agathe en 1974-1975. Ce film sera projeté à la Casa Obscura, à Montréal, le vendredi 1er mars 2024, par le collectif Projections libérantes, à l’occasion du lancement d’une réédition par les éditions Météores du livre Je ne serai plus psychiatre, de Gérard Hof, d’abord publié en 1976. Il ressort de tout cela, comme on peut déjà le déceler dans le film de Maheu, que beaucoup de souffrances ont été engendrées par diverses expérimentations antipsychiatriques qui cherchaient à répondre aux souffrances engendrées par les pratiques psychiatriques établies. Cinquante années nous séparent maintenant des interventions de Cooper et de cette constellation. Il est heureux que des gens prennent aujourd’hui le temps de réfléchir à ce qui fut alors tenté.

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Classé dans Simon Labrecque

Entre le qheswa et le castillan: l’angoisse du mestizo

Par José María Arguedas [1] | cette traduction est aussi disponible en format pdf

Traduit par René Lemieux, Université Concordia, et Ana Kancepolsky Teichmann, Université de Montréal[2]

Préface à la traduction

La présente traduction a d’abord été pensée comme une « traduction privée », alors que nous participions à un groupe de lecture autour du livre Translation and Epistemicide. Racialization of Languages in the Americas de Joshua M. Price (University of Arizona Press, 2023). Dans ce livre, Price propose une analyse comparée entre un texte classique, mais relativement méconnu du milieu traductologique, de José María Arguedas (1911-1969), et un deuxième bien plus connu en traductologie, « Die Aufgabe des Übersetzers » (« La tâche du traducteur ») de Walter Benjamin (1892-1940). À travers cette comparaison, Price veut dénoncer la méconnaissance du monde anglophone envers l’œuvre d’Arguedas en particulier, et la pensée latino-américaine en général. Si le texte bien connu de Benjamin a été traduit en français à plusieurs reprises, à notre connaissance, aucune traduction du texte d’Arguedas n’a paru en français. Notre traduction, qui se voulait d’abord un projet privé pour un petit groupe de lecture, est ainsi devenue progressivement une réponse à l’appel de Price à mieux faire connaître l’œuvre de cet auteur péruvien, cette fois dans le monde francophone.

La présente version du texte d’Arguedas résulte d’une collaboration entre deux traductaires aux parcours linguistiques et culturels très distincts. Cette expérience en traduction de l’espagnol vers le français a représenté, pour les deux, un exercice intellectuel stimulant. Notre traduction se veut une proposition, voire une invitation auprès de nouvelles personnes qui voudraient se lancer dans l’aventure de la traduction du texte d’Arguedas, pour produire une version meilleure que la nôtre. Nous aimerions lire une version plus sensible au « génie du qheswa », au plurilinguisme manifesté dans l’écriture d’Arguedas. Pour la présente traduction, nous n’avons pas employé de stratégies préétablies, nous avons plutôt suivi notre intuition, en dialoguant sur les possibles traductions, segment par segment. Alors que l’un préconisait une plus grande idiomaticité dans la traduction, l’autre suggérait une proximité plus grande avec le texte original. En a résulté une traduction teintée d’une certaine étrangeté, voire métissée – nul autre terme ne peut mieux définir son style. Mais pour qui lit l’original sera manifeste l’affinité certaine entre cette traduction et le style du texte d’Arguedas.

Le poète César Vallejo marque le début de la différenciation entre la poésie de la côte et celle des montagnes du Pérou. Car il inaugure une période intense où l’habitant des Andes ressent le conflit entre son monde intérieur et le castillan comme langue propre. Ce problème s’exprime principalement à travers le changement abrupt entre Los Heraldos negros et Trilce. L’intellectuel espagnol José Bergamín a déjà souligné que le style sombre de Trilce découle principalement de la lutte entre l’âme du poète et la langue. Bergamín ne connaissait pas la cause intime de ce conflit, mais nous, oui. Et ce conflit explique d’ailleurs le retard de notre poésie dont le thème et l’inspiration sont mestizas.

Le qheswa[3] est l’expression légitime de l’habitant de cette terre, de ceux qui sont nés de ce paysage et de cette lumière. À travers le qheswa, on parle de manière profonde, on décrit et on dit l’âme de cette lumière et de ces terres comme beauté et comme séjour.

Mais d’autres personnes sont venues avec une langue différente, une autre langue exprimant une autre race et un autre paysage. Pendant longtemps, ceux nés de ce côté du Pérou ont produit avec cette langue une mauvaise littérature. L’harmonie entre l’habitant de la côte et cette langue s’est établie sur quatre siècles. Et elle s’est établie rapidement, parce que la yunka offrait moins de résistance culturelle que le qheswa. Le paysage côtier a moins d’influence sur les habitants que ce monde andin et ses habitants sont plus indépendants de la terre; l’impact de l’espagnol et de l’Occident a été plus violent et plus continu sur la côte. Après quatre siècles, des écrivains tels que José María Eguren et Emilio Adolfo Westphalen parlent le castillan comme les Français leur français, ou les Hispaniques leur espagnol.

Chez nous, le peuple des Andes, le conflit linguistique a vraiment commencé il y a peu de temps à travers notre littérature, depuis Vallejo jusqu’au dernier poète des Andes. C’est le même conflit ressenti, bien que de manière plus brusque, par Huamán Poma de Ayala. Si nous parlons en pur castillan, nous n’exprimons ni le paysage ni notre monde intérieur, parce que le mestizo[4] n’a pas encore maîtrisé le castillan comme langue et le qheswa reste son moyen d’expression légitime. Mais si nous écrivons en qheswa, nous produisons une littérature limitée et condamnée à l’oubli.

Permettez-moi d’évoquer ici mon propre problème, qui est certainement un exemple type. Lorsque j’ai commencé à écrire, à raconter la vie de mon peuple, j’ai ressenti de manière angoissante l’incapacité du castillan à rendre compte du ciel, de la pluie de ma terre, et plus encore de la tendresse que nous éprouvions envers l’eau de nos séguias, envers les arbres de nos ravins, et surtout, l’incapacité du castillan à rendre compte, avec toute l’exigence de notre âme, de nos haines et de nos amours . Parce que la victoire de l’indigène, en tant que race et en tant que paysage, s’étant produite en moi, ma soif et ma joie s’exprimaient haut et fort en qheswa. Cela a donné lieu au style particulier qu’on retrouve dans Agua, dont un critique littéraire a dit subtilement et dédaigneusement qu’il n’était ni du qheswa ni du castillan, mais une « mixture ». C’est vrai, mais seulement ainsi, avec cette langue, j’ai partagé l’âme de mon peuple et de ma terre avec d’autres peuples. C’est une mixture, oui, et bien plus encore. C’est le style de Huamán Poma de Ayala; si on veut connaître le génie et la vie des peuples indigènes de la colonie, c’est à lui qu’on doit faire appel.

Cette mixture a un signe : l’habitant des Andes n’a pas trouvé l’équilibre entre son besoin d’expression intégrale et le castillan comme langue obligatoire. Actuellement, le mestizo s’efforce encore de maîtriser le castillan avec empressement et désespoir.

La littérature castillane produite jusqu’à récemment dans les montagnes, mauvaise et arriviste, ne permet pas de conclure de façon définitive que le castillan est inapproprié pour l’expression du mestizo. Jusqu’au début du xxe siècle, seuls les déracinés de notre sol, ceux qui ne ressentaient pas notre paysage et qui vivaient très isolés des préoccupations et de l’âme de notre peuple, ont produit de la littérature ici. Cela explique la pauvreté et l’insignifiance de cette littérature.

Mais aujourd’hui, lorsque l’habitant authentique de cette terre ressent le besoin de s’exprimer dans une langue qu’il a peu utilisée, il se trouve confronté à cette triste réalité : le castillan qu’il a appris à la dure, à l’école, au collège ou à l’université ne lui permet pas de traduire pleinement et profondément son âme ou le paysage du monde dans lequel il a grandi. Et le qheswa, qui est encore sa langue authentique, celle avec laquelle il parle de ses soucis et avec laquelle il décrit son peuple et sa terre au point de satisfaire son besoin d’expression le plus profond, est une langue sans prestance et sans valeur universelle.

L’empressement actuel du mestizo à maîtriser le castillan découle de ce dilemme. Mais lorsqu’il y parviendra, lorsqu’il pourra parler et faire de la littérature en castillan, avec la maîtrise absolue avec laquelle il s’exprime maintenant en qheswa, ce castillan ne sera plus le castillan d’aujourd’hui, avec une influence qheswa insignifiante et à peine quantifiable, mais il portera en lui beaucoup du génie qheswa et peut-être de la syntaxe intime du qheswa. Car le qheswa, expression légitime de l’habitant de cette terre né de ce paysage et de cette lumière, demeure une partie essentielle de son être et de son génie.

Cet empressement à maîtriser le castillan conduira le mestizo à la pleine possession de la langue. Et sa réaction au castillan provient du fait qu’il ne cessera jamais d’adapter cette langue à son besoin d’une expression absolue, c’est-à-dire de traduire jusqu’à la dernière exigence de son âme, là où sa part indigène est à la fois commandement et origine.

Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on voit cette part émerger dans la littérature? Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on perçoit les effets du choc entre le mestizo et le castillan vu comme sa langue? Pendant presque toute la période républicaine, le mestizo a été maintenu dans la même condition d’infériorité et de silence que durant la période coloniale. C’est pourquoi, ni dans la littérature coloniale ni dans celle du début de la période républicaine, il n’y a d’œuvres exprimant véritablement le peuple andin et le paysage dans lequel il vit. J’ai déjà évoqué cette question dans une autre partie de mon article. Mais les mestizos ont continué à croître, tant numériquement que culturellement, se constituant comme peuple, la majorité dans les Andes du Pérou. L’Occident n’a pas réussi à dominer ces mestizos, défendus par leurs profondeurs indigènes. Ainsi, ils ont lutté, et ils luttent encore pour créer leur propre personnalité culturelle.

Alors que le mestizo conquérait le domaine spirituel du peuple andin, la lutte entre sa part indigène et sa part espagnole, amorcée avec le premier mestizo, prenait forme dans son âme. Cette part indigène prédomine désormais dans la psychologie du mestizo péruvien, remportant cette bataille grâce au soutien de tout le monde andin : la terre, l’air, la lumière et le vaste peuple indigène représentant encore soixante pour cent de la population péruvienne. Ainsi, dans l’esprit du mestizo, il est déjà plus Indigène qu’Espagnol, empêchant le castillan pur de devenir sa langue légitime.

Cette réalité sociale et humaine que j’ai décrite ne pouvait pas ne pas trouver son expression dans la littérature. En tant que puissance numérique et spirituelle, la littérature issue des Andes du Pérou est une littérature mestiza. À travers toute cette littérature, on ressent l’angoisse du mestizo, son empressement à trouver un moyen d’expression légitime. Et c’est à cause de cet empressement, de cette angoisse, que la quasi-totalité de cette littérature n’a encore que peu de valeur. Et les œuvres écrites ici ayant véritablement du mérite sont souvent le fruit d’individus qui ont su s’exprimer dans un castillan déjà influencé par le qheswa.

Nous assistons ici à l’agonie du castillan en tant qu’entité spirituelle et en tant que langue pure et intacte. Je l’observe et je le ressens quotidiennement quand j’enseigne le castillan au collège Mateo Pumaccahua de Canchis. Mes élèves mestizos, dont l’âme est dominée par leur part indigène, forcent le castillan, et dans la morphologie intime de ce castillan qu’ils parlent et écrivent, dans sa syntaxe éclatée, je reconnais le génie du qheswa.


[1] Écrit originellement à Sicuani, au Pérou, en 1939, et publié une première fois dans La Prensa de Buenos Aires.

[2] Les traductaires souhaitent remercier Simon Labrecque et Paola Mancosu pour leurs conseils et la révision du texte.

[3] N. D. T. : Dans l’original, Arguedas utilise une orthographe aujourd’hui non standard, « kechwa ». En français, on parlerait plutôt de « quechua », orthographe également utilisée en espagnol et en anglais. Toutefois, en langue quechua, on utilise aussi « runasimi », littéralement la langue (simi) du peuple (runa). Nous avons pour notre part préféré utiliser le mot et l’orthographe « qheswa » qui, aujourd’hui, peut désigner, en quechua, la langue, mais signifie originellement une « vallée montagneuse en hauteur » et qui s’oppose, topographiquement, à la yunka, la forêt des basses terres. L’orthographe choisie provient du Diccionario Quechua–Español–Quechua/Qheswa–Español–Qheswa Simi Taqe, de l’Academia mayor de la langua quechua/Qheswa simi hamut’ana kurak suntur, 2édition, Cusco, Pérou, 2005. Ailleurs, on retrouve également l’orthographe « qhichwa ».

[4] N. D. T : Nous avons préféré garder le terme « mestizo » original en espagnol, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, le terme « métis » (ou « Métis ») possède des connotations particulières au Canada. Sans majuscule, il désigne généralement une personne « issue de l’union de deux personnes d’origines ethniques différentes ». Avec la majuscule, il désigne généralement une nation autochtone reconnue, « d’ascendance mixte européenne et autochtone, principalement de l’Ouest canadien » (Dictionnaire Usito). Nous avons préféré ici garder la minuscule, comme Arguedas le faisait, en interprétant « mestizo » non pas comme un ethnonyme singulier (ce qui nécessiterait en français la majuscule), mais comme une réalité nouvelle qu’Arguedas percevait dans le territoire péruvien à son époque.

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Avant-propos à Géocritiques confidentielles: Nommaisons québécoises contemporaines, un livre inadvenu

Par Simon Labrecque, Lévis | ce texte est aussi disponible en format pdf

Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, ONF, 1978. En ligne.

Note de l’auteur. Ce texte devait introduire un recueil d’essais qui ont d’abord été écrits pour Trahir. Depuis la révision et l’assemblage des textes, en 2019 et 2020, le livre a été évalué puis rejeté par deux maisons d’édition montréalaises spécialisées dans l’essai. Il restera donc impublié en format papier. L’avant-propos est ici publié pour la première fois. Afin d’en faciliter la lecture, j’ai ajouté des sous-titres. En fin de texte, j’ai aussi rassemblé les hyperliens vers les textes d’origine, pour en faciliter l’éventuelle relecture.

Présentation

Ce livre rassemble des essais sur la culture québécoise d’abord parus entre l’été 2015 et l’automne 2017 dans la revue électronique Trahir (trahir.wordpress.com), basée à Montréal. Ces textes ont été remaniés à l’occasion du passage de l’écran au papier, mais ils sont présentés dans l’ordre chronologique de leur première publication, qui correspond à l’ordre de leur rédaction. Persistent donc, à dessein, les traces d’une réflexion développée dans le temps, avec ce que cela implique de reprises, de détours, de chemins de traverse, de pistes laissées en friche, de filons dénoués, de reformulations et d’accumulation d’hypothèses et de matériaux. Cet avant-propos présente mes principaux questionnements, ma méthode, mon terrain et quelques-unes de mes conclusions, à propos des modes d’habitation de la vallée du Saint-Laurent et de ses environs.

Cette somme est constituée de « textes en second » qui portent sur un ou plusieurs autres textes qui les précèdent. J’entends ici le mot « texte » dans son sens le plus large, qui peut inclure des films ou même des événements. Ces essais sont donc des commentaires, des interprétations, des critiques d’œuvres textuelles réalisées au Québec à propos du Québec. De manière générale, ils peuvent être classés sous la rubrique de la critique culturelle, pour reprendre un terme structurant des sciences sociales. Ensemble, ces critiques parcourent et expriment des territoires, ils abordent des lieux de culture et travaillent un paysage diversifié. L’espace géographique principal qui est ainsi mis en lumière est la vallée du Saint-Laurent, et plus particulièrement les terres avoisinant les rivières Chaudière et Etchemin, aux pieds des Appalaches, près de Lévis. C’est là où j’ai passé mon enfance et une bonne partie de mon adolescence. Mon terrain d’enquête va du comté de Lotbinière au comté de Kamouraska, en passant par les comtés de Dorchester, Bellechase et l’Islet, sur la rive sud de Québec. Toutefois, ces terres sont également mises en rapport avec d’autres secteurs, d’autres « provinces » du pays incertain, pour reprendre une notion chère à Jacques Ferron[1]. Il est notamment question de Montréal, de Plessisville dans les Bois-Francs, des territoires atikamekws au nord du Saint-Maurice, et même de Miami, en Floride.

Ces textes contribuent de diverses façons à la cartographie de nos modes d’habitation, « nous Québécois·es », en posant une question apparemment très simple : comment vit-on, ici? Les réponses, nécessairement plurielles, s’inscrivent à cheval sur le réel, l’imaginaire et le symbolique, entre le rêve et la réalité, dans un espace-temps parsemé de fables et de fictions. Ces contrées sont surréelles, sinon surréalistes. Parmi ces fables et ces fictions, on retrouve notamment l’histoire politique de la province de Québec et du Canada comme colonie de la Couronne. « Nos » récits collectifs sont parcourus de rationalisations des actions de ces États et des puissances qui les constituent, ainsi que de commémorations et d’interrogations des violences auxquelles ils ont littéralement donné lieu. Ces violences sont souvent difficiles à appréhender, surtout si l’on se raconte que ce territoire-ci est particulièrement pacifié et pacifique, tout en se répétant parfois que de vieilles guerres s’y poursuivent de manière souterraine, en sourdine, que des braises demeurent vives sous l’épais couvert de l’actualité. Quelles forces laissent pressentir qu’elles peuvent ainsi ressourdre à l’horizon, ici? Ces essais esquissent quelques réponses.

Cheminements

Les questions de l’habitation et des façons de l’aborder furent construites « par le bas », de façon inductive, dans les interstices du quotidien, et sous l’impulsion de rencontres imprévues. Ma démarche empirique a pris pour matériaux un ensemble ouvert de représentations de la vie locale, selon les méandres de l’intérêt personnel et de la flânerie, deux forces dont l’importance est trop peu reconnue dans le domaine de la recherche. Pour rendre compte de la part d’arbitraire qui persiste dans la sélection des textes étudiés, j’ai documenté dans les critiques mêmes les raisons qui m’ont fait travailler telle ou telle œuvre : échos médiatiques, publicité, hasard objectif, recommandation amicale, etc. Je me suis aussi intéressé au coût des œuvres rassemblées, à mesure que les phrases s’accumulaient et que le travail à faire, gratuit ou bénévole, empiétait sur le temps à transformer en salaire, en contexte de précarité. C’est aussi cela, la recherche au Québec.

L’enfilade des textes selon la chronologie du travail de recherche rend visibles la trajectoire des questionnements et leur matérialité propre. Comment une lecture est-elle infléchie par le fait d’avoir dû récupérer un livre en transports en commun au fond d’un parc industriel peu accessible? Comment le sens d’un roman autobiographique est-il modifié par le fait que, dans l’objet supposé « immatériel » qu’est le livre électronique, chaque espace insécable (devant les points virgule, d’exclamation ou d’interrogation) est remplacée par un point d’interrogation? En m’intéressant à des textes qui se publient au Québec sur le Québec dans la seconde moitié des années 2010, je me suis retrouvé face à ces questions surprenantes, au ras du sol, qui portent sur les conditions irréductiblement matérielles de nos pratiques symboliques.

Le corpus abordé dans ce livre ne prétend pas à l’exhaustivité. Un grand nombre de textes se publient au Québec, chaque année, à propos du Québec, et ce depuis des décennies. Des textes anciens sont aussi republiés et parviennent parfois à colorer nos interprétations contemporaines. Un inventaire systématique demanderait des moyens considérables, que je n’ai pas. J’analyse toutefois des œuvres diversifiées qui balisent un certain champ de production culturelle. Nommément, et dans l’ordre, je travaille des textes de Dalie Giroux, Victor-Lévy Beaulieu, Frédéric Parent, Gabriel Marcoux-Chabot, Carl Bergeron, Yan Hamel, Stéphane Bourguignon, Francis Legault, Guillaume Sylvestre, Jean-François Caron, Antoine Gérin-Lajoie et Jean-Philippe Chabot. Ce corpus est divisé en quatre sections : « Matériaux toponymiques », qui présente une première approche de la question des nommaisons québécoises contemporaines, c’est-à-dire des façons de nommer nos lieux d’habitation et d’habituation; « Politiques des provenances », qui explicite certaines forces sociales à l’œuvre dans nos façons de nommer quelques-unes de nos origines, en particulier près de Lévis; « Écrans », qui se penche sur le médium filmique comme mode de représentation du territoire; et « Retours, relances », qui retrace le chemin parcouru et propose des éléments de synthèse à partir de nouvelles rencontres.

Maints noms reviennent dans plusieurs essais et trament l’analyse présentée dans l’ouvrage. Outre les noms de Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu, je retiens ceux des cinéastes Pierre Falardeau et Bernard Gosselin, qui offrent deux façons de « cadrer » le Québec : par l’angle de la laideur ou l’angle de la beauté, respectivement. Je n’ai toujours pas pris le parti de l’un ou l’autre de manière définitive, croyant que la croisée des chemins est souvent plus intéressante que l’une ou l’autre option. Surtout, je reconnais le rôle clé que joue, dans mon travail, l’œuvre de Dalie Giroux, professeure de pensée politique à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa. C’est en tentant de penser avec elle la vie politique contemporaine que mes efforts se sont concentrés sur la question des modes d’habitation du Québec. C’est elle, notamment, qui m’a fait réaliser l’importance pratique des trois questions posées par la chercheure, écrivaine et avocate kanien’kehá:ka Patricia Monture à quiconque s’intéresse aux modes d’expérience de la réalité coloniale canadienne et québécoise : « qui sommes-nous? où sommes-nous? comment faire de notre expérience une forme de connaissance[2]? » Par le truchement de ces questions et de l’écriture girouxienne, qui m’a donné mon point de départ par la façon dont elle a osé qualifier le comté de Bellechasse de « démoniaque », je crois avoir commencé à apprendre, ou à réapprendre, un langage capable de rendre compte d’expériences contemporaines. Ces textes témoignent de ce processus d’une façon qui se veut moins exemplaire qu’incitatrice : ils lancent une invitation à l’écriture, afin de texturer différemment notre sphère discursive collective.

La géocritique

Les textes qui suivent relèvent plus précisément d’un mode de production de savoir que j’appelle la géocritique confidentielle. À des degrés divers et de manières différentes, ils s’intéressent tous aux représentations textuelles de l’espace vécu. Plusieurs d’entre eux questionnent les noms des lieux, les toponymes réels et fictifs qui peuplent des romans et des essais québécois récents : Bellechasse et Saint-Jean-de-Dieu, Lancaster et Saint-Nérée, Conifères-les-Bains ou Pintendre, Bernières, Fatale-Station, Paris-du-Bois, Rivardville et Saint-Gabriel-de-Kamouraska, notamment. Qui, au Québec, dit clairement d’où il ou elle vient? Comment et pourquoi? À quelle occasion et avec qui? Dans quelle langue ou avec quel accent? Qui, aujourd’hui, privilégie plutôt les pseudonymes, les silences ou les généralités évasives? À quelle occasion et avec qui?

Cette question du nom de l’origine a surgi en cours de route et s’est mise à insister, à peser sur la suite. Elle ne s’accommode pas d’une réponse simple. On peut choisir un pseudonyme pour se protéger, pour dissimuler des sources, pour tenter de jouir sans entrave d’une liberté de fabulation, pour tout cela en même temps ou pour d’autres raisons encore. La question généalogique de la nomination ou de la nommaison des provenances et des lieux d’émergence remet ainsi en jeu des catégories disciplinaires (la sociologie et la littérature, par exemple), dans leurs rapports tactiques et stratégiques à l’écriture[3]. Cette question remet aussi en jeu des lignes de partage politiques et des grands systèmes interprétatifs, dont le nationalisme, le libéralisme et le progressisme, par exemple, qui forment ensemble une structure de pensée déterminante.

C’est en travaillant des morceaux de textes au plus près de leur phrasé que ces remises en jeu sont devenues à la fois apparentes et intéressantes à mes yeux. Les textes ici réunis font donc fréquemment usage de longues citations des œuvres critiquées ou de longs extraits d’ouvrages qui nourrissent la réflexion. Ma démarche s’est ainsi rapprochée de ce que les littéraires nomment la géocritique, tout en incluant explicitement des œuvres qui relèvent de l’essai ou des sciences sociales[4]. Cette extension du champ de la géocritique à ce que les anglophones qualifient de « non-fiction » est l’un des apports principaux de la démarche qui se trame dans cet ouvrage. Cette démarche s’est aussi rapprochée de la critique dite policière, en raison de l’attention accordée à la mise en récit de la méthode d’enquête elle-même, ainsi que par l’effort récurrent d’établir les faits et les lieux véritables (ou, du moins, les plus plausibles) de récits qui se présentent comme des fictions[5]. Ces rapprochements ne sont toutefois pas systématiques. Ils se sont révélés au terme du parcours, plutôt qu’à son origine. Comme aimait le répéter Georges Dumézil, reprenant la remarque joueuse d’un vieil enseignant de grec ancien détournant une étymologie plausible devant ses élèves naïfs, la méthode (methodos) est le chemin (hodos) tel qu’il nous apparaît après (méta) que nous l’ayons parcouru.

Ma formation n’est pas littéraire. Tout en m’intéressant à la musique, aux arts visuels et aux arts de la scène, j’ai plutôt étudié l’histoire et la géographie dans une perspective braudélienne, puis la science politique, et plus particulièrement, la pensée politique. Pendant longtemps, il m’a été plus facile de parler de Machiavel ou de Michel Foucault que de Jacques Ferron, par exemple, que j’ai découvert au tournant de la trentaine. C’est notamment grâce à Robert Hébert, pionnier de la géophilosophie dans l’« enclave » québécoise, qu’il m’a paru crucial de prendre la mesure des conditions et des effets d’une telle situation, ici-maintenant[6]. Les textes qui suivent témoignent de l’énergie et de l’enthousiasme qu’a suscité, chez moi, cette découverte des Hébert, Ferron et autres.

J’ai explicitement cherché à poursuivre plusieurs filons hébertiens, d’une part, et « la grande ferronnerie », d’autre part. L’œuvre du philosophe artisanal qui enseigna au collège de Maisonneuve et celle de l’Éminence de la Grande Corne, co-fondateur du Parti rhinocéros, cherchent toutes deux à établir les conditions (historiques) de possibilité des apparences et de leur production dans la vallée du Saint-Laurent. Cet intérêt critique pour l’espace, le territoire et les lieux les rapprochent, avant l’heure, des efforts de la géocritique contemporaine.

La confidentialité

Demander « comment vit-on, ici? », c’est aussi se demander : qu’avalons-nous, et comment le mange-t-on, matériellement et symboliquement? Que rejetons-nous? Qu’est-ce qui nous tue, comme on le dit parfois? Qu’aimons-nous malgré tout? C’est également en fonction de telles interrogations, qui sont liées à la question du lieu ou des lieux du collectif, mais qui sont aussi foncièrement « intimes », que je nomme ces essais des géocritiques confidentielles. Ce dernier qualificatif tient d’abord à la diffusion initiale restreinte des documents en question. Trahir est une revue « confidentielle », comme il en existe plusieurs et comme il y en a eu beaucoup, au Québec, depuis longtemps[7]. Très peu de gens ont lu les textes en ligne – entre trente et cent personnes, selon le cas.

Mais d’une certaine façon, tout ce qui se fait au Québec est en vérité confidentiel. Cela est vrai non seulement des livres, qu’on pilonne régulièrement (ou qu’on imprime désormais en très petite quantité pour éviter le pilon), mais aussi des émissions de télévision les plus regardées. Le peu d’échos que reçoivent la très grande majorité de nos productions culturelles s’explique-t-il uniquement par la langue, par « l’accent »? Y a-t-il, ici, un rapport singulier entre le local et le global, le particulier et l’universel, qui expliquerait cette confidentialité? La confidentialité quantitative n’est-elle pas liée à une confidentialité qualitative, à une façon de faire, de taire, de se présenter, d’énoncer – ou de renoncer à énoncer quoi que ce soit de tranchant? Une façon de s’excuser d’exister, sans doute avec raison?

Les textes qui suivent donnent des pistes de réponse en étudiant directement des tentatives locales d’énonciation. Ils suggèrent notamment qu’il y a une part de tactique ou de stratégie dans la pratique consistant à affirmer ne pas être lu, entendu ou compris comme il le faudrait, ici, alors qu’un texte a reçu un accueil objectivement remarquable, en étant lu et commenté par une grande partie du milieu critique institué – quoi qu’on pense de ce milieu, lui-même assez confidentiel et modeste (par la taille).

Enfin, si jamais ce livre s’avérait être un succès commercial (à l’étonnement général) et que les critiques qu’il rassemble étaient lues par des milliers, voire des millions de personnes, elles n’en demeureraient pas moins confidentielles, qualitativement. En effet, le style de l’écriture et le ton des textes rappellent la confidence. C’est que la matière en est parfois honteuse, douloureuse. Cette expérience m’a semblé demander d’être racontée sur le mode radicalement subjectif de l’essai. Ces textes relèvent donc d’une forme d’auto-ethnographie, ou d’une anthropologie domestique, par leur objet fondamental (la culture, les modalités de la grégarité, ici) et surtout par leur manière, s’il est vrai que « [t]oute l’ethnographie se ramène, pour une part, à de la philosophie et une large portion du reste est de l’ordre de la confession »[8].

Il y a une vieille pratique littéraire de la confidence, de la confession, de l’aveu ou de l’exposition plus ou moins stylisée et fidèle de l’intime en public, avec une visée qui est parfois le pardon ou la réconciliation. Par-delà les critiques de nombrilisme, de narcissisme et d’obscénité, ce chemin est risqué en raison de « la propension universelle, d’ailleurs fâcheuse, d’être ennuyé de ce qui passionne les autres : ils ne vous ont pas encore ouvert leur cœur comme une grotte de mille et une nuits que vous vous dites quelle engeance putain, et cherchez par quelle clé refermer ce robinet d’eau tiède »[9]. Du point de vue inverse, une telle tentative de fermeture peut s’expliquer par la violence impliquée dans l’ouverture, dans la confidence même, une violence qui est peut-être inhérente à l’acte d’écrire, qui a déjà été qualifié d’acte hostile :

C’est hostile, car vous tentez de faire en sorte que quelqu’un voit quelque chose de la même façon que vous, vous tentez d’imposer votre idée, votre représentation. Il est hostile de tenter de tordre l’esprit de quelqu’un d’autre de cette façon. Bien souvent, vous voulez raconter votre rêve, votre cauchemar à quelqu’un. En fait, personne ne veut entendre parler du rêve de quelqu’un d’autre, qu’il soit bon ou mauvais; personne ne veut avoir à le porter. L’écrivain piège toujours le lecteur pour qu’il écoute le rêve[10].

La passion est sans doute essentielle pour rassembler l’énergie requise pour écrire. Si l’impression de tiédeur devient intolérable, il suffira de déposer le livre. Il saura peut-être se faire reprendre un jour, en raison de la séduction tranquille que réussissent parfois à exercer certaines géographies silencieuses, comme ces rivières cachées que des enfants croient être les seuls à connaître dans les romans de Réjean Ducharme.

Envoi

L’expérience de la lecture de cet ouvrage fera aussi partie de nos façons d’habiter. Il n’y a pas de fin définitive à l’enquête sur les modes de vie, tant que nous sommes vivants et intéressés. À cet égard, mon objectif demeure de soulever des questions et de préciser des problèmes, plutôt que de formuler des solutions ou promouvoir des réponses. Nous défendons souvent des réponses toutes faites à des questions que nous ne nous posons plus vraiment. Nous mettons de l’avant des solutions connues à des problèmes saturés. Il faut apprendre à reformuler – en questionnant, par exemple, les façons de dire « nous ». C’est la tâche de la critique de redécrire et repenser par le truchement des œuvres.

La critique peut par ailleurs être joyeuse. Je suis heureux, par exemple, d’avoir déjà encouragé, par certains des textes qui suivent, des republications ou des redécouvertes, comme celle de la conférence « Géographie et Littérature » de Benoît Brouillette, géographe québécois réputé à son époque, qui cherchait les lieux véritables de la fiction Trente arpents, de Ringuet[11]. Nous avons ainsi pu apprendre progressivement que la géocritique est en quelque sorte un « produit du terroir »[12].

Je remercie tout particulièrement René Lemieux, Jade Bourdages, Robert Hébert et Dalie Giroux pour leur hospitalité, leurs impulsions, leurs réflexions, leurs lectures et leurs écritures. Je remercie également Julien Vallières, qui m’a fait connaître Jacques Ferron.

Table des matières

I – Matériaux toponymiques :

  1. Le démoniaque comté de Bellechasse
  2. La rue de Bellechasse en Montréal
  3. Nomographie l’axe Lancaster/Saint-Nérée

II – Politique des provenances :

  1. L’Épreuve kitsch
  2. Tout lire, tout dire, ou « Minute que je finisse mon paragraphe! »

III – Écrans :

  1. L’emplacement des sources
  2. L’écoulement des souches
  3. Colons au cube

IV – Retours, relances :

  1. « L’espace insécable entre le réel et la fiction »
  2. Rivardville la revenante
  3. « Redondant comme ces livres qu’on écrit pour en parler »

[1] Jacques Ferron, « Les provinces » [1960], dans Contes, édition intégrale : Contes anglais, Contes du pays incertain, Contes inédits, Montréal, HMH, coll. « L’arbre », 1970, pp. 62-65. Voir aussi Jacques Ferron, « Cartographie » [1959-1960], dans Escarmouches. La longue passe, tome 1, Montréal, Leméac, 1975, pp. 22-23.

[2] Patricia Monture, citée et traduite dans Dalie Giroux, « Les langages de la colonisation. Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord », Trahir, dossier : Traduction et autochtonie au Canada, 23 mai 2017, en ligne (trahir.wordpress.com), p. 11.

[3] J’emprunte le beau terme de nommaison à Victor-Lévy Beaulieu, notamment pour son heureuse homophonie qui évoque à la fois l’acte de nommer et la structure matérielle de l’habitation.

[4] Voir Bertrand Westphal, La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007. Voir également Christiane Lahaie, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, avec la collab. de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme, Québec, L’Instant même, 2009.

[5] Voir Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Minuit, 1998. Pour un possible pont entre géocritique et critique policière, voir Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?, Paris, Minuit, 2012.

[6] Voir notamment Robert Hébert, L’homme habite aussi les franges, Montréal, Liber, 2003; Novation. Philosophie artisanale, Montréal, Liber, 2004; Usages d’un monde, Montréal, éditions Trahir, 2012; Derniers tabous, Montréal, Nota Bene, 2015; et Monsieur Rhésus, Montréal, Nota Bene, 2019.

[7] Sur les revues au Québec, voir l’ouvrage classique d’Andrée Fortin, Passages de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, Québec, Presses de l’Université Laval, 1990.

[8] Clifford Geertz, traduit et cité par Jean-Jacques Simard, La Réduction. L’Autochtone inventé et les Amérindiens d’aujourd’hui, Sillery, Septentrion, 2003, p. 49.

[9] Réjean Ducharme, Les enfantômes, Saint-Laurent et Paris, Lacombe/Gallimard, 1976, p. 91.

[10] Joan Didion, « The Art of Fiction, no. 71 », entretien avec Linda Kuehl, The Paris Review, n74, automne-hiver 1978, en ligne (theparisreview.org). Je traduis.

[11] Benoît Brouillette, « Géographie et Littérature » [1965], présenté par Julien Vallières, Trahir, 31 mai 2017, en ligne (trahir.wordpress.com).

[12] Parmi les autres précurseurs locaux de la géocritique qu’il faudrait redécouvrir, mentionnons le recueil de Louis-Marcel Raymond, Géographies. Essai, Montréal, HMH, 1971. Plus récemment, voir l’ouvrage collectif sous la direction de Rachel Bouvet et Basma El Omari, L’espace en toutes lettres, Montréal, Nota Bene, 2003. Outre les nombreux travaux de La Traversée – Atelier québécois de géopoétique, et de la Conspiration Dépressionniste, dans une perspective plus urbaine, rappelons la parution d’un numéro des Cahiers de géographie du Québec dédié au thème « Géographie et littérature » (vol. 52, no 147, décembre 2008), dirigé par Mario Bédard et Christiane Lahaie, ainsi que l’ouvrage de Pierre Monette, Onon:ta’. Une histoire naturelle du Mont-Royal, Montréal, Boréal, 2012. Enfin, mentionnons la parution de l’anthologie Littérature et géographie, préparée par Rachel Bouvet, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. « Approches de l’imaginaire », 2018.

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Bilan 2023: les cinq articles les plus lus publiés dans Trahir

C’est le temps de la revue de l’année! Comme pour les années passées, voici les cinq articles, parmi les plus lus, parus cette année dans Trahir. Profitez-en pour lire ceux que vous avez manqués!

  1. « La ’pataphysique en cinq minutes », par Julien Vallières
  2. « Une foi n’est pas coutume », critique de Sainte Angèle des Trois-Rivières de Frédéric Mercure Jolette, par Simon Labrecque
  3. « Un sol perforé », critique de Demon Mineral de Hadley Austin, par William Roy
  4. « Comment le caduc domine encore pourtant le monde », critique de The Doctrine de Gwendolen Cates, par Philippe Blouin
  5. « L’ambiance ou le fond implanifiable de l’expérience humaine », par Frédéric Mercure Jolette

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Une foi n’est pas coutume

Critique de Sainte Angèle des Trois-Rivières. Un récit social, de Frédéric Mercure Jolette, Montréal, Moult éditions, 2023, 214 p.

Par Simon Labrecque, Lévis

Tout se passe comme si nos auteurs, ceux-là même qui ont tenté d’étudier les versions de la tradition orale, n’ayant pas pu se défaire du poids de la tradition écrite, s’étaient par là même rendus sourds à l’écoute de la tradition orale. Fascinés par le loup, ils en ont oublié la grand-mère.

Yvonne Verdier, Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale

Cher Fred,

Tu m’excuseras de te transmettre publiquement mes réactions suite à la lecture de ton livre. C’est que je crois pouvoir ainsi faire d’une pierre, deux coups, en te disant toute mon admiration tout en la faisant connaître au monde, dans l’espoir que d’autres, peut-être, se mettent sur la piste du bouquin, l’attrapent et le dévorent comme moi. En effet, en quittant le Salon du Livre de Montréal, où j’ai enfin pu te croiser après avoir raté ton lancement de Montréal et celui de Québec plus tôt en novembre, j’ai esquivé Brassillach signant des poèmes au kiosque du Vautrait et Gallimard écoulant ses manuscrits volés de Céline pour manger à la gare et entamer Sainte Angèle des Trois-Rivières. Je l’ai lu d’une traite, d’un train, jusqu’à la gare de Charny, où s’est imposée à moi l’exigence d’une recension. La voici, en espérant que l’ouvrage circule grandement. Il a l’étoffe, à mon avis, pour gagner quelques prix.

D’emblée, la nouvelle de la parution de ce livre m’avait réjoui au plus haut point, à la fin de l’été. Pendant plusieurs minutes, un grand sourire béat ornait mon visage. D’une part, au premier coup d’œil j’ai constaté que ton titre reprend le si précieux pluriel des Trois-Rivières, que j’ai connu d’abord dans Les Fros de Richard Desjardins, puis dans La Complainte du Saint-Maurice chantée par Gaston Miron au cœur du film Miron, un homme revenu d’en-dehors du monde (2014), et qui figure depuis plusieurs années maintenant comme l’une des berceuses que je chante, le soir venu :

Ah, que l’papier coûte cher

Dans le Bas-Canada

Surtout aux Trois-Rivières

Que ma blonde ’a m’écrit pas

J’ai connu cette complainte alors que je me retournais vers le Québec, apprenant à connaitre Jacques Ferron, notamment, qui était « de la lignée humaniste des écrivains québécois » comme son Mgr Camille (Roy) dans Le ciel de Québec (1969)est dit « de la lignée humaniste des prélats québécois ». Cette rencontre qui coïncida avec une nouvelle vie fut pour moi cruciale, plutôt que crucifiante, quoique le remuement du « Québec mystique » a de quoi nous clouer le bec.

D’autre part, et toujours d’emblée, ton sujet – ta grand-mère Angèle – me semblait détonner par rapport à ce que tu publies en général, par exemple tes recensions d’ouvrages philosophiques publiées par Trahir depuis plusieurs années. Cela dit, ce sujet m’apparaissait aussi comme une conséquence logique et heureuse de ton intérêt pour l’histoire sociale, la géographie critique, la pensée politique « par en-bas », entre l’Allemagne weimarienne de Siegfried Kracauer, de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, d’un côté, et l’Amérique artisanale de Robert Hébert, de Dalie Giroux et des Cahiers de l’idiotie, de l’autre. Vivement cette parution, donc, qui m’a aussi semblée pouvoir tenir lieu, dans le catalogue de Moult, d’un impossible collectif Trois-Rivières, ville dépressionniste, qui aurait dû, à mon sens, faire suite à Québec, ville dépressionniste (2008) et à Montréal, ville dépressionniste (2017). Te sachant de retour dans les contrées ancestrales de Saint-Tite et des alentours, j’avais énormément hâte d’en apprendre plus sur ton coin de pays, qui s’adonne d’ailleurs à être celui de Ferron, natif de Louiseville.

C’étaient donc là mes attentes.

En lisant ton ouvrage, c’est d’abord ton écriture qui m’a surpris. C’était sans doute incontournable, étant donné le sujet, mais elle m’a semblé plus personnelle qu’à l’habitude. J’en déduis que c’était par pudeur – une qualité que tu tiens vraisemblablement d’Angèle, selon ce que tu nous en dis dans le livre – que tu te racontes si peu dans tes autres textes. Il est vrai que tu racontes en détails ton expérience vécue d’enseignant de philosophie au collégial dans ta contribution au collectif Robert Hébert. La réception impossible (2021). Cela est heureux.

En commençant Sainte Angèle des Trois-Rivières, je me suis rapidement dit que, malgré mes nombreux étalages impudiques ici et ailleurs, je ne saurais jamais raconter des situations familiales avec autant de précision et de finesse. En fait, je n’oserais pas! Si j’étais Marie-Louise Arsenault, je te demanderais ce que pensent tes parents, et particulièrement ta mère, de toutes ces « confidences ». Mais à mon sens, il ne s’agit pas, dans ce livre, de « petits secrets de famille » comme ceux qui caractérisent la littérature française selon Gilles Deleuze et qui, à ses yeux, la rendent inférieure à la littérature américaine. Il s’agit plutôt de situations que tu cherches à transvaluer en lieux de pensée, en nœuds de significations et en zones de résonances, dans une perspective critique – une recherche des conditions de possibilité, qui sont d’abord et avant tout des conditions sociales, d’une vie donnée. Les événements que tu racontes, ceux de ta vie et ceux de la vie de ta grand-mère, sont une véritable matière que tu cherches à comprendre, que tu questionnes avec respect et finesse.

Il m’apparaît essentiel de ne pas révéler, dans le présent texte, les principales « vignettes » qui composent le récit comme les grains d’un chapelet. La surprise ou l’étonnement fait partie de l’expérience de lecture, y compris dans le retour de certains motifs. Je dirai seulement que la plongée initiale est beaucoup plus abyssale que ce à quoi je m’attendais. Après avoir lu les trente premières pages, j’avais déjà eu les larmes aux yeux ou « le motton » dans la gorge trois fois! La façon dont tu abordes la question de la fin de vie, en particulier, me semble mériter d’être connue et discutée. Cela est peut-être une déformation professionnelle de ma part, mais j’y lis une approche humanisante des soins palliatifs, et même des institutions nécessaires à la mise en place d’une « culture palliative » qui passe par l’implication de personnes bénévoles. Je ne te ferai pas dire ce que tu ne dis pas, car je suis conscient que tes silences sont également choisis, mais sache que j’y vois une contribution importante à la « conversation » sur la fin de vie au Québec, dans le contexte singulier qui est le nôtre, culturellement.

Tes références m’ont également étonné. Cela tombe sous le sens, mais cela résulte aussi d’un choix de ta part : dans un livre sur ta grand-mère, qui s’intéresse beaucoup aux conditions de vie matérielles et symboliques des femmes québécoises au cours des cent dernières années, tu cites en grande majorité des femmes (29 sources sur 37, si je compte bien dans la bibliographie). En te voyant citer Simone de Beauvoir et Françoise Collin, en particulier, j’ai espéré que Diane Lamoureux tombe sur ton ouvrage, ou même qu’on lui envoie une copie directement, nous qui nous sommes justement rencontrés, la première fois, dans son cours sur les idées politique au XXe siècle, au Département de science politique de l’Université Laval. À l’époque, et pour plusieurs années par la suite, j’étais convaincu que tu étais plus vieux que moi, tant tu me semblais sage. Encore une fois, je crois que cela vient d’une certaine tenue, d’une façon de mesurer tes interventions, que tu as peut-être aussi hérité de ta grand-mère Angèle, selon ce que tu nous en dit. Peut-être sais-tu que Diane, maintenant à la retraite, a donné l’an dernier une conférence lors du 4e Symposium de philosophie féministe sur le thème « Penser la vieillesse avec Simone de Beauvoir » et que sa contribution a été publiée dans le numéro de l’automne 2022 de Phares, la revue philosophique étudiante de l’Université Laval?

Tu analyses en détails les différentes vies qui sont « faites » aux hommes et aux femmes dans le Québec du XXe siècle. Avec Denyse Baillargeon et d’autres, tu montres aussi les transformations partielles qui ont eu lieu, avec beaucoup de nuances. Un détail sur lequel je te questionnerais, si j’étais Chantal Guy, est la différence sexuelle ou genrée dans le rapport à l’alcool. Le grand-père et les grands-oncles qui sont fréquemment « en boisson », notamment au moment d’entonner le « Minuit, chrétiens ». La grand-mère qui n’a été « pompette » qu’une fois – du moins en ta présence. Tu doutes même qu’elle n’ait jamais été éméchée avec ses amies. Cela me semble improbable! Néanmoins, je constate, chez moi du moins, un malaise marqué quand une femme « bois » et « rit un peu trop fort », par rapport à l’aisance qui accueille la consommation parfois importante d’alcool par les hommes. Quant au rire, je m’étonne que tu ne mentionnes pas celui de la plus célèbre des « saintes Angèles » du Québec : sœur Angèle, que notre génération et celle de nos mères ont bien connu à la télévision.

Pieter Brueghel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême, 1559

Au Salon du livre, nous avons blagué car tu connais mon intérêt marqué pour la paroisse comme forme d’habitation du territoire, mais tu ne savais pas si on retrouvait ce mot de « paroisse » dans l’ouvrage. Au sortir de ma lecture, je crois pouvoir te confirmer qu’il n’y est pas. Cela dit, tu fais plusieurs références à la foi et à la culture catholiques de ta grand-mère et d’autres membres de ta famille. Ces références émaillent le livre sans que tu ne t’y arrêtes trop. Tu parles du chapelet que tu n’as pas appris à prier par cœur, d’églises où tu as mis les pieds, de certains clubs ou certains organismes communautaires liés à l’Église, de la politique sous Taschereau et Duplessis, ainsi que du curé des Filles de Caleb. Tu parles aussi et surtout, de façon plus insistante – c’est ta ritournelle, je crois – de sainte Angèle de Foligno (1248-1309), canonisée au début du pontificat de François, en 2013. Tu rappelles la marginalité de cette grande mystique franciscaine, ou plutôt, la marginalisation de la « mystique féminine » comme façon de vivre la foi, qui est d’ailleurs l’antithèse presque parfaite de la façon éthérée, spiritualisée qu’avait vraisemblablement ta grand-mère de vivre la sienne – la même foi? Si j’étais Marie-Andrée Lamontagne, je te demanderais pourquoi, dans ton questionnement précis des façons qu’avait ta grand-mère de vivre et de taire sa souffrance, de métamorphoser le trauma en ouverture aux autres, dans une joie qui t’échappe, tu ne franchis pas le pas de te demander si sa foi n’y était pas vraiment pour quelque chose, dans cette joie. Sous forme de clin d’œil, je te rappellerai que l’exhortation apostolique qui a fait figure de programme pastoral du pape François, dès 2013, s’intitule Evangelii Gaudium, « la Joie de l’Évangile ». Lorsque tu parles des funérailles de ta sainte Angèle, tu ne mentionnes pas les lectures bibliques et évangéliques qui ont été faites, mais je parie qu’il ne fut pas difficile de témoigner de sa vie comme d’une vie chrétienne. À mes yeux, ces remarques n’invalident en rien, ni ne constituent des réponses aux questions critiques et ouvertes que tu te poses, et que tu nous poses, à toutes et à tous, sur nos façons d’habiter ensemble. Cela ne règle rien, mais cela peut possiblement nourrir des recherches. Notre génération, nos « crises de la trentaine », semblent se placer sous ces signes, du moins pour un temps, et du moins pour certaines personnes. À l’approche de l’Avent, je te salue et je te remercie d’avoir écrit Sainte Angèle des Trois-Rivières. Pour moi, c’est un grand livre.

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« White Power », ou La fierté aux abords de la possibilité plausible de nier

Par Sagi Cohen

Traduction par René Lemieux, Université Concordia*

Même si on peut affirmer que toute « culture » est basée sur de la connerie ou sur le mensonge, est-ce que ça devrait servir à la condamner? Même avant Marx, ce mensonge était déjà présent chez Platon, dans le folklore, dans les mythologies faites de dieux et de héros qui osaient leur tenir tête. Machiavel dévoile la fiction dans le récit originel de Rome qu’il voyait comme le cœur de ce qu’il pensait être la meilleure « foi romaine », où elle se reconstitue pour mieux s’orienter. En effet, ce « saint mensonge » permettait à la culture de se distinguer, là même où sa sécurité était compromise, mais sa fierté affirmée.

Ce qui était vrai pour les Romains l’est aussi pour les adeptes contemporains de la « fierté blanche », à une différence près : les premiers y voyaient une fiction, les seconds, un fait. Ces derniers perçoivent également comme inférieurs et arriérés les « mythes » et « religions » des peuples autochtones de l’île de la Grande Tortue, ceux-là même qui devaient subir la « destinée manifeste » d’une quasi-extinction aux mains des Blancs. La « foi démystifiée » de ces derniers brandit ici une autre forme de fierté, une fierté particulièrement blanche : son identité est posée comme un écran parfaitement vide sur lequel la plus petite anfractuosité apparaît comme une aberration, quelque chose de contingent ou de déplacé. « Étrangement formé », pensera-t-on, parce que ça possède vraiment une forme. C’est ce qu’il faut retenir à propos de la « fierté blanche » : c’est la fierté des humbles. Son histoire ne fabrique pas de fictions : sans rituels bizarres ni mythes traditionnels ou plus ou moins modernisés, mais seulement des valeurs universelles et des vérités historiques. Une page blanche d’hospitalité d’apparence parfaitement inoffensive – mais c’est un piège.

Le piège réside dans la manière avec laquelle la fierté blanche entre en relation avec les autres fiertés. J’ai longuement étudié la façon avec la laquelle le principe d’humilité éthico-métaphysique du christianisme entrait en relation avec le judaïsme, tant avec sa fierté qu’avec, scandaleusement (ce mot ne vient pas de moi), sa distinction, sa séparation du « tout ». La pensée occidentale, dans le sillage de la Réforme et des Lumières (mais on pourrait remonter aussi loin qu’à saint Augustin), a trouvé un moyen d’inverser cette position de « distinction absolue » en une position de « réconciliation absolue ». MAIS!

Mais même inversé, un point de contact crucial (voire inamovible dans ce cas-ci) de la distinction absolue doit demeurer. Où est-il allé? Après la Réforme, le point n’était plus localisable comme ce que le jeune Hegel a appelé l’institution « positive » de l’« Église » (« positive » au sens d’une entité distincte dotée d’une présence et d’un pouvoir politiques). Pour être vraiment inversée de manière à ce qu’elle disparaisse au moins de la vue, la séparation s’est constituée à travers l’« humanité » alors en plein essor, ainsi que toutes les dimensions attribuées à ses « membres individuels ». Comme on peut le constater, l’« humain » est la catégorie des humbles, et toutes les spécificités, que ce soit la religion, la culture et même le genre, sont maintenant sous contrôle de la catégorie « individu humain ». Ça semble scientifique, et à bien des égards ce l’est, puisque ça s’organise à travers une sorte de savoir basé sur des observations et des hypothèses. En deux mots comme en cinq : choix rationnel = choix de rat.

La violence ici, c’est-à-dire la manière qu’a l’humilité d’étouffer discrètement la fierté et la distinction – une vérité qu’on doit aux « fauteurs de haine » du white power (qui semblent souffrir le plus de cet étrange « retournement ») –, a été conçu de manière à être difficile à percevoir. Il s’agit toujours, d’abord et avant tout, d’une violence qu’on s’inflige à soi-même, car elle continue d’étouffer l’expression de la distinction que ce soit l’amour propre, la reconnaissance (et le respect) pour « l’ennemi » ou autre chose, comme étant des affaires « privées ».

Quoi donc? Pensiez-vous que lorsque le « marché libre » du capitalisme imposait la privatisation comme mesures d’austérité – au détriment de la planète entière –, ce n’était pas pour incarner cette ancienne force religio-messianique? (Un bon livre sur le sujet, se concentrant sur l’histoire plutôt sanglante de ce « marché libre » et sur les manières avec lesquelles il en est venu à être (imposé), est Sovereignty, Property and Empire 1500-2000 d’Andrew Fitzmaurice.)

Cependant, comme Nietzsche, j’aimerais me pencher sur les implications éthiques de ce type de manœuvre subtile – aussi subtile que le fait de tuer par inadvertance des milliers d’Autochtones de l’île de la Grande Tortue avec des couvertures infestées des maladies du « Vieux Monde », données avec les meilleures intentions du monde.

Cette violence semble trop abstraite pour en prendre conscience – la culture populaire peut toutefois nous y aider. Ce qu’il y a de bien avec « la décence fondamentale de la culture du Blanc » est qu’elle ne cesse de se justifier (à en devenir risible à l’heure actuelle avec la soi-disant épidémie « woke »). Il faut regarder l’extrait qui suit, tiré de Star Trek : The Next Generation (« Peak Performance », saison 2, épisode 22) :

Il faut remarquer l’esthétique de cette rencontre, et les forces morales qu’elle met en œuvre : le visage prononcé et expressif, aux nuances multiples, de l’extraterrestre en face d’un autre, fade, entièrement blanc et inexpressif. Le visage inexpressif cache pourtant une stratégie offensive visant à vaincre son adversaire (tandis que le visage de l’extraterrestre exprime toujours ses émotions). Or l’offensive inexpressive est celle qui est dirigée non pas contre cet adversaire-là – qu’on rencontre dans un contexte concret –, mais contre l’« adversaire » comme catégorie (universelle). Elle ne vise pas cet adversaire spécifique, mais la supposition fondamentale, celle-là même qui rend le jeu amusant, c’est-à-dire avoir un adversaire et tout le reste (par exemple se distinguer en gagnant la partie).

C’est précisément ce que la violence de l’inexpressivité blanche ruine : la possibilité de se distinguer. Jouer pour un match nul, c’est jouer contre le jeu – ce qui n’est pas autre chose qu’une attaque. Apparemment plus humaine, puisqu’elle met le « moi » hors-jeu, cette attaque est néanmoins ressentie, et de manière dévastatrice, comme une manigance et une humiliation, contre laquelle il est difficile de rétorquer. Une violence subtile, une violence métaphysique.

La particularité de cet exemple est qu’il montre au niveau « individuel » – ce qui est malheureusement le cadre par défaut de notre laïcité pour juger la légitimité morale – ce qui a lieu à des niveaux historique, métaphysique et méthodologique, là où le jugement, crypté, n’est accessible qu’au petit nombre.

L’inexpressif « Lieutenant-Commandeur Data » incarne en fait le paradoxe des suprémacistes blancs : une fierté inexpressive – comment? Ils éprouvent, comme le reste d’entre nous, le pouvoir de la « blancheur » autour d’eux, comme ils éprouvent également la précarité de cette fierté (et agissent pour la défendre – comme ce fut le cas à Charlottesville).

Mais ils éprouvent aussi, à leur manière, la boutade de Data : « Au sens le plus strict, je n’ai pas gagné. »


* Ce texte est la traduction de « White Power: Between Pride and Deniability » (10 juin 2020) de Sagi Cohen, disponible en ligne sur son blogue. Le traducteur remercie Simon Labrecque pour sa relecture.

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Entre le Pérou et la Jordanie: l’océan les sépare, l’écran les réunit

Critique de Solo el mar nos separa / فقط البحر بيننا / Seul l’océan nous sépare / Only the Ocean Between Us, de Karoli Bautista Pizarro, Khaldiya Amer Ali, Christy Cauper Silvano et Marah Mohammad Alkhateeb, présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par Ana Kancepolsky Teichmann, Université de Montréal

Le mardi 15 août au Cinéma du musée, le festival Présence Autochtone offrait une nouvelle séance audiovisuelle consacrée à la rencontre entre femmes autochtones. Si le jeudi précédant on avait pu prendre contact avec des femmes autochtones argentines grâce à La rebelión de las flores (voir ma critique dans Trahir), cette fois, il s’agit des femmes shipibo du Pérou et des femmes syriennes habitant dans un camp de réfugiés en Jordanie. Ces femmes ont réalisé le documentaire Solo el mar nos separa / فقط البحر بيننا / Seul l’océan nous sépare / Only the Ocean Between Us. La séance a été précédée d’une courte introduction de la part d’une des productrices, et de présentations pré-enregistrées des quatre réalisatrices qui, n’ayant pas la possibilité de se déplacer physiquement, ont trouvé le moyen de nous souhaiter un bon visionnement. Ce fut l’occasion de souligner l’importance du travail collectif, de l’esprit d’amitié et de solidarité entre les femmes qui ont rendu possible la réalisation du film.

C’est un premier plan de la lune qui ouvre le documentaire. Comme les étoiles, comme le ciel, on peut la voir partout dans le monde, au Pérou comme en Jordanie : c’est la première sensation partagée par ces quatre femmes, le premier pas dans un dialogue qu’elles vont constituer tout au long du film par le biais d’images, d’enregistrements sonores, de narrations et aussi de silences. Si, au début, le film semble plutôt un collage de récits individuels sous la forme d’un journal intime, nous découvrons par la suite, au fur et à mesure, que chaque ligne narrative se tisse doucement avec les autres pour former un réseau cohérent qui, à la fin, invite aussi les spectatrices et les spectateurs à s’y investir. Chacune des intervenantes parle dans sa langue, et le dialogue est assuré par la traduction (réalisée, comme on découvre à la fin, par les productrices).

Karoli et Christy sont deux jeunes femmes de la nation Shipibo. Comme plusieurs autres, leurs familles sont venues de la forêt amazonienne pour s’installer à Lima, dans un terrain qui leur avait été cédé par le gouvernement local et qui est devenu la communauté de Cantagallo. En 2017, un incendie a ravagé la communauté, qui a dû quitter le lieu, les autorités locales ayant promis de leur y construire de nouveaux logements. Mais le projet est resté dans l’oubli. En 2018, lorsqu’elles ont commencé à tourner le film, Karoli et Christy habitaient avec leurs familles dans de petites chambres louées et surpeuplées, et souhaitaient pouvoir retourner à Cantagallo, où elles ont grandi et appris à vivre en communauté.
Quant aux réalisatrices syriennes, Marah et Khaldiya, elles ont dû évacuer leur ville une semaine avant que ces villes soient bombardées dans le cadre de la guerre civile syrienne commencée en 2011. Elles habitent maintenant au camp de réfugiés de Zaatari avec une partie de leurs familles, les autres membres étant décédés à cause du conflit, ou étant retournés en Syrie après un certain temps.

Un même sentiment de perte est partagé par les quatre femmes : la perte d’un endroit propre qui n’existe plus, la perte d’un mode de vie. Mais parmi les jours de tristesse, elles retrouvent des moments de bonheur et de tendresse. Devenues toutes mères très jeunes, elles grandissent à côté de leurs enfants et apprennent à assumer la maternité en partageant leurs expériences avec celles qui sont devenues très vite leurs amies, de l’autre côté du monde. Les dialogues ressemblent souvent à un jeu : on les voit expérimenter, créer et imiter les autres en cherchant des images ou des récits parallèles, construits à partir de petits morceaux du quotidien de chacune. Elles se posent des questions et se répondent, mais cet aller-retour ne se fait pas seulement par le biais des mots : le silence, les images, la musique, les mouvements de leurs corps et de ceux des enfants forment la trame principale de la narration. Les enregistrements éveillent parfois la sympathie et même le rire du public.

À travers l’humour, l’intelligence et la tendresse de ces femmes, on découvre également des esprits forts et résilients, capables de faire face aux adversités les plus terribles. Pour elles, le cinéma devient un outil d’autonomisation et d’émancipation, dont le pouvoir créatif est exploré en toute liberté. La caméra leur permet de se construire une identité singulière, même quand elles sont hantées par la guerre et par la dépossession. Ce film offre une réflexion profonde, humaine et sensible sur la puissance du discours audiovisuel, formée à travers les liens d’amour et de solidarité tissés entre les quatre réalisatrices, grâce au travail collectif mené entre elles et les productrices qui ont rendu possible l’échange.

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Comment le caduc domine encore pourtant le monde

Critique du documentaire The Doctrine de Gwendolen Cates, présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par Philippe Blouin, Université McGill

On se surprend, lorsqu’on se met en voie de décolonisation, à ne plus se souvenir au juste ce qui nous a amené ici. Le documentaire The Doctrine, de Gendolyn Cates, présenté le 17 août dernier en clôture du festival Présence autochtone, s’ouvre sur un front de mer aux vagues agitées. On pense à l’Amérique, mais des scènes ultérieures suggèrent le littoral néozélandais – plus exactement au large de Ngāti Porou – où Cates a entre autres tourné. Plus loin, on voit l’amertume qui envahit une jeune autochtone des Plaines soi-disant américaines lorsqu’elle rencontre une caravelle mouillée pour les touristes dans le port de Lisbonne. C’est ce bois-là qui a transporté les colons où bon leur a semblé, pour en prendre possession sommairement et sans vergogne. À leurs mains – et dans leur tête – il y avait du bois, encore, celui duquel chauffe la fameuse civilisation du livre. Les conquistadors espagnols, nous rappelle le film, étaient tenus de lire à haute voix un papier, le Requerimiento espagnol de 1513, pour légaliser leur massacre en ayant d’abord eu la « due diligence » d’offrir aux autochtones de se convertir, même s’ils n’en comprenaient pas un traître mot. Curieux dispositif. Et sans doute une croix, aussi de bois, dont l’enfoncement suffisait pour marquer la prise de terre. Le fondement de cette « doctrine de la découverte » – sur laquelle repose encore la plupart de la paperasse juridique justifiant l’occupation coloniale du monde –, a été signée par le pape Alexandre VI le 4 mai 1494 sur une archipaperasse que The Doctrine visite au Portugal avec les mêmes autochtones des Plaines. Selon la bulle Inter caetera, les souverains chrétiens d’Europe pouvaient légalement saisir et s’approprier tous les territoires n’étant pas « effectivement possédés par quelque autre Roi ou Prince Chrétien ». Suffisait d’y planter sa croix. Le droit de propriété est un droit canon.

La force du fond de The Doctrine (on ne saurait se prononcer sur sa forme vu l’état inachevé du film présenté au festival) est de suivre sur plusieurs années une série de luttes en cours un peu partout dans le monde autochtone contre la perpétuation de la réalité coloniale issue de la doctrine de la découverte. Le film suit l’avocat maya Juan Castro luttant contre la dépossession des terres autochtones au Guatemala, la résistance maorie au 250e anniversaire du débarquement du capitaine Cook en 2018, et un groupe de jeunes autochtones du Minnesota qui se rendent au Vatican pour demander au Saint-Siège d’abroger la doctrine de la découverte. Mitch Walking Elk, éducateur cheyenne dont on devine au macaron sur sa casquette qu’il est un ancien de l’American Indian Movement, organise des ateliers avec elleux pour décortiquer des notions comme terra nullius et étudier la manière dont le christianisme a établi un monopole de toute spiritualité, basée sur une philosophie hiérarchique et désincarnée bien plus éloignée du bon sens des occidentaux contemporains que l’empirisme ancestral des autochtones, ancré dans la nature. Or lorsque le groupe parvient enfin à rencontrer un haut prélat à Rome, ce dernier les écoute comme un psychologue sans rien dire, finissant par défendre (selon la réalisatrice, présente à la projection, étant donné que le prêtre lui avait demandé de fermer sa caméra plus tôt dans la réunion) que de toute façon la bulle papale Inter caetera avait été supplantée par le Sublimis Deus, promulguée par Paul III en 1537, qui reconnaissait l’humanité des autochtones et interdisait de les réduire en esclavage. « Si la doctrine de la découverte n’était même plus valide dans l’Église, pourquoi nous ont-ils colonisés? », se demande une jeune autochtone après la réunion, avant de regretter d’avoir été obligée, par-dessus le marché, de prendre sur elle d’éduquer et d’expliquer à un haut fonctionnaire du Saint-Siège ses propres atrocités.

Le Souverain Pontife révoquera la « doctrine de la découverte » en 2023, après sa visite au soi-disant Canada où il avait fini par reconnaître un génocide. Mais que ses prémisses soient révoquées n’empêchent pas qu’aient lieu l’intensification et l’expansion continues de l’échafaudage colonial dans le monde. Ainsi, dans le film, un juriste explique comment l’affaire Johnson v. McIntosh a institué le droit de propriété étatsunien en 1823 sur l’idée d’un transfert automatique du titre de propriété dès sa découverte. Quand on s’y attarde, le dispositif spécifiquement britannique des land deeds ajoutait à la découverte chrétienne la doctrine de l’improvement de John Locke, selon laquelle tout ce qu’un individu « a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul »[1]. En 1991, dans le premier jugement dans l’affaire Delgamuuk qui mènera en 1997 la Cour suprême du Canada à admettre l’admissibilité de la tradition orale de 48 chefs traditionnels wet’suwet’en et gitxsan en cour, le juge Allan McEachern avait cité Hobbes, selon qui la vie sur l’Île de la Tortue avant l’arrivée des Européens était « nasty, brutish and short »[2]. McEachern plaçait les autochtones de la côte ouest sur le bas d’une échelle allant de la sauvagerie à la civilisation, comme une « société de chasseurs cueilleurs qui ne pouvait pas posséder de stratifications ni d’unités sociales en mesure de posséder et de gérer une propriété, ou même d’avoir un système de loi »[3]. « Sans écriture, véhicules à roues ou chevaux », ces sociétés ne pouvaient que vivre sur une terre « vaste et vide », une res nullius que tout colon était libre de s’approprier pour « l’améliorer ». On surnommait McEachern « Allan Tin Ears » après qu’il ait refusé d’entendre un cycle de chants traditionnel gitxsan en exigeant d’en avoir une version écrite. Il n’entendait certainement rien à rien.

Après avoir légalisé le meurtre et le vol colonial, l’empreinte du droit canon persiste dans le système de propriété colonial et le lotissement continu du territoire, alors même que ses prémisses sembleraient presque psychotiques à la plupart de nos contemporains. C’est dire que le droit repose sur un non-droit : la violence fondatrice de droit, disait Benjamin[4]. En son temps, la doctrine de la découverte préconisait un véritable free-for-all hors d’Europe, par l’extension aux autres continents de l’état d’exception et du non-droit propres à l’espace océanique qui y menait. On traça des lignes au beau milieu des mers – dans l’Atlantique avec le traité de Tordesillas en 1529, dans le Pacifique avec le traité de Saragosse en 1529 – au-delà duquel tout était permis. Par-delà les rayas, les terres des « infidèles » étaient soumises au (non-)droit des amirautés, où flibustiers et boucaniers pouvaient opérer en toute liberté, confisquant le contenu de navires à leur guise sans égard au pavillon qu’ils battaient, et où les escarmouches entre troupes européennes ne portaient à aucune conséquence en métropole. Le juriste nazi Carl Schmitt voyait dans cette exportation de la violence et du non-droit hors d’Europe la condition de possibilité du jus publicum europeanum ayant arbitré les disputes sur le vieux continent à l’ère classique : « [L]es lignes de paix et d’amitié n’entreraient en vigueur qu’en deçà d’une certaine limite géographique et qu’au-delà de cette limite régnerait une sorte d’état de nature et de droit du plus fort. »[5] De fait, à l’instar de l’océan, la planète colonisée est tenue dans un état de nature et d’exception antéjuridique en attente d’être départagée par la violence fondatrice du droit du plus fort. Selon Achille Mbembe, ce processus est nécessairement colonial, étant donné qu’il « externalise la violence vers un tiers lieu régi par des conventions et coutumes hors norme »[6] (Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, p. 39).

Vers la fin de The Doctrine, le professeur d’études religieuses S. Brent Rodriguez-Plate note, remarquant que les monuments à la « découverte » de l’Amérique à Madrid et Lisbonne y furent érigés par les régimes fascistes de Franco et Salazar, que le « fascisme est un symptôme de la colonisation ». Deleuze disait qu’« au lieu d’être une politique et une économie de guerre », le néofascisme actuel pacifie le monde par « l’organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma »[7]. Ce fascisme-là, nous le connaissons bien au Québec, dans la droite ligne liant le caquisme à Duplessis, grand admirateur de Salazar (même s’il faut convenir que le « fédéraliste » Mackenzie King était, pour sa part, nettement épris d’Hitler[8]). Mais un mal n’est pas moins mal qu’il est banal. Sa cruauté consiste sans doute précisément à son effort de banalisation, de simplification et d’asservissement du territoire et des êtres qui y vivent à des schémas ingénieurs, repliant la complexité du réel dans l’acier des infrastructures, rendus lisibles et gérables aux « yeux de l’État ». Paul Valéry, à qui le régime salazarien avait demandé d’écrire un texte sur l’idée de dictature, l’avait présentée comme la tentation de réduire tout le processus social à ce qui peut être géré, compris et agi par un seul homme, un souverain soi – que l’infaillible Pontife incarne à merveille, mais que la Réforme finira par distribuer à chaque égo occidental se chargeant de l’improvement divin du monde (dont on a compris qu’il ne visait rien d’autre que son extinction). Pour se poser comme « seule volonté libre », dit Valéry, le dictateur doit tout réduire « à l’état de moyens ou de matière »[9].

Rappelons que cette notion de matière a une lourde histoire en Occident, depuis qu’Aristote avait fait de hylè – le terme grec pour bois – un concept technique référant à ce « de quoi » sont faites les choses. En latin, le sens de « bois » – comme en témoigne l’espagnol madera – s’est associé à celui de la femme, et plus spécifiquement de la mère – mater. Les matrones autochtones, chargées de la suite du monde continûment accouché par la mère-terre comme les mères mohawks le font aujourd’hui à Tekanontak (« deux collines », i.e. le mont Royal) sont véritablement la matrice qu’Aristote avait refoulé à l’état de fond tout à la fois passif et hystérique, vide et trop plein, attendant qu’une conscience dictatoriale, spéculative, désincarnée et nécessairement mâle lui donne forme (Plotin et les néoplatoniciens parleront plus tard de « raison séminale »). Ainsi, la doctrine de la découverte est d’abord celle de l’isolement d’une telle chose que la matière. « [L]’Occident n’est pas à l’Ouest. Ce n’est pas un lieu, c’est un projet »[10], écrivait Edouard Glissant. Lorsqu’on songe donc aux caravelles de bois qui nous débarquèrent naguère sur ce continent, il faut voir comment son projet était de mettre les forêts en état de (saint-)siège, afin de construire d’autres caravelles afin d’en assiéger d’autres. Le Royaume du Saguenay ne contenait peut-être pas l’or que Cartier pensait y trouver, mais après que les Anglais aient vidé les forêts du Nitassinan ilnuash, du Nitaskinan atikamekw et de l’Eeyou Itschee cri de leur majestueux chênes et pins blancs (l’arbre de la paix rotinonhsión:ni) pour en faire les mats de l’invincible armada, le ministère québécoise pure laine de la Colonisation aura pris le relais pour y planter, après défrichement, une véritable bombe à retardement. On se prend donc, à visionner The Doctrine céans à l’été 2023, à penser aux 1,5 millions d’hectares qui ont brûlé en territoires non cédés ces derniers mois, après que le gouvernement québécois les a eu entièrement consacrés à fournir le nord-est américain en papier de toilette, avec des essences aussi inflammables que leur produit. Et on se prend donc à penser que le bois des caravelles aussi bien que le papier des bulles papales auraient sans doute mieux servi ainsi.

Post-scriptum, 9 septembre 2023

Nous référons au « papier des bulles papales » pour les besoins de l’allégorie, bien que, comme le note judicieusement Simon Labrecque en commentaire, la bulle Inter Caetera avait plutôt été rédigée sur un parchemin de peau animale.


Notes

[1] John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Calixte Volland Libraire,1802, p. 70.

[2] Antonia Mills, « Problems of Establishing Authority in Testifying on Behalf of the Witsuwit’en », Polar 19 (2), 1996, p. 40.

[3] Ibid.

[4] Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence », Œuvres I. Mythe et violence, traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, pp. 121-148.

[5] Carl Schmitt, « Changement de structure du droit international », 1943. https://theatrum-belli.com/changement-de-structure-du-droit-international-carl-schmitt-1943/

[6] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 39.

[7] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Éditions de Minuit, 2003.

[8] https://nationalpost.com/news/canada/he-loves-flowers-the-insane-true-story-of-the-day-canadas-prime-minister-met-hitler

[9] Paul Valéry, « Note sur l’idée de dictature », Variété : premier volume, Éditions de la N.R.F., 1934. https://fr.wikisource.org/wiki/Vari%C3%A9t%C3%A9/Note_sur_l%E2%80%99id%C3%A9e_de_dictature

[10] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1995, p. 11.

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