Archives mensuelles : novembre 2023

Une foi n’est pas coutume

Critique de Sainte Angèle des Trois-Rivières. Un récit social, de Frédéric Mercure Jolette, Montréal, Moult éditions, 2023, 214 p.

Par Simon Labrecque, Lévis

Tout se passe comme si nos auteurs, ceux-là même qui ont tenté d’étudier les versions de la tradition orale, n’ayant pas pu se défaire du poids de la tradition écrite, s’étaient par là même rendus sourds à l’écoute de la tradition orale. Fascinés par le loup, ils en ont oublié la grand-mère.

Yvonne Verdier, Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale

Cher Fred,

Tu m’excuseras de te transmettre publiquement mes réactions suite à la lecture de ton livre. C’est que je crois pouvoir ainsi faire d’une pierre, deux coups, en te disant toute mon admiration tout en la faisant connaître au monde, dans l’espoir que d’autres, peut-être, se mettent sur la piste du bouquin, l’attrapent et le dévorent comme moi. En effet, en quittant le Salon du Livre de Montréal, où j’ai enfin pu te croiser après avoir raté ton lancement de Montréal et celui de Québec plus tôt en novembre, j’ai esquivé Brassillach signant des poèmes au kiosque du Vautrait et Gallimard écoulant ses manuscrits volés de Céline pour manger à la gare et entamer Sainte Angèle des Trois-Rivières. Je l’ai lu d’une traite, d’un train, jusqu’à la gare de Charny, où s’est imposée à moi l’exigence d’une recension. La voici, en espérant que l’ouvrage circule grandement. Il a l’étoffe, à mon avis, pour gagner quelques prix.

D’emblée, la nouvelle de la parution de ce livre m’avait réjoui au plus haut point, à la fin de l’été. Pendant plusieurs minutes, un grand sourire béat ornait mon visage. D’une part, au premier coup d’œil j’ai constaté que ton titre reprend le si précieux pluriel des Trois-Rivières, que j’ai connu d’abord dans Les Fros de Richard Desjardins, puis dans La Complainte du Saint-Maurice chantée par Gaston Miron au cœur du film Miron, un homme revenu d’en-dehors du monde (2014), et qui figure depuis plusieurs années maintenant comme l’une des berceuses que je chante, le soir venu :

Ah, que l’papier coûte cher

Dans le Bas-Canada

Surtout aux Trois-Rivières

Que ma blonde ’a m’écrit pas

J’ai connu cette complainte alors que je me retournais vers le Québec, apprenant à connaitre Jacques Ferron, notamment, qui était « de la lignée humaniste des écrivains québécois » comme son Mgr Camille (Roy) dans Le ciel de Québec (1969)est dit « de la lignée humaniste des prélats québécois ». Cette rencontre qui coïncida avec une nouvelle vie fut pour moi cruciale, plutôt que crucifiante, quoique le remuement du « Québec mystique » a de quoi nous clouer le bec.

D’autre part, et toujours d’emblée, ton sujet – ta grand-mère Angèle – me semblait détonner par rapport à ce que tu publies en général, par exemple tes recensions d’ouvrages philosophiques publiées par Trahir depuis plusieurs années. Cela dit, ce sujet m’apparaissait aussi comme une conséquence logique et heureuse de ton intérêt pour l’histoire sociale, la géographie critique, la pensée politique « par en-bas », entre l’Allemagne weimarienne de Siegfried Kracauer, de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, d’un côté, et l’Amérique artisanale de Robert Hébert, de Dalie Giroux et des Cahiers de l’idiotie, de l’autre. Vivement cette parution, donc, qui m’a aussi semblée pouvoir tenir lieu, dans le catalogue de Moult, d’un impossible collectif Trois-Rivières, ville dépressionniste, qui aurait dû, à mon sens, faire suite à Québec, ville dépressionniste (2008) et à Montréal, ville dépressionniste (2017). Te sachant de retour dans les contrées ancestrales de Saint-Tite et des alentours, j’avais énormément hâte d’en apprendre plus sur ton coin de pays, qui s’adonne d’ailleurs à être celui de Ferron, natif de Louiseville.

C’étaient donc là mes attentes.

En lisant ton ouvrage, c’est d’abord ton écriture qui m’a surpris. C’était sans doute incontournable, étant donné le sujet, mais elle m’a semblé plus personnelle qu’à l’habitude. J’en déduis que c’était par pudeur – une qualité que tu tiens vraisemblablement d’Angèle, selon ce que tu nous en dis dans le livre – que tu te racontes si peu dans tes autres textes. Il est vrai que tu racontes en détails ton expérience vécue d’enseignant de philosophie au collégial dans ta contribution au collectif Robert Hébert. La réception impossible (2021). Cela est heureux.

En commençant Sainte Angèle des Trois-Rivières, je me suis rapidement dit que, malgré mes nombreux étalages impudiques ici et ailleurs, je ne saurais jamais raconter des situations familiales avec autant de précision et de finesse. En fait, je n’oserais pas! Si j’étais Marie-Louise Arsenault, je te demanderais ce que pensent tes parents, et particulièrement ta mère, de toutes ces « confidences ». Mais à mon sens, il ne s’agit pas, dans ce livre, de « petits secrets de famille » comme ceux qui caractérisent la littérature française selon Gilles Deleuze et qui, à ses yeux, la rendent inférieure à la littérature américaine. Il s’agit plutôt de situations que tu cherches à transvaluer en lieux de pensée, en nœuds de significations et en zones de résonances, dans une perspective critique – une recherche des conditions de possibilité, qui sont d’abord et avant tout des conditions sociales, d’une vie donnée. Les événements que tu racontes, ceux de ta vie et ceux de la vie de ta grand-mère, sont une véritable matière que tu cherches à comprendre, que tu questionnes avec respect et finesse.

Il m’apparaît essentiel de ne pas révéler, dans le présent texte, les principales « vignettes » qui composent le récit comme les grains d’un chapelet. La surprise ou l’étonnement fait partie de l’expérience de lecture, y compris dans le retour de certains motifs. Je dirai seulement que la plongée initiale est beaucoup plus abyssale que ce à quoi je m’attendais. Après avoir lu les trente premières pages, j’avais déjà eu les larmes aux yeux ou « le motton » dans la gorge trois fois! La façon dont tu abordes la question de la fin de vie, en particulier, me semble mériter d’être connue et discutée. Cela est peut-être une déformation professionnelle de ma part, mais j’y lis une approche humanisante des soins palliatifs, et même des institutions nécessaires à la mise en place d’une « culture palliative » qui passe par l’implication de personnes bénévoles. Je ne te ferai pas dire ce que tu ne dis pas, car je suis conscient que tes silences sont également choisis, mais sache que j’y vois une contribution importante à la « conversation » sur la fin de vie au Québec, dans le contexte singulier qui est le nôtre, culturellement.

Tes références m’ont également étonné. Cela tombe sous le sens, mais cela résulte aussi d’un choix de ta part : dans un livre sur ta grand-mère, qui s’intéresse beaucoup aux conditions de vie matérielles et symboliques des femmes québécoises au cours des cent dernières années, tu cites en grande majorité des femmes (29 sources sur 37, si je compte bien dans la bibliographie). En te voyant citer Simone de Beauvoir et Françoise Collin, en particulier, j’ai espéré que Diane Lamoureux tombe sur ton ouvrage, ou même qu’on lui envoie une copie directement, nous qui nous sommes justement rencontrés, la première fois, dans son cours sur les idées politique au XXe siècle, au Département de science politique de l’Université Laval. À l’époque, et pour plusieurs années par la suite, j’étais convaincu que tu étais plus vieux que moi, tant tu me semblais sage. Encore une fois, je crois que cela vient d’une certaine tenue, d’une façon de mesurer tes interventions, que tu as peut-être aussi hérité de ta grand-mère Angèle, selon ce que tu nous en dit. Peut-être sais-tu que Diane, maintenant à la retraite, a donné l’an dernier une conférence lors du 4e Symposium de philosophie féministe sur le thème « Penser la vieillesse avec Simone de Beauvoir » et que sa contribution a été publiée dans le numéro de l’automne 2022 de Phares, la revue philosophique étudiante de l’Université Laval?

Tu analyses en détails les différentes vies qui sont « faites » aux hommes et aux femmes dans le Québec du XXe siècle. Avec Denyse Baillargeon et d’autres, tu montres aussi les transformations partielles qui ont eu lieu, avec beaucoup de nuances. Un détail sur lequel je te questionnerais, si j’étais Chantal Guy, est la différence sexuelle ou genrée dans le rapport à l’alcool. Le grand-père et les grands-oncles qui sont fréquemment « en boisson », notamment au moment d’entonner le « Minuit, chrétiens ». La grand-mère qui n’a été « pompette » qu’une fois – du moins en ta présence. Tu doutes même qu’elle n’ait jamais été éméchée avec ses amies. Cela me semble improbable! Néanmoins, je constate, chez moi du moins, un malaise marqué quand une femme « bois » et « rit un peu trop fort », par rapport à l’aisance qui accueille la consommation parfois importante d’alcool par les hommes. Quant au rire, je m’étonne que tu ne mentionnes pas celui de la plus célèbre des « saintes Angèles » du Québec : sœur Angèle, que notre génération et celle de nos mères ont bien connu à la télévision.

Pieter Brueghel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême, 1559

Au Salon du livre, nous avons blagué car tu connais mon intérêt marqué pour la paroisse comme forme d’habitation du territoire, mais tu ne savais pas si on retrouvait ce mot de « paroisse » dans l’ouvrage. Au sortir de ma lecture, je crois pouvoir te confirmer qu’il n’y est pas. Cela dit, tu fais plusieurs références à la foi et à la culture catholiques de ta grand-mère et d’autres membres de ta famille. Ces références émaillent le livre sans que tu ne t’y arrêtes trop. Tu parles du chapelet que tu n’as pas appris à prier par cœur, d’églises où tu as mis les pieds, de certains clubs ou certains organismes communautaires liés à l’Église, de la politique sous Taschereau et Duplessis, ainsi que du curé des Filles de Caleb. Tu parles aussi et surtout, de façon plus insistante – c’est ta ritournelle, je crois – de sainte Angèle de Foligno (1248-1309), canonisée au début du pontificat de François, en 2013. Tu rappelles la marginalité de cette grande mystique franciscaine, ou plutôt, la marginalisation de la « mystique féminine » comme façon de vivre la foi, qui est d’ailleurs l’antithèse presque parfaite de la façon éthérée, spiritualisée qu’avait vraisemblablement ta grand-mère de vivre la sienne – la même foi? Si j’étais Marie-Andrée Lamontagne, je te demanderais pourquoi, dans ton questionnement précis des façons qu’avait ta grand-mère de vivre et de taire sa souffrance, de métamorphoser le trauma en ouverture aux autres, dans une joie qui t’échappe, tu ne franchis pas le pas de te demander si sa foi n’y était pas vraiment pour quelque chose, dans cette joie. Sous forme de clin d’œil, je te rappellerai que l’exhortation apostolique qui a fait figure de programme pastoral du pape François, dès 2013, s’intitule Evangelii Gaudium, « la Joie de l’Évangile ». Lorsque tu parles des funérailles de ta sainte Angèle, tu ne mentionnes pas les lectures bibliques et évangéliques qui ont été faites, mais je parie qu’il ne fut pas difficile de témoigner de sa vie comme d’une vie chrétienne. À mes yeux, ces remarques n’invalident en rien, ni ne constituent des réponses aux questions critiques et ouvertes que tu te poses, et que tu nous poses, à toutes et à tous, sur nos façons d’habiter ensemble. Cela ne règle rien, mais cela peut possiblement nourrir des recherches. Notre génération, nos « crises de la trentaine », semblent se placer sous ces signes, du moins pour un temps, et du moins pour certaines personnes. À l’approche de l’Avent, je te salue et je te remercie d’avoir écrit Sainte Angèle des Trois-Rivières. Pour moi, c’est un grand livre.

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