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Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu

Par René Lemieux, Université Concordia*

Pour ceux qui s’intéressent à la traduction du sacré, et en particulier à la traduction de la Bible, un site web permet de faire l’expérience de la diversité des langues du monde. Le nom de ce site est « Translation insights and perspectives », aussi appelé « TIPs », il est géré par un groupe dénommé « United Bible Societies » (en français : Alliance biblique universelle). Selon le site web, leur intérêt pour la traduction de la Bible est celui-ci :

God’s communication with humanity was intended from the beginning for “every nation, tribe, and language.” While all languages are equally competent in expressing the message of the Bible, each language has particular and sometimes unique capacities to communicate certain biblical messages in exceptionally enriching ways that other languages cannot. The Translation Insights & Perspectives (TIPs) tool collects these outstanding translation insights so they can be made available to everyone in the church as well as researchers and other interested parties.

J’ai assisté il y a quelques années à une présentation de cet outil, dans les bureaux de l’OTTIAQ, dans le cadre de l’Année internationale des langues autochtones. Le présentateur, Jost Zetsche, a pour l’occasion donné l’exemple de la création d’un pronom neutre en chinois mandarin pour exprimer la divinité. Un billet est disponible sur le site de TIPs pour raconter cette création, j’en cite un extrait :

God transcends gender, but most languages are limited to grammatical gender expressed in pronouns. In the case of English, this is traditionally confined to “he” (or in the forms “his,” “him,” and “himself” in many English Bible translations when referring to the persons of the Trinity with the capitalized “He,” “His,” “Him,” or “Himself”), “she” (and “her,” “hers,” and “herself”), and “it” (and “its” and “itself”).

Modern Chinese, however, offers another possibility. Here, the third-person singular pronoun is always pronounced the same (tā), but it is written differently according to its gender (他 is “he,” 她 is “she,” and 它/牠 is “it” and their respective derivative forms). In each of these characters, the first (or upper) part defines the gender (man, woman, or thing/animal), while the second element gives the clue to its pronunciation.

In 1930, after a full century with dozens of Chinese translations, Bible translator Wang Yuande (王元德) coined a new “godly” pronoun: 祂. Chinese readers immediately knew how to pronounce it: tā. But they also recognized that the first part of that character, signifying something spiritual, clarified that each person of the Trinity has no gender aside from being God.

Grâce à la création de ce nouveau sinogramme, le chinois mandarin a pu avoir un caractère de genre neutre exprimant la divinité.

Mais est-ce bien le cas?

Image représentant le Mouvement du 4 mai, un mouvement anticolonialiste chinois qui a commencé le 4 mai 1919.

Dans son introduction à son livre Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937, Lydia H. Liu formule une belle manière de décrire les luttes de pouvoir entre les langues. Dans une perspective d’histoire des idées, elle veut pouvoir exprimer la place qu’occupent les langues dans leurs rapports inégalitaires. Au lieu de parler de « langue source » ou de « langue cible » (ou en anglais : source language et target language), elle crée une expression à partir du chinois mandarin. Je la cite :

Instead of continuing to subscribe to such metaphysical concerns perpetuated by the naming of a source and a target, I adopt the notions “host language” and “guest language” in this book (the Chinese equivalents, zhufang yuyan and kefang yuyan, would even more radically alter the relationship between the original and translation), which should allow me to place more emphasis on the host language than it has heretofore received (p. 27).

Il est plutôt difficile de nommer, en français, le host language et le guest language, puisque le français possède un même mot pour les deux notions : « hôte ». Mais puisque le féminin change, on pourrait parler de « langue hôte » (guest) et « langue hôtesse » (host) (voir « hôte » sur Usito), mais tout cela est peu pratique. Pour trouver une autre traduction, j’ai cherché du côté du chinois.

Au risque de surinterpréter la langue de Liu, je proposerais de traduire le deuxième (客房语言 kèfáng yǔyán) par « langue de la chambre d’ami » (语言 yǔyán signifiant tout simplement « langue »). 客房 (kèfáng) désigne la chambre pour les invités (guest room), il se compose de 客 (), invité, visiteur, voyageur, client, et de (fáng), bâtiment, maison, chambre, pièce. 客 () réprésenterait une personne logée sous un toit (宀), mais isolée des autres (各), car n’étant pas libre (夂) de dialoguer (口) avec le reste de la maisonnée. 客 () est l’« hôte de passage », hébergé temporairement.

De même, je me permettrais de traduire la deuxième expression, 主房语言 (zhǔfáng yǔyán), par « langue de la chambre des maîtres ». 主房 (zhǔfáng) désigne habituellement la « salle principale » d’une maison, voire la demeure elle-même. Nous avons déjà vu 房 (fáng) qui signifie le bâtiment, la maison, la chambre ou la pièce. 主 (zhǔ) désigne l’hôte au sens du propriétaire, il serait composé originellement d’un sinogramme aujourd’hui disparu et qui représentait une lampe d’argile surmontée d’une flamme (丶). Alors composé d’un trait supérieur incurvé, le sinogramme a depuis été assimilé à celui représentant le prince (王) qui relie (par le trait vertical) les trois puissances du monde : le ciel, la terre et entre les deux l’humanité. À ce sinogramme, on ajoute encore une fois une flamme (丶). 主 (zhǔ) est l’hôte qui accueille, mais aussi le propriétaire, le souverain, le maître ou encore le fonctionnaire.

Ainsi, retraduit en français, on aurait « langue de la chambre d’ami » et « langue de la chambre des maîtres ». Utiliser de telles expressions pour interroger l’histoire du transfert ou de la mutation des concepts, propose Liu, nous permettrait peut-être de voir différemment les interactions entre les langues dans un contexte colonial.

Des exemples que Lydia Liu donne pour expliciter ses concepts, deux me paraissent à propos. Le premier est « démocratie » qui a pu se dire pendant longtemps au XIXe siècle 德謨克垃西 (démókèlāxī). Une vérification du sens de chacun des caractères nous aide peu pour comprendre le sens. Le premier, 德, désigne « vertu », mais le troisième, 克, signifie « gramme » au sens de poids, et celui qui suit immédiatement, 垃, est asignifiant lorsqu’il est isolé (mais accompagné de 圾, il signifie « ordure »). Le dernier, 西, a peut-être été choisi spécifiquement pour la nouvelle notion puisqu’il désigne l’ouest (ou l’Occident). Ce concept à cinq caractères (chose rare en chinois contemporain) est évidemment une translittération (ou emprunt lexical) où la sonorité des syllabes a été à peu près calquée selon la phonologie du chinois mandarin.

Une deuxième traduction de « démocratie », datant elle aussi du XIXe siècle, a progressivement remplacé la première, par l’entremise du japonais minshu (みんしゅ) qui s’écrit, en caractère chinois (ou kanji du point de vue japonais), 民主 (mínzhǔ). On reconnaîtra peut-être le deuxième (hôte, propriétaire, prince, maître, fonctionnaire…), le premier pour sa part désigne le peuple. Voici le commentaire que fait Liu de ce qui est maintenant une resémantisation (ou emprunt sémantique) d’une notion qui existait déjà en chinois classique :

[I]t would be a mistake to equate the classical minzhu with the loan translation on the basis of their identical written forms. Classical minzhu has a genitive structure (roughly, “ruler of the people”), which cannot be further removed from the subject-predicate semantic structure of the modern compound (“people rule”) (p. 36).

On comprend ainsi que le sens premier du chinois classique (en gros : « le dirigeant du peuple ») a été oublié au profit d’un autre, « le peuple dirige ».

L’autre exemple est celui du genre en chinois mandarin contemporain. Alors qu’en chinois classique, il n’y avait qu’un seul pronom à la troisième personne (du singulier) pour désigner des personnes, 他 (), est introduit progressivement dans les années 1920 un pronom féminin qui se prononce de la même manière, 她 (), pour faciliter la traduction de la littérature européenne (par exemple de l’anglais ou du français, des langues qui distinguent les genres pour les pronoms de la troisième personne du singulier). Alors que le premier 他 () était au départ non genré, dû à la pression sémantique de 她 (), il va progressivement devenir « masculin » même si cette division genrée était inexistante en chinois classique. Le sinogramme de ce pronom devenu masculin se compose de 人 (rén), qui désigne un individu, et d’un caractère adverbial complémentaire qui, ici, est asignifiant (也, ). Le premier caractère qui compose 她 () est pour sa part 女 (nǚ) qui désigne la femme (son opposé est 男 nán qui désigne l’homme). Alors que pendant des millénaires, nous dit Liu, le chinois classique a très bien pu exprimer le monde sans genrer la troisième personne du singulier, le contact avec les littératures européennes a complètement changé la manière dont les Chinoises et les Chinois concevaient leur langue :

Some Chinese perceived the absence of an equivalent [for the third-person feminine pronoun] as an essential lack in the Chinese language itself, and efforts were made to design neologisms to fill this lack (p. 36).

C’est cette impression qu’avaient les locuteurs du chinois mandarin de « manquer » de quelque chose par rapport aux langues étrangères qui motivent Lydia Liu à remettre les pendules à l’heure sur le transfert des concepts entre l’Europe et la Chine au tourant du XXe siècle.

À la question « Mais est-ce bien le cas? » posée précédemment, on a peut-être un début de réponse, et on comprend mieux ce que cherche à faire Lydia Liu lorsqu’elle écrit à la fin de son introduction que « there is another kind of violence not so acutely felt but all the more damaging, which is amnesia, a forgetting of the discursive history of the past » (p. 42). Qu’on en arrive à affirmer, comme le fait Jost Zetsche sur le site d’un groupe missionnaire, que la traduction de la Bible a permis au chinois mandarin de développer un genre neutre pour exprimer le divin, on fait du chinois mandarin une langue qui était dans le « manque » et nécessitait l’intervention d’un concept apporté par des étrangers. On oublie aussi, du même coup, que le problème du genre dans les pronoms découlait de la traduction de la littérature européenne et datait d’à peine dix ans. C’est le comble de l’aliénation.

Comment en arrive-t-on là, au point où non seulement on oublie d’où provient le problème, mais plus encore qu’on oublie que la solution répondait à un problème créé par ceux qui brandissent la solution? Pour reprendre la nouvelle dichotomie théorique proposée par Lydia Liu, c’est quand l’« ami » s’invite dans la « chambre du maître » et agit comme le propriétaire de la maisonnée.


Notes

* Je remercie mes collègues Philippe Blouin, Bianca Laliberté, Mélissa Major, William Roy et Nicholas G. S. Saul pour les discussions que nous avons eues sur Lydia H. Liu. Je les invite par ailleurs à continuer cette réflexion sur l’autrice dans les pages de la revue Trahir. Je tiens également à offrir cette fois mes excuses auprès des étudiantes et étudiants du cours FTRA 414 Histoire de la traduction qui ont eu à subir mes premières tentatives de réflexion un peu brouillonne sur la traduction en chinois mandarin.

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