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Réplique: les traductions françaises de Markoosie

Par Catherine Ego, traductrice littéraire

Ce court texte, d’abord publié sur Facebook, se veut une réplique à un article intitulé « Première “vraie” traduction française du Chasseur au harpon, de Markoosie Patsauq » publié sur Radio-Canada

Circule depuis quelques heures une nouvelle ahurissante : Le harpon du chasseur, de Markoosie, ferait enfin l’objet d’une « première vraie traduction française ». Or, il se trouve que j’ai moi-même traduit Le Harpon il y a une dizaine d’années. Je tente ici de rétablir les faits et, surtout, de dénoncer un acte profondément colonialiste : retraduire en anglais un texte signé, en inuktitut et en anglais, de la main de l’auteur inuit Markoosie, en l’accusant au passage, en sous-texte, d’avoir produit un texte qui ne serait pas « vraiment » inuit…

Rappels historiques : Harpoon of the Hunter a été traduit de l’anglais vers le français deux fois avant cette traduction-ci – une fois par Claire Martin dans les années 1960 et une fois par moi-même en 2011, collection Jardin de Givre, PUQ. Or, ces traductions précédentes ne sont pas moins légitimes. Pourquoi? Parce que la version anglaise était signée de Markoosie lui-même, qui maîtrisait parfaitement cette langue, ayant d’ailleurs publié plusieurs de ses textes directement en anglais.

Le colonialisme, c’est donc d’affirmer « traduire » Le Harpon de l’inuktitut à l’anglais, car c’est dire que Markoosie aurait mal écrit son propre texte à l’époque, l’aurait mal défendu, qu’il ne possédait pas l’agentivité nécessaire pour rendre compte de son récit en anglais dans les années 1970 – et, pis encore, qu’il ne l’aurait jamais développée dans les 40 années qui ont suivi.

Markoosie a pourtant bel et bien autorisé la traduction de sa version anglaise du Harpon pour Jardin de givre en 2010, sans jamais demander à en retrancher ou à y ajouter ou préciser quoi que ce soit – ce qu’il aurait bien sûr facilement pu faire. Il était à l’époque en pleine forme mentale et physique, connaissait son texte et ses répercussions mieux que personne. Il était donc parfaitement satisfait de sa version anglaise. (Incidemment, c’est cette traduction française de Jardin de givre qui a donné un rayonnement véritablement international à son récit, puisqu’il a alors été traduit en hindi et marathi, ce dont Markoosie lui-même nous a dit être immensément heureux, car son livre dépassait enfin les frontières coloniales du Canada.)

En d’autres termes, le colonialisme ne se cache pas toujours où l’on croit, et une lecture attentive du périple du Harpon montre que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est dans cette soi-disant « première vraie traduction » abondamment claironnée dans les médias et les outils promotionnels qu’il se niche.

Ce qui est « intrinsèquement colonialiste », dans le cas présent, c’est de balayer d’un revers de la main le texte d’un auteur inuit sous le motif qu’on ne le trouverait pas « assez inuit »… Le texte inuktitut et le texte anglais de Markoosie sont inuits parce qu’ils sont de la plume de Markoosie, n’en déplaise aux cotraducteurs.

Je me réjouis que Le Harpon fasse l’objet de nouveaux regards littéraires et traductionnels, tant ce texte est riche et puissant. J’ai d’ailleurs souvent dit, dans des conférences ou des cours universitaires, qu’il avait été traduit deux fois et le serait sans doute encore à plusieurs reprises, et que ce serait très bien ainsi. Mais clamer qu’il s’agit ici de la première « vraie traduction française » est insultant et mensonger.

Cette manipulation de l’information dans un but commercial et publicitaire n’est digne ni d’Espaces autochtones (Radio-Canada), ni du très beau livre de Markoosie, ni, surtout, de l’auteur Markoosie lui-même.

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