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Fiction scientifique du langage: traduire et communiquer le désastre à venir

Coorganisé par René Lemieux et Philippe Theophanidis

L’annulation de l’avenir est le plus grand risque, le mal radical qui nous menace.

Jacques Derrida, Foi et savoir, Seuil, 2000, p. 72

Avant-propos

Les textes du recueil disponibles en format pdf ont été conçus en vue d’un colloque qui devait avoir lieu le 7 mai 2020, dans le cadre du 88e congrès de l’Acfas à Sherbrooke. Le congrès fut reporté à l’année suivante en raison de la pandémie de COVID-19. Le colloque, lui, ne fut pas reporté, et ce en raison de la pandémie qui était et est encore particulièrement exténuante pour les nouveaux professeurs. Or, les organisateurs du colloque ont cru bon de publier l’appel ainsi que les résumés des participants et participantes ayant accepté l’offre, ne serait-ce que pour marquer, en l’archivant, cet événement quelque peu manqué. La thématique du colloque, « le désastre à venir », était peut-être trop prémonitoire. Il a en tout cas semblé préférable aux organisateurs de ne pas simplement reporter le colloque, tout comme de ne pas l’annuler en en effaçant les traces. Le présent recueil se veut un entre-deux. Il n’est pas exclu qu’un nouveau colloque puisse advenir. Mais peut-être faudra-t-il choisir à l’avenir une thématique un peu plus intempestive.

Ce recueil, composé au courant de l’été 2020, est publié le 7 mai 2021, date marquant le premier anniversaire du commencement prévu du colloque. Y ont contribué Olivier Bissonnette-Lavoie, Christophe Duret, Agathe François, René Lemieux, Simon Levesque et Philippe Theophanidis. Pour accédez au recueil, cliquez ici.

Affiche originale du colloque.

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Classé dans Agathe François, Christophe Duret, Olivier Bissonnette-Lavoie, Philippe Theophanidis, René Lemieux, Simon Levesque

L’étude à venir: penser hors-les-murs

Par Simon Labrecque, Montréal

Penser signifie se souvenir de la page blanche pendant qu’on écrit ou qu’on lit. Penser – mais lire aussi – signifie se souvenir de la matière. Et tout comme les livres de Manganelli et de Mallarmé n’étaient peut-être rien d’autre qu’un essai de restituer le livre à la pure matérialité de la page blanche, de la même manière, qui utilise un ordinateur devrait se montrer capable de neutraliser la fiction de l’immatérialité, qui naît de ce que l’écran, l’« obstacle » matériel, le sans forme dont toutes les formes ne sont que la trace, lui reste obstinément invisible.

Giorgio Agamben[1]

 

Maîtres et étudiants à Bologne, par Laurentius de Voltolina après 1350.

Dans plusieurs milieux, on raconte que la présente pandémie est le moment d’une remise en cause des usages établis. Certains discours insistent sur l’aspect objectif de cette remise en cause – « les choses ont changées/changent/changeront » – alors que d’autres insistent sur l’aspect subjectif – « je sens que je ne pourrai pas revenir à mon ancienne vie ». Une dimension descriptive, accordée au présent ou au futur – « il n’est/il ne sera plus possible de faire comme avant » –, s’articule aussi de différentes façons à une dimension normative – « il faut/il ne faut pas tenter de retrouver les anciens usages ». Dans beaucoup de cas, ces discours sont lourds, pesants, lassants. Je tâcherai donc d’être bref!

Dans ce texte, j’aimerais proposer quelques réflexions contextuelles sur la possible transformation des cours et séminaires qui sont généralement associés aux études supérieures. Ce faisant, je laisserai de côté l’école primaire et l’école secondaire, en prenant pour acquis que la dimension obligatoire de l’instruction de 6 à 16 ans met en jeu des problèmes spécifiques qui ne sont pas ceux qui m’intéressent ici. J’aborderai brièvement les cours des cégeps et des cycles universitaires dans leur ensemble, mais je m’intéresserai surtout aux cours et séminaires des deuxièmes et troisièmes cycles, qui mènent en principe aux diplômes de maîtrise et de doctorat, sous condition de la rédaction et de la soutenance publique d’un essai, d’un mémoire ou d’une thèse.

Enfin, je le ferai d’une extériorité relative. En effet, je ne suis pas rémunéré par une école, un cégep ou une université, que ce soit comme membre du corps professoral ou comme cellule de cet appendice enflé devenu organe vital qu’est la précaire légion des personnes engagées sur une base contractuelle pour une charge de cours. Je crois aussi être parvenu, lentement mais sûrement, à me délester du désir que cela change pour moi, après avoir brièvement fait partie de ladite légion. Cela dit, je n’ai renoncé ni à l’étude, ni à la recherche, comme en témoigne une pratique passablement assidue de la lecture, de l’écriture et de la publication électronique, commencée avant et continuée après.

Tout cela colorera mes propos puisque d’emblée, il me semble que l’un des principaux enjeux mis en lumière par la présente pandémie est la question des lieux, ou plutôt, des espaces-temps du travail de la pensée.

Avec joie ou avec peine, avec espoir ou désespoir, on raconte donc que l’ensemble des cours offerts par les institutions collégiales et universitaires deviendront principalement virtuels, et ce, à une vitesse accélérée. Il n’échappe à personne que cela puisse représenter un avantage monétaire important pour les institutions, dans la mesure où les lieux physiques seront moins utilisés. Il est ainsi possible d’envisager la diminution du nombre de contrats de chargé·e·s de cours au profit d’auxiliaires d’enseignement, la taille des locaux n’étant plus une limite à la taille de l’auditoire d’un·e professeur·e. Je laisse à d’autres la question de la taille adéquate d’un groupe, ainsi que la question de savoir si un même cours pourra désormais être donné à l’identique avec un même enregistrement vidéo. Sur ce point, nous savons toutefois que certain·es professeur·es ont enseigné pendant des décennies sans changer leurs cours, y compris leurs blagues, en évitant tout dialogue, alors que des professeur·es enseignent déjà « à distance » par des moyens audiovisuels depuis plusieurs années tout en créant fréquemment de nouveaux contenus et en facilitant les échanges constructifs.

Des séminaires indépendants ont lieu depuis plusieurs années déjà, et la pandémie semble avoir donné un élan à de telles initiatives. Quiconque a un ordinateur peut en principe se lancer, bien qu’un bon équipement aide assurément l’audience à écouter. Le séminaire devient alors une forme de « balladodiffusion ». Selon la plateforme, il peut être écouté non seulement dans une chambre, mais aussi en faisant la vaisselle, en prenant une marche, en travaillant, etc. D’ailleurs, mieux vaut ne pas oublier de se lever, car les problèmes de dos bien connus des étudiant·es ne sauront épargner les étudiant·es à venir, c’est entendu[2].

Récemment, l’écrivain et peintre Stéphane Zagdanski, par exemple, s’est lancé dans un ambitieux séminaire intitulé La Gestion Génocidaire du Globe, sur YouTube. Aux 15 jours environ, il diffuse en direct une réflexion d’environ trois heures sur ce thème. Il a commencé par une archéologie de la gestion, a passé quatre heures à interpréter un passage du Talmud de Babylone (lui qui connaît bien la pensée juive), et cela fait maintenant trois ou quatre cours qu’il déplie patiemment des passages du Parménide de Martin Heidegger, un cours de 1942 qui permet à Zagdanski de se questionner notamment sur la traduction, l’imperium, l’aveuglement et le génie, sans perdre de vue son thème principal qui est l’état du monde contemporain. Il serait bénéfique que le séminaire soit accessible en version audio, pour les déplacements. Il est possible de suivre le séminaire gratuitement, mais il est désormais nécessaire de payer pour y assister en direct, Zagdanski s’étant notamment aperçu de l’ampleur du travail demandé pour écrire son séminaire à un rythme régulier. Il demande donc dix euros par mois.

N’est-ce pas là une forme de retour des « professeurs privés », véritables « chercheurs indépendants » qui vendent leurs cours à l’unité? D’aucuns y verront une chance, bien que la logique de marché qui risque de réguler ce domaine soit passablement inquiétante. Le grand nombre de diplômés qui n’ont pas de « poste » dans l’institution risque d’ailleurs de faire baisser les prix, si l’offre excède amplement la demande.

Parmi les « professeur·es en ligne », il me semble aussi important de mentionner celles et ceux qui sont affilié·es à des institutions qu’on peut qualifier de « para-académiques », en ce sens que ce ne sont ni des collèges, ni des universités au sens propre, ou du moins, au sens « diplômant » du terme. Il s’agit de centres et de réseaux de toutes sortes, qui ont la particularité d’être d’emblée internationaux, l’inscription et la participation aux cours ou séminaires pouvant se faire de partout dans le monde, sous condition d’un accès suffisamment stable et rapide à internet.

Je pense notamment au New Centre for Research and Practice, qui offre des séminaires de philosophie depuis 2014. En plus d’offrir un programme public gratuit, qui inclut la première séance de chaque séminaire, en ligne sur YouTube, le Centre offre des séminaires payants de plusieurs séances. Il est possible de s’abonner pour un mois (15$ US) ou un an (150$ US, ou 50$ US lorsqu’il y a réduction). Une option « Amis du Centre » est également disponible au coût de 750$ US. L’inscription donne accès aux séminaires courants, animés par de jeunes philosophes comme Reza Negarestani ou Jason Mohaghegh. Les cours se donnent par Zoom, avec possibilité de visionner les vidéos privés sur YouTube. Zoom permet des présentations d’étudiant·es et des discussions de groupe. Un « espace disque Google » est également créé pour chaque séminaire. Enfin, l’inscription donne aussi accès aux archives du Centre. Cela permet notamment de revoir des cours d’un professeur décédé ou tombé en disgrâce, comme Nick Land par exemple, qui a été exclu du Centre après des publications racistes. Du point de vue de l’histoire des idées, cet accès aux archives est remarquable.

Aucun prérequis n’est exigé et les normes sociales du débat (para)académique sont gérées par la communauté qui forme l’institution (en témoigne l’expulsion susmentionnée d’un professeur raciste). Les sujets des cours sont déterminés par les professeur·es selon leurs intérêts du moment et les étudiant·es y assistent selon leurs propres intérêts d’étude et de recherche. En ce sens, ce centre ressemble moins à une université qu’à une institution comme le Collège de France, fondé en 1530. Le prestige évoqué par le nom de cette dernière institution est certainement mis en jeu par la virtualisation des cours. Le spectre des démagogues hante ici l’esprit des philosophes. La compétition est forte du côté des « influenceurs », notamment, qui ont leur propre podcast sur tout et n’importe quoi, souvent beaucoup plus populaires que les divers « modules d’apprentissage » créés par des institutions universitaires reconnues. Mais en a-t-il déjà été véritablement autrement? Pas si l’on en croit Platon.

J’inscris volontiers le présent texte à la suite d’un billet récent de Giorgio Agamben, dans lequel le philosophe italien, qui a écrit plusieurs courts textes ayant suscité maintes polémiques de basse intensité depuis le début de la pandémie, compose un « Requiem pour les étudiants ». Soulignant l’importance des amitiés parfois frivoles, parfois profondes, nouées en classe et en marge de la vie académique officielle, et notamment des petits groupes d’étude et de recherche qui se poursuivent longtemps après la fin des cours, Agamben écrit :

Tout cela, qui a duré près de dix siècles, à présent finit pour toujours. Les étudiants ne vivront plus dans la ville où se trouve l’université, mais chacun écoutera les cours enfermé dans sa chambre, séparé parfois par des centaines de kilomètres de ceux qui étaient autrefois ses camarades d’étude. Les petites villes, sièges d’universités autrefois prestigieuses, verront disparaître de leur rues ces communautés d’étudiants qui constituaient souvent la partie la plus vivante du lieu.

Admettant qu’il est possible à la fois de pleurer cette forme de vie qui disparaît et de reconnaître qu’elle s’était déjà immensément appauvrie, Agamben termine son texte en déplorant que peu de professeur·es refuseront « la nouvelle dictature télématique » et en implorant « les étudiants qui aiment vraiment l’étude » de

refuser de s’inscrire à l’université ainsi transformée et, comme à l’origine, [de] se constituer en nouvelles universitates, à l’intérieur desquelles seulement, face à la barbarie technologique, pourra rester vivante la parole du passé et naître – si elle vient à naître – quelque chose comme une nouvelle culture.

Cette invitation m’évoque le « néo-médiévalisme » que certains observateurs voient dans notre présent, que ce soit dans la redécouverte des gloses et des liturgies anciennes par des gens comme Agamben, dans la fascination pour l’étude juive de la Torah et du Talmud dans les yechivot, dans l’émergence de nouvelles formes de servage et de pouvoirs locaux armés un peu partout sur la planète, ou encore dans la réinvention des modes d’habitation en commun par les jeunes qui n’ont accès ni à la propriété, ni à des logements décents. Ces derniers pourraient bien envisager d’investir en commun les monastères et les abbayes que les communautés religieuses vieillissantes doivent laisser derrière elle, en cherchant souvent à ce qu’une nouvelle vie puisse y trouver son compte dans le sillon de la leur. Ne seraient-ce pas là des lieux tout désignés pour mener une vie à la fois communautaire et contemplative, autonome et dévote? Autour du feu, les soirs d’été, beaucoup en rêvent!

Cela se discute depuis des années, mais la conjoncture actuelle pourrait offrir une occasion unique de mettre à exécution ces projets rêveurs et utopiques – ces projets d’étudiant·es, justement. Le temps presse sans doute plus qu’on le pense, car en plus de l’état problématique de plusieurs bâtiments, il faut savoir que des universités instituées ont déjà recours à des locaux ecclésiaux, comme l’Université de Sherbrooke, par exemple, qui annonce qu’elle donnera des cours dans un ancien couvent et dans trois églises à l’automne 2020. Enfin, n’oublions pas les projets populistes de droite, comme celui de Steve Bannon et de l’institut Dignitatis Humanae, qui cherche à s’établir dans un ancien monastère, dans les montagnes italiennes, et qui rencontre plusieurs résistances, tant du point de vue social que du point de vue patrimonial. L’habitation est aussi un terrain d’affrontement des forces en présence.


Notes

[1] « Du livre à l’écran », dans Le feu et le récit, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2015, pp. 123-124 (italiques dans l’original).

[2] En plus de renvoyer à ma critique récente du livre Spinal Catastrophism, j’aimerais faire mémoire d’une présentation qui a eu lieu au pub Saint-Patrick, à Québec en mai 2008, lors du premier (et, à ce jour, unique) colloque off-Acfas de l’histoire. Lors de l’événement intitulé Politique de l’université, Tina Lafrance, une étudiante de maîtrise, présenta un important projet de recherche sur ce que l’étude, l’université et, plus particulièrement, l’écriture font au corps. Plus tard, elle a abandonné le projet et les études. Cela n’est pas anodin.

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Hot dog Nation

Par Jade Bourdages, UQAM

J’m’en étais faite des scénarios de fin du monde, c’est ça ma job. Pleins. Des ruines. Chaque fois unique, la fin du monde. J’avais presque pensé à toute. Ah, même les pandémies, j’y ai pensé. Mais ça… Ça, j’y avais jamais pensé. Qu’on s’ramasserait toute tu-seul. Chacun d’notre bord. Dans nos cuisines.

Quand j’t’ais p’tite, j’faisais du pain avec ma mère. J’ai tout le temps fait du pain. Mais là, vous êtes pu là, y a pu personne. J’ai pas l’temps d’faire du pain, c’pas l’temps. L’État y est dans ma cuisine. Mon cauchemar.

J’t’assis à ma table. Je r’garde la fin du monde par ma fenêtre.

 

13 mars

Dans l’air qu’on respire, le mal avec un Grand C. On respire toute le même air, le même avenir. L’État annonce aujourd’hui la fermeture des écoles. J’pense à eux autres. J’suffoque déjà. Tous ces enfants pis ces adolescents qui, comme moi quand j’tais p’tite, détestent les fins d’semaine, les tempêtes de neige, pis les vacances scolaires. J’suffoque déjà, parce que l’école c’t’encore ben rien qu’le seul lieu en c’bas monde où on peut se sentir en sécurité. Où on peut r’prendre son souffle. Pis des fois c’est ben même la seule place où c’qu’on peut manger sans être témoin ou victime de violence toué jours.

La quarantaine à deux vitesses : repos et loisirs pour les uns, précarité, risque sanitaire et question de vies ET d’morts pour les autres.

 

26 mars

Toutes les frontières de tous les États du monde ferment une à une. Les Banques centrales du monde entier ramènent les taux d’intérêt à zéro. Les avions sont toute cloués au sol. Faut pu qu’on bouge. Personne. Nos voisins du sud commencent à vider les prisons. Y tirent la plogue. Laisser crever les populations carcérales dins rues avec des millions d’autres marginalisées pis racisées. Le tri des vies est commencé. Des vies qui comptent pas, des vies qui valent rien su l’Dow Jones. Dans le monde entier, les entreprises pis les commerces ferment. Les travailleurs autonomes y perdent toute leurs contrats. On peut même pu utiliser d’l’argent cash. En quelques jours, on compte au Canada un million de demandes de chômage.

L’Québec s’réveille à matin avec un prix du gaz 75 cents le litre. « Le gaz à ce prix-là, mon Dieu c’est peut-être ben plus grave qu’on pense c’te pandémie-là! »

1 millions de ménages su l’chômage…

Pèse su’ l’piton Manon. Après mon char pis moé, le déluge. Maudite culture de gaz. La ride va être longue.

 

1er mai

Ça fait juste que’ques semaines… On dirait qu’ça fait une éternité. Temporalité d’pandémie.

Pis une p’tite dame à matin qui s’plaint du relâchement dans les ruelles de Montréal… ça joue ensemble qu’a dit, ces p’tits minous-là, pis y’a pas pantoute deux mètres de distance.

Ma pauvre p’tite dame, qu’est-ce que vous croyez? Quand un État se relâche pis dit au monde que toute va ben aller, pis qui vont devoir r’tourner dins Shops pis dins Écoles, vous voudriez qu’le monde fasse quoi? Qui continuent à prendre les affaires au sérieux? C’est bien ça le drame de c’t’État ma p’tite dame. Capitaliser non pas sur l’intelligence de chacun mais sur l’imbécilité de l’ensemble. Pour que tout le monde s’dise après la fin du monde : « l’État y a ben essayé LUI de nous protéger, mais SI ON CRÈVE c’est d’la faute des préposés qui s’lavent pas les mains comme du monde, pis des ti-culs qui jouent dins ruelles. »

 

6 mai

Image © Wartin Pantois

Pendant qu’y a du monde qui crèvent à Montréal-Nord, à NDG pis à Parc Ex, en passant par Hochelag, pendant qu’y a des femmes pis des enfants qui s’font tabasser depuis huit semaines sans pouvoir r’prendre leur souffle, l’Québec se pose une question : Quand est-ce qu’on va pouvoir ouvrir nos terrains de golf?

Hot dog Nation.

Gouvernement d’cassse-croûte.

 

11 mai

On apprend qu’sul« palmarès » international du taux de mortalité au quotidien, le Québec arrive 7e au monde. Le 7e ciel, toé. « In heaven, everything is fine »

«Le Québec va trop vite », qu’on dit.

Un problème de rythme? Hum, j’pense c’est plus grave. Devant l’mal avec un Grand C qui circule dans l’air qu’on respire, l’problème du Québec c’est de continuer à s’prendre pour Dieu.

Orgueil pis manque d’humilité devant la nature, c’est ça qui va toute nous tuer.

 

12 mai

À matin, j’aurais rêvé de me faire servir deux œufs, bacon, pain blanc au tit casse-croûte de mon Hood. Pis après, passer dire bonjour à gang d’Refuge avant d’aller m’commander deux doubles au Café coin Papineau/Ste-Cath.

Passer dire bonjour. Juste ça. M’faire « servir» par les p’tits commerçants de mon Hood. Toute ça en payant CASH pis en serrant des mains.

Wild de même.

Vous me manquez tellement.

 

13 mai

Les données dans le monde entier montrent que les hommes sont PARTOUT surreprésentés dans les cas infectés pis les taux de mortalité.

Sauf icitte au Québec. Sauf icitte.

Tony. Oui, oui. C’ta toé j’parle, Tony : On dit souvent que si les femmes s’arrêtent, les masques tombent.

Mais la vérité, c’est qu’si les femmes s’arrêtent icitte au Québec, c’est pas yin qu’les masques qui tombent, c’est toute qui s’effondre. Mets ça dans ta pipe, Tony.

 

15 mai, c’t’aujourd’hui ça.

Va ben falloir réapprendre à s’raconter collectivement, parce que l’histoire qu’on est en train d’vivre, on va vouloir nous la raconter toute tout-croche. On va vouloir nous la rentrer dans gorge de force, pis on va vouloir qu’a goutte bon. Qu’a goutte le sucre.

Mais la vérité c’est que d’l’autre bord d’la courbe, quand on va toute finir par sortir de nos cuisines, y va y avoir des absents. Trente ans de mépris pis d’dépossession. Des absents. Va falloir être ben nombreux pis ben nombreuses à se souvenir pour leur rendre justice.

Parce que l’État lui y dira ben c’qui voudra, mais y en a yin qu’un monde. Un seul monde. Pis c’est celui qu’on habite.

La Grande Maison America.

C’est nous autres, ça. Y a pas de héros ici d’dans. Juste des milliers et milliers de petits gestes quotidiens posés par du monde ben ordinaire. Du monde qui prennent soin les uns les autres, du monde qui attendent pas que l’État leur dise quoi faire pour s’mettre un masque dans face.

 

Moi aussi j’ai hâte de t’frencher.

Quand la fin du monde sera finie, Call me.

En attendant.

Unfuck toute.

We can do this.

We have to.

Ce texte a été prononcé le 15 mai 2020 à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! à Radio-Canada pour le segment « Micro ouvert ».

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Miser sur l’intelligence

Par Frédéric Mercure-Jolette, Cégep de Saint-Laurent

À la question qui brûle les lèvres de tous les Français, « Pourquoi le voisin allemand s’en tire tellement mieux? », l’historien Johann Chapoutou a donné, dans une récente tribune sur Médiapart, une réponse sans équivoque : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants. » Chapoutou soutient que, sans faire foi de tout, la manière dont les décideurs parlent, s’ils prennent les citoyens pour des êtres rationnels et autonomes ou non, est à la fois un élément important de la gestion de crise et symptomatique de la stratégie globale employée concernant la pandémie de COVID-19.

Au Québec, au début de la crise, on a justement salué les méthodes du gouvernement Legault. Surfant sur une vague de popularité inégalée, on reconnaissait alors au trio Legault-Arruda-McCann, la vertu de la transparence et la décence de ne pas prendre les citoyens pour des idiots. Or, deux mois plus tard, nous savons qu’une partie importante de leurs actions et de leurs messages (confinement massif, refus de recommander le port du masque, refus d’interdire la vente de produits non essentiels dans les magasins généralistes à grande surface, ouverture des SAQ et des SQDC, etc.) ne s’adressait pas à l’intelligence et au bon sens, mais visait plutôt à s’assurer de l’obéissance immédiate tout en évitant un mouvement de panique. S’il est trop tôt pour faire le bilan de ces actions, j’aimerais inviter le gouvernement à revoir certaines lignes du discours qu’il utilise actuellement pour organiser et expliquer sa stratégie de déconfinement et de relance du Québec. À ce stade-ci, il faut miser sur l’intelligence autant dans les actions que dans les stratégies de relations publiques.

 

Contre l’idée selon laquelle il y a deux mondes, les CHSLD et le reste du Québec

Devant des chiffres effarants et une situation catastrophique qu’elle qualifie elle-même de « crise humanitaire » et d’« urgence nationale », l’équipe Legault veut nous rassurer et nous réconforter en nous disant qu’il existe en fait deux mondes bien différents : les CHSLD et le reste du Québec. Pour que la population puisse garder le moral, le gouvernement martèle que les sacrifices et les efforts réalisés durant cette période difficile ne sont pas vains. Soit. Cependant, si nous avons entrepris un confinement rapide et mis en place des mesures de distanciation sociale, c’est pour protéger les personnes à risque et non les personnes qui ne sont pas à risque. Fermer les écoles n’était pas un geste qui visait à protéger les enfants, mais bien à ralentir la propagation du virus et empêcher ainsi qu’il s’infiltre subitement dans des milieux à risque par l’entremise de porteurs asymptomatiques. Or, même avec cette décision et celle de mettre le Québec sur pause prise une semaine plus tard, le virus a quand même réussi à faire des ravages dans les CHSLD. On peut difficilement imaginer ce qu’aurait été la situation sans aucune de ces mesures.

Dire que le Québec se divise en deux est ainsi une dangereuse atteinte à l’intelligence. Non seulement parce que les habitants de CHSLD font partie du Québec, et que nombre d’entre nous devront vivre toute leur vie avec le souvenir d’un proche, d’une mère ou d’un père, mort dans des conditions indignes, mais parce que les efforts et sacrifices que l’on demande de faire à la grande majorité de la population qui présente peu de risque visent justement à protéger les personnes à risque; cela est même un des enjeux principaux du déconfinement à venir.

Le gouvernement doit donc cesser de faire comme s’il existait deux situations distinctes et, au contraire, développer un discours fondé sur la solidarité et l’interdépendance entre les individus et les mondes sociaux. Si un tel discours implique bien sûr de reconnaître une certaine responsabilité collective dans le sort réservé aux personnes en CHSLD, son principal atout est d’être mieux à même d’expliquer l’importance de l’immunité collective, si tant est qu’une telle chose puisse être atteinte, et du déconfinement graduel.

 

Contre l’idée selon laquelle la solution est le salaire

Afin de justifier l’importance de relancer le Québec, le Directeur de la santé publique, qui par ailleurs fait pression sur le gouvernement pour que le déconfinement ne se fasse pas trop rapidement, a affirmé que le confinement pouvait avoir des effets néfastes sur la santé mentale, donnant pour exemple le suicide et le divorce. Il serait donc essentiel que la population recommence à travailler rapidement. Si des liens sociaux riches sont en effet un élément déterminant dans le maintien d’une bonne santé, nous savons que la pression liée au travail salarié et à l’impératif de productivité est aussi un grave facteur de stress et de problèmes de santé. En fait, c’est bien davantage l’insécurité financière qui est un poids sur la santé mentale que l’absence de travail salarié. Cela, nous le savons, tout comme nous savons qu’avec la crise écologique, il est grand temps de revoir notre conception du travail et de la productivité.

Pour cette raison, le gouvernement devrait revoir sa position concernant l’importance du travail salarié. Sa réaction ulcérée face à la mesure mise en place par le gouvernement fédéral pour venir en aide aux étudiants relève d’une vision étroite et biaisée de l’action humaine. En effet, elle laisse entendre que, si les étudiants profitent d’une prestation d’urgence, ceux-ci ne voudront pas aller travailler dans les champs. Au contraire, il faut plutôt réfléchir, en cette période de crise sans précédent, à mettre en place une prestation d’urgence universelle qui prendrait la forme de ce que plusieurs revendiquent depuis longtemps, soit un revenu minimum garanti. Cela demeure la mesure la plus simple et la plus efficace pour lutter contre les ravages de l’insécurité financière et permettrait à tout un chacun de contribuer à l’« effort national » sans arrière-pensée.

Il est quand même aberrant de voir un Premier ministre nous dire que le salaire est l’ultime incitatif pour attirer des personnes à œuvrer dans les CHSLD et le besoin d’argent la seule manière de raisonner un étudiant à aller travailler dans les champs, alors qu’il n’y a pas si longtemps, il clamait que le seul fait d’être libre de fortune démontrait son incorruptibilité et ses bonnes intentions. Bien sûr, il faut augmenter les salaires des catégories d’emploi trop souvent déconsidérées, comme celle de préposée aux bénéficiaires, mais il est encore plus important d’être à l’écoute de ceux et celles qui occupent de tels emplois, de valoriser leur engagement et d’améliorer leurs conditions de travail. De même, il est grand temps de changer notre manière de comprendre les motivations humaines à l’action et au travail, lesquelles ne sont pas que pécuniaires. Si François Legault veut favoriser l’entraide et le bénévolat et être cohérent avec les raisons qui le poussent à effectuer un travail acharné jour et nuit, il doit miser sur l’intelligence et reconnaître que l’argent n’est pas et ne devrait pas être notre motivation première. En somme, pour développer cette capacité de prendre soin les uns des autres dont nous avons cruellement besoin actuellement, il vaut mieux miser sur les interdépendances entre les formes de vie que sur la cupidité individuelle.

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Classé dans Frédéric Mercure-Jolette

Prolégomènes à l’édentement

Critique de Artaud 1937 Apocalypse. Letters from Ireland by Antonin Artaud, textes sélectionnés et traduits par Stephen Barber, Zurich et Berlin, Diaphanes, 2019, 76 p.

Par Simon Labrecque, Montréal

Il y a une insensibilité profonde dans le geste de l’intellectuel qui profite du brasier pour retourner en lui-même chercher les remèdes à notre mal.

Samuel Mercier, « À quoi servent les intellectuels en temps de pandémie? », 8 avril 2020

 

Hélas, tout à une fin, y compris la possibilité de s’extirper du désastre en méditant ailleurs.

Stéphane Zagdanski, présentation du séminaire La Gestion Génocidaire du Globe. Réflexion sur l’extermination en cours, avril 2020.

 

Contextes

Cela fait près de deux décennies que je fréquente Antonin Artaud (1896-1948). Cette fréquentation est cyclique ou épisodique, je ne sais trop. Je ne me suis jamais penché de façon méthodique sur sa fréquence (assez lente), ni sur son éventuelle régularité (possiblement semi-annuelle), ni sur les événements qui agissent sur son accélération ou son ralentissement (creux de vague, crises muettes, sourds atermoiements). Je sais toutefois que, dans mes propres circuits de références, dans cette galaxie de bornes textuelles et audiovisuelles entre lesquelles je navigue, Artaud occupe une place centrale. Plus précisément, il se trouve pratiquement en dernière ligne, au cœur du dispositif mythologique qui me constitue et que j’assemble à tâtons. Côté littéraire, il y est presque uniquement dépassé, pour les cas extrêmes – en particulier les décès – par Wajdi Mouawad, ce qui s’explique sans doute par le fait que ce dernier peut ultimement consoler, se faire rassurant, alors qu’Artaud ne pardonne pas[1].

C’est sans doute en raison de ce positionnement central (ʘ) ou crucial (+) d’Artaud, chez moi, que j’ai tenté, depuis le début de mon confinement, le 14 mars dernier, d’éviter de relire, dans le contexte de la pandémie de la COVID-19, le célèbre chapitre « Le théâtre et la peste », du livre Le théâtre et son double (publié en février 1938, mais écrit de 1931 à 1935). Flairant qu’il y avait de ce côté des intuitions importantes, des motifs plus forts que ceux mis de l’avant par bien des contemporains, j’ai feuilleté à rebours Jean Baudrillard et Georges Bataille, dans la même constellation et sur la même tablette de ma bibliothèque. Cela me permettait précisément de ne pas recourir à mes dernières ou avant-dernières lignes de défense, à mes ultimes remparts contre la débâcle torrentielle qui emporterait à la fois le for intérieur et le plus extérieur Dehors. Sauter par-dessus Artaud, comme dernier retranchement, c’est refuser d’établir la gravité ultime de la situation[2].

La présence du Marseillais jeteur de sorts s’est néanmoins faite de plus en plus pressante, face à cette chose que le philosophe iranien Reza Negarestani a affublée du nom de Pangolina (nom repris avec joie par mon enfant), sur un mode moins orientaliste que la figure de Corona-chan, mise de l’avant par des « accélérationnistes » non repentis (et « virés à droite ») comme le Britannique Nick Land, basé à Shanghai.

Chaque mouvement, chaque tension, chaque irritation, chaque douleur me propulse maintenant dans l’imaginaire cru du pestiféré qui exhuma le Théâtre de la Cruauté des cendres du colonialisme bourgeois. Serait-ce Pangolina qui se saisit de moi et voyage dans mes veines, mes tripes, mes poumons? Artaud nous a appris, collectivement, dans les milliers de lignes de ses Œuvres complètes disponibles dans tout bon cégep qui a sa scène et ses coulisses, à détecter les plus infimes sensations qui traversent nos entrailles et la surface de nos dermes pour reconnaître en nous toute la violence du monde. Or, ces jours-ci, il ne manque pas de remous dans les trémails de nos nerfs et de notre sang.

Puis voilà que, suite à une question d’un ami confiné sur le confinement d’Artaud en institution psychiatrique, de 1937 à 1946, j’ai retracé le grand documentaire La véritable histoire d’Artaud le Momo de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (1993, 157 min), pour le lui faire connaître. Deux jours plus tard, j’ai (re)visionné la première, puis la seconde partie du film, que j’avais déjà vu à plusieurs reprises sur YouTube. La ritournelle de piano qui le rythme m’avait entraîné à cette séance inéluctable, surgissant et tournant en boucle, des heures avant le fait. Enfin, le lendemain, j’ai repris ma lecture laissée en plan d’une brochure en anglais, achetée il y a un an, lors d’un bref et gris voyage (probablement ultime) dans la ville universitaire sur la côte du Pacifique dans laquelle j’ai jadis passé quelques années. Cette nuit-là, j’ai rêvé que je perdais toutes mes dents – un cauchemar maintes fois analysé par les psychanalystes, qui le rabattent sur leurs tropes habituels; mais je préfère la lecture de Jung, qui élargit le spectre de la répression en liant le rêve à l’idée d’une période transitoire, un interregnum. Cela sied à Pangolina.

Sous le titre Artaud 1937 Apocalypse, la plaquette mauve et noir rassemble les sombres « lettres d’Irlande » qu’Artaud a écrites pendant quelques semaines, juste avant – ou pendant – son effondrement psychique, qui fut la cause de son long et tumultueux internement asilaire, dès son retour en France. (Internement duquel il ressortit édenté, notons-le.) En lisant cela, j’ai eu l’impression d’éviter, malgré tout, de replonger directement dans « Le théâtre et la peste » – je m’en suis tenu à cette distance, jusqu’à la présente critique, que j’ai écrite moins par la force des choses que par la faiblesse du réflexe musculaire ou intestinal. Souhaitons, avec le penseur et le dramaturge par excellence de la sortie ou de l’excrétion, que la digestion en ressorte apaisée, en ces temps de serrements d’estomac et nouages multiples, car il s’y dit là quelque chose du délire, de la sortie du sillon, et des représentations qu’on en donne. Cela aussi sied à Pangolina.

 

Paratextes

Soixante-dix ans après la mort d’Antonin Artaud, survenue le 4 mars 1948, son œuvre est officiellement tombée dans le domaine public en France. Cela permet toutes sortes de rééditions, comme celle préparée par Stephen Barber pour le public anglophone. Professeur à l’Université Kingston à Londres, Barber écrit sur Artaud depuis le début des années 1990. Considéré comme une autorité sur l’auteur, toutes langues confondues, il a notamment publié une biographie détaillée, Antonin Artaud: Blows and Bombs (Faber & Faber, 1993; 2e édition, Creation Books, 2003), une analyse des créations audiovisuelles du poète, Artaud: The Screaming Body (Creation Books, 1995), et une interprétation de ses 406 derniers cahiers d’écolier, remplis à Ivry après sa sortie de l’asile de Rodez, Artaud: Terminal Curses. The Notebooks 1945-48 (Chicago University Press, 2008). Selon la quatrième de couverture, les réputées éditions germanohelvétiques Diaphanes, qui ont un catalogue multilingue axé sur la philosophie et les arts, publient ce plus récent ouvrage en anglais de Barber, Artaud 1937 Apocalypse, pour marquer ce soixante-dixième anniversaire de la mort d’Artaud.

La grande familiarité de Barber avec l’œuvre du Marseillais se fait sentir après-coup, dans les courts paratextes qui suivent les 19 lettres d’Irlande sélectionnées et traduites par Barber. De courtes notes sur les correspondants d’Artaud et sur les traductions, incluant une brève présentation de la provenance des textes (les Œuvres complètes, publiées par Gallimard et éditées par Paule Thévenin), nous apprennent que Barber a rencontré l’éditrice posthume et amie d’Artaud, Paule Thévenin, avant sa mort en 1993. Son « Afterword » retrace ensuite brièvement, mais de façon détaillée, le périple irlandais de l’acteur-écrivain. On y apprend notamment qu’Artaud avait très probablement vu le film Man of Aran de l’Américain Robert Flaherty (1934, 76 min), mieux connu pour son film Nanook of the North (1922, 78 min), et que ce visionnement a probablement guidé son choix de destination. Ces détails donnent envie de lire la biographie d’Artaud écrite par Barber.

Ces paratextes ont cet effet étrange : leur minutie rassure le lecteur sur la qualité de la traduction et du travail éditorial, mais cela survient à la toute fin de l’ouvrage, au sortir des lettres elles-mêmes (passablement hallucinées) et de ce qui les précède, soit les premières pages des Nouvelles révélations de l’être, texte apocalyptique et astrologique qu’Artaud a publié anonymement en juillet 1937, avant de s’embarquer pour l’île d’Érin, début août. Le dernier paragraphe de l’« Afterword » se termine par une phrase qui participe activement à la mythification de notre auteur, suite à la salutation de l’heureuse ténacité des éditeurs et éditrices qui ont dû braver les multiples obstacles et embûches mis sur leur route par la famille du défunt. Après avoir affirmé que Paule Thévenin respirerait sans doute mieux en sachant que l’œuvre est désormais dans le domaine public, Barber termine par un sort, une malédiction : « Curse all those who ever tried to silence Artaud. »

 

Hors-texte

Le voyage en Irlande occupe une place unique dans le mythe Artaud, puisqu’il constitue à la fois un tournant majeur dans le récit biographique et une zone d’ombre essentielle pour l’interprétation de l’œuvre. L’Irlande, dans cette constellation, est le nom même de l’effondrement, et 1937 est devenu le symbole de l’apocalypse d’Artaud – c’est-à-dire, tout à la fois, de la révélation qu’il a annoncée et de la fin du monde qu’il a vécue, ou inversement, de la fin du monde qu’il a annoncée et de la révélation qu’il a vécue.

Cet épisode doit être compris sur le long terme. L’année précédente, du 10 janvier au 12 novembre 1936, Artaud voyage au Mexique, via La Havane. Il se rend notamment chez les Tarahumaras, dont il parlera à plusieurs reprises par la suite, en concentrant son attention sur les usages spirituels du peyotl, cactus hallucinogène. De retour en France, Artaud vit dans une grande pauvreté, préférant parfois la rue à l’appartement d’ami. À l’hiver et au printemps 1937, il fait deux cures de désintoxication pour se sevrer des opiacés, qu’il utilise régulièrement toute sa vie durant. Il apprend aussi le tarot et continue sa fréquentation de la Kabbale. Il en résulte Les nouvelles révélations de l’être, ouvrage délirant publié anonymement chez Denoël, dans lequel Artaud mentionne la canne qu’il apportera avec lui en Irlande, et qu’il décrira ensuite comme « canne de saint Patrick ». Il y annonce aussi la fin du monde pour l’automne 1937. Le voyage en Irlande semble mettre en acte ce scénario – une performance avant la lettre, l’art comme vie ou la vie comme art, diront les exégètes.

Jusqu’à la fin de sa vie, Artaud reviendra sur son voyage irlandais comme sur une expérience véritablement traumatisante, blessante. Il aura pris plusieurs mois, plusieurs années, mais non pas pour se reconstruire, mais pour survivre autrement, puis mourir. Ce que nous savons du voyage vient essentiellement des textes d’Artaud et d’entretiens menés, beaucoup plus tard, avec des témoins qui l’ont croisé, en particulier dans les îles d’Aran, au large de Galway. Barber fait état de ces entretiens dans son « Afterword ». Cependant, les textes qu’il a choisi de traduire – 19 lettres et les premières pages des Nouvelles révélations de l’être – ne sont pas « the whole story », car Artaud a écrit d’autres lignes sur son voyage.

Il est compréhensible que Barber n’ait pas inclus l’ensemble des textes dans lesquels Artaud parle de son voyage en Irlande, car cela aurait fait un volume considérable. En se concentrant sur l’année 1937, il aurait toutefois pu inclure une ou deux lettres qui ont été écrites quelques semaines, voire quelques jours avant son embarquement, afin de donner à lire l’état d’esprit du voyageur. Surtout, dans l’ouvrage Œuvres (Gallimard, 2004), édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman dans la collection Quarto, on retrouve des lettres exactement contemporaines que Barber n’a pas jugé bon d’inclure dans sa sélection. Or, Barber n’explique pas les raisons de sa sélection.

Une première série de lettres omises compte parmi les quelques cartes postales qu’Artaud envoya de Cobh, ville portuaire du comté de Cork, le 14 août, puis de Galway, le 17 août 1937, au tout début de son voyage qui s’est terminé par sa déportation en France le 29 septembre 1937. Barber présente trois de ces cartes très sobrement, en rapportant simplement le destinataire, la date et le lieu d’envoi, ainsi que la signature d’Antonin Artaud. Chaque carte est présentée sur une page différente.

Mais en plus des cartes envoyées à René Thomas et André Breton le 14, puis à André Breton le 17, incluses par Barber, Grossman en mentionne trois autres (p. 819), soit une carte postale adressée par Artaud à sa sœur, Marie-Ange Malausséna, le 14, ainsi que deux cartes postales adressées à sa mère, Euphrasie Nalpas, les 14 et 17 août 1937. Aucun texte ne semble avoir orné ces cartes, mais leur existence mérite d’être connue.

Barber omet également une autre lettre d’Artaud à sa famille, celle-là datée du 23 août 1937, et envoyée, avec plusieurs autres lettres, de Kilronan, le principal village d’Inis Mór, sur les îles d’Aran. Grossman indique que seul un fragment a été préservé (p. 822), mais il est fort parlant, car Artaud semble énoncer en toutes lettres l’objectif de son voyage :

Je suis à la recherche de la dernière descendante authentique des Druides, celle qui possède les secrets de la philosophie druidique, sait que les hommes descendent du dieu de la mort « Dis Pater » et que l’humanité doit disparaître par l’eau et le feu.

Ces motifs reviendront dans plusieurs lettres d’Irlande, mais n’est-il pas intéressant, voire essentiel de savoir, pour quiconque lit Artaud, qu’il écrivait aussi en ces termes à sa famille? Sachant qu’Euphrasie Nalpas gardera contact avec son fils durant son long internement, qu’elle interviendra notamment pour qu’il change d’asile et que les traitements aux électrochocs soient interrompus, puis qu’elle lui survivra et prendra part à la « querelle d’héritiers » sur la publication de ses Œuvres complètes, en demandant que l’on reste fidèles aux intentions de son fils, il me semble non seulement problématique, mais déplorable d’oblitérer la mère d’Artaud de son histoire, a fortiori de l’épisode irlandais. C’est elle, après tout, qui devra le chercher dans les dédales administratifs des hôpitaux psychiatriques français en octobre et novembre 1937, puis qui sera mise en demeure de payer les dettes encourues par son fils en sol irlandais.

L’omission par Barber des missives à la famille est parlante lorsqu’on la met en relation avec la photographie qui clôt le petit ouvrage. L’image connue montre Artaud assis sur un banc, fixant un sol de pierre et de sable jouxtant une rue, coiffé d’un béret et couvert d’un lourd manteau sombre. Prise à Ivry au début de l’année 1948, Barber indique que l’image lui a été fournie par Paule Thévenin. Il omet toutefois de mentionner qu’elle a été prise par Georges Pastier, et qu’Artaud ne s’y trouve pas seul, en vérité. Il est en effet accompagné, à sa gauche, de Minouche Pastier, la sœur de Paule Thévenin, qui témoigne de vive voix dans La véritable histoire d’Artaud le Momo et qui regarde Artaud avec bienveillance sur l’image. En coupant la photographie, Barber – ou son éditeur – coupe donc d’autres liens d’Artaud, cette fois avec celles et ceux que nous pourrions nommer sa « famille adoptive », composée des amies et amis qui ont rendu possible sa sortie de l’asile Rodez et son séjour beaucoup plus paisible, les deux dernières années de sa vie, en maison de repos à Ivry. En réponse à Barber, on devrait peut-être écrire : Maudits soient tous ceux qui ont voulu isoler Artaud.

 

Sortie

Je n’ai pas de conclusion définitive à offrir, car pour moi, l’épisode irlandais demeure un mystère, une énigme, qui m’accompagne dans la durée. Sous le règne de Pangolina, méditer ce voyage et la théorie pestilentielle du théâtre produite par Artaud permet à tout le moins d’être à l’affût de ces mouvements de foule qui ne manqueront pas, selon Reza Negarestani, de se cristalliser en « sectes », comme on en voit déjà poindre dans les différentes « bulles » médiatiques qui se reconfigurent ou qui émergent face au fléau. Celles-ci miment souvent, et nourrissent peut-être en retour, la panique systémique engendrée par le virus lui-même, lorsqu’il fait son chemin dans un corps humain. Ça grince, ça griche et ça irrite, donc. Espérons que la fièvre baissera et que les poumons seront saufs.

La principale suite que j’entrevois à Artaud 1937 Apocalypse est d’un autre ordre. L’œuvre d’Artaud étant désormais dans le domaine public, il serait aisé et intéressant de rassembler en un seul volume le « dossier irlandais », avec tous les textes d’Artaud qui font référence à son voyage et à sa « canne de saint Patrick », des premières lettres où l’objet est mentionné jusqu’aux ultimes textes dans lesquels il revient sur ce qui a eu lieu, , en passant par ses lettres aux différents ministres et fonctionnaires en lien avec son séjour sur la verte Érin. L’un des défis posés par Pangolina est d’en venir à pouvoir nous réimaginer les conditions matérielles de possibilité d’un tel projet, qui semblera assurément accessoire à plusieurs, alors que le fléau viral se donne les moyens de cohabiter longtemps avec nous. Mais ce travail de réimagination du possible sera essentiel pour celles et ceux qui survivront à Pangolina.


Notes

[1] En réserve, peut-être encore plus creux du dispositif, il y a une référence à Pol Pelletier, mais elle demeure largement inexplorée. Je n’ai suivi aucun de ses séminaires ou ateliers, par exemple. Tout ce que je peux en dire, c’est qu’il y a là l’enjeu du rapport au corps, et celui du rapport au « féminin ». J’ai tenté une première approche, pour Trahir, il y a trois ans, en lisant ensemble Pelletier, Mouawad et Artaud. Pelletier avait d’ailleurs répondu, quelques semaines avant d’intervenir dans un colloque sur la « construction de l’objet Québec », lors du congrès annuel de l’Acfas à l’Université McGill, en nous disant, à moi et mes collègues de moins de 50 ans, que nous étions sans colonne vertébrale, sans tonus et sans présence, donc morts, après le panel où je suis intervenu.

[2] C’est aussi par souci d’évitement que je n’ai pas encore pris connaissance du Journal de confinement de Wajdi Mouawad. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve, quant aux trépas?

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Classé dans Simon Labrecque

Ruminations poétiques sur fond de crise sanitaire

Par Julie Perreault, Val-Morin

Je terminais récemment la lecture du Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Écrit en 1722 dans le style à la fois chirurgical et littéraire du journaliste, le livre relate les événements de la peste de Londres de 1665, colligeant les derniers soubresauts connus par l’Angleterre de la deuxième grande pandémie de peste (celle-ci, dit-on, s’étant éteinte au pays en 1668), appelée peste noire, ou grande peste du Moyen Âge. Déjà à l’époque, le bacille coupable se propageait par les mêmes voies du commerce mondial et de l’infection de personne à personne, mettant toutefois plus d’années à se rendre à demeure, et s’y installant pour plus longtemps. La deuxième pandémie (il y en eut trois) aura en effet sévi en Europe sur une période de plus de trois cents ans.

Defoe lui-même n’étant qu’un enfant au moment des épisodes décrits dans ce Journal, c’est à partir des écrits de l’époque, de faits et impressions tirés de journaux personnels, d’articles de journaux, de traités scientifiques et médicaux, de répertoires statistiques chiffrant le nombre des malades, des décès, des enterrements à tel ou tel coin de la ville, etc., qu’il aura composé son opus. De quoi légitimer a priori le bruit qui n’épargne actuellement personne, et dont les points de presse quotidiens du premier ministre et de ses acolytes forment, au Québec du moins, le noyau central, celui à partir duquel les discours de la COVID se rencontrent et se multiplient. Je dis « le bruit », parce que la multiplication apparemment infinie des discours imprime à mes oreilles une cacophonie qui a l’effet désagréable de m’extraire du refuge intérieur qui, bon an mal an, m’aide à faire sens de ce qui n’en a pas, ou n’en a pas encore. Face à quoi j’essaie tant bien que mal de pratiquer l’indulgence : le bruit est inévitable. Il est peut-être nécessaire.

Dans sa préface au livre de Defoe, le médecin, biologiste et écrivain spécialiste de la peste Henri-Hubert Mollaret souligne de façon bien étonnante dans les circonstances actuelles les retombées commerciales pour l’Angleterre de cette deuxième grande pandémie, les morts ayant tout compte fait leurs heures de gloire. « Il faut, affirme Mollaret, souligner la justesse avec laquelle Defoe analyse l’expansion commerciale de l’Angleterre au sortir de la crise »[1], qui aura fait 70 000 morts en une année, comme un écho aux postulats des historiens qui soulignent l’effet de grand air des dépopulations rapides et précédentes sur la santé économique et politique de l’empire. La démocratie parlementaire et le négoce mondial y devraient en partie leur essor, ainsi qu’une certaine élite terrienne qui, dépouillée de ses assises par la même pression dépopulationnelle (les paysans en moins grand nombre pour travailler les terres pouvant se permettre des exigences plus élevées), aurait profité dès le 14e siècle d’une activité nouvelle imputable aux circonstances, l’élevage du mouton :

Beaucoup renoncèrent à l’agriculture et se livrèrent à l’élevage du mouton. Ce changement, qui semble si minuscule, est pourtant la cause première et lointaine de la naissance d’un empire britannique. Car le développement du commerce de la laine, le besoin de débouchés pour ce commerce, la nécessité de conserver la maîtrise des mers allaient entraîner la lente transformation d’une politique insulaire en une politique navale et impériale[2].

Comme quoi les changements au mode de vie attendus d’événements aussi tragiques sont à la fois imprévus et bien prévisibles.

On entend depuis une semaine au Québec la volonté de nos élites de repartir au plus vite (pour ne pas dire « au plus sacrant », au sens potentiellement dédoublé en nos terres du mot sacré) l’économie mise sur pause il y a de cela quelques semaines. Ce qui consiste au bas mot à rouvrir les entreprises et redémarrer l’industrie pour retourner à nos vies soi-disant normales tout en maintenant « nos bonnes habitudes » de confinement et de distanciation sociale, acquises en un temps curieusement record. Habitudes, faut-il le répéter, prodigieusement nouvelles. Est-ce là foi inébranlable, solide, quoique bien peu réfléchie, en une société élevée elle aussi sous le commerce de l’empire, ou solution obligée par des circonstances économiques et épidémiologiques qui nous échappent? Dans tous les cas, l’empressement donne l’apparence d’un certain déni de l’Événement au plein cœur des événements qui, eux, demeurent cependant bien réels. Je ne peux m’empêcher d’appréhender l’illusion, et pourtant…

Je reviens un peu au Journal de Defoe. L’année de la peste y est dépeinte comme une période de grands deuils, un moment de profond abattement, néanmoins parsemé de furtives heures d’euphorie collective. Pendant des mois, les autorités politiques et sanitaires auront nié l’improbable, attribuant ici et là l’augmentation des morts à la fièvre ordinaire, de sorte à réfréner l’épidémie (plus ou moins inconsciemment il va sans dire) par les bons soins de la statistique. Au seuil de l’inévitable, des milliers de personnes se seront enfuies de la cité vers les campagnes, laissant grouiller dans le silence des rues de Londres la masse des gens pauvres, des célibataires et des téméraires, classe à laquelle s’identifie le narrateur. En plein cœur de la crise, bien avant cependant qu’elle n’atteigne son sommet, on commença à fermer les maisons infectées, confinant ensemble malades et bien-portants sous des portes surveillées nuit et jour par des « gardiens » affectés à la tâche par les autorités et marquées d’un grand X rouge – traitement des pauvres gens en détresse jugé cruel et surtout inefficace par l’auteur, qui rapporte les multiples cas d’évasions et « d’assassinats » des gardiens ainsi mobilisés, et qui acquirent par-là même la réputation d’être des gens « méchants » et de mériter leur mort. Or, si les rues de la grande ville étaient alors bien vides, à l’exception des églises encore bondées, les autorités relâchèrent un peu l’emprise lorsqu’il fut entendu et compris que l’infection se propageait aussi et surtout par les individus asymptomatiques. Les gens alors commencèrent à se méfier les uns des autres, jusqu’au moment où, le nombre des morts atteignant un sommet inégalé, la masse des gens sans plus d’espoir recommencèrent simplement à vivre, c’est-à-dire à s’assembler et à s’embrasser sans honte, ne craignant plus ni son prochain ni la maladie, sous le regard horrifié quoique compréhensif du narrateur en surplomb. Lorsque, par un acte de la providence, nous apprend-on, le bacille commença lui-même à diminuer en force, et la courbe à redescendre, les gens s’étant exilés à la campagne affluèrent à nouveau en troupeaux pour reprendre le commerce des vies et occuper les maisons vides, ce qui, inévitablement, fit remonter la courbe, jusqu’au moment où, d’elle-même, la maladie finit par s’apaiser. Durant tout ce temps, nous dit l’auteur, jamais Londres ne manqua de pain ni ses rues ne furent prises d’assaut par la révolte populaire, l’assistance sociale et le ménage ininterrompu des corps, chaque nuit, ayant sufi à assurer le minimum de normalité requis. La vie, ensuite, continua son cours, et le commerce, nous l’avons dit, recommença à fleurir.

Une amie m’expliquait récemment comment, en période de crise, dans le confinement qui nous occupe actuellement, notre rapport au temps s’altère phénoménologiquement. Celui-ci s’étire pour ainsi dire avec plus de facilité au-delà des ornières qui le contiennent, au quotidien, dans l’ordre apparent des choses. Le temps moins contracté nous libère de ce qui, normalement, nous obstrue la vue. Les inégalités sociales, les effets de la désinstitutionnalisation, l’autorité et les ressources de l’État, le désastre des CHSLD, deviennent soudainement plus apparents, mais aussi l’ordre de nos vies individuelles, qui, dans le chamboulement même de la quotidienneté, nous ramènent à ce que nous sommes collectivement. À la forme de vie qui nous unit. Ici comme ailleurs; aujourd’hui comme à la grande ville du Moyen Âge.

Je marchais récemment dans le bois pas trop loin de chez moi (je ne désobéis à aucune règle – et n’encourage personne à le faire, entendons-nous – puisque j’y avais déjà établi mes pénates bien avant la crise). C’était au moment pas si lointain où la décision de garder ouvertes ou non les SAQ était encore d’actualité. La Sépaq avait fermé l’accès à ses territoires depuis la fin mars et m’envoyait déjà des « astuces » virtuelles pour se sentir bien comme au chalet, mais chez soi. Je venais d’entendre à la radio un éminent médecin, aussi poète à ses heures (ou l’inverse, je ne sais plus), déplorer une telle fermeture, tout comme celle des bibliothèques, jugeant l’accès à la matérialité de la nature et des mots tout aussi essentiel à la vie que l’accès au pain. SAQ contre Sépaq : je repensais en marchant aux propos de notre bon premier ministre, jugeant opportun, la veille, de justifier sur les ondes de la radio et de la télévision publiques la pertinence accrue du « petit verre le soir » pour s’occuper, individuellement, de la détresse collective occasionnée par les événements. J’ai eu un malaise. Je l’ai ruminé pendant des jours, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus ne pas sortir. Sous la forme du poème suivant, qui, tranchant heureusement avec le ton de ce billet, a voulu se saisir de l’indulgence comme d’un appel à la vie.

Il ne s’agirait de juger personne, sinon d’interroger à partir des réponses compulsives données à nos détresses l’ordre du monde que l’on met en place. La forme de vie qui, circulairement, produit aussi son désarroi. Le mien tout autant que celui de mes voisins, bien que, souvent, on puisse ne pas l’observer du même angle.

« Est beau le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’inspiration inexprimable, en tant qu’inexprimable »[3], disait Simone Weil.

Voilà. Je cède la parole aux jeux d’enfants.

la résistance au front s’organise
encore et toujours
à l’encontre, les forces brutes de la vie

 

les garde-malades s’activent
sans noms, encore une fois
préposées de leurs existences aux bénéficiaires
en défaut

 

soins attenants à sauver la vie des spectres
les fils se brisent
aux cercueils des marionnettistes

 

les rythmes nous avalent leurs rites funestes
les funérailles n’ont plus lieu
j’attends tel un messie, Ô
j’attends les arbres se dénuder de leur poids

 

le miracle à venir la grande crise
au rythme accéléré
la cadence
la cadence; les vies au pas de l’anxiété

 

Moi – où sommes-nous?
la Loi amorphe gruge les ruines
de nos vies aigries d’arcs-en-ciel

 

nos Feux éteints
la clameur de la grande foire aux échos imaginaires
rappelés à nos corps
défendus

 

multiplicités post-traumatiques
et miroirs transparents, jamais paraboliques
un Oiseau chante : un instant!
son rire m’inonde, joie impudente


Notes

[1] Daniel Defoe, Le journal de l’année de la peste, Paris, Gallimard, 1959 [1982 pour la préface], p. 24.

[2] Idem.

[3] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 102.

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Classé dans Julie Perreault

La sociabilité interculturelle au temps du coronavirus

Notes sur le chapitre « John Glassco : “Fidelis per infidelitatum” » du livre Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada (1950-1960) de Patricia Godbout (Presses de l’Université d’Ottawa, 2004).

Par René Lemieux, Université de Sherbrooke | ce texte est aussi disponible en format pdf

 

Avant-propos

Ce court texte a été proposé aux étudiantes et étudiants d’un séminaire de sociologie de la traduction à l’Université de Sherbrooke. Je les remercie pour leurs commentaires.

 

Le livre n’est pas image du monde, suivant une croyance enracinée. Il fait rhizome avec le monde. (Deleuze et Guattari 1980, p. 18)

 

Peut-on, en temps de pandémie, écrire sur la sociabilité interculturelle? Si la question semble étrange pour ce qui se veut un court compte rendu critique d’un chapitre d’un livre, c’est probablement parce qu’il est absolument hétérogène aux questions qu’on se pose habituellement lorsqu’on lit un texte dans le cadre d’un séminaire aux cycles supérieurs d’un programme de littérature canadienne comparée. Et pourtant, je n’arrive pas à poser une autre question alors qu’on se retrouve tous confinés chacun chez soi. Est-il possible, en ce moment, de penser à autre chose qu’au coronavirus? Ouvrez la télé ou vos portables, faites un tour sur Facebook, sur Twitter ou sur tout autre plateforme, de quoi parle-t-on, sinon de coronavirus? Et pourtant, lisant ce chapitre, il est possible de faire des liens entre notre situation et celle de Patricia Godbout lisant John Glassco. C’est ce que je tenterai de faire, à défaut de pouvoir penser à autre chose qu’à la pandémie – cela relève assurément du pari.

Dans le chapitre que nous avions à lire, Patricia Godbout raconte d’abord la vie littéraire de John Glassco, un homme de lettres montréalais reconnu pour sa poésie, à partir d’éléments biographiques comme son établissement dans les Cantons de l’Est ou sa participation aux activités littéraires de l’époque. Établi à Knowlton en 1937 puis à Foster en 1940 où il sera maire pendant deux ans, il entame, en 1957 à la suggestion de Frank Scott, une pratique de la traduction en traduisant entre autres le Journal puis les Poésies complètes d’Hector de Saint-Denys Garneau (ce dernier livre lui vaudra le Prix du Gouverneur général). Le chapitre de Godbout vise à la fois à nous informer sur l’activité littéraire de Glassco, y compris sa manière de traduire, mais également à donner une vue d’ensemble de la vie littéraire à laquelle il a contribué. Pour fins de résumé du chapitre, je m’intéresserai d’abord à la manière de traduire de Glassco pour ensuite formuler une courte réflexion sur celle-ci.

Godbout qualifie la manière de traduire de Glassco de « palimpseste ». Rappelons qu’un palimpseste est un parchemin duquel on efface une première écriture pour la remplacer par une autre. On gratte d’abord la surface pour y éliminer l’encre – qui y demeure à l’état de trace seulement – pour y ajouter une nouvelle couche. Certains instruments contemporains à imagerie aux rayons ultraviolets nous permettent parfois de « récupérer » d’anciens textes perdus sous les palimpsestes. Si Godbout qualifie la traduction de Glassco de palimpseste, c’est que cette traduction agit sur le poète, la traduction le transforme et transforme son esthétique : « Dans toute son œuvre, [Glassco] opère des déplacements, interpolations, imitations de divers types. » (Godbout 2004, p. 176) Traduire Saint-Denys Garneau fut ainsi une expérience constitutive du sujet Glassco; la traduction n’est pas seulement une activité parmi d’autres dans sa vie, elle a été marquante au point de transparaître dans toute son esthétique (mais pour s’en rendre compte, il fallait un « instrument » particulier, un regard « aux rayons ultraviolets », celui de l’analyse traductologique de Godbout). Pour sa traduction comme pour son œuvre en général, Glassco, rappelle Godbout, utilise des « subterfuges ». Je cite Godbout sur cette question :

Il est à noter que [subterfuges] renferme l’idée de fuites. [Les] tactiques littéraires [de Glassco] sont donc des prétextes à l’évasion. Dans l’étymologie de « subterfuge » se trouve en effet le concept de fuir en cachette, d’esquiver (comme esquiver des coups). L’anglais en a fait le verbe to eschew : « to avoid, to refrain from using, to do without ». Fuir, faire sans, faire semblant : en traduction, cela veut dire faire sans l’original, sans le jeu de sonorité original, recréer quelque chose qui fait comme si, qui simule l’amour, la mort, pour en venir peut-être enfin à faire sortir « les morts hors de [soi], assassinés », comme l’écrit Anne Hébert, dans « Le tombeau des rois » – poème dont Glassco a d’ailleurs proposé une version anglaise […]. C’est un peu comme si la traduction assenait le coup fatal au fantôme qui s’évanouit. (Godbout 2004, p. 175‑176)

Recréer plutôt que transmettre : la traduction de Glassco se veut pseudotraduction voire paratraduction, comme on parlerait de parodie ou de paratexte pour reprendre Genette (1982). La traduction ne se veut pas « as close to the original, mais as close to perfection as possible » (Godbout 2004, p. 185); Glassco est ainsi un « cibliste », comme le qualifie Godbout (face à un Frank Scott sourcier, p. 186). On comprend dès lors mieux le titre du chapitre qui se donne comme une sentence latine. Celle-ci est tirée d’une lettre de Glassco à Arthur Smith datée du 12 janvier 1966 : « I am swinging around to a conception of translation as a re-making, as it was with Florio, Dryden, Urquhart-Motteux and Pound: fidelis per infidelitatum (or, adultery, for art’s sake) » (cité dans Godbout 2004, p. 186).

L’objectif du chapitre de Godbout est également de parler de la sociabilité littéraire de l’époque à travers des lieux de publication particuliers comme la revue Tamarack Review; cette dernière, comme tout autre revue littéraire, à l’image des anciens salons, fait partie des véritables espaces de sociabilité littéraire et intellectuelle qui, selon Godbout, « permettent souvent, mieux que les livres, de dévoiler les réseaux, les groupes et les processus structurant la vie intellectuelle et littéraire d’une période donnée » (p. 208). Ainsi, Godbout brosse le portrait non seulement d’un traducteur, mais de tout un monde particulier, un monde auquel elle appartient en grande partie (à la fin, elle mentionne notamment la revue Ellipse à laquelle elle a participé lorsque la revue était à l’Université de Sherbrooke – la revue est aujourd’hui située à l’Université Concordia –, ainsi que le programme en littérature canadienne comparée de l’Université de Sherbrooke et même son ancien directeur de thèse, Richard Giguère). L’analyse n’a-t-elle pas toujours un côté autobiographique?

Avec Godbout, on apprend que les années cinquante au Québec étaient une époque particulièrement féconde pour la traduction vers l’anglais : le Québec commençait à sortir de son traditionalisme sclérosé, mais le virage nationaliste québécois des années soixante allait mettre un terme à ces échanges. Cet intérêt des anglophones pour la littérature québécoise (un intérêt qui ne fut pas toujours réciproque) nous rappelle un article de Sherry Simon sur la dissymétrie entre la traduction vers l’anglais et vers le français (1988) : l’intérêt des anglophones demeurait tout de même un intérêt « anthropologique » pour une culture dont ils se sentaient fondamentalement séparés, et ce, même s’ils habitaient les mêmes lieux. Jacques Godbout l’exprime assez bien dans un entretien avec l’autrice en 1997 :

Plus tard, je lis des romans de Leonard Cohen et je me rends compte qu’il parle du même monde que moi. Même montagne, même milieu, mêmes rues, mêmes sentiments. On a le même univers naturel en partage, mais on n’a pas les mêmes références littéraires. Nous [les francophones], c’est Ronsard; eux [les anglophones], c’est Chaucer. Nous, c’est Racine et Corneille; eux, c’est Shakespeare. Les univers de référence ne sont pas les mêmes. Pour le reste, on partage les mêmes films américains, on partage la même ville. Il y a énormément de recoupements. (Jacques Godbout cité dans Godbout 2004, p. 214)

Différentes filiations (ou généalogies – j’y reviendrai), alors que le lieu de partage est le même. On reconnaît du même, mais dans ce qui diffère – ce qui est le propre de toute analyse comparée, et c’est à partir de cela que j’entends formuler une appréciation personnelle du chapitre.

Ce rapport entre l’identité et la différence, Patricia Godbout l’exprime méthodologiquement à partir du livre Les mots et les choses de Michel Foucault (1966) – je me permets un petit détour dans ce qu’elle écrit sur cette question dans son introduction. Pourquoi l’autrice a-t-elle choisi (et terminé) son livre avec Glassco?

Empruntant à Michel Foucault une catégorisation visant à rendre compte de ce qu’il appelle « la trame sémantique de la ressemblance au XVIe siècle », on pourrait dire qu’à chacune des quatre trajectoires de sociabilité interculturelle présentées ici correspondrait une des « quatre similitudes » que Foucault a définies pour décrire ce paradigme ayant joué, selon lui, un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale : la convenance, l’émulation, l’analogie et le jeu des sympathies. (Foucault 1966, p. 32; cité dans Godbout 2004, p. 10)

Godbout associe Pierre Daviault au mode de la convenance, Frank Scott à l’émulation, Guy Sylvestre à l’analogie et finalement Glassco à la sympathie; je la cite à nouveau :

La sympathie, écrit enfin Foucault, « tombe de loin comme la foudre » (Foucault 1966, p. 38). Tous les voisinages de la convenance, tous les échos de l’émulation, tous les enchaînements de l’analogie sont supportés, maintenus et doublés par cet espace de la sympathie et de l’antipathie qui ne cesse de rapprocher les choses et de les tenir à distance. Glassco fonctionnerait sur ce mode dans ses rapports interculturels. Il « élit » les auteurs qu’il souhaite traduire, comme Saint-Denys Garneau, et il en dédaigne d’autres. (Godbout 2004, p. 11)

Godbout fait pourtant souvent remarquer les éléments de ressemblance ou d’analogie entre Saint-Denys Garneau et Glassco, y compris biographiques (les deux ont été atteints d’une maladie dans leur jeunesse – Glassco en perdra un poumon, Saint-Denys Garneau mourra pour sa part très jeune, à 31 ans). De même sur le plan textuel où Glassco s’imprégnera de Saint-Denys Garneau, ce dernier envahissant le premier de son altérité : Godbout mentionne notamment le terme « inviolacies », rare en anglais, mais présent chez Glassco (p. 188). Toutefois, lorsque Foucault parle de sympathie, il la distingue de l’analogie. La sympathie ne surgit pas du même, elle la crée :

La sympathie est une instance du Même si forte et si pressente qu’elle ne se contente pas d’être une des formes du semblable; elle a le dangereux pouvoir d’assimiler, de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité, – donc de les rendre étrangères à ce qu’elles étaient. La sympathie transforme. Elle altère, mais dans la direction de l’identique, de sorte que si son pouvoir n’était pas balancé, le monde se réduirait à un point, à une masse homogène, à la morne figure du Même : toutes ses parties se tiendraient et communiqueraient entre elles sans rupture ni distance, comme ces chaînes de métal suspendues par sympathie à l’attirance d’un seul aimant. (Foucault 1966, p. 39; ce dernier élément de Foucault nous rappelle le Ion de Platon 1826 que nous avons eu l’occasion de lire au début du séminaire)

A-t-on pourtant avec la traduction de Glassco du Même? Pourrait-on penser autrement la relation entre la traduction et l’original? Godbout fait remarquer le plaisir pervers, voire masochiste, de Glassco (rappelons qu’il avait traduit la Venus im Pelz de Sacher-Masoch) à voir sa poésie se faire qualifier de traduction (Godbout 2004, p. 178), alors que sa traduction pourrait passer pour une œuvre originale.

Ce jeu entre la traduction qu’on pourrait voir comme un original et l’original comme traduction vient remettre en question la mimésis de la sympathie chez Foucault. Pourrait-on voir la relation entre l’original et la traduction autrement? La traduction de Glassco – et toute traduction qui se ferait de cette manière – pourrait-elle se voir moins comme un paratexte, au sens de Genette, qu’un métatexte : un commentaire sur l’original? Dans ce cas, la traduction comme texte en second serait moins de l’ordre d’un nouvel original que d’une nouvelle forme de mutualité entre organismes.

En lisant Michel Foucault sur la sympathie, je me suis rappelé une relation animale exposée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux qui me semble être une piste pour réfléchir à la relation entre le traducteur et l’auteur de l’original. Pour l’exemplifier, je cite un passage des deux philosophes sur les rapports entre la guêpe et l’orchidée. On sait que certaines orchidées ressemblent à des insectes dans le but de se reproduire, mais ce n’est jamais, pour Deleuze et Guattari, dans un rapport d’analogie qu’ils se mettent en relation (dans le passage qui suit, Deleuze et Guattari s’intéressent aux mouvements de déterritorialisation animaux : il n’y a pas d’espaces, y compris littéraires, sans vecteurs de déterritorialisation et de reterritorialisation) :

Comment les mouvements de déterritorialisation et les procès de reterritorialisation ne seraient-ils pas relatifs, perpétuellement en branchement, pris les uns dans les autres? L’orchidée se déterritorialise en formant une image, un calque de guêpe; mais la guêpe se reterritorialise sur cette image. La guêpe se déterritorialise pourtant, devenant elle-même une pièce dans l’appareil de reproduction de l’orchidée; mais elle reterritorialise l’orchidée, en transportant le pollen. La guêpe et l’orchidée font rhizome [tiges souterraines de certaines plantes vivaces], en tant qu’hétérogènes. On pourrait dire que l’orchidée imite la guêpe dont elle reproduit l’image de manière signifiante (mimesis, mimétisme, leurre, etc.). Mais ce n’est vrai qu’au niveau des strates – parallélisme entre deux strates telles qu’une organisation végétale sur l’une imite une organisation animale sur l’autre. En même temps il s’agit de tout autre chose : plus du tout imitation, mais capture de code, plus-value de code, augmentation de valence, véritable devenir, devenir-guêpe de l’orchidée, devenir-orchidée de la guêpe, chacun de ces devenirs assurant la déterritorialisation d’un des termes et la reterritorialisation de l’autre, les deux devenirs s’enchaînant et se relayant suivant une circulation d’intensités qui pousse la déterritorialisation toujours plus loin. Il n’y a pas imitation ni ressemblance, mais explosion de deux séries hétérogènes dans la ligne de fuite composée d’un rhizome commun qui ne peut plus être attribué, ni soumis à quoi que ce soit de signifiant. (Deleuze et Guattari 1980, p. 17)

Je pourrais m’arrêter ici bien que le paragraphe ne soit pas terminé. C’était mon intention au départ. Mon objectif, après tout, était d’exemplifier une relation qui ne soit pas de l’ordre d’une analogie bien qu’elle lui « ressemble » : la traduction est une « capture de code » de l’original comme l’original, pourrait-on dire, est la « capture de code » de la traduction. La « ressemblance » est ici à la limite aléatoire. C’est en tout cas ce que semblent nous dire Deleuze et Guattari du cas de la guêpe et de l’orchidée qui, contrairement à la sympathie chez Foucault, ne vise pas le Même, bien que leur association momentanée soit féconde pour l’une et pour l’autre. Et pourtant, à la relecture de ce passage de Deleuze et Guattari, je me suis rendu compte que le reste du paragraphe était peut-être encore plus intéressant pour nous. Je continue la lecture (j’omets les notes de bas de page) :

Rémy Chauvin [un biologiste français, né en 1913 et mort en 2009] dit très bien : « Évolution aparallèle de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre. » Plus généralement, il se peut que les schémas d’évolution soient amenés à abandonner le vieux modèle de l’arbre et de la descendance. Dans certaines conditions, un virus peut se connecter à des cellules germinales et se transmettre lui-même comme gène cellulaire d’une espèce complexe; bien plus, il pourrait fuir, passer dans les cellules d’une tout autre espèce, non sans emporter des « informations génétiques » venues du premier hôte (ainsi les recherches actuelles de [Raoul E.] Benveniste et [George J.] Todaro [deux chercheurs du National Cancer Institute dans le Maryland] sur un virus de type C, dans sa double connexion avec l’ADN de babouin et l’ADN de certaines espèces de chats domestiques). Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre. Là encore, évolution aparallèle du babouin et du chat, où l’un n’est évidemment pas le modèle de l’autre, ni l’autre la copie de l’un (un devenir-babouin dans le chat ne signifierait pas que le chat « fasse » le babouin). Nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes. Comme dit [François] Jacob [biologiste français né en 1920 et mort en 2013], les transferts de matériel génétique par virus ou d’autres procédés, les fusions de cellules issues d’espèces différentes, ont des résultats analogues à ceux des « amours abominables chères à l’Antiquité et au Moyen Âge » [dans La logique du vivant, Gallimard, 1970]. Des communications transversales entre lignes différenciées brouillent les arbres généalogiques. Chercher toujours le moléculaire, ou même la particule submoléculaire avec laquelle nous faisons alliance. Nous évoluons et nous mourons de nos grippes polymorphes et rhizomatiques, plus que de nos maladies de descendance ou qui ont elles-mêmes leur descendance. Le rhizome est une antigénéalogie. (Deleuze et Guattari 1980, p. 17‑18)

On voit bien que le propos de Deleuze et Guattari vise à attaquer non seulement l’image classique de la représentation se basant sur l’analogie (celle qui prétend que la traduction est la pâle reproduction de l’original, etc.), mais plus encore nous oblige à cesser de penser les rapports entre les choses à partir de leur filiation ou de leur généalogie. « Même univers naturel en partage, mais pas les mêmes références littéraires », disait Jacques Godbout; et c’est justement contre cette manière de penser la différence qu’écrivaient Deleuze et Guattari : il faut savoir penser un même monde, parce qu’on y partage au moins une chose en ce moment, le même virus. Plus radicalement encore, Deleuze et Guattari nous enjoignent à penser sans hiérarchie ontologique : traduction et original se situent au même niveau, ils ne se donnent plus selon une différence hiérarchique.

Cette discussion sans doute étrange sur les virus où Deleuze et Guattari tentent de nous dire que ce qui compte, ce n’est pas les transmissions généalogiques, mais celles qui, par bonds, passent d’une espèce à une autre, me fait penser à nouveau à ce que Godbout tentait de nous dire dans son chapitre. La sociabilité interculturelle qui devrait nous intéresser n’est pas seulement celle entre le traducteur et l’auteur de l’original, mais également celle entre le traducteur et son texte, car cesser de penser les hiérarchies signifie penser le monde de manière immanente, c’est-à-dire, dans notre cas, cesser de distinguer un original plus noble de son dérivé ancillaire pour redécouvrir les différentes connexions hétérogènes. Cette manière, disons-le, latourienne de penser les rapports entre les textes et les acteurs (les acteurs entre eux et ces derniers en rapport aux textes) nous invite à réfléchir à nouveaux frais la sociabilité : nous portons des fragments de textes, comme notre code génétique est porteur d’une multitude d’anciens agents cellulaires assimilés (saviez-vous qu’on estime à 8 % la proportion du génome humain provenant d’ancien virus inoffensif que notre espèce a fini par incorporer?). On ne vient à bout véritablement de l’ennemi viral – pour reprendre la rhétorique martiale d’un Macron – qu’à la condition de son ingestion totale. C’est à réfléchir en temps de pandémie. Dans ces circonstances, la traduction est ainsi le « point de départ d’une expérience d’écriture » (Godbout 2004, p. 187), et son efficace se mesure à l’aune prescrite par la devise d’Ezra Pound : « Make it new! »

 

Bibliographie

Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. 1980. Mille plateaux. Paris: Minuit.

Foucault, Michel. 1966. Les mots et les choses. Paris: Gallimard.

Genette, Gérard. 1982. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Seuil.

Godbout, Patricia. 2004. Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada (1950-1960). Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa.

Platon. 1826. Ion. Traduit par Victor Cousin. Paris: Bossange Frères, libraires.

Simon, Sherry. 1988. « Dissymetries in Canadian translation ». Translation Review, no 27: 40‑43.

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Journal de pensée politique appliquée depuis la cuisine

Par Jade Bourdages, Montréal

18 mars 2020

Qui parle?

Petite pensée politique appliquée du jour en temps d’état d’urgence sanitaire : il me semble que c’est un bon moment pour souligner qu’en ce moment M. Legault est en quelque sorte devenu le porte-parole d’un gouvernement qui parle d’une seule voix en raison de l’urgence. Tous les partis et tous les élus travaillent au front (je n’ose même pas imaginer leur absence de sommeil depuis des jours…). Ne l’oublions jamais, le crédit, si l’on peut parler ainsi, ne reviendra jamais à Legault en propre, ou à la CAQ en partie. Nous devrons être bien nombreux à le rappeler le temps venu, quand tout ça sera derrière nous. Nombreux.

Ce que tout ça veut dire, c’est que lorsque tu te dis « mon dieu, j’aime ce gouvernement », tu n’es SURTOUT pas en train de te dire « j’aime Legault ou j’aime la CAQ », tu es plutôt en train de te dire que « tu aimes » un gouvernement (et son opposition) qui parlent d’une seule voix, un gouvernement où il n’y a plus aucune politique partisane (je ne pensais jamais connaître ça de mon vivant, je te jure), que tous nos élus ensemble sont au front, tiennent à bout de bras ce qui se passe, et qu’en plus, dans ce gouvernement qui parle maintenant d’une seule voix, son dirigeant principal, si je puis dire, n’est plus du tout un Prince, un premier ministre ou autre, mais bien le Directeur de la santé publique et les scientifiques en épidémiologie.

19 mars 2020 A.M.

Prison – L’heure n’est pas aux festivités

Ce matin, et puisque maintenant la violente réalité commence à apparaitre dans tous les secteurs de la vie sociale, je juge que c’est maintenant un bon moment pour suggérer, sans détour, un exercice de politique appliquée sur le thème de la carcéralité et celui du « tri » des vies en ces temps d’état d’urgence sanitaire. Ce genre de moment horrifiant où il s’agit, plus que jamais, de se tenir sur un fil très délicat pour conserver son esprit vif et critique, être attentif, plus que jamais, à toutes les décisions certes, mais plus encore à ce qu’on appelle des chaînes de conséquences ô combien concrètes de ces décisions qui tombent depuis quelques jours en rafale (quelques jours… et déjà ce sentiment qu’il s’agit presque d’une éternité tellement notre monde ordinaire a déjà été transformé). Ceci pour exercer, plus que jamais, son jugement en situation en ce temps de crise et de « no-win situation ». On ne se le répétera sans doute jamais assez collectivement, this is not business as usual. Ce n’est pas le moment des réflexions de courtes vues. En gros, l’heure n’est pas du tout aux festivités, comme on dit.

Sur le thème de la carcéralité et des prisons : dans ma vie professionnelle, l’un des nombreux dossiers sur ma table de travail, l’un pour lequel on me connaît du moins dans l’espace public, c’est celui qui concerne mon travail d’analyse et de critique très sévère des logiques carcérales dans nos sociétés, qu’il s’agisse de logiques punitives, de processus de criminalisation des populations pauvres, vulnérables, racisées, marginalisées et discriminées toujours au prix fort de leur corps et de leur vie, comme de celles de tous leurs proches et de toutes leurs communautés. Je n’ai jamais de mots assez durs pour nommer la violence sans nom de tous ces processus dans l’ensemble de nos sociétés. Jamais.

Dans le cadre de ce travail, je ne compte plus non plus le nombre de comités, d’organisations de défenses de droits et de justice transformative, de communautés militantes et de réseaux dans lesquels j’ai décidé d’investir toutes mes énergies productives au quotidien, ceci pour mettre mes forces critiques et mes compétences en analyse politique au service d’une intelligence collective sur toutes les questions entourant notamment l’abolitionnisme carcérale. Mon travail et ma pensée politique sur ces questions y sont généralement appréciés par toutes ces différentes communautés d’allié.es pour une raison que l’on peut résumer par une formule simple : ma radicalité. À savoir, mon intransigeance et donc le fait que sur ces questions, je ne fais aucun compromis avec les logiques d’État, que celles-ci soient d’ailleurs strictement punitives ou « plus cutes » comme celles des réformistes et des progressistes (sugarcoat). Aucun compromis dans une direction comme dans l’autre puisqu’il faut bien se le dire et se l’avouer, elles se situent, ces deux apparents extrêmes, dans le même spectre d’idées politiques. En gros, cela veut dire qu’elles puisent dans le même réservoir d’idées disponibles pour développer leurs arguments de justification de notre système carcéral. L’une arguant que la punition est une nécessité vitale pour le fonctionnement de la société et le maintien de l’ordre public, l’autre arguant encore à ce jour que le système carcéral se justifie, car il constituerait un cadre pédagogique adéquat pour favoriser la soi-disant « réhabilitation ». Ici, la lutte politique à mener consisterait tout au plus à viser l’amélioration des conditions de détention (notamment sanitaire, ô ironie!) de toutes ces populations que l’on met à l’écart du monde social, des milliers de corps que l’on entasse dans des lieux que l’on ne veut pas voir, des lieux dont on ne veut rien savoir. (Je vais ici au plus simple, excusez-moi.)

Une « no-win situation » comme je dis, car le surpeuplement dans les prisons est également le risque le plus gros pour que ces populations soient frappées de plein fouet par la pandémie. Mais, « no-win situation », car quand nos gouvernements décideront de vider ici les prisons, comme c’est déjà amorcé depuis plusieurs jours aux États-Unis, ça ne sera pas du tout une bonne nouvelle dans le contexte que nous traversons actuellement. Pas le moment des festivités à l’horizon pour tou.te.s mes allié.es militants abolitionnistes, car lorsque nos gouvernements commencent à prendre de telles décisions, sans plan de protection sociale réel, nous sommes bien obligés de regarder la réalité violente en face. D’aucuns ne prendront une telle décision parce qu’ils ont soudainement de la compassion pour les populations carcérales ni même à cœur leur condition sanitaire. C’est une autre logique qui est à l’œuvre en ce moment. Plus violente, plus horrifiante. La logique derrière le vidage des prisons dans des sociétés comme les nôtres qui ne jurent que par la défense odieuse de la nécessité du système carcéral en temps normal, et au risque ici d’être la casseuse de party, est tout à fait ailleurs. Le vidage des prisons, sans aucun plan de protection sociale garantie, d’offre massive de logement pour mettre un toit sur la tête de ces millions de détenus, tout ce vidage qui se passe actuellement aux États-Unis, procède de décisions qui visent à tirer la plogue d’un système coûteux pour faire des économies dans les circonstances. Dans cette logique sacrificielle, laisser crever le monde en bas, dans les rues, permettra de faire des économies en haut. Une forme de purge, un « tri » des vies qui comptent et des vies qui ne comptent plus, des millions de sans-papiers, de familles pauvres, de gens en situation d’itinérance, de gens de communautés racisées, des détenus… Un « tri » dont la décision est maintenant ramenée dans les mains de l’État (l’impression de vivre d’heure en heure mon pire cauchemar politique depuis toujours, en ce moment même, live, sous nos yeux). Voici la raison fondamentale pour laquelle je m’engage paradoxalement à suivre maintenant les consignes de nos gouvernements, à rester chez nous coûte que coûte, que je m’engage à distance avec toutes les communautés que j’aime, dont je veux prendre soin. Voilà pourquoi depuis des jours, j’invite à vraiment prendre au sérieux ce qui se passe afin que collectivement nous arrivions à repousser le plus possible ce moment horrifiant où le « tri » des vies sera devenu une forme de nécessité pour les États, ne sera donc plus entre nos mains parce que notre système de santé ne pourra pas absorber les conséquences en chaîne de ce qui se passe. Voilà où se trouve notre réel et combien capital pouvoir d’agir en ce moment! Hang in there. We can do this. We have to. Ceci n’est pas un simple exercice de simulation de crise.

Ce qui nous arrive en ce moment n’a aucun précédent dans l’histoire. AUCUN. Nous devons tous être sur le qui-vive, à pieds d’œuvre pour ne pas penser que nos réflexes habituels, aussi critiques soient-ils, peuvent nous être d’un quelconque secours pour réfléchir collectivement à la vitesse grand V. Soyons donc ici vigilant.e.s, prenons soin tous et toutes d’aiguiser chaque jour notre esprit critique qui sera mis à rude épreuve, notre jugement en situation. L’heure n’est pas aux festivités. This is not business as usual. Nos réflexes critiques, ceux que nous avons intériorisés pour lutter au quotidien contre toutes les formes d’injustices, nos arguments habituels pour lutter contre les effets des logiques de production d’inégalités dans nos systèmes sont aujourd’hui à revoir, à peaufiner, rapidement.

19 mars 2020 P.M.

Suspension des hypothèques annoncée aux États-Unis

Et maintenant, il est temps d’être clair. Nous pouvons collectivement cesser de regarder les décisions qui se prennent ailleurs en se disant, « ben non, voyons, on n’en arrivera pas jusque-là », « ça s’peut pas voyons ». « Check ça les États-Unis vont crasher », et là tu regardes les États-Unis comme si tu les regardais de loin par ta fenêtre. La vérité, c’est qu’il n’y a comme plus « d’ailleurs » à proprement parler, plus de « ben voyons ça, ça s’passe ailleurs », car croyons-le ou non, et je sais combien c’est difficile de comprendre cela sur un plan cognitif, mais malgré la fermeture de toutes les frontières du monde, nous sommes tous dans le même merdier. Nous n’avons jamais, paradoxalement, été aussi à la même place dans la même Maison en même Temps (un peu comme ce confinement, qui nous fait paradoxalement vivre chacun.e dans nos cuisines, mais ensemble en ta’, comme jamais). Nos destins sont intimement liés. USA, Canada, Québec, Europe, Amérique, Asie, name it!

La métaphore de la maison est une bonne métaphore pour comprendre ce qui se passe en ce moment sur le plan politique (mes étudiant.es qui sont là quelque part, vous en rajouterez sur cette question de la maison qu’on étudie ensemble normalement pendant trois mois si ça vous dit).

Quelques minutes avant que je me couche enfin hier, on apprenait que l’État de la Californie passe en confinement total. 40 millions d’habitants (recensés).

Simultanément, on apprenait aussi que les propriétaires qui ont perdu leurs revenus et leurs emplois en raison de la chaîne de conséquences amorcées (fermetures d’entreprises et des mises à pieds massives dans le contexte de crise de la COVID-19), seront éligibles aux États-Unis, et selon leur situation, à des réductions de paiements ou une suspension totale des coûts d’hypothèques pour une période pouvant aller jusqu’à douze mois.

Retour sur nos bancs d’école dans quatorze jours? NOT!

Véritable choc exogène qui heurte de plein fouet l’écosystème économique en entier, nous disait même ce midi le gouvernement provincial (ce sont ses mots). La shop ferme, c’est la fermeture de l’économie, nous entrons en période d’hibernation (encore une fois, ce sont ici les mots du gouvernement lors du point de presse du 19 mars).

Notre ride va être longue, gang, longue.

Hang in there, hang tight.

Et je sais que c’est ben anxiogène, je sais. Mais faut jamais oublier que notre monde n’est pas plus viable à long terme en temps normal, ça ne peut pas, ça ne peut plus tenir de la même façon. Un demi-million de jeunes et de moins jeunes à Montréal était dans les rues le 27 septembre dernier à nous le hurler à tue-tête, à travers le monde entier, et de partout, nous hurlaient, suppliaient qu’on se grouille de changer de cap, pis vite. C’est la vérité pareil, un monde où des millions d’individus chient dans de l’eau potable pendant que des millions d’autres crèvent de faim, ç’pas vraiment un monde normal, tsé.

#STAYHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 2020 A.M.

Les spots publicitaires en état d’urgence sanitaire

Les spots publicitaires à la télévision pour glorifier et vanter le système de santé (sur lequel on chie depuis 30 ans), de même que ceux pour vanter les systèmes de production locale (culturelle et de produits de première nécessité) que nous n’arrêtions pas d’appauvrir en coupant drastiquement les subventions depuis des décennies, et ceux, finalement, pour encourager massivement la consommation locale plutôt que d’enrichir les multinationales prédatrices, et bien imagine-toi donc que ces spots publicitaires ont commencés.

Comme en temps de guerre, focaliser sur la production locale jusqu’à la revoyure. Nous devrons être nombreux à nous souvenir. Nombreuses. Et comme ajoute Mathieu Rousseau sur ma page : Prenez des notes, gang, gardez vos reçus. Quand l’urgence sera passée, les travailleurs essentiels devront demander justice pour des décennies de mépris.

20 mars 2020 P.M.

Ma proposition d’exercice collectif de politique et de santé appliquées de la journée :

Temporalité de pandémie/traduction de ce que le Directeur de la santé publique tente de nous faire comprendre depuis des jours : tous les comportements irresponsables que nous avons en ce moment participent à l’écriture de l’avenir qui sera le nôtre dans les semaines et les mois à venir. Alors moi, si je ne dors plus, c’est précisément dans l’objectif de me mobiliser avec vous autres pour qu’on arrête d’écrire collectivement, en ce moment même, et à travers tous nos gestes insouciants, le scénario catastrophique de notre histoire future.

Dans un moment où nous avons tous, et avec raison, l’impression de perdre le contrôle de tout, c’est vraiment très paradoxal cette temporalité de pandémie, n’est-ce pas? Au moment même où nous avons l’impression violente que tout part en couille, notre pouvoir d’agir n’a littéralement jamais été aussi grand, aussi réel. Not business as usual.

Implication : l’urgence donc de faire ce qu’on nous demande, de le faire maintenant, rester chez nous, viarge, c’est aussi pour éviter le pire, mais aussi pour que nous ne nous retrouvions pas, dans les semaines à venir, coincés tous dans le pire cauchemar politique qui est celui où nous serions obligés de nous faire imposer tout par des maudits décrets et un maudit état d’exception (état dans lequel toutes nos règles de droit normales et fondamentales sont suspendues. Suspendues, la pognes-tu la canisse?).

C’est de ça dont nous parle le Directeur de la santé publique lorsqu’il nous implore depuis des jours, en disant la chose suivante : « Prouvons au monde entier (et aux États du monde entier) que nous pouvons nous faire ensemble autrement. »

#STAYTHEFUCKHOMEFORGODSSAKE

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

20 mars 17:30

Reality check de fin de journée

Sur l’ensemble du terrain, l’ensemble, les travailleurs et travailleuses du milieu de la santé et des services sociaux et de tous les services essentiels commencent déjà à ressentir le violent débordement. Nous sommes le 20 mars, et les syndicats qui ont la responsabilité de protéger la santé de tous leurs membres commencent à crier au secours. Ils exigent des mesures plus claires et explicites de la part du gouvernement concernant les consignes de confinement.

20 mars, ce n’est déjà plus gérable pour tous ces acteurs sur le terrain qui sont au front avec leur corps au risque de leur propre santé et de celle de tous leurs proches. Devant ces cris d’alertes, ces appels au secours du terrain, il est tout à fait plausible de penser que le gouvernement devra accélérer la cadence pour déclencher les autres appareils législatifs, agir vite par décret obligatoire.

Hang in there. Hang tight.

Sur le plan économique/section perte d’emplois  500 000 demandes d’assurance-emploi au fédéral en date d’aujourd’hui.

Donc là, là, s’il y a encore des gens dans votre entourage qui prennent tout ça à la légère et qui continuent de se croire bien au-dessus de tout ce qui nous arrive collectivement, c’est un maudit bon moment pour leur passer un gros savon.

 

#STAYDAFUCKHOME

#WECANDOTHIS

#WEHAVETO

 

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Classé dans Jade Bourdages

Les non du père: gloser l’imposition de la Loi en temps de crise

Par Simon Labrecque, Montréal

Ne tente pas de t’opposer à la loi. Contente-toi d’en mimer la rigueur, ce sera peut-être ta seule chance d’y échapper. Trace toi-même sur ta porte la grande croix rouge infamante accompagnée des mots « Le Seigneur ait pitié de nous », et, dans la supposition que la fermeture a déjà été faite, les policiers ne viendront pas t’emmurer vraiment.

Georges Didi-Huberman, Mémorandum de la peste

Dans le contexte actuel, marqué par la pandémie de la COVID-19, l’ancienne figure juridique romaine du bonus pater familias s’incarne dans la sphère (bio)politique, sous les auspices de la nation assemblée nerveusement devant son téléviseur, son ordinateur ou son téléphone, chaque jour à 13 h, en les personnes du Premier ministre, au centre, du Directeur de la santé publique du Québec, à sa droite, et de la ministre de la Santé, à sa gauche. Confiné, astreint à la distanciation sociale, ou à l’éloignement physique comme forme de solidarité sociale, je tente pour ma part d’agir en véritable bon père de famille, dans un huis clos quasi complet avec mon enfant.

Pendant que le Dr Horacio Arruda explique, jour après jour, que le gouvernement opte pour la conviction plutôt que pour la contrainte, du moins pour l’instant, ayant à sa disposition tous les moyens nécessaires pour être plus rigide, plus inflexible (pour ne pas dire plus violent), s’il le faut, et ce en toute légalité, je tente aussi de m’en tenir à la parole et d’éviter de recourir à la force – pour le lavage régulier des mains, par exemple. Les échos que je capte, les parallèles que j’entrevois entre ces deux situations, l’une « publique » et l’autre « privée », l’une « politique » et l’autre « familiale », mais les deux fortement liées l’une à l’autre, font que se rappelle à moi un passage d’un livre d’Ivan Segré, que j’aimerais ici gloser quelque peu.

Samuel Hirszenberg, Excommunicated Spinoza, 1907.

Dans Le manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi (La Fabrique, 2014), livre dédié à la mémoire de Daniel Bensaïd et suivi, l’année suivante, par Judaïsme et révolution (La Fabrique, 2015), le philosophe et talmudiste Ivan Segré propose une analyse serrée de la lecture de Spinoza faite par Jean-Claude Milner. L’argumentaire est beaucoup trop précis et nuancé pour que j’en rende compte en détails. Je me saisirai plutôt d’un court passage, tiré du dernier chapitre (« L’arbre de la connaissance ») de la seconde partie (« La Bible de Spinoza »).

Reprenant la question de la faute inaugurale d’Adam, telle qu’elle est commentée par Spinoza dans son Éthique et son Traité théologico-politique (TTP), Segré écrit que, selon Spinoza, en interdisant à Adam (en l’absence d’Ève, notons-le) de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Dieu a interdit « à l’homme de mourir, c’est-à-dire de ne concevoir le bien que relativement au mal (scepticisme), ou de ne le concevoir que relativement à la loi (dogmatisme). Il lui a interdit de méconnaître » (p. 245). En d’autres mots, Dieu « a interdit à Adam de penser et agir par obéissance à la Loi (ut Legem), plutôt que par amour du bien (ex amore) » (p. 245). Cette lecture fait de Spinoza un traître ou un hérétique, selon ceux qui se disent orthodoxes en se targuant d’obéir même sans comprendre la Loi, soutenant parfois obéir d’autant plus qu’ils ne comprennent pas autre chose que le fait que la Loi est la Loi.

Segré écrit ensuite ceci :

D’où vient qu’Adam a fauté? Dans le scolie, Spinoza répond : « ayant cru les bêtes semblables à lui, il a commencé tout aussitôt d’imiter leurs affections et de perdre sa liberté ». Dans le TTP, il explique que c’est « en raison seulement du défaut de sa connaissance que cette révélation fut une Loi ». Dès que la Loi règne, l’imitation des affects animaux s’enclenche. La Loi enclenche l’imitation des affects animaux à mesure qu’elle les réprime. De ce nouage de la Loi et des affects animaux procède l’union infiniment mauvaise, qui pourrit l’humanité jusqu’à l’os. (p. 245)

Lorsque j’ai lu ces trois dernières phrases, ce n’est pas une image biblique qui s’est imposée à moi, ni un chiaroscuro du XVIIe siècle néerlandais, mais le visage rouge et frondeur de mon enfant lors d’une récente tentative de brossage de dents particulièrement ardue, dans la petite salle de bain blanche de l’appartement que nous louons, à Montréal.

À son refus « animal », bien compréhensible, je crois me souvenir n’avoir su opposer, sur le moment, que ma soi-disant volonté, bien entendu « pour son bien », c’est-à-dire la loi du père, dans sa plus bête répétition arbitraire et incisive, n’assénant qu’elle-même en vérité. Or, « Dès que la Loi règne, l’imitation des affects animaux s’enclenche. »

Cela m’enseigne déjà que l’imposition de la Loi vient avant les « affects animaux ». Comment aurais-je pu faire autrement, s’il s’agissait de brosser les dents, par exemple?

Le refus de l’enfant, répété avec une énergie croissante et une assurance qui s’affermit face à l’insistance de la Loi, risque de n’entraîner que l’affirmation répétée de la Loi comme imposition non-négociable – cela, faute de compétences innées ou d’un savoir véritable en « diversion des forces »; l’aïkido parental est un idéal vers lequel je chemine à pas de tortue, et comme à contre-courant ou à rebrousse-poil de mes réactions les plus immédiates, pour ne pas dire naturelles. Or, « La Loi enclenche l’imitation des affects animaux à mesure qu’elle les réprime ». En d’autres mots, et pour revenir au serpent d’Adam, la situation s’envenime, dans une sorte de spirale qui s’intensifie.

Constater cet envenimement, « ce nouage de la Loi et des affects animaux », c’est repérer une brèche qui puisse permettre de désamorcer le mécanisme mortifère, « l’union infiniment mauvaise ». Encore faut-il savoir saisir une telle occasion! Ce savoir s’oublie, parfois – peut-être souvent. Il n’est pas certain que la question soit uniquement qualitative. N’est-elle pas aussi quantitative? N’est-ce pas la « moyenne » qui compte, la norme? La règle, plutôt que l’exception? Rien n’est moins sûr.

J’ai les moyens physiques de faire « respecter » ma volonté, de me faire obéir, contre le gré de la personne que je crois devoir soumettre à mon autorité, à ma loi, pour son bien. Mais à quel prix? Quel régime instaurerais-je ainsi? Quelle loi servirais-je, en vérité, en faisant cela, sinon celle « des affects animaux »? Quel autre nouage fabriquer que celui qui « pourrit l’humanité jusqu’à l’os », du moment que la volonté cherche un autre appui que sa propre assurance?

Segré écrit que, pour Spinoza,

Les lois de l’État le plus libre éduquent les hommes à vivre sous la conduite de la raison, de sorte qu’à terme, ils puissent vivre en hommes absolument libres, sans Loi. Spinoza enchaîne aussitôt : « Ainsi encore les enfants, bien que tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont pourtant pas esclaves; car les commandements des parents concernent principalement l’utilité des enfants. » Les véritables parents éduquent leurs enfants à devenir des hommes, c’est-à-dire des hommes émancipés de la tutelle parentale. (p. 218)

L’autorité parentale se veut donc fondée en raison, plutôt que de reposer uniquement sur la force, mais cette fondation est essentiellement, pour ne pas dire forcément, mythique. Que les commandements concernent « principalement l’utilité des enfants », c’est-à-dire leur bien, cela laisse aussi entrevoir qu’ils ne concernent par leur bien exclusivement. Comment, par ailleurs, leur « apprendre » qu’ils sont « tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents »? Ce problème se traduit rapidement en termes juridico-politiques : la force qui fait que la loi a « force de loi » se dissimule dans les clairs-obscurs des discours de sa propre justification, jusqu’à ce qu’il soit « nécessaire » de cesser les palabres (d’arrêter « le Christ de niaisage ») et de « faire de quoi », puisqu’il le faut.

La loi du père s’énonce alors : ne me forcez pas à me fâcher! C’est ce que répète, sur un ton jovial, le Directeur de la santé publique, chaque jour à 13 h, depuis la mi-mars 2020. La conviction s’appuie ainsi sur la contrainte, les paroles sur du solide, le symbolique sur du matériel, la raison sur la violence, les babines sur les bottines. C’est en ce sens que, dans le troisième et dernier volume de son projet Sphères, intitulé Écumes. Sphérologie plurielle (Maren Sell, 2004), Peter Sloterdijk écrivait : « Qui est adulte? Celui qui se refuse à chercher un appui sur ce qui n’a pas d’appui. » (p. 26) Cela suppose, bien entendu, qu’il y ait un appui véritable, un sol, du solide, quelque part. L’adulte, ici, s’oppose au rêveur.

Mais ce sol, ce tangible, dans notre système, c’est bien moins celui de Spinoza – la raison – que celui de Hobbes, éternel prisonnier des « affects animaux », et en particulier de la crainte infinie de « la mort violente aux mains d’autrui ». Ce dernier racontait que, du ventre de sa mère, il avait été pétri par la crainte, voire marqué du sceau de cette dernière, cette crainte des exactions que les Anglais subiraient aux mains de l’Invincible Armada espagnole, sa pensée politique ayant dès lors été déterminée de manière viscérale, primordiale.

Carl Schmitt a bien saisi la force de conviction de la thèse de Hobbes, lorsqu’il a souligné le rôle méthodologique de l’exception en politique, dans son ouvrage Théologie politique. Plus que sa définition du souverain comme celui qui décide de l’état d’exception, c’est bien l’exceptionnalisme épistémologique de Schmitt qu’il faut saisir et, si possible, démonter. Selon le juriste, c’est dans la situation d’exception que se révèle l’autorité véritable. Que dire, face à ce « réalisme », comme le présentent les théoriciens des relations internationales?

Ici, maintenant, l’État nous dit : c’est moi qui agit, et il a la force légale et matérielle pour le répéter. Espérons cependant qu’il ne se contentera pas de le marteler et qu’il saura saisir les brèches pour se délester de ses propres « affects animaux », qui seront intensifiés à mesure qu’il réprimera les « affects animaux » de sa population. Paradoxalement, s’il doute de sa propre puissance, il risque de foncer tête baissée et de ne pas voir les brèches.

Dans Le manteau de Spinoza, Ivan Segré écrit ceci :

Pour que la semence du serpent cesse de produire son effet, il faut que l’humain se convertisse à la connaissance, qu’il répare la faute (tikoun). Et c’est le dernier mot de l’Éthique [de Spinoza] : nous ne connaissons pas la joie du bien parce que nous contrarions notre appétit de jouissance, mais c’est parce que nous en connaissons la joie que nous pouvons contrarier notre appétit de jouissance. La Loi et l’appétit de jouissance se nourrissent l’un l’autre, parce qu’ils procèdent d’une même cause : la passion de l’ignorance. Telle est la faute du premier homme, explique Spinoza : c’est au défaut de sa connaissance que se love le serpent, nouage maudit d’un homme et d’une femme, lorsque l’homme désire jouir de la Loi et la femme de sa transgression. « Ciel mon mari! » est la clé de l’amour « bourgeois ».

Rembrandt, Le rêve de Joseph, c. 1645.

Le 19 mars était la fête de la Saint Joseph. Pour la première fois, l’Oratoire était fermé lors de ce temps fort de l’année, en raison de la pandémie. Protecteur de l’Église universelle, modèle des travailleurs, patron des agonisants, saint Joseph est aussi le père silencieux par excellence, puisqu’aucune parole ne lui est attribuée dans les quatre évangiles canoniques. Dans l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu, cependant, il est question de quatre rêves faits par Joseph, visité par un ange du Seigneur. Le premier rêve vient rendre inopérante la « loi des pères » qui contrôle justement le mariage et l’amour « bourgeois », puisque Joseph se fait dire de ne pas avoir peur d’épouser Marie qui est enceinte, car elle a conçu par l’Esprit-Saint (Mt 1, 20-21). Le deuxième rêve est un avertissement qui découle en quelque sorte du fait que le roi Hérode est un mauvais père, puisqu’il cherche à tuer « ses » enfants : il faut fuir en direction de l’Égypte, pour échapper aux autorités (Mt 2,13). Le troisième rêve annonce qu’il est sécuritaire de rentrer en Judée, car Hérode est mort (Mt 2,19-20). Mais le quatrième rêve rectifie le tir, pour ainsi dire, car il envoie Joseph en Galilée plutôt qu’en Judée, le fils d’Hérode, Archélaïus, ayant succédé à son père sur le trône de Judée (Mt 2,21-22). Joseph, père « adoptif » du Fils de l’Homme, dont on ne sait pratiquement rien d’autre, puisqu’il s’efface ensuite, était, en somme, un vrai rêveur.

Joseph est aussi un singulier modèle de père, puisqu’il est dit de lui qu’il était un « homme juste ». Cela est peu, mais cela est aussi beaucoup, car cela permet de projeter tout ce qui compte sur la petite médaille de la sainte Famille qui repose au fond d’une poche, prête à être saisie, à servir d’appui, voire d’appel, pour songer à dénouer un montage de la Loi et des « affects animaux » qui s’envenime, le temps venu.

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Classé dans Simon Labrecque

From the belly of the beast – angry considerations on coronavirus management

First published on Facebook by Sara Agostinelli, Bergamo[1], translated from Italian by Davide Grasso, Turin[2] | the original is also available online, as well as a French translation

I’m from Bergamo and I’m sick, presumably from Coronavirus.

I still read posts quoting experts who reassure me: “80% of the population will be affected by Coronavirus but let’s not worry, for the most part it will just be a flu. The mortality rate is low and mainly affects the elderly and people with previous illnesses.”

Today, March 14. Again this bullshit.

I’m not a scientist or a statistician but I’m pissed off: I’m terrified that outside of here we’re not understanding what’s happening to us. We’re dying like flies here. Is that clear?

Dozens of deaths a day. Dozens and dozens.

The town cemetery can’t dispose of the bodies. The town bell towers don’t ring the death bells anymore because they’d do it all the time. The doctors are exhausted or infected, and they begin to die in turn.

We’re all sick, or almost sick. Three-quarters of my acquaintances are sick, friends, relatives, colleagues, family doctors themselves.

We have very long and resistant fevers, very strong pains in various parts of the body, shortness of breath, coughing, and a portentous cold. Not for everyone, fortunately.

But that doesn’t mean we can talk about “trivial flu”. Trivial flu, my ass.

Three weeks of fever, hallucinating tiredness, headache, shortness of breath, resistance to any medicine, the ghost of the intensive care unit always on your shoulder like an evil crow and, of course, isolation and loneliness: it’s not a trivial flu. And I consider myself highly fortunate.

Most days are spent on the phone: continuous medical bulletins. How are you, today a little better, tomorrow a little worse, how is daddy, aunt, friend, friend, but what do you have, I have this, ah yes I’ve been told by many people then you probably have it, yes yes I think I have it.

Here we self-care, on our own, when it goes well we can get some telephone directions, because even the family doctors can’t follow us all.

The sirens never stop outside the window, night and day, and if you call 112 they can’t answer you for who knows how long. And they take you to the hospital when you’re serious.

Because there’s no room. Because they can’t cure us.

The tests are reserved for those who arrive in the emergency room (and for party secretaries and footballers), the others must infer, imagine and, in doubt, isolate themselves in quarantine, so even those who might really have a « trivial influence » must give up helping those in need, elderly parents for example.

The mortality rate of this virus is low, of course. If we are all sick and “only” dozens of people die “only” a day, of course the mortality rate is low. But we are all sick, and we die non-stop, continuously, in large numbers.

It’s a tragedy. It’s not a common fucking flue.

And of course a lot of people who are not young and maybe with some previous pathology die.

So what?!??!?!?!?!??????

60-70 years old people who could have lived another few years, what are they, expired goods to give a shit about? Aren’t they human beings who leave love and affection in pain?!?

What the fuck has life become???

And I write this, hopelessly atheist, convinced that life is not sacred at all and is life only when it is worthy. But every life is love and bonds around it, and deep pain when it is lacking.

Italy is a country of old men. Don’t bullshit us: all of a sudden you can’t tell us about our old people as expired pieces that we can get rid of lightly.

NO.

Every one of us here knows someone who is between life and death in intensive care, many of us have lost relatives or are waiting for news on the phone.

Almost 1,500 dead in two weeks and we’re standing here saying, “everything’s gonna be okay”??? “we’re gonna be okay”?

No, we’re not comfortable.

WE’RE AT HOME.

Because they haven’t offered us any other solution to deal with this huge disaster. Because if, in other parts of Italy, we become what we are in Bergamo, thanks to two weeks lost without making decisions, telling us one day everything closes and the next day you go out and eat pizza, we won’t stop the city, it will be an even worse slaughter than it already is.

Because in those two weeks of lost time, due to irresponsible unpreparedness and probably also because there are so many big economic interests at stake, WE ARE ALL LOST.

Gentlemen here we are not joking: precisely because it is not a trivial influence and precisely because thousands of people will die, we are worried.

Enough with these dissociated messages, which calm down by belittling what is happening: enough.

You have to know things as they are, really, what you risk, really, to be able to behave responsibly and SAVE LIFE AND PAIN.

Continuing to ask ourselves if there was no other way to deal with this disaster, because maybe there was or still would be, but how can we know, let’s worry and do it seriously: because only if we are worried, really worried, we have the chance to do something sensible for us and for others: avoid as many deaths as possible.

Let’s stop bullshitting each other and let’s tell it like it is: worry, and stay at home.

And at home do read and listen and ask yourself questions, as well as take care of yourself and the people close to you, because now the goal is to survive, but when this disaster will be “over”, and we will have to get up, we will need to be lucid, very lucid.

We will have to understand why we have come to this point, and how. Think about our hospitals, our schools, our old and young people, our work.

We will have to realise that it is not possible to dismantle the health care system of a country piece by piece and then find ourselves dying in clusters with doctors and nurses who massacre themselves risking their lives in an attempt to keep our own.

That we cannot reduce to misery thousands of precarious and “freelancers” who live hanging only and only on their own painful turnover and who, when everything is rightly blocked for fear of death, find themselves in front of a working desert that will be months or maybe years long.

We will have to understand if this tragedy has helped us to improve or has thrown us even more into the abyss we were already in: on one side an army of underpaid people in white coats who kill themselves with work and risk contagion, and on the other side, few meters or just a few kilometers away, flocks of people who queue up to get on the chairlift, to walk in the old town or to try on their clothes at the mall (left open, very open, while schools and cultural events were all closed and cancelled long ago).

If there are the unwilling ones, it’s everyone’s problem.

If hospitals don’t have beds it’s everybody’s problem.

If hundreds of people die and it seems almost normal because “they were old or with other diseases” it’s everyone’s problem, and it is a big problem.

It’s not going well at all and it’s not “it’s going to be all right”.

Only if we realize that, we really do, we can limit the damage and we can do something different when we come out of it.

Because we’re gonna get out of this, and we’re not gonna have to give discounts.


Notes

[1] The original was published on Facebook on March 14, 2020.

[2] Davide Grasso resides in Turino, Italy. His translation was first published on Facebook on March 15, 2020.

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