Par Sagi Cohen
Traduction par René Lemieux, Université Concordia*
—
Même si on peut affirmer que toute « culture » est basée sur de la connerie ou sur le mensonge, est-ce que ça devrait servir à la condamner? Même avant Marx, ce mensonge était déjà présent chez Platon, dans le folklore, dans les mythologies faites de dieux et de héros qui osaient leur tenir tête. Machiavel dévoile la fiction dans le récit originel de Rome qu’il voyait comme le cœur de ce qu’il pensait être la meilleure « foi romaine », où elle se reconstitue pour mieux s’orienter. En effet, ce « saint mensonge » permettait à la culture de se distinguer, là même où sa sécurité était compromise, mais sa fierté affirmée.
Ce qui était vrai pour les Romains l’est aussi pour les adeptes contemporains de la « fierté blanche », à une différence près : les premiers y voyaient une fiction, les seconds, un fait. Ces derniers perçoivent également comme inférieurs et arriérés les « mythes » et « religions » des peuples autochtones de l’île de la Grande Tortue, ceux-là même qui devaient subir la « destinée manifeste » d’une quasi-extinction aux mains des Blancs. La « foi démystifiée » de ces derniers brandit ici une autre forme de fierté, une fierté particulièrement blanche : son identité est posée comme un écran parfaitement vide sur lequel la plus petite anfractuosité apparaît comme une aberration, quelque chose de contingent ou de déplacé. « Étrangement formé », pensera-t-on, parce que ça possède vraiment une forme. C’est ce qu’il faut retenir à propos de la « fierté blanche » : c’est la fierté des humbles. Son histoire ne fabrique pas de fictions : sans rituels bizarres ni mythes traditionnels ou plus ou moins modernisés, mais seulement des valeurs universelles et des vérités historiques. Une page blanche d’hospitalité d’apparence parfaitement inoffensive – mais c’est un piège.
Le piège réside dans la manière avec laquelle la fierté blanche entre en relation avec les autres fiertés. J’ai longuement étudié la façon avec la laquelle le principe d’humilité éthico-métaphysique du christianisme entrait en relation avec le judaïsme, tant avec sa fierté qu’avec, scandaleusement (ce mot ne vient pas de moi), sa distinction, sa séparation du « tout ». La pensée occidentale, dans le sillage de la Réforme et des Lumières (mais on pourrait remonter aussi loin qu’à saint Augustin), a trouvé un moyen d’inverser cette position de « distinction absolue » en une position de « réconciliation absolue ». MAIS!
Mais même inversé, un point de contact crucial (voire inamovible dans ce cas-ci) de la distinction absolue doit demeurer. Où est-il allé? Après la Réforme, le point n’était plus localisable comme ce que le jeune Hegel a appelé l’institution « positive » de l’« Église » (« positive » au sens d’une entité distincte dotée d’une présence et d’un pouvoir politiques). Pour être vraiment inversée de manière à ce qu’elle disparaisse au moins de la vue, la séparation s’est constituée à travers l’« humanité » alors en plein essor, ainsi que toutes les dimensions attribuées à ses « membres individuels ». Comme on peut le constater, l’« humain » est la catégorie des humbles, et toutes les spécificités, que ce soit la religion, la culture et même le genre, sont maintenant sous contrôle de la catégorie « individu humain ». Ça semble scientifique, et à bien des égards ce l’est, puisque ça s’organise à travers une sorte de savoir basé sur des observations et des hypothèses. En deux mots comme en cinq : choix rationnel = choix de rat.
La violence ici, c’est-à-dire la manière qu’a l’humilité d’étouffer discrètement la fierté et la distinction – une vérité qu’on doit aux « fauteurs de haine » du white power (qui semblent souffrir le plus de cet étrange « retournement ») –, a été conçu de manière à être difficile à percevoir. Il s’agit toujours, d’abord et avant tout, d’une violence qu’on s’inflige à soi-même, car elle continue d’étouffer l’expression de la distinction que ce soit l’amour propre, la reconnaissance (et le respect) pour « l’ennemi » ou autre chose, comme étant des affaires « privées ».
Quoi donc? Pensiez-vous que lorsque le « marché libre » du capitalisme imposait la privatisation comme mesures d’austérité – au détriment de la planète entière –, ce n’était pas pour incarner cette ancienne force religio-messianique? (Un bon livre sur le sujet, se concentrant sur l’histoire plutôt sanglante de ce « marché libre » et sur les manières avec lesquelles il en est venu à être (imposé), est Sovereignty, Property and Empire 1500-2000 d’Andrew Fitzmaurice.)
Cependant, comme Nietzsche, j’aimerais me pencher sur les implications éthiques de ce type de manœuvre subtile – aussi subtile que le fait de tuer par inadvertance des milliers d’Autochtones de l’île de la Grande Tortue avec des couvertures infestées des maladies du « Vieux Monde », données avec les meilleures intentions du monde.
Cette violence semble trop abstraite pour en prendre conscience – la culture populaire peut toutefois nous y aider. Ce qu’il y a de bien avec « la décence fondamentale de la culture du Blanc » est qu’elle ne cesse de se justifier (à en devenir risible à l’heure actuelle avec la soi-disant épidémie « woke »). Il faut regarder l’extrait qui suit, tiré de Star Trek : The Next Generation (« Peak Performance », saison 2, épisode 22) :
Il faut remarquer l’esthétique de cette rencontre, et les forces morales qu’elle met en œuvre : le visage prononcé et expressif, aux nuances multiples, de l’extraterrestre en face d’un autre, fade, entièrement blanc et inexpressif. Le visage inexpressif cache pourtant une stratégie offensive visant à vaincre son adversaire (tandis que le visage de l’extraterrestre exprime toujours ses émotions). Or l’offensive inexpressive est celle qui est dirigée non pas contre cet adversaire-là – qu’on rencontre dans un contexte concret –, mais contre l’« adversaire » comme catégorie (universelle). Elle ne vise pas cet adversaire spécifique, mais la supposition fondamentale, celle-là même qui rend le jeu amusant, c’est-à-dire avoir un adversaire et tout le reste (par exemple se distinguer en gagnant la partie).
C’est précisément ce que la violence de l’inexpressivité blanche ruine : la possibilité de se distinguer. Jouer pour un match nul, c’est jouer contre le jeu – ce qui n’est pas autre chose qu’une attaque. Apparemment plus humaine, puisqu’elle met le « moi » hors-jeu, cette attaque est néanmoins ressentie, et de manière dévastatrice, comme une manigance et une humiliation, contre laquelle il est difficile de rétorquer. Une violence subtile, une violence métaphysique.
La particularité de cet exemple est qu’il montre au niveau « individuel » – ce qui est malheureusement le cadre par défaut de notre laïcité pour juger la légitimité morale – ce qui a lieu à des niveaux historique, métaphysique et méthodologique, là où le jugement, crypté, n’est accessible qu’au petit nombre.
L’inexpressif « Lieutenant-Commandeur Data » incarne en fait le paradoxe des suprémacistes blancs : une fierté inexpressive – comment? Ils éprouvent, comme le reste d’entre nous, le pouvoir de la « blancheur » autour d’eux, comme ils éprouvent également la précarité de cette fierté (et agissent pour la défendre – comme ce fut le cas à Charlottesville).
Mais ils éprouvent aussi, à leur manière, la boutade de Data : « Au sens le plus strict, je n’ai pas gagné. »
* Ce texte est la traduction de « White Power: Between Pride and Deniability » (10 juin 2020) de Sagi Cohen, disponible en ligne sur son blogue. Le traducteur remercie Simon Labrecque pour sa relecture.