Archives mensuelles : janvier 2017

L’emplacement des sources (II)

Critique du film Le goût d’un pays, de Francis Legault, Zone 3, 2016, 102 min.

Par Simon Labrecque

Étant Québécois, j’ai déjà dit que les coïncidences me fascinent.

[…] C’est que l’écriture considérée comme une connaissance rend aveugle.

Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville

le-gout-dun-paysLe dernier film de Francis Legault est d’une grande beauté. Visuellement, l’expérience du réalisateur dans la mise en images des pratiques cuisinières et artisanales se traduit par une capacité à faire très bien sentir la texture, le travail manuel lié au temps des sucres. Sur le plan auditif, l’anecdote inaugurale de Fred Pellerin racontant la symphonie qu’il a entendu, silencieux au milieu d’une érablière de 250 arbres coulant chacun à son rythme propre, donne le ton à la construction attentive d’une trame sonore enveloppante. L’ancêtre Gilles Vigneault qui pousse un « Les gens de mon pays » presqu’a capella à côté d’un poêle à bois m’a même tiré une larme que je ne peux pas mettre sur le dos de ma conjonctivite hivernale.

Avant d’en arriver à la question de la beauté du propos de l’œuvre, cependant, deux détours préliminaires s’imposent. Ils permettront de préciser l’état d’esprit dans lequel je suis allé voir le film, au milieu d’un projet d’écriture sur l’emplacement des sources mis (ou remis) en branle par mon trouble face à la géographie fictive et la référence aux Atikamekw réels dans Fatale-Station. Ici, en tous cas, la géographie des sucres cherche à être authentique, réelle, quoiqu’on ne présente aucune carte et qu’on ne nomme pas systématiquement les lieux filmés. Bien sûr, il est aussi question d’une part de fiction, puisqu’il s’agit de méditer les conditions et les effets de l’invention de traditions.

 

Encabanages et émancipation

Avant d’aller voir Le goût d’un pays un matin de semaine au cinéma Beaubien, dans le quartier Rosemont à Montréal, j’ai (finalement) acheté et lu La route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois (Atelier 10, 2016), que j’avais mentionné au passage dans ma critique pour Trahir du dernier livre de Yan Hamel, Le cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota Bene, 2016). J’en ai d’abord retenu deux passages qui concernent justement Rosemont, où j’habite en locataire depuis six ans. Fait singulier, ces deux passages concernent deux objets hérités par Livernois – la chemise carottée Mackinaw de son grand-père Labelle et un meuble à décaper provenant de la même famille – qui relancent sa réflexion sur la recherche d’une certaine authenticité québécoise.

Né en 1982, originaire de Saint-Constant en Montérégie, le professeur d’histoire littéraire et intellectuelle à l’Université Laval décrit ainsi sa relation à la chemise patrimoniale, qu’il tente de distinguer d’un rapport parodique ou ironique de style « hipster » aux vêtements d’ouvriers, de bucherons et de paysans. En hégélien camouflé dans le souci des bonnes intentions et de la justesse, Livernois semble malgré lui attribuer la réflexivité ou la conscience des symbolisations à un moment nécessairement second ou ultérieur (le sien) du Progrès de l’Esprit dans l’Histoire :

À l’époque, quand j’ai décidé de porter cette veste sur la promenade Masson à Montréal, il s’agissait pour moi de reproduire les gestes de mon grand-père, lesquels n’avaient rien d’ironique et ne se situaient nulle part ailleurs qu’au premier degré. Pas de charge symbolique, par exemple, que les littéraires de mon acabit pourraient y accorder (p. 23).

Livernois cherche à dépasser l’ironie, mais l’époque ne lui rend pas la tâche facile… Le passage sur le meuble à décaper offre ensuite une description plus détaillée des lieux en jeu; il fait aussi sentir l’humour et la capacité d’autodérision de l’auteur :

J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. Voilà un quartier qui m’adonne : secteur ouvrier du début du siècle, relativement à l’aise pendant les années 1970, ne payant pas de mine dans les années 1990, suivant ensuite le modèle du Plateau voisin avec 15 ans de retard. Depuis, se côtoient, de la 1re Avenue au boulevard Saint-Michel, les BMW et les Chevrolet Cavalier. Mixité sociale de l’enfer. Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connait un bout sur l’authenticité.

Sur un mode presque nietzschéen, en plus de vouloir vivre la troisième métamorphose du Zarathoustra (du chameau bête de somme au lion prédateur à l’enfant créateur de valeurs), l’ébéniste du dimanche découvre au bout de son enthousiasme qu’il n’y a pas de véritable fond « authentique bois » à son meuble hérité. Celui-ci est plutôt peint, maquillé, masqué dès le départ avec un faux fini. Leçon de choses : il y a toujours un autre masque derrière le dernier masque, ou encore, « it’s turtles all the way down ». Dans et par sa réflexion écrite, Livernois cherche néanmoins à collectiviser une forme d’amour du pays réel, « le vrai Québec », qui lui semble souvent soit s’aimer trop peu, soit s’aimer trop mal.

Pour ma part, c’est la lecture de la conclusion de La route du Pays-Brûlé qui m’a poussé à aller voir Le goût d’un pays, dont j’avais vu la bande-annonce quelques jours auparavant. Gilles Vigneault en bougrine et casquette marines et Fred Pellerin en mackinaw et col roulé tricoté qui parlent « du pays » dans une cabane à sucre? J’étais curieux et sceptique. Le fait que Livernois termine son bouquin sur l’évocation d’une cabane à sucre a toutefois fait en sorte que j’ai senti devoir y aller. Aurait-on là un lieu, un motif et une pratique permettant de penser de manière non-triviale l’habitation contemporaine de la vallée du Saint-Laurent?

En discutant de sa troisième proposition néopatriotique, « Créer un patriotisme qui s’ancre dans ce que le Québec pourrait être, réellement », après avoir critiqué les « néocanadiens-français » à la sauce Beauchemin pour leur nombrilisme pessimiste, puis cité La vigile du Québec de Fernand Dumont sur la conjugaison de l’archaïsme et du progressisme et L’humaine condition de Hannah Arendt sur Thomas Jefferson et la préservation d’espaces publics citoyens nécessaires à l’agir en commun, Livernois écrit :

Ces lieux d’invention du pays, de solidarité, sont nombreux, de la place publique à la réunion d’amis. Pour moi, et je suis conscient que c’est là une expérience bien personnelle, il s’agit de la cabane à sucre de mes amis Maëcha et Simon, à Mansonville, en Estrie. Ça n’a rien du paradis perdu de l’enfance, de la nostalgie d’un passé plus grand que notre présent ou d’un musée des traditions d’antan. On n’y vit pas, non plus, à l’extérieur de l’Histoire. Habitant et travaillant tous deux à Montréal, Simon et Maëcha n’ont rien de ces citadins qui effectuent un retour à la campagne; loin de toute poésie nationaliste mielleuse, ils ont tout simplement construit un lieu, ouvert à tous. Une cabane où l’on ne se regarde pas en train de jouer à faire les sucres, mais bien où l’on fait les sucres, c’est tout. Ici, les vestes Mackinaw sont utilisées pour ce qu’elles sont, réellement : des vêtements d’extérieur pas trop salissants. Certes, Maëcha et Simon connaissent le poids de leurs gestes, la tradition dans laquelle ils s’inscrivent – mais ils sont en 2016, comme tout le monde. Le joug du sucrier, symbole du porteur d’eau, est accroché au mur. Ce n’est pas tant qu’il soit un rappel du passé c’est bien plutôt qu’il ne sert plus et n’a jamais très bien fonctionné, de toute manière.

Mes amis ne se regardent pas en train de jouer à créer un pays; ils créent un pays. Rien de flamboyant, sinon la solidarité de ceux qui produisent du sirop d’érable comme ça, presque pour rien (pp. 68-69).

Je me suis dit que Le goût d’un pays devait offrir un récit similaire sur la cabane à sucre comme lieu déjà-là d’une émancipation possible car effectivement en cours – un lieu charismatique, en quelque sorte[1]. Pour voir si c’était bien le cas, j’ai dû aller au cinéma.

 

Encabanages d’enfermement

Deuxième et dernier préliminaire, cependant : avant d’aller voir Le goût d’un pays, les hasards de la lecture (qui ne sont pas vraiment des hasards) ont aussi mis sur mon chemin quelques lignes sur une cabane à sucre autrement plus étrange que celle de Livernois, une cabane inquiétante, horrifiante même. Ces lignes se retrouvent dans Les enfants du sabbat d’Anne Hébert (Seuil, 1975), alors qu’il est question du mode d’habitation du couple d’Adélard et de Philomène Labrosse, le père et la mère qui bouillent la bagosse et qui figurent le Diable et la Goglue, le Bouc et la Sorcière dans de marquantes violences sexuelles, familiales autant que villageoises. Il s’agit plus précisément d’une vision troublante qui hante la sœur du Précieux-Sang Julie Labrosse quant à sa propre origine, avec son frère Joseph. Tout au long du roman, la vision récurrente d’une cabane déploie plus avant et approfondi le mot d’ordre lancé dès le deuxième paragraphe :

L’intention d’user à jamais une image obsédante. Se débarrasser de la cabane de son enfance. S’en défaire, une fois pour toutes. Et surtout, ah, surtout! être délivrée du couple sacré qui présidait à la destinée de la cabane, quelque part, dans la montagne de B…, parmi les roches, les troncs d’arbres enchevêtrés, les souches et les fardoches (p. 7).

Au milieu du roman, Hébert écrit ces paragraphes sur une vision d’hiver primordiale, concernant l’encabanage nomade du couple de « squatteurs » et de leur progéniture parmi les érables :

Peut-être même est-ce la première cabane de la série de toutes les cabanes habitées? Cabane à sucre abandonnée? Camp de chasseur oublié? La cabane originelle, avec un seul sac de couchage grignoté par les mulots, posé sur le plancher, au milieu de la pièce. Un vieux gros poêle rouillé sur ses pattes torses. Les immenses chaudrons noirs servent à bouillir le sirop d’érable. Les palettes de bois minces et grises, si utiles autrefois pour étendre la tire sur la neige. Tout le vieux matériel encore utilisable est resté là, en vrac. Les bouilleurs de cru sont inventifs et capables de tout.

Pour peu que l’on ait le courage de regarder à l’intérieur de la cabane, attentif à tous les détails, respirant à pleines bouffées le remugle d’écurie chaude et d’algues pourries qui s’échappe du sac de couchage placé au centre de la pièce, on se rend très bien compte qu’il s’agit ici du lieu d’origine.

Deux géants paisibles dorment, enfermant avec eux, dans leur double chaleur, leurs petits tremblants de froid.

On pourrait se croire à nouveau dans le ventre de la mère, gardé par la force du père. Mais lorsque le père livre combat à la mère, il chasse impitoyablement les enfants du sac de couchage.

— Dehors, mes petits maudits! (p. 85).

Quand on sait ce que ces deux enfants ont souffert, , la description de la cabane à sucre pourrie comme lieu d’habitation/enfermement originaire prend une couleur particulièrement glauque. Mais toute cette violence, toutes ces violences, n’est-ce pas aussi ça, le goût, l’odeur, la démanche de ce pays-ci, comme peut-être de toutes les autres contrées d’ailleurs? Il faut assurément en rendre compte dans une enquête sur les modes d’habitation d’un territoire qui prendrait déjà la cabane à sucre comme le lieu d’une douce et paisible réinvention.

Les amis de Livernois, habitant Montréal mais faisant les sucres « pour le vrai » en Estrie, auraient-ils racheté, dans les années 2000 ou 2010, cette vieille cabane abandonnée dans les années 1920 ou 1930 dans « la montagne de B… »? Ou plutôt, puisque Hébert situe « B… » près de la ville de Québec (Beaupré? Beaumont? Beauport? Bernières? Breakeyville? Batiscan? Bourg-Louis-Station?), quelque autre cabane vétuste avec une histoire aussi trouble? Pour pouvoir répondre, il m’a fallu voir le film.

 

Canner un pays

Le monde est petit, comme on dit! J’ai pu voir la cabane à sucre de Simon et Maëcha et elle m’a semblé très jeune, le bois encore jaune et les vitres encore claires, contrairement à celle de Roméo Bouchard et de son fils Geronimo, par exemple. Quelle ne fut pas ma surprise, en effet, de retrouver Simon Tessier et Maëcha Nault, habitants de Montréal, parents de trois enfants et propriétaires d’une petite cabane à sucre de quelques 300 entailles à Mansonville, en Estrie, parmi les intervenants du film Le goût d’un pays! De toute évidence, ce sont eux, les amis de Livernois. Ce dernier n’est pas parmi les intervenants nommés dans le film, mais tout se passe comme si Le goût d’un pays illustrait la conclusion de La route du Pays-Brûlé sur la cabane à sucre comme lieu d’émancipation par l’habitation incarnée – ou, à l’inverse, tout se passe comme si le livre publié dans la collection Documents d’Atelier 10, associée à la revue Nouveau projet, avait été écrit pour accompagner la sortie du film de Legault, produit par Zone 3.

Dans un entretien accordé au Voir, Legault a raconté l’origine de l’essai documentaire qui tourne autour d’une rencontre entre Gilles Vigneault et Fred Pellerin, deux acériculteurs amateurs ou artisanaux, au temps des sucres dans une petite érablière familiale qu’on suppose située à Saint-Élie-de-Caxton. Le réalisateur dit :

C’est moi qui ai provoqué la rencontre de Fred Pellerin et de Gilles Vigneault dans le cadre de l’émission L’autre midi à la table d’à côté [à la radio de Radio-Canada]. À la fin de l’enregistrement, Gilles Vigneault a regardé par la fenêtre en faisant une réflexion sur les sucres qui s’en venaient. Les deux se sont ensuite mis à échanger sur le sujet et l’idée de les rassembler dans une érablière avec comme trame de fond la question du pays était née.

L’idée du film serait de loin antérieure au livre de Livernois, car l’épisode de L’autre midi à la table d’à côté avec Fred Pellerin et Gilles Vigneault aurait été diffusé pour la première fois le 8 juillet 2006. Le livre d’Atelier 10 a quant à lui été imprimé en mai 2016; on peut supposer qu’il a été écrit en 2015, ou tôt en 2016, l’auteur ne mentionnant pas un vieux projet qui traînait ou un motif similaire.

Il se peut que Legault ait découvert Simon et Maëcha par Livernois, puisqu’il semble graviter autour de Nouveau projet. Notons en effet que Roméo Bouchard, qui intervient dans le film à partir de sa cabane à sucre dans le comté de Kamouraska, a publié le cinquième essai dans la collection Documents, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie (Atelier 10, 2014). Néanmoins, au sein même des échos ou des résonances entre le livre et le film, des écarts ou des différences se font sentir et les distinguent. Dans le chapitre que Livernois consacre à la chemise Mackinaw de son grand-père, par exemple, il termine par un paragraphe sur un incident rapporté et amplifié par la rumeur, concernant justement une cabane à sucre :

En mars 2007, ça a été la panique au Bas-Canada : des musulmans, venus festoyer dans une cabane à sucre de Mont-Saint-Grégoire, ont fait retirer le lard de la soupe aux pois et ont prié sur un plancher de danse. Nos plus ardents symboles laurentiens étaient ainsi mis en péril. Les médias se sont emparés de l’affaire, relançant à n’en plus finir la soi-disant crise des accommodements raisonnables. Évidemment, l’histoire avait été complètement déformée – il n’y avait eu aucune demande du groupe de mulsulmans (p. 36).

Dans Le goût d’un pays, la psychologue interculturelle Rachida Azdouz raconte le même incident, répétant que les musulmans ont demandé qu’on enlève le porc et, plutôt que d’une prière sur le plancher de danse, parle d’une demande d’arrêter la musique. Elle se sert ensuite de cet incident pour dire la puissance symbolique de la cabane à sucre : à ce moment, l’identité québécois elle-même s’est sentie menacée, croyant qu’on essayait de la changer de l’intérieur même de l’un de ses lieux traditionnels. Qui ne voit que le film ne doutera donc pas qu’une demande, voire une plainte a été faite, du moins quant au porc omniprésent à la cabane à sucre.

Quoi qu’il en soit, le propos du film ressemble beaucoup à celui de Livernois. Pellerin et Vigneault, la famille Tessier-Nault, Bouchard et son fils, la famille Vermette, quatrième génération d’agriculteurs et d’acériculteurs professionnels (près de 10 000 entailles!), et Hermine et Gaétan Ouimet nous parlent de leurs cabanes à sucre; le chef Martin Picard parle de celle du Pied de cochon et la critique Lesley Chesterman du rapport des anglophones au sucre d’érable; l’historien Daniel Turcotte, Fabien Cloutier, Gabriel Nadeau-Dubois, Boucar Diouf, Rachida Azdouz et Kim Thuy nous parlent de leur rapport personnel avec les produits de l’érable et, selon différents angles, de l’analogie entre faire les sucres et faire un pays, le tout sur de splendides images forestières.

 

État + Capital + normes de genre

Revenant sur « le projet de pays », plusieurs intervenants laissent entendre que l’indépendance, l’autonomie ou la souveraineté juridique du Québec ne suffirait pas à « faire un pays » comme ils et elles (mais surtout ils) l’entendent. Fabien Cloutier est sans doute l’intervenant le plus clair à ce sujet, refusant explicitement le nationalisme dit identitaire et ses tenants favorisant la peur des autres et les certitudes sur soi. Nadeau-Dubois en parle aussi explicitement, au comptoir d’un restaurant devant deux crêpes et une bouteille de sirop (préparait-il « Faut qu’on se parle »?). Voter « Oui » à un référendum ne saurait suffire à émanciper un peuple; il n’est pas vrai, pour ces intervenants, que « l’indépendance n’est ni de gauche, ni de droite, mais en avant », selon la formule de Bernard Landry. Il faut un « projet social » véritablement centré sur la justice. L’idéal demeure néanmoins une forme de souveraineté, de contrôle véritable et de possession effective de soi et de ses moyens, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Fait intéressant, on entend peu les acériculteurs professionnels sur le sujet.

Sur le plan économique, il est d’abord question du sirop d’érable comme produit. Seules les familles Vermette et Ouimet en produisent et en vendent pour la peine, comme exploitants agricoles ou comme exploitants d’une cabane à sucre commerciale. Les autres intervenants ont des « exploitations » familiales qui servent un assez petit cercle d’amis, souvent sous la forme de dons ou d’échanges de sirop contre de l’aide pour faire les sucres. C’est la rémunération pour un travail qui est aussi sa propre récompense.

À un moment, Gilles Vigneault formule remarquablement bien un certain rapport des Québécois au travail, disant que de voir son père ou sa mère être exploités et manger de la misère donne naturellement aux enfants l’idée tenace que « le travail, c’est d’la marde » (dixit le patriarche de Natashquan en bougrine marine assis sur une souche). Chose triste, les enfants concluent souvent qu’il faut alors devenir patron et exploiter plutôt que d’être exploités. Il dit pour sa part que « faire d’un territoire un pays » requiert une forme de travail toute autre : marcher le territoire, le semer, l’essoucher, l’entailler, en prendre soin.

Roméo Bouchard (en grand-père à la barbe blanche) donne même une leçon d’économie politique marxiste en racontant l’histoire du capitalisme comme forme d’expropriation des producteurs du rapport direct à leurs produits et comme forme de concentration et d’accumulation dans les mains d’un petit nombre des profits générés par la (re)vente des produits aux producteurs salariés. Autour de la bouilleuse en marche et d’un plat de fèves au lard, il est aussi question de l’année des légumineuses de l’ONU, Geronimo Bouchard disant que l’organisation devrait plutôt faire respecter ses propres règles à ses membres qui bombardent des pays étrangers à la ronde.

Enfin, Fred Pellerin se fait crypto-žižékien (ou pseudo-jamesonien) en énonçant qu’on imagine mieux la fin de l’humanité que la fin du capitalisme. Il discute ensuite la proposition avec Vigneault, dont il se présente comme un digne héritier – y compris dans cette sorte de masculinité douce et calme, sans trace d’agressivité et capable de pleurer. La teneur grave de ces réflexions politiques à l’échelle mondiale au milieu du temps des sucres pourrait étonner, mais Bouchard rappelle bien les vertus du travail manuel pour la pensée, racontant comment en trayant lentement une vache la tête contre son ventre chaud, par exemple, on n’a que ça à faire : penser.

 

Cadrer la beauté

De toute évidence, Legault a choisi de filmer la belle cabane à sucre de Jonathan Livernois – et ce, d’ailleurs, très littéralement –, plutôt que de filmer l’effrayante cabane à sucre de Anne Hébert. Peut-il en être autrement s’il est question, même à demi-mots, d’un renouvellement du patriotisme?

Dans un texte antérieur publié lors du festival OFF.T.A., ainsi que dans un projet inédit sur le cinéma québécois, j’ai rappelé l’opposition que Pierre Falardeau voyait entre son travail, notamment dans le documentaire Pea Soup réalisé à Montréal avec Julien Poulin, et le travail de Bernard Gosselin, notamment dans le documentaire Un royaume vous attend réalisé en Abitibi avec Pierre Perrault. Falardeau reprenait un récit que Gosselin lui faisait : « En Abibiti, il y avait des milliers de gars avec des pantalons mauves et des souliers blancs. Mais j’ai toujours essayé de montrer le plus beau de l’Abitibi. Je cadrais à côté. » Falardeau, lui, affirmait au contraire cadrer la laideur le plus directement possible; la laisser dans l’ombre, ça ne nous aidera pas à nous comprendre.

Bien entendu, Le goût d’un pays ressemble moins aux films de Falardeau qu’aux films de Bernard Gosselin sur des « artisans de fin de ligne », comme les nomme Dalie Giroux[2]. Des films lents, d’une grande beauté visuelle et sonore, comme César et son canot d’écorce (ONF, 1971) sur la construction d’un canot à la manière atikamekw par César Newashish de Manawan, ou bien Discours de l’armoire (ONF, 1978) sur la construction d’une armoire à panneaux par le menuisier Louis Lebeau, par exemple. Le tout filmé par un réalisateur connu comme un artisan du son et de l’image, « un orfèvre » qui a notamment reçu plusieurs prix pour son travail sur l’émission de cuisine À la di Stasio. Dans Le goût du pays, qui part à la fois de la parole et de l’image pour donner à penser ce point de rencontre singulier de l’espace et du temps qu’est le temps des sucres au Québec (dixit Fred Pellerin), Legault est indubitablement au sommet de son art.

maudite-poutine

Maudite poutine

Même politiquement, il semble qu’assez peu de laideur se soit introduite ou ait été laissée dans le film – une rareté par les temps qui courent. On ne peut s’empêcher, cependant, d’être dès lors suspicieux et de se demander si quelque chose nous échappe. Tout cela n’est-il pas trop lisse, trop… sirupeux? Peut-être qu’une même œuvre ne peut pas bien cadrer à la fois le beau et le laid qui trament le quotidien en pays incertain. Dans ce cas, la pluralité des œuvres pourrait peut-être parvenir à nous donner un aperçu du « pays réel », de ses complicités compliquées et de ses complexes compulsions. Il faut bien sûr expérimenter, interpréter ces connexions – le multiple n’est pas donné, il est à faire.

À cet égard, Maudite poutine de Karl Lemieux promet à mon sens d’aider à relancer la pensée après Le goût d’un pays. Le noir et blanc rappelle d’emblée Elle veut le chaos de Denis Côté. Un synopsis nous raconte : « Témoin de la déchéance de son frère jusqu’à son suicide, Vincent devra se battre pour conserver un fragile équilibre dans un univers rural où règne l’insidieuse violence du quotidien. » Un autre synopsis nous donne cette reformulation : « Entre accablement et désœuvrement, le quotidien s’orchestre dans un univers rural et malsain. » Il faudra retourner au cinéma.


Notes

[1] Sur la singulière définition du charisme que j’emprunte à Jean-Luc Évard, je me permets de renvoyer à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, 15 nov. 2015.

[2] Dalie Giroux, « Homi Bhabha et le Québec : appel à un “acte insurgeant de traduction culturelle” », Spirale. Arts, lettres et sciences humaines, dossier « La traduction omniprésente mais transparente », sous la dir. René Lemieux et Pier-Pascale Boulanger, n258, automne 2016, p. 42.

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Classé dans Simon Labrecque

L’emplacement des sources (I)

Critique de la série Fatale-Station, de Stéphane Bourguignon, présentée sur ICI Tou.tv EXTRA, 2016, 10 épisodes.

Par Simon Labrecque

Si je n’ai pas commencé ce livre avant aujourd’hui, il ne faut pas y voir d’autres raisons que celle-là : certaines choses, pour s’écrire, demandent un lieu privilégié qui les rend possible.

Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville

Puisque dans son ascension qu’on lui souhaite irrésistible vers l’écriture professionnelle (payante), Docteur Caustique lui-même, en personne, a été engagé (et, souhaitons-le, dignement rémunéré) par VICE-Québec pour couvrir le débat en français de la course à la chefferie conservatrice sur un ton assez proche du style gonzo que j’ai réclamé dans Trahir pour intensifier la destinée de Steven Blaney, je peux vaquer sans regret dans les sentiers plus lents du grand air de la critique. Inextricablement esthétiques et politiques, lesdits sentiers m’ont fait méditer sur les conditions de possibilité et sur les effets d’une nouvelle télésérie, Fatale-Station, ainsi que d’un film, Le goût d’un pays. Ce premier texte sur le thème que je formule comme l’emplacement des sources prend la série comme objet ou comme point de départ. Un second texte sur le même thème prendra bientôt le film pour objet, comme lieu de reprise ou de recommencement.

 

Nom plausible

fatal-stationComme au temps de Saints-Martyrs-des-Damnés, film culte de Robin Aubert, le titre même de Fatale-Station, la dernière série de Stéphane Bourguignon diffusée sur la nouvelle plateforme électronique radio-canadienne ICI Tou.tv EXTRA (il faut s’abonner, payer 7$), invite à penser le rapport entre langage et territoire. Sur le plan narratif, dans ce cas-ci, on se demande d’emblée si une fatalité oubliée, sise quelque part aux origines de la station en question mais dotée d’une efficace tenace, expliquerait la tournure singulière qu’y prend le présent. Dès les premières scènes, la facture visuelle, la musique de Dear Criminals et le rythme de l’action crient : ici, il y a de l’intrigue! Mais où c’est, au juste, ce « ici »? Cette question m’a accompagné tout au long de la série.

Selon l’expérience commune et la Commission de toponymie du Québec, le nom de « station » n’est pas inusité en ces contrées. Dans la seule région de Chaudière-Appalaches, en plus des chemins, avenues et rues de la Station, on retrouve ces 24 hameaux, villages ou lieux-dits : Laurier-Station, dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Lotbinière; Saint-Éphrem-Station, dans la MRC de Beauce-Sartignan; Saint-Victor-Station, dans la MRC Robert-Cliche; Broughton Station, East Broughton Station, Coleraine Station et Garthby Station, dans la MRC des Appalaches; Cumberland Station, Morisset Station, Sainte-Germaine-Station, Sainte-Justine-Station, Sainte-Rose-Station et Sainte-Sabine-Station, dans la MRC des Etchemins; Armagh Station, Saint-Damien-Station, Saint-Malachie-Station, Saint-Nérée-Station, Saint-Vallier-Station, dans la MRC de Bellechasse; Cap-Saint-Ignace-Station, Saint-Apoline-Station et Saint-François-Station dans la MRC de Montmagny; et Sainte-Louise-Station, Saint-Jean-Port-Joli-Station et Trois-Saumons-Station, dans la MRC de L’Islet[1].

On trouve des noms similaires, quoiqu’en quantité beaucoup plus modeste, dans presque toutes les régions québécoises : Bas-Saint-Laurent (9), Estrie (7), Capitale-Nationale (6), Montérégie (6), Centre-du-Québec (5), Mauricie (5), Outaouais (5), Laurentides (3), Lanaudière (3), Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (3), Abitibi-Témiscamingue (2), Nord-du-Québec (1), Saguenay-Lac-Saint-Jean (1) et Laval (1). Sans surprise, malgré le « brin de folie » qui persiste parfois dans la toponymie québécoise, il n’existe aucun lieu répertorié nommé Fatale-Station.

Généralement, la station dont il est question dans ces noms est (ou fut) une gare de train, érigée sur le parcours d’un chemin de fer construit au XIXe ou au XXe siècle. Faire l’inventaire de ces toponymes, c’est donc faire réémerger aux yeux des contemporains le tracé d’un vecteur circulatoire privilégié de la Révolution industrielle (et, partant, de la décolonisation colonisatrice d’une mare à l’autre, le Dominion canadien s’émancipant de l’Empire britannique par les rails, la vapeur et les magouilles attenantes, selon ce qu’on nous racontera en cette année de 150e anniversaire du Canada et de la publication du premier tome de Das Kapital de Karl Marx). D’abord le long des rivières, puis à travers bois, avant d’être rejoint puis souvent supplanté par les routes asphaltées (sauf dans quelques coins reculés du pays), ce réseau de valorisation capitaliste sur le terrain a marqué de façon durable les modes d’habitation du territoire et les paysages. Tous ces arrêts ferroviaires sont des sommets de notre graphe historique, des points de notre réseau matériel-symbolique contingent.

 

Réseaux relationnels

Comme Frédéric Parent le signalait récemment dans Un Québec invisible (Presses de l’Université Laval, 2015, voir ma critique dans Trahir), des guerres de clocher ont longtemps opposé les municipalités de la gare ou de la station, jadis plus petites mais plus densément peuplées, urbaines et industrielles, aux municipalités voisines dites de la paroisse ou du village, plus grandes mais peu peuplées, agricoles et tournées vers les rangs. La vie dans certains villages contemporains nés de la fusion de telles municipalités garderait des traces vives de l’ancienne opposition. En témoigneraient la mésentente héréditaire entre quelques familles « de souche », ou la suspicion tenace d’habitants de secteurs délimités envers les mœurs, les intentions et le caractère des gens d’autres secteurs. Qui n’est pas de la place – comme Sarah, par exemple, l’étrangère jouée par Macha Limonchik dans Fatale-Station – devra s’y faire en mettant au jour, du moins pour soi, la cartographie obscure et d’apparence arbitraire de ces réseaux d’affects sédimentés.

Ces réseaux sont depuis longtemps des moteurs dramatiques et dramaturgiques, au Québec comme ailleurs. Dans Fatale-Station, la « descouverture » progressive par Sarah des rapports entre le maire bien-intentionné, généreux mais fatigué (Denis Bernard), le poétique mais impulsif gérant de l’unique resto-bar (Claude Legault), la serveuse intelligente qui est aussi travailleuse du sexe pour payer la résidence de sa mère malade (Marilyn Castonguay), le boucher géant orphelin, amoureux d’elle et jaloux de ses amants/clients (Guillaume Cyr), et la rigide matriarche Jean O’Gallagher, qui tire les ficelles de toutes les magouilles (Micheline Lanctôt), rythme la série comme une longue variation sur ce motif. Comme le dit l’aspirant maire (Alexis Martin) à « la O’Gallagher » dans un moment d’emportement, on peut venir du même village mais appartenir à des mondes distincts, selon la classe et le tempérament.

À Fatale-Station, que les personnages nomment le plus souvent Fatale tout court, il est toutefois moins question d’une opposition « interne » entre la station et le village, ou entre la gare et la paroisse, sinon le rang, qu’entre la station, qui est le village où se situe l’arrêt ferroviaire (où passe un train par jour) et l’église (fermée depuis une décennie), et le bois. Ici, en effet, il n’est pas question d’agriculture mais de forêts, et un peu de mines. Il est question d’une sorte de wilderness, de « frontière », voire d’un farouest québécois, comme le disent Bourguignon et le réalisateur Rafaël Ouellet dans le « webdocumentaire » qui a accompagné la sortie des cinq premiers épisodes de la série, le 20 décembre 2016. Notons au passage qu’au moment d’écrire cette critique, je n’ai pas encore visionné les cinq derniers épisodes, mis en ligne le 20 janvier 2017.

 

Lieu improbable

Provenant de l’entre-deux-rivières de la Chaudière et des Etchemins, sur la rive sud de Québec, et intéressé par les manières de nommer, de dire et de taire, de clarifier et d’obscurcir, d’invoquer et de conjurer cette origine en particulier et les origines en général – ce que je nommerai l’emplacement des sources –, c’est la singulière prévalence des toponymes appalachiens en « station » qui m’a poussé à regarder Fatale-Station. La série se déroulerait-elle sur le territoire de mon enfance – ce sol que je qualifierais personnellement d’hapax généalogique, car en amont comme en aval, avant comme après sur l’arbre filial, personne de ma famille proche ou lointaine n’en est sauf moi?

J’avais peu d’espoir d’en avoir le cœur net. La prolifération des « stations » dans l’ensemble de la toponymie québécoise suggère plutôt un désir de l’auteur de brouiller les pistes, de noyer le poisson, ou de ne pas être limité par les exigences de la mise en scène d’un lieu réel. Fatale-Station, ce n’est pas La grande séduction; Fatale, ça pourrait être n’importe où au Québec, voire même ailleurs si ce n’était de la langue et de quelques autres phénomènes… L’auteur a-t-il l’impression d’ainsi se rapprocher de l’universel?

Au cours de la série, cependant, on en apprend plus sur le lieu de l’action et ses particularités. D’une part, en effet, on apprend le nom d’au moins une autre ville fictive, Cap-aux-Anges, qui n’est pas uniquement desservie par le train ou la route : dans ce lieu intermédiaire, situé « à deux heures de char », il est possible de prendre un autobus pour aller en ville. Sinon, « la ville » elle-même est à quelque six heures de route, selon un typique calcul québécois de la distance en temps. Fatale, c’est « la fin de la route », une sorte de Natashquan sans fleuve ni Gilles Vigneault ni tourisme.

D’autre part, tout au long de Fatale-Station, l’intrigue principale concernant l’arrivée au village isolé de Sarah qui fuit un homme violent et la ville (Montréal? Québec? Trois-Rivières?) est d’emblée et constamment entremêlée à une intrigue proprement géopolitique. Dès le premier épisode, en effet, on apprend que « la nouvelle route » vers Fatale-Station (plus directe, rapide, donc moins coûteuse que l’ancienne pour qui a besoin de voyager ou de commercer) est bloquée par « les Atikamekw », qui mettent de l’avant « des revendications » sur lesquelles on saura assez peu de choses. On apprendra cependant que le barrage a trop peu d’impacts économiques pour forcer le gouvernement fédéral à écouter. On saura aussi qu’un jeune prônant l’organisation d’une « milice de Blancs » passera proche de faire sauter une bombe et que le fils de Jean O’Gallagher semble, contrairement à sa mère, être un allié des Atikamekw.

À mon sens, cet aspect de l’intrigue situe l’action (et Fatale) sur un territoire beaucoup plus précis – qui n’est assurément pas Chaudière-Appalaches. Quel type de nom est « atikamekw »? Ne s’agit-il pas à la fois d’un ethnonyme et d’un toponyme, dans la mesure où le peuple ou la nation qu’il désigne habite un territoire assez bien connu et délimité? C’est du moins de ce que je crois avoir appris, il y a plusieurs années déjà.

 

Nouilles aux grillades de lard, fumée de sauge

Cet apprentissage modeste et somme toute incertain du sens du nom Atikamekw en lien avec l’emplacement d’un territoire, je l’ai fait en deux ou trois temps.

Premièrement, entre ma première et ma onzième année de vie, j’allais quatre ou cinq jours par semaine chez la même gardienne, originaire de Sainte-Marie-de-Beauce. L’ancienne institutrice que je considérais comme ma tante a eu un rôle crucial dans le développement de mon rapport aux livres, aux images, au langage et aux jeux mimétiques. Dans le grand bungalow à un étage, je croisais aussi le père de famille, que je considérais comme mon oncle. Également originaire de Beauce, il travaillait dans la construction. Or, une année, il a effectué un voyage de plusieurs semaines, voire plusieurs mois à Weymontachie (Wemotaci), pour y construire des maisons. Ce nom autochtone, je l’ai appris avant même celui de Wendake, pourtant beaucoup plus proche.

De ce voyage que je trouvais fascinant car il avait nécessité de prendre un hydravion, il était resté une ou deux photographies et, surtout, un grand dessin en noir, rouge et jaune sur un beau papier blanc crème, représentant un beau danseur autochtone en mouvement. Ce portrait fut accroché pour aussi longtemps que je me souvienne à un mur du sous-sol. Depuis longtemps, Wemotaci – le nom d’une communauté atikamew en Mauricie – fut pour moi synonyme de loin, de difficilement accessible et d’intéressant, tout à la fois. Je ne suis pas sûr que Bourguignon se serve du nom « Atikamekw » pour autre chose que dire cela : le lointain.

Deuxièmement, quelques années plus tard lors de la première édition des Fêtes de la Nouvelle-France à Québec (après l’étrange aventure des Médiévales…), j’ai pris seul pour la première fois le traversier de Lévis et j’ai passé une bonne partie d’un après-midi d’été avec un vieil homme, assis près d’un feu de bois dans « le village amérindien » qui avait été installé dans la partie inférieure du parc Montmorency, au milieu de la Côte de la Montagne. L’homme m’a dit être atikamekw et venir de Manawan. Il m’a appris qu’il y avait d’autres Atikamekw à Wemotaci, justement, et à Obedjiwan (Opitciwan), au nord de Trois-Rivières et de La Tuque. En rentrant, j’ai vérifié une carte et j’ai commencé à découvrir cette vaste région aux confins de la Mauricie, du Lac-Saint-Jean et de l’Abitibi-Témiscamingue – comme si l’espace habité de la vallée du Saint-Laurent se refermait, . Plus haut, c’est le nord, la vraie wilderness

Encore plus tard, j’ai fait un road trip festif à La Tuque avec des amis. Pour la première fois, j’ai été témoin des rapports d’ignorance mutuelle qui semblent caractériser les relations dites interculturelles dans les villes « frontières ». Je ne savais pas que dans les bars, par exemple, on peut pratiquement tracer une ligne de démarcation territoriale… Je crois désormais savoir assez bien où se trouve la frontière sud du territoire des Atikamekw, ou du moins, du territoire que l’État canadien leur réserve aujourd’hui. De ce que je sais, en tous cas, ça ne ressemble pas à Fatale, esthétiquement.

 

Res(t)ituer

Selon la page Wikipédia sur les Atikamekw,

Ils vivent au Québec dans la vallée de la rivière Saint-Maurice et nomment leur territoire Nitaskinan (signifiant « Notre terre »). Ils ont d’ailleurs déclaré unilatéralement leur souveraineté sur ce territoire de 80 000 km2 en 2014. Ils sont divisés en trois bandes, Manawan, Opitciwan et Wemotaci, regroupées sous le Conseil de la Nation Atikamekw [orthographe préféré par la nation] basé à La Tuque. Ensemble, elles ont une population inscrite totale de 7747 membres en 2016. Les Attikameks [orthographe recommandé par l’Office québécois de la langue française] parlent l’atikamekw, une langue de la famille linguistique algonquienne proche mais différente du cri, ainsi que le français. L’atikamekw est toujours utilisé quotidiennement par les Atikamekw de nos jours, faisant de celle-ci l’une des langues autochtones du Canada les moins menacées d’extinction. Traditionnellement, ils pratiquent la pêche, la chasse et la cueillette. Historiquement, ils sont alliés avec les Innus.

Selon Google Maps, Manawan et Wemotaci sont tous deux à environ trois heures et demi de route de Trois-Rivières. Pour sa part, Opitciwan est à environ huit heures et demi de route (surtout forestière) de l’embouchure du Saint-Maurice, et à six heures et demi d’Alma, au Lac-Saint-Jean[2]. On ne sait pas trop si le barrage sur la route de Fatale-Station se situe au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest des deux premières communautés. Il est peu probable, cependant, que le village se situe au nord d’Opitciwan, vu les distances et la rareté des routes, y compris forestières. Or, le drame en requiert deux, une vieille et une nouvelle!

800px-vuepartielleparentSi Fatale-Station se situait tout près de Rapide-Blanc-Station, au nord de La Tuque, cela la placerait à seulement trois heures de route de Trois-Rivières – et non à six heures de « la ville »… L’ancienne municipalité du village de Parent, plus à l’ouest, désormais un secteur de la nouvelle (immense) ville de La Tuque, est probablement le lieu réel le plus plausible pour placer la fictive Fatale-Station. Avec sa scierie qui fonctionne sans arrêt, Parent est toutefois un village beaucoup plus forestier que Fatale semble l’être, visuellement. Car s’il est question du bois dans la fiction de Bourguignon, il n’est pas véritablement question de l’industrie forestière, de ses bruits et de ses odeurs, etc. La teneur de l’économie locale est en vérité laissée grandement indéterminée, bien qu’on sache que « la O’Gallagher » y joue un rôle prépondérant et qu’elle est fière que son village n’ait pas eu à « s’inventer un festival » pour survivre… Mais comment habiter de cette façon, c’est-à-dire sur un mode urbain, mais aussi loin, « au bout de la route », sans qu’une forme précise d’industrie (prospère ou en déclin, voire disparue) ne détermine les conversations de manière notoire, surtout à l’oreille d’une étrangère qui y débarque pour ce qui semble être la première fois?

 

Écrire, filmer

Même s’il était explicitement question de l’industrie forestière dans les textes de Bourguignon, les images de Ouellet n’en montrent pratiquement aucune trace. Inversement, il n’est pas directement question de cette industrie en mots, mais on pourrait tout de même la voir à l’œuvre et sentir sa présence déterminante, comme c’était le cas dans Twin Peaks, par exemple. Ce décalage entre le positionnement narratif du lieu fictif et les images concrètes qu’on nous fait voir pour l’illustrer s’explique aisément par les lieux du tournage réel de Fatale-Station. Ces lieux étaient principalement situés en Montérégie : Saint-Bruno, Boucherville, Saint-Blaise-sur-Richelieu, Saint-Constant, Saint-Basile-le-Grand, Châteaugay, Mercier, Léry, Pierrefonds et l’île Bizarre. Aucune industrie forestière ou minière à l’horizon – et ça se voit!

Si ce choix est profitable à la création d’une atmosphère onirique, et s’il a sans aucun doute été profitable économiquement – tourner 10 épisodes à Parent, ou même à La Tuque, c’est une autre paire de manches –, sert-il bien le propos politique de l’œuvre, pour lequel on mobilise justement le nom des Atikamekw?

En faisant du lieu de tournage un objet de critique dans le souci des relations entre langage et territoire, je ne cherche pas, bien sûr, à récuser le droit d’inventer des histoires, la possibilité de créer des fictions ou la capacité à faire semblant, au cinéma, à la télévision ou ailleurs. Même au théâtre – surtout au théâtre – on peut faire croire à tout avec du carton, des bouts de ficelle ou son seul corps en mouvement, et cela fait partie du défi et du plaisir de créer et de raconter! On peut bien tourner sous un viaduc à Sainte-Foy et prétendre être en Bosnie-Herzégovine ou en Tchétchénie, sans même avoir recours à des locuteurs bosniaques ou tchétchènes. Le décalage, cependant, risque d’attirer l’attention, et si l’intention ou la démarche n’est pas brechtienne, par exemple – si les auteurs ne cherchent pas à montrer par la représentation l’inévitabilité des décalages dans la représentation –, ils considéreront sans doute cela comme un échec de leur part. Des Bosniaques ou des Tchétchènes auront peut-être aussi quelque chose à dire, ou bien on se demandera avec curiosité (sans qu’on nous ait rien demandé…) ce qu’ils en diraient.

Deux films québécois m’invitent à réarticuler ma question et à préciser mon propos sur ce que j’appelle l’emplacement des sources : Les beaux souvenirs et Taureau.

 

Vérité de l’image

Le film Les beaux souvenirs de Francis Mankiewicz (ONF, 1981), avec un scénario de Réjean Ducharme, est sorti un an après Les bons débarras (ONF, 1980), du même réalisateur. Le film se déroule de toute évidence à l’île d’Orléans. Il en est d’ailleurs question dans le résumé qui l’accompagne aujourd’hui sur le site de l’Office national du film et sur d’autres plateformes :

Viviane, une enfant prodigue, cherche à reprendre sa place dans la famille qu’elle a abandonnée, tout comme l’avait fait sa mère. Blessée par l’abandon et l’absence des êtres aimés, son père et sa jeune sœur se sont créés un univers hermétique et trouble sur lequel repose leur sécurité. Viviane, en voulant y trouver une place, verra chanceler son propre équilibre. Un film dur et touchant, tourné dans la splendeur du décor de l’île d’Orléans, à partir d’un scénario de Réjean Ducharme.

Or, à la lecture d’une critique du travail scénaristique de Ducharme, j’ai découvert que Les beaux souvenirs – selon le tapuscrit du scénario archivé à la Cinémathèque québécoise, sur lequel la critique se fonde – est « situé dans l’île Sorel, [où] deux sœurs se disputent l’amour de leur père »![3] Plus loin, la même critique développe une thèse minimaliste sur le rapport entre les lieux dramaturgiques et les images chez le Ducharme scénariste, ou dans ce qu’on pourrait appeler le cinéma de Ducharme, qui se compose des deux films tournés par Mankiewicz et d’un scénario non-tourné, Comme tu dis, écrit autour de 1978 avec Longueuil comme décor :

En général, les scénarios ne déterminent le contenu visuel des images que dans la mesure où ils en spécifient certains éléments essentiels pour la signification. Chez Ducharme, il s’agit de certains lieux et de certains objets. La localisation géographique : Laurentides, île Sorel et Longueuil. La symbolique de l’espace est semblable à celle des romans. La chambre et l’île sont valorisées comme lieu de possession de l’aimé(e), refuge contre l’extérieur et retour au giron; c’est la chambre où Manon veille sa mère et Marie son père comme c’était aussi la chambre de Nicole et André Ferron et la penderie de Man Falardeau, l’île de Bérénice et le bateau de L’océantume. Le bord de l’eau et aussi les ponts (ceux qui mènent à une île ou ne mènent à rien) sont privilégiés. C’est que le lieu est alors accès à l’eau noire, au néant qui fascine les personnages suicidaires : Viviane se jette dans l’eau, Ti-Guy, en mourant, saute en rêve dans la piscine de Madame V.V. Jacques explique la signification symbolique du pont : « Qu’est-ce qu’on pense quand on pense à Longueuil? On pense au pont… au bout du pont… Comme si y avait rien de ce côté-ci du pont, comme si on tombait nulle part en bas du pont. » Ainsi, Iode marche vers l’Océan, « ayant la certitude de marcher vers sa perte[4].

Qu’est-ce qu’on pense quand on pense à « l’île Sorel » et à l’île d’Orléans? Tout d’abord, la seconde a le mérite d’exister en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’île unique, alors que dans les îles de Sorel, qui forment la partie sud de l’archipel du Lac Saint-Pierre complété par les îles de Berthier, au nord, aucune ne porte ce nom seul. L’île Sorel, en vérité, ça n’existe pas.

Les îles de Sorel, quant à elles, sont bien connues comme lieu dramatique : c’est là le pays du Survenant, de Germaine Guèvremont. Ce territoire se distingue précisément par une prolifération, une multiplicité d’îles qu’on peut parcourir en petite embarcation. L’île d’Orléans, au contraire, c’est la grande île ancienne habitée par les « sorciers » (vieux surnom des natifs), qui préserve avec entêtement et difficulté un territoire à la fois patrimonial, touristique et agricole, entre Lévis et Québec, à l’ouest, et entre Charlevoix et Bellechasse, à l’est, au milieu d’un fleuve reconnu pour nécessiter des pilotes aguerris. En 1980-81, c’était déjà la terre du vieux Félix Leclerc, qui n’était pas natif mais qui était aimé. C’était aussi déjà un lieu de luttes et d’échanges, de séduction et de répulsion entre les petits propriétaires héritiers et les nouveaux riches de la ville de Québec et d’ailleurs.

Par les splendides images de Mankiewicz, qui montrent des aspects reconnaissables de l’île d’Orléans (notamment le pont, deux fois très tôt dans le film) ainsi que son rapport de proximité à la ville (le bar de danseuses du père qui semble être dans le quartier Saint-Sauveur ou le vieux Beauport), il me semble que Les beaux souvenirs a changé de lieu dramatique par l’effet de la dramaturgie. En d’autres mots, « la signification » a été infléchie par « la mise en scène ». Quiconque regarde le film avec un brin de savoir géographique sur le Québec (le scénario étant par ailleurs inédit) saura que l’histoire se déroule à l’île d’Orléans[5].

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Capture d’écran du film Les beaux souvenirs, de Francis Mankiewicz

L’évidence de cet emplacement a des conséquences sur le sens du reste du film, sur la signification des actions, des images et des mots. Si l’histoire se passe à l’île d’Orléans, on peut identifier d’autres lieux attenants. J’ai parlé de Saint-Sauveur ou du vieux Beauport, où semble se trouver le bar tenu par le père (Paul Hébert) et son acolyte (Michel Daigle). Je crois aussi pouvoir identifier avec plus de précision le lieu dramatique de la scène de la cour à scrap, alors que Marie (Monique Spaziani) s’amuse à chercher un nouveau réservoir d’essence pour la voiture de Rick (R.H. Thomson), le séduisant copain anglophone incompréhensible de sa sœur Vivianne (Julie Vincent). Pour moi, le garagiste nain au volant d’un vieux pick-up bleu pâle travaille à Pintendre Autos, lieu mythique assez près, que Carl Bergeron (voir ma critique dans Trahir) refuse de nommer et que Dalie Giroux nous a magnifiquement décrit.

Quoiqu’il en soit, un processus similaire de déplacement géographique du lieu narratif (écrit) par les images (tournées) est à l’œuvre dans Fatale-Station. Dans Les beaux souvenirs, on ne nomme jamais l’île. La référence structurante aux Atikamekw dans le récit de Bourguignon ne laisse toutefois pas de place à l’ambiguïté. Si le territoire qu’on nous montre est situé sur la rive sud de Montréal – si on n’arrive plus à oublier les lieux de tournage –, n’aurait-il pas fallu nous parler des Mohawks ou des Abénakis? Quant au parler, justement, parle-t-on même atikamekw dans Fatale-Station? Ne connaissant pas la langue, je ne peux pas répondre. Le webdocumentaire se termine toutefois sur cette question. On y entend un acteur atikamekw aider une actrice innu à prononcer ses répliques en atikamekw à Kahnawà:ke. Un détour par la Beauce pourrait peut-être nourrir ma réflexion sur les enjeux de cet enchevêtrement de langues et de territoires.

 

Vérité du langage

Le film Taureau de Clément Perron (ONF, 1973) se déroule au sud de la Beauce, tout près de Saint-Georges. Dans sa capsule « Hier à aujourd’hui », qui présente un montage d’extraits choisis, Normand DeLessard raconte que le tournage s’est effectué en bonne partie à Notre-Dame-des-Pins et que le train a été filmé à Morisset Station. DeLessard indique également que la majorité des participants provenaient de Saint-Georges. Dans la courte description de sa capsule, il ajoute Saint-Simon-les-Mines et Saint-Benjamin dans les lieux de tournage. Il passe toutefois sous silence un fait frappant. Parmi les remarquables interprètes principaux (Marcel Sabourin, Béatrice Picard, Louise Portal, André Melançon, etc.), personne ne vient de la Beauce. Résultat : dans ce film qui « saisit dans sa réalité brutale le comportement des habitants d’un village de la Beauce à l’égard d’une famille de proscrits sur laquelle ils s’acharnent parce que, à leurs yeux, elle incarne le mal » (synopsis de l’ONF), on ne retrouve pratiquement aucune trace du célèbre accent beauceron, de la langue ou du langage typique de ce coin de pays!

Le seul moment où on entend clairement parler beauceron, ou le parler beauceron, est lorsqu’un homme arrive avec la carcasse d’une vache noire attachée sur son toit de voiture, devant plusieurs vieux réunis au magasin général. Ces derniers sont assurément « authentiques », selon leur murmurages. On entend aussi certaines intonations du pays lorsque la bande de jeunes (« les ’eunes », devrais-je dire…) parle ou, plus souvent, invective à la ronde. Encore une fois, un décalage, un écart entre le scénario et le film, l’écriture et les images, semble être créé par les choix de l’équipe de production.

Clément Perron, le scénariste-réalisateur de Taureau, a aussi écrit le scénario de Mon oncle Antoine de Claude Jutra (ONF, 1971), un film qui se déroule tout près, à Black Lake dans L’Amiante, mais qui est aussi tourné dans une langue normalisée, disons « radio-canadienne ». Perron est pourtant né à East Broughton en 1929. Avant Taureau, il a coréalisé C’est pas la faute à Jacques Cartier avec Georges Duffaux (ONF, 1967), démontrant par la parodie un souci certain pour la question des langues et des modes de vie en contexte colonial, tant du côté des Autochtones (il imagine une minorité blanche et un gouvernement autochtone) que du côté des Canadien français (tant dans le rapport aux Canadiens anglais et aux Américains que dans le rapport aux Français)[6]. Après Taureau, qui traite d’une forme de « justice populaire » tenant plutôt de la chasse aux sorcières, Perron a réalisé Partis pour la gloire (ONF, 1975), sur la résistance beauceronne à la conscription lors de la Deuxième Guerre mondiale. C’est comme si, un an après la publication de chaque livre, Perron commentait et continuait Quand le peuple fait la loi. La loi populaire à Saint-Joseph de Beauce de Madeleine Ferron et Robert Cliche (HMH, 1972), dans Taureau, puis qu’il commentait et continuait Les Beaucerons ces insoumis. Petite histoire de la Beauce, 1735-1867, également de Ferron et Cliche (HMH, 1974), dans Partis pour la gloire, qui est aussi le « prologue » à Taureau dans l’univers de la fiction narrative.

Dans l’ethnologie de Ferron et Cliche, une grande place est explicitement faite aux « informateurs locaux » et aux propos des « gens de la place ». Selon l’école ethnologique et folkloriste dite de l’Université Laval, qui a pris son essor avec les travaux et l’enseignement de Marius Barbeau, originaire de Sainte-Marie-de-Beauce, la collecte et la transcription des récits en langue populaire ou en parler vernaculaire est une pratique essentielle. Dans Les revenants de la Beauce de Paul Jacob (Boréal Express, 1977), préfacé par Robert Cliche et proche de l’école de Barbeau, le texte parvient à bien rendre l’oralité beauceronne par l’usage d’élisions et de diverses modifications orthographiques.

Du côté des films de Perron, on sent bien que les récits viennent de la Beauce et que la « normalisation » du langage tente de servir leur plus grande diffusion. On sait par ailleurs que la question de la parlure locale était explicitement problématisée à l’Office national du film depuis la création de « l’équipe française » à la fin des années 1950. On pense évidemment aux films de Pierre Perrault, Michel Brault, Bernard Gosselin, Gilles Groulx, Denys Arcand et tous les autres qu’on a lié de près ou de loin au cinéma « direct » ou « vérité ». Perron et Duffaux ont d’ailleurs réalisé un documentaire intitulé Cinéma et réalité (ONF, 1967) sur les pratiques du cinéma néo-réaliste italien. De quoi justifier l’impression que quelques plans de Taureau, sans parler de la tignasse du jeune André Melançon dans le rôle principal, rappellent les films de Pier Paolo Pasolini…

Dans ce contexte, il faut sans doute rappeler que Taureau s’inscrivait dans le défunt volet « fiction » des activités de l’ONF. N’est-il pas normal, alors, que des acteurs interprètent des personnages qui ne correspondent pas entièrement, voire pas du tout à leurs propres caractéristiques, y compris en ce qui concerne leur apparence, ou même la langue qu’ils parlent et celles qu’ils ne parlent pas? N’est-ce pas là précisément la particularité, le lot du Comédien comme figure? N’est-ce pas pour cela, également, que la philosophie occidentale a une relation tordue avec le mimétisme et le théâtre, faisant du mime ou du comédien de chair l’archétype de l’abjection par manque d’identité propre, un manque permettant de les revêtir toutes temporairement, plus ou moins respectueusement?[7] C’est la philosophie, mais peut-être pas la pensée, qui échoue sur scène.

 

Apories

Cette réflexion est aporétique : elle bloque. J’aboutis à une impasse, je m’embrouille et m’empêtre dans les considérations inquiètes sur les origines et les devenirs, je sens tour à tour que je force la note ou que je passe à côté, que je me détourne trop vite ou que j’insiste trop longtemps. Bourguignon se félicite sans doute avec raison d’avoir imposé une présence autochtone dans et par sa série, à la fois sur le plan dramatique (le récit) et sur le plan dramaturgique (la production). Me trouble néanmoins sa réflexion un peu stéréotypée : les Atikamekw (réels et fictifs) sont l’âme de la série, « quelque chose de souterrain », un gage de « véracité » et un symbole d’un « rapport incarné » au territoire.

Dans le documentaire sur la production de Fatale-Station, l’auteur raconte que la manifestation « plus pacifique » des autochtones au cœur du village, qui défilent lentement plutôt que de bloquer la route et qui « ne revendiquent rien, qui ne font qu’exister » dans la seconde partie de la série, représente un pas vers « la vraie rencontre », sinon vers « la réconciliation ». Sur les lieux du tournage, cependant, une femme pleure de vraies larmes en nous racontant que ses frères véritables se battent pour leur territoire au même moment, dans « la vraie vie ». Je n’arrive pas à me fixer : ces luttes véritables sont-elles servies par la mise en scène de Fatale-Station, ou sont-elles plutôt mises au service du théâtre télévisuel? Ces deux possibilités sont-elles mutuellement exclusives? Une complicité plus complexe peut-elle être pensée, entre réalité et fiction, entre fictionnements bien réels et réalisations fictionnelles?

Pour tenter de cheminer malgré les blocages, de me désempêtrer pour un temps, je reprends un vieux livre illustré qui date de la première année des Fêtes de la Nouvelle-France, me disant que c’est peut-être précisément là que je l’ai acheté, au « village amérindien » dans la Côte de la Montagne. On y présente les 11 nations autochtones du Québec aux gens de la place comme aux touristes. Je lis :

Les Atikamekw sont des Amérindiens de l’intérieur. Ils habitent la Haute-Mauricie, le « Cœur du Québec ». Ce sont des gens de grands lacs et de longues rivières, de forêts de bouleaux, de sapins et d’épinettes. Chasseurs d’orignaux et d’ours noirs, trappeurs de castors, de loutres et de visons, pêcheurs de dorés et de corégones (poisson blanc à la base de leur alimentation, séché ou fumé et mis en réserve pour l’hiver). De surcroît, leur nom signifie « ceux qui vivent de la corégone » bien que l’alimentation traditionnelle se complète par la cueillette de petits fruits sauvages, comme les bleuets (variété d’airelle des bois) et les framboises, dont regorge la forêt boréale. Les Atikamekw de la communauté de Manawan exploitent aussi l’eau d’érable, qui donne le sirop, la tire et tous les autres délicieux produits de la « cabane à sucre ». Ce sont d’ailleurs les Autochtones qui ont enseigné cet art aux arrivants européens au XVIIe siècle[8].

Quelque chose semble insister en moi pour lier Fatale-Station au film Le goût d’un pays de Francis Legault, qui présente Gilles Vigneault et Fred Pellerin en conversation dans une érablière au temps des sucres, justement. C’est donc par la cabane à sucre que je repartirai, que je tenterai de reprendre la question de l’emplacement des sources.


Notes

[1] Il semble que les noms d’origine française (Laurier-Station, Saint-Nérée-Station, etc.) prennent un trait d’union et que les noms d’origine anglaise (Broughton Station, Armagh Station, etc.) n’en prennent pas.

[2] Manawan signifierait « là où l’on trouve des œufs »; Wemotaci, « la montagne d’où l’on observe »; et Opitciwan, « le courant du détroit », selon Nicole O’Bomsawin et Sylvain Rivard, Les Algonquiens, Québec, éditions Cornac, 2012, p. 18.

[3] Jacqueline Viswanathan, « Ducharme scénariste », dans Paysages de Réjean Ducharme, sous la dir. Pierre-Louis Vaillancourt, Montréal, Fides, 1994, p. 71.

[4] Ibid., p. 86.

[5] Dans un entretien diffusé le 13 octobre 1981 dans le cadre de l’émission L’art aujourd’hui, et repris sur le beau site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec « …ils ont dit », Francis Mankiewicz raconte à Richard Guay le travail qu’il a effectué à partir de ce second scénario, que Ducharme avait écrit pour lui en lui disant qu’il pouvait en faire ce qu’il voulait. Le réalisateur en vient à la question dramaturgique du changement de lieu : « En le lisant attentivement, j’ai senti qu’il y avait, au niveau de l’écriture, une qualité du souvenir. Comme si ce scénario-là avait été écrit à partir d’un souvenir qu’il avait. Il l’avait situé, lui, dans les îles de Sorel, dans une grande maison en briques. Puis je suis dans les îles de Sorel, puis il n’y en n’avait pas, de grande maison en briques. Il y avait des maisons en briques, mais elles n’étaient pas aussi grandes que l’impression que j’en avais en lisant le scénario. Et c’est un peu, bon, comme quand on grandit quelque part, dans son enfance on habite dans un appartement puis on s’en souvient comme étant immense. Et quand on y retourne, ce n’est pas du tout ça. Alors, pour Les beaux souvenirs, ce qu’il fallait trouver, au niveau par exemple de la maison qu’il y a dans le film, au niveau de toute l’ambiance du film, c’était cette qualité du souvenir. Il ne fallait pas que ça corresponde réellement à ce qui était écrit, mais que ça évoque ce que l’écriture évoquait en moi. Donc, c’était comme… c’était énormément un travail de chercher à reproduire dans des images l’impression que j’avais du scénario, et non pas retrouver à la lettre ce qui était écrit dans le scénario. » Sur le travail de repérage, Mankiewicz ajoute ensuite : « On a passé six mois à chercher la maison. On a fait, je pense, le Québec de fond en comble. Parce que, encore là, on voyait plein de maisons qui pouvaient faire, qui correspondaient à ce qu’on cherchait, mais qui n’avaient pas cette qualité du souvenir, cette qualité un peu mystérieuse, insaisissable… imprégnée d’un passé. Et au niveau du choix des comédiens, c’est la même chose. »

[6] Un court segment sur la légende de la dame blanche a d’ailleurs été tourné aux chutes Montmorency, face au pont de l’île d’Orléans. Le film présente Paul Hébert en oncle courailleux, Paul Buissoneaux en serveur « franco » à l’orange Julep, à Montréal, et Denys Arcand en boursier snob du Conseil des arts. Une autre scène présente un festival de musique clandestin dans une petite cour à scrap – mais à Pierrefonds, celle-là, selon l’insigne des policiers incompétents qui « interviennent ».

[7] Sur cette question de la mimésis, il faut lire Philippe Lacoue-Labarthe, notamment L’imitation des modernes. Typographies, 2 (Galilée, 1986).

[8] Sylvain Harvey et Michel Noël (sous la dir.), Le Québec amérindien et inuit, Dolbeau, éditions Sylvain Harvey, 1997, p. 24.

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De qui (de quoi et d’où) parle Mathieu Bock-Côté?

Critique de Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique, Montréal, Éditions du Cerf, 2016, 367 p.

Par Julie Perreault

9782204110914-56fd04b722b81Il est de ces choses qu’on entreprend parfois sans trop savoir dans quoi l’on met les pieds. Comme un marathon sans entrainement, un meuble Ikea un vendredi soir… ou la lecture de Mathieu Bock-Côté en plein milieu de l’été. On se rend jusqu’au bout ou on quitte, mais le chemin n’est jamais facile, et ça nous aura finalement pris jusqu’à l’hiver pour s’y rendre…

Dans le cas qui nous concerne, c’est surtout l’écriture qui posa problème. Comment trouver le ton juste pour cette critique? Comment lire et commenter les propos de l’auteur sans tomber dans la caricature antagoniste, souvent violente, qu’il appelle en quelque sorte lui-même?

À proprement parler, je savais avant d’entreprendre la lecture du livre Le Multiculturalisme comme religion politique, que je ne serais pas d’accord avec l’argument central, qui dénonce encore une fois la visibilité trop grande d’une gauche progressiste (laquelle? nous y reviendrons) dans l’espace public. Paradoxalement, la forte présence de l’auteur dans la sphère médiatique fait en sorte que ses idées nous sont un peu connues d’avance, de même que son style, polémiste quoi qu’il en dise.

Par la teneur de mes recherches, je me rattache aussi aux mouvements féministe et critique du colonialisme que l’ouvrage réduit ici sous le chapeau utile et souvent trop large du « multiculturalisme ». Si j’ai tenu néanmoins à faire cette recension, c’était par désir de comprendre un peu mieux la force d’attraction que l’auteur exerce sur plusieurs intellectuels de mon entourage. Certains de mes amis, d’autres ayant marqués mon parcours personnel. Je ne suis pas certaine de mieux comprendre aujourd’hui, mais je sais du moins pourquoi la question mérite d’être posée. Si Bock-Côté a le « culot », comme le disait Louis Cornellier dans une première recension, de soulever des enjeux qui dérangent, sa manière d’y répondre me laisse encore perplexe.

Sans doute la lecture de ce livre posera-t-elle un défi de taille à quiconque n’en partage pas les idées. D’abord, il est long, et le propos répétitif. Ce serait là un moindre défaut s’il n’était pas également maladroit sur le plan méthodologique[1], et si le style de l’argumentaire nous invitait à y rester et à réfléchir avec l’auteur. Or, c’est plutôt l’inverse qui se produit. La volonté de polarisation qui en dessine clairement le contour n’invite pas à la discussion, et cela malgré les prétentions de l’auteur, qui affirme vouloir ouvrir une brèche dans un débat idéologique fermé. Bock-Côté le dit lui-même, il est en guerre, et il s’adresse dès lors à ceux et celles qui sont prêts à le suivre. Ce à quoi j’aimerais répondre, réutilisant à bon compte l’ironie socratique : « dialoguons, ami ». Oui mais… comment?

Bah… tout simplement peut-être, en prenant le discours pour ce qu’il est : ni plus ni moins qu’un discours. Et en invitant quelques amis.

Je ne suis pas polémiste par nature. J’ai le défaut, peut-être, de ne pas aimer la confrontation pour elle-même. Aussi ai-je pris connaissance du livre à travers l’article de Cornellier invoqué plus haut. Le regard hautement positif de l’essayiste, qui se dit le plus souvent de gauche, sur l’intellectuel qui s’affiche lui-même à droite m’a d’abord surpris. Ce n’est pas que je crois à l’étanchéité des catégories idéologiques; au contraire, le spectre gauche-droite me semble plus souvent propice à clore les débats qu’à les ouvrir. Mais tout de même. C’est là une frontière sur laquelle Bock-Côté s’assoit lui-même et qui forme de surcroit l’armature centrale de son dernier livre, lequel s’attache bien plus à construire une gauche monolithique qu’il rejette de front qu’à proposer une critique argumentée du multiculturalisme, fût-il idéologique. Aussi, je m’explique encore mal la conclusion qu’en tire Cornellier : « On peut camper à gauche et tenir à l’héritage occidental. La dissidence, aujourd’hui comme hier, n’est pas une religion et sait faire front commun, malgré les différences, si nécessaire. » C’est à cette idée, surtout, que j’aimerais répondre ici.

Qu’on puisse « camper à gauche », c’est-à-dire être progressiste, et « tenir à l’héritage occidental », n’est pas en soi contradictoire. La gauche, comme concept philosophique, historique, solidifié dans l’Europe du XIXe siècle, demeure après tout un produit de l’Occident. Bock-Côté l’admet lui-même par le geste lorsqu’il critique la formation d’une idéologie gauchiste « diversitaire » issue de la France post-soixante-huitarde. On ne peut dire en ce sens que la notion d’héritage s’oppose en soi à l’idéologie progressiste; la nouvelle gauche qu’il décrit (et décrie) est d’autant plus occidentale qu’elle prendrait naissance en France pour s’étendre à l’ensemble du monde « civilisé », écorchant au passage l’idéologie conservatrice à laquelle il adhère. Chacun des deux n’irait donc pas sans son autre; or, pour l’auteur, il s’agit là d’un objet de critique, et non d’une association bienvenue.

Limiter l’argument à cette posture logique serait néanmoins faire preuve de mauvaise foi. Ce n’est pas à cela non plus que Cornellier répond lorsqu’il reprend pour lui la critique de l’auteur. En fait, il serait plus à propos de dire que Bock-Côté s’oppose à un certain discours progressiste – une gauche anti-occidentale plutôt qu’une gauche an-occidentale –, dont la particularité est à ses yeux de faire le procès injuste de l’Occident. Une gauche qui prône l’émancipation des marges, l’égalité et le respect des différences en s’articulant à des discours anticolonialistes, antiracistes, antitraditionnalistes (gais et lesbiens par exemple), féministes, etc., et dont le principal défaut serait d’annoncer la culpabilité de l’Occident tout entier. L’auteur voit dans tous ces courants réunis (qu’il confond souvent avec le multiculturalisme) la négation de l’intégrité culturelle et historique des nations occidentales au profit de nouveaux et de nouvelles venues qui n’auraient pas contribué à leur essor. Face à ceux-ci, face à celles-là, le devoir de mémoire exigera au contraire une meilleure reconnaissance de l’ordre et des institutions ancestrales, un respect de l’autorité dont (seule) l’idéologie conservatrice est garante.

La notion d’« héritage », on le voit, prend donc un sens particulier au regard de cette critique. Négatif d’abord, puisque qu’il s’agit de répondre à une posture critique; exclusif ensuite, car la notion même de « tradition » se trouve ainsi figée dans l’opposition qui la reconduit, faisant en même temps de la « culture » l’apanage de ceux qui peuvent encore la défendre. La réponse de Cornellier, il me semble, s’adresse à cette partie du discours. Mais celui-ci peut-il encore « camper à gauche », comme il le propose? J’en doute, étant donnée la teneur de la critique défendue par l’auteur du Multiculturalisme comme religion politique.

Par-delà une rhétorique tendancieuse critiquée maintes fois, je reprocherai à Bock-Côté essentiellement deux choses. D’une part, de faire paradoxalement fi de l’histoire (ou de « [confondre] mémoire et histoire », pour reprendre la formule bien sentie de Simon Rainville à propos de Martin Lemay et de son livre sur Duplessis). Et de l’autre, de parler à partir d’un lieu hautement problématique, campé à la fois dans l’idéologie et dans l’obsession d’une France mythifiée. Un lieu problématique pour quiconque vise à dénoncer une « religion politique » (sans en proposer une autre?) et à promouvoir l’idée de nation dans un espace politique – le Québec – qui n’a pas encore réglé le compte de son propre colonialisme. L’importante question de la culpabilité historique, pourtant centrale à l’argumentation, me semble traitée dans la foulée avec une légèreté regrettable. De même que la notion de culture sur laquelle il faudrait revenir.

Comme le faisait remarquer le politologue Alain Noël, l’ouvrage de Bock-Côté tend en effet à escamoter la réalité empirique de son propos, la diversité, au profit d’une argumentation centrée presque exclusivement sur « les ouvrages de quelques penseurs de gauche », qui s’avèreront de surcroit principalement français. Une telle démarche pour le moins dématérialisante permettra à l’auteur de parler d’une « idéologie de la diversité » sans considérer les luttes et les acteurs sociaux qui ont pu l’influencer, la justifier s’il y a lieu, du moins l’expliquer ou nous offrir un socle commun pour en discuter. Au lieu de quoi l’« éthos de la diversité identitaire » (p. 9), réduit à un concept de « religion politique » qui demeure flou tout au long de l’ouvrage, nous est présenté comme un caprice d’élites intellectuelles en manque de reconnaissance. Or, comme le souligne Noël : « Avant d’être une idée, la diversité a d’abord été un fait social. Cette réalité empirique, Bock-Côté n’en prend jamais la mesure. En fait, il ne l’évoque même pas. Et pareillement pour l’histoire. »

Ce faisant, le discours de Bock-Côté me semble omettre deux questions fondamentales : pourquoi ces luttes? Et d’où viennent-elles? Avant d’être reprises par la gauche, les valeurs de la « diversité » sont le produit de rapports de force historiques et de luttes gagnées sur le terrain même de l’« Occident ». L’on pensera ici aux mouvements de décolonisation en Afrique ou dans les Caraïbes (somme toute une extension des rapports de pouvoir européens); aux luttes pour l’indépendance dans plusieurs pays d’Europe et même au Québec; aux luttes pour les droits civils des noirs, des homosexuels et des peuples indigènes aux États-Unis, ou aux mouvements pour le droit des femmes au Canada et ailleurs. Or, aux yeux de Bock-Côté, ces individus de chair et les groupes sociaux auxquels ils appartiennent ne semblent pas faire partie du « peuple », cette majorité normalisée souffrant silencieusement des droits accordés aux « autres » au fil du temps. Ce qui, dans un esprit de polarisation bien réel, leur vaudra d’être placés encore une fois à l’extérieur de l’histoire racontable, une position bien connue pour des individus et des groupes qui ont en commun d’avoir lutté pour l’égalité et le droit d’exister en tant que sujet dans un espace politique où cette possibilité leur était niée de façon systématique.

Aussi, est-ce avoir une vision volontairement fermée de l’histoire que de réduire le mouvement intellectuel des années 1960 aux pavés de la Sorbonne ou aux murs de quelques universités américaines; une stratégie qui vise somme toute à remettre en question la légitimité des luttes contre l’exclusion et les privilèges en rendant invisibles ceux et celles qui les ont portées. Au lieu de quoi Bock-Côté voudrait réifier une idée transcendante du « peuple » qui exclut d’office la moitié de la population, tout en remettant encore une fois la vérité de la culture à une élite éclairée. Quiconque s’est intéressé un tant soit peu à l’histoire des relations entre l’État et les peuples autochtones (voire des relations entre l’État canadien et le Québec) ou au mouvement des femmes, au Canada seulement, sait que la lutte n’est jamais acquise. Le problème avec la notion de « diversité » est sans doute bien davantage d’édulcorer cette réalité que de défendre des valeurs d’égalité et d’inclusion, de toute façon propres à la pensée progressiste depuis le XVIIIe siècle.

La gauche libérale que Bock-Côté semble pointer du doigt n’est pas exempte de critique, loin de là. La political correctness dont elle est parfois porteuse, de même que les politiques de l’identité qui l’organisent, agissent souvent comme frein à la pensée commune. Or, la stratégie de polarisation déployée dans cet ouvrage nous empêche de réfléchir sérieusement à de tels écueils, et prévient de surcroit la possibilité d’une réponse autre que la riposte directe. La rhétorique de l’auteur fait également fi de la critique et des tensions qui existent au sein même des mouvements progressistes, qu’il aurait peut-être intérêt à étudier de plus près pour comprendre leurs particularismes. On s’étonnera par exemple qu’il inclue dans le panier du multiculturalisme des groupes comme les peuples autochtones, qui bien souvent en rejettent eux-mêmes le principe.

Mais la véritable question, pour Bock-Côté comme pour nous, est en fait celle de la culpabilité historique. Elle est le lieu où semblent se jouer plusieurs des luttes idéologiques autour desquelles gravite la notion de diversité; pas étonnant en ce sens qu’elle occupe un chapitre central du livre (chapitre 3 : « La grande noirceur occidentale ou l’histoire de l’expiation », pp. 127-161). Encore une fois, cependant, l’argumentation dans cette section est davantage fondée sur des accusations idéologiques, qui s’attaquent ici aux nouvelles façons de faire l’histoire au XXe siècle, que sur l’analyse de faits historiques concrets. Suivant un révisionnisme conservateur à peine voilé (mobilisant par exemple la mémoire de la Shoah et la critique de l’histoire sociale), le chapitre dénonce en substance l’hégémonie d’une « historiographie victimaire » (p. 130) et d’une « idéologie pénitentielle » (p. 130) qui viseraient à renverser l’ordre mémoriel propre aux grandes « civilisations ». Dans l’esprit de l’auteur, « l’éthos de la diversité » serait ainsi coupable de vouloir rendre coupables les nations occidentales de crimes dont la gravité reste, à ses yeux, irréelle ou exagérée, bien qu’il n’en fasse jamais la preuve. La stratégie rhétorique vise ici à renverser la critique postcoloniale de l’État et de ses institutions en y dénonçant une atteinte à l’intégrité historique des nations européennes; une habitude critique par laquelle « les sociétés occidentales ont appris à avoir honte de leur histoire » (p. 129). Le culpabilisateur est alors rendu coupable de sa propre volonté culpabilisatrice, dans un cercle dont on ne sort apparemment pas. À moins de comprendre les stratégies qui l’animent.

Dans le cas qui nous concerne, il y en a au moins deux. Il faut voir d’abord comment la force rhétorique de l’argument repose sur l’opposition dressée carrée entre la « nation » et la « diversité » – entre le « peuple » et les « autres », la majorité aliénée et ceux et celles qui, de la marge, osent encore revendiquer des droits. Bock-Côté fait jouer ici le pathos romantique qui accompagne le sentiment national pour consolider la frontière identitaire entre ces deux groupes sociaux reconstitués; l’on s’étonnera sans s’étonner que son entreprise de polarisation soit reçue par une certaine gauche nationaliste québécoise. D’une toute autre façon, la rhétorique mobilisée par l’auteur répond aussi d’une propension à euphémiser les réalités historiques qui dérangent, comme le passage suivant le démontre bien :

La cible véritable de cette historiographie victimaire, c’est la nation qui, dans sa construction historique, aurait broyé une diversité identitaire fort complexe à travers des pratiques étatiques qui relèveraient du racisme le plus éculé, par exemple en cherchant à assimiler explicitement les populations immigrées dans le creuset national par des pratiques plus ou moins contraignantes. Il n’y a aucune nation épargnée par le syndrome de la repentance (p. 140; je souligne).

De quoi Bock-Côté parle-t-il ici? D’immigration, de colonisation, de luttes pour les droits civils? Un peu de tout cela et rien à la fois, puisqu’il ne fait pas de véritable distinction entre ces réalités. Or, parler de « populations immigrées » et de « pratiques plus ou moins contraignantes » en invoquant la colonisation, par exemple, est pour le moins déplacé, sinon démagogique et bien mal informé; un renversement performatif que les archives de l’État contrediront facilement. Une façon aussi d’oblitérer la réalité d’un racisme (d’un sexisme, d’une homophobie…) systémique en réduisant à rien les positions qui le décrient, et de passer encore une fois sous silence les pratiques politiques qui sont les vraies coupables. Qu’on ne s’y trompe pas, atténuer l’histoire pour protéger les institutions n’avantage que ceux et celles qui les dirigent, au détriment de la pensée critique, d’abord, et de tous ceux et celles dont la parole est niée ensuite. Or le véritable perdant dans tout cela est peut-être l’idée même de « nation », qui abandonne ainsi la capacité d’être réfléchie et habitée de façon posée, par-delà les oppositions idéologiques et les luttes de privilèges.

Aussi bien, l’appel au peuple et à la nation dont le livre est porteur m’apparaît finalement construit sur un ressentiment qui peine à s’effacer. Quiconque a lu un tant soit peu Albert Memmi y verra l’image du colonisateur qui s’assume doublée de celle de l’aspirant colonisé; deux lieux d’une même volonté de pouvoir qui forment ici un mélange explosif. Que la figure de la métropole imaginaire du Canada français d’avant le Québec soit constamment mise de l’avant dans cet ouvrage n’est sans doute pas un fait anodin; on s’adresse à la France en souhaitant y appartenir, dans un Québec jugé trop petit pour soi. L’appel au peuple défendu par le conservatisme d’un Mathieu Bock-Côté semble ainsi symptomatique d’une honte viscérale (celle de l’élite) qui, tout compte fait, n’est peut-être pas le résultat premier d’un « éthos de la diversité ». Faudrait-il rappeler enfin que la honte n’est pas qu’une tare, mais parfois le début d’un nécessaire retour sur soi?


Note

[1] Les syllogismes utilisés en surabondance sont souvent trompeurs et l’organisation des idées manque d’une cohérence interne élémentaire, sans compter le flou artistique par lequel le discours au « on » ne nomme jamais personne tout en accusant tout le monde.

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Classé dans Julie Perreault