Critique du film Le goût d’un pays, de Francis Legault, Zone 3, 2016, 102 min.
Par Simon Labrecque
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Étant Québécois, j’ai déjà dit que les coïncidences me fascinent.
[…] C’est que l’écriture considérée comme une connaissance rend aveugle.
Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville
Le dernier film de Francis Legault est d’une grande beauté. Visuellement, l’expérience du réalisateur dans la mise en images des pratiques cuisinières et artisanales se traduit par une capacité à faire très bien sentir la texture, le travail manuel lié au temps des sucres. Sur le plan auditif, l’anecdote inaugurale de Fred Pellerin racontant la symphonie qu’il a entendu, silencieux au milieu d’une érablière de 250 arbres coulant chacun à son rythme propre, donne le ton à la construction attentive d’une trame sonore enveloppante. L’ancêtre Gilles Vigneault qui pousse un « Les gens de mon pays » presqu’a capella à côté d’un poêle à bois m’a même tiré une larme que je ne peux pas mettre sur le dos de ma conjonctivite hivernale.
Avant d’en arriver à la question de la beauté du propos de l’œuvre, cependant, deux détours préliminaires s’imposent. Ils permettront de préciser l’état d’esprit dans lequel je suis allé voir le film, au milieu d’un projet d’écriture sur l’emplacement des sources mis (ou remis) en branle par mon trouble face à la géographie fictive et la référence aux Atikamekw réels dans Fatale-Station. Ici, en tous cas, la géographie des sucres cherche à être authentique, réelle, quoiqu’on ne présente aucune carte et qu’on ne nomme pas systématiquement les lieux filmés. Bien sûr, il est aussi question d’une part de fiction, puisqu’il s’agit de méditer les conditions et les effets de l’invention de traditions.
Encabanages et émancipation
Avant d’aller voir Le goût d’un pays un matin de semaine au cinéma Beaubien, dans le quartier Rosemont à Montréal, j’ai (finalement) acheté et lu La route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois (Atelier 10, 2016), que j’avais mentionné au passage dans ma critique pour Trahir du dernier livre de Yan Hamel, Le cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota Bene, 2016). J’en ai d’abord retenu deux passages qui concernent justement Rosemont, où j’habite en locataire depuis six ans. Fait singulier, ces deux passages concernent deux objets hérités par Livernois – la chemise carottée Mackinaw de son grand-père Labelle et un meuble à décaper provenant de la même famille – qui relancent sa réflexion sur la recherche d’une certaine authenticité québécoise.
Né en 1982, originaire de Saint-Constant en Montérégie, le professeur d’histoire littéraire et intellectuelle à l’Université Laval décrit ainsi sa relation à la chemise patrimoniale, qu’il tente de distinguer d’un rapport parodique ou ironique de style « hipster » aux vêtements d’ouvriers, de bucherons et de paysans. En hégélien camouflé dans le souci des bonnes intentions et de la justesse, Livernois semble malgré lui attribuer la réflexivité ou la conscience des symbolisations à un moment nécessairement second ou ultérieur (le sien) du Progrès de l’Esprit dans l’Histoire :
À l’époque, quand j’ai décidé de porter cette veste sur la promenade Masson à Montréal, il s’agissait pour moi de reproduire les gestes de mon grand-père, lesquels n’avaient rien d’ironique et ne se situaient nulle part ailleurs qu’au premier degré. Pas de charge symbolique, par exemple, que les littéraires de mon acabit pourraient y accorder (p. 23).
Livernois cherche à dépasser l’ironie, mais l’époque ne lui rend pas la tâche facile… Le passage sur le meuble à décaper offre ensuite une description plus détaillée des lieux en jeu; il fait aussi sentir l’humour et la capacité d’autodérision de l’auteur :
J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. Voilà un quartier qui m’adonne : secteur ouvrier du début du siècle, relativement à l’aise pendant les années 1970, ne payant pas de mine dans les années 1990, suivant ensuite le modèle du Plateau voisin avec 15 ans de retard. Depuis, se côtoient, de la 1re Avenue au boulevard Saint-Michel, les BMW et les Chevrolet Cavalier. Mixité sociale de l’enfer. Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connait un bout sur l’authenticité.
Sur un mode presque nietzschéen, en plus de vouloir vivre la troisième métamorphose du Zarathoustra (du chameau bête de somme au lion prédateur à l’enfant créateur de valeurs), l’ébéniste du dimanche découvre au bout de son enthousiasme qu’il n’y a pas de véritable fond « authentique bois » à son meuble hérité. Celui-ci est plutôt peint, maquillé, masqué dès le départ avec un faux fini. Leçon de choses : il y a toujours un autre masque derrière le dernier masque, ou encore, « it’s turtles all the way down ». Dans et par sa réflexion écrite, Livernois cherche néanmoins à collectiviser une forme d’amour du pays réel, « le vrai Québec », qui lui semble souvent soit s’aimer trop peu, soit s’aimer trop mal.
Pour ma part, c’est la lecture de la conclusion de La route du Pays-Brûlé qui m’a poussé à aller voir Le goût d’un pays, dont j’avais vu la bande-annonce quelques jours auparavant. Gilles Vigneault en bougrine et casquette marines et Fred Pellerin en mackinaw et col roulé tricoté qui parlent « du pays » dans une cabane à sucre? J’étais curieux et sceptique. Le fait que Livernois termine son bouquin sur l’évocation d’une cabane à sucre a toutefois fait en sorte que j’ai senti devoir y aller. Aurait-on là un lieu, un motif et une pratique permettant de penser de manière non-triviale l’habitation contemporaine de la vallée du Saint-Laurent?
En discutant de sa troisième proposition néopatriotique, « Créer un patriotisme qui s’ancre dans ce que le Québec pourrait être, réellement », après avoir critiqué les « néocanadiens-français » à la sauce Beauchemin pour leur nombrilisme pessimiste, puis cité La vigile du Québec de Fernand Dumont sur la conjugaison de l’archaïsme et du progressisme et L’humaine condition de Hannah Arendt sur Thomas Jefferson et la préservation d’espaces publics citoyens nécessaires à l’agir en commun, Livernois écrit :
Ces lieux d’invention du pays, de solidarité, sont nombreux, de la place publique à la réunion d’amis. Pour moi, et je suis conscient que c’est là une expérience bien personnelle, il s’agit de la cabane à sucre de mes amis Maëcha et Simon, à Mansonville, en Estrie. Ça n’a rien du paradis perdu de l’enfance, de la nostalgie d’un passé plus grand que notre présent ou d’un musée des traditions d’antan. On n’y vit pas, non plus, à l’extérieur de l’Histoire. Habitant et travaillant tous deux à Montréal, Simon et Maëcha n’ont rien de ces citadins qui effectuent un retour à la campagne; loin de toute poésie nationaliste mielleuse, ils ont tout simplement construit un lieu, ouvert à tous. Une cabane où l’on ne se regarde pas en train de jouer à faire les sucres, mais bien où l’on fait les sucres, c’est tout. Ici, les vestes Mackinaw sont utilisées pour ce qu’elles sont, réellement : des vêtements d’extérieur pas trop salissants. Certes, Maëcha et Simon connaissent le poids de leurs gestes, la tradition dans laquelle ils s’inscrivent – mais ils sont en 2016, comme tout le monde. Le joug du sucrier, symbole du porteur d’eau, est accroché au mur. Ce n’est pas tant qu’il soit un rappel du passé c’est bien plutôt qu’il ne sert plus et n’a jamais très bien fonctionné, de toute manière.
Mes amis ne se regardent pas en train de jouer à créer un pays; ils créent un pays. Rien de flamboyant, sinon la solidarité de ceux qui produisent du sirop d’érable comme ça, presque pour rien (pp. 68-69).
Je me suis dit que Le goût d’un pays devait offrir un récit similaire sur la cabane à sucre comme lieu déjà-là d’une émancipation possible car effectivement en cours – un lieu charismatique, en quelque sorte[1]. Pour voir si c’était bien le cas, j’ai dû aller au cinéma.
Encabanages d’enfermement
Deuxième et dernier préliminaire, cependant : avant d’aller voir Le goût d’un pays, les hasards de la lecture (qui ne sont pas vraiment des hasards) ont aussi mis sur mon chemin quelques lignes sur une cabane à sucre autrement plus étrange que celle de Livernois, une cabane inquiétante, horrifiante même. Ces lignes se retrouvent dans Les enfants du sabbat d’Anne Hébert (Seuil, 1975), alors qu’il est question du mode d’habitation du couple d’Adélard et de Philomène Labrosse, le père et la mère qui bouillent la bagosse et qui figurent le Diable et la Goglue, le Bouc et la Sorcière dans de marquantes violences sexuelles, familiales autant que villageoises. Il s’agit plus précisément d’une vision troublante qui hante la sœur du Précieux-Sang Julie Labrosse quant à sa propre origine, avec son frère Joseph. Tout au long du roman, la vision récurrente d’une cabane déploie plus avant et approfondi le mot d’ordre lancé dès le deuxième paragraphe :
L’intention d’user à jamais une image obsédante. Se débarrasser de la cabane de son enfance. S’en défaire, une fois pour toutes. Et surtout, ah, surtout! être délivrée du couple sacré qui présidait à la destinée de la cabane, quelque part, dans la montagne de B…, parmi les roches, les troncs d’arbres enchevêtrés, les souches et les fardoches (p. 7).
Au milieu du roman, Hébert écrit ces paragraphes sur une vision d’hiver primordiale, concernant l’encabanage nomade du couple de « squatteurs » et de leur progéniture parmi les érables :
Peut-être même est-ce la première cabane de la série de toutes les cabanes habitées? Cabane à sucre abandonnée? Camp de chasseur oublié? La cabane originelle, avec un seul sac de couchage grignoté par les mulots, posé sur le plancher, au milieu de la pièce. Un vieux gros poêle rouillé sur ses pattes torses. Les immenses chaudrons noirs servent à bouillir le sirop d’érable. Les palettes de bois minces et grises, si utiles autrefois pour étendre la tire sur la neige. Tout le vieux matériel encore utilisable est resté là, en vrac. Les bouilleurs de cru sont inventifs et capables de tout.
Pour peu que l’on ait le courage de regarder à l’intérieur de la cabane, attentif à tous les détails, respirant à pleines bouffées le remugle d’écurie chaude et d’algues pourries qui s’échappe du sac de couchage placé au centre de la pièce, on se rend très bien compte qu’il s’agit ici du lieu d’origine.
Deux géants paisibles dorment, enfermant avec eux, dans leur double chaleur, leurs petits tremblants de froid.
On pourrait se croire à nouveau dans le ventre de la mère, gardé par la force du père. Mais lorsque le père livre combat à la mère, il chasse impitoyablement les enfants du sac de couchage.
— Dehors, mes petits maudits! (p. 85).
Quand on sait ce que ces deux enfants ont souffert, là, la description de la cabane à sucre pourrie comme lieu d’habitation/enfermement originaire prend une couleur particulièrement glauque. Mais toute cette violence, toutes ces violences, n’est-ce pas aussi ça, le goût, l’odeur, la démanche de ce pays-ci, comme peut-être de toutes les autres contrées d’ailleurs? Il faut assurément en rendre compte dans une enquête sur les modes d’habitation d’un territoire qui prendrait déjà la cabane à sucre comme le lieu d’une douce et paisible réinvention.
Les amis de Livernois, habitant Montréal mais faisant les sucres « pour le vrai » en Estrie, auraient-ils racheté, dans les années 2000 ou 2010, cette vieille cabane abandonnée dans les années 1920 ou 1930 dans « la montagne de B… »? Ou plutôt, puisque Hébert situe « B… » près de la ville de Québec (Beaupré? Beaumont? Beauport? Bernières? Breakeyville? Batiscan? Bourg-Louis-Station?), quelque autre cabane vétuste avec une histoire aussi trouble? Pour pouvoir répondre, il m’a fallu voir le film.
Canner un pays
Le monde est petit, comme on dit! J’ai pu voir la cabane à sucre de Simon et Maëcha et elle m’a semblé très jeune, le bois encore jaune et les vitres encore claires, contrairement à celle de Roméo Bouchard et de son fils Geronimo, par exemple. Quelle ne fut pas ma surprise, en effet, de retrouver Simon Tessier et Maëcha Nault, habitants de Montréal, parents de trois enfants et propriétaires d’une petite cabane à sucre de quelques 300 entailles à Mansonville, en Estrie, parmi les intervenants du film Le goût d’un pays! De toute évidence, ce sont eux, les amis de Livernois. Ce dernier n’est pas parmi les intervenants nommés dans le film, mais tout se passe comme si Le goût d’un pays illustrait la conclusion de La route du Pays-Brûlé sur la cabane à sucre comme lieu d’émancipation par l’habitation incarnée – ou, à l’inverse, tout se passe comme si le livre publié dans la collection Documents d’Atelier 10, associée à la revue Nouveau projet, avait été écrit pour accompagner la sortie du film de Legault, produit par Zone 3.
Dans un entretien accordé au Voir, Legault a raconté l’origine de l’essai documentaire qui tourne autour d’une rencontre entre Gilles Vigneault et Fred Pellerin, deux acériculteurs amateurs ou artisanaux, au temps des sucres dans une petite érablière familiale qu’on suppose située à Saint-Élie-de-Caxton. Le réalisateur dit :
C’est moi qui ai provoqué la rencontre de Fred Pellerin et de Gilles Vigneault dans le cadre de l’émission L’autre midi à la table d’à côté [à la radio de Radio-Canada]. À la fin de l’enregistrement, Gilles Vigneault a regardé par la fenêtre en faisant une réflexion sur les sucres qui s’en venaient. Les deux se sont ensuite mis à échanger sur le sujet et l’idée de les rassembler dans une érablière avec comme trame de fond la question du pays était née.
L’idée du film serait de loin antérieure au livre de Livernois, car l’épisode de L’autre midi à la table d’à côté avec Fred Pellerin et Gilles Vigneault aurait été diffusé pour la première fois le 8 juillet 2006. Le livre d’Atelier 10 a quant à lui été imprimé en mai 2016; on peut supposer qu’il a été écrit en 2015, ou tôt en 2016, l’auteur ne mentionnant pas un vieux projet qui traînait ou un motif similaire.
Il se peut que Legault ait découvert Simon et Maëcha par Livernois, puisqu’il semble graviter autour de Nouveau projet. Notons en effet que Roméo Bouchard, qui intervient dans le film à partir de sa cabane à sucre dans le comté de Kamouraska, a publié le cinquième essai dans la collection Documents, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie (Atelier 10, 2014). Néanmoins, au sein même des échos ou des résonances entre le livre et le film, des écarts ou des différences se font sentir et les distinguent. Dans le chapitre que Livernois consacre à la chemise Mackinaw de son grand-père, par exemple, il termine par un paragraphe sur un incident rapporté et amplifié par la rumeur, concernant justement une cabane à sucre :
En mars 2007, ça a été la panique au Bas-Canada : des musulmans, venus festoyer dans une cabane à sucre de Mont-Saint-Grégoire, ont fait retirer le lard de la soupe aux pois et ont prié sur un plancher de danse. Nos plus ardents symboles laurentiens étaient ainsi mis en péril. Les médias se sont emparés de l’affaire, relançant à n’en plus finir la soi-disant crise des accommodements raisonnables. Évidemment, l’histoire avait été complètement déformée – il n’y avait eu aucune demande du groupe de mulsulmans (p. 36).
Dans Le goût d’un pays, la psychologue interculturelle Rachida Azdouz raconte le même incident, répétant que les musulmans ont demandé qu’on enlève le porc et, plutôt que d’une prière sur le plancher de danse, parle d’une demande d’arrêter la musique. Elle se sert ensuite de cet incident pour dire la puissance symbolique de la cabane à sucre : à ce moment, l’identité québécois elle-même s’est sentie menacée, croyant qu’on essayait de la changer de l’intérieur même de l’un de ses lieux traditionnels. Qui ne voit que le film ne doutera donc pas qu’une demande, voire une plainte a été faite, du moins quant au porc omniprésent à la cabane à sucre.
Quoi qu’il en soit, le propos du film ressemble beaucoup à celui de Livernois. Pellerin et Vigneault, la famille Tessier-Nault, Bouchard et son fils, la famille Vermette, quatrième génération d’agriculteurs et d’acériculteurs professionnels (près de 10 000 entailles!), et Hermine et Gaétan Ouimet nous parlent de leurs cabanes à sucre; le chef Martin Picard parle de celle du Pied de cochon et la critique Lesley Chesterman du rapport des anglophones au sucre d’érable; l’historien Daniel Turcotte, Fabien Cloutier, Gabriel Nadeau-Dubois, Boucar Diouf, Rachida Azdouz et Kim Thuy nous parlent de leur rapport personnel avec les produits de l’érable et, selon différents angles, de l’analogie entre faire les sucres et faire un pays, le tout sur de splendides images forestières.
État + Capital + normes de genre
Revenant sur « le projet de pays », plusieurs intervenants laissent entendre que l’indépendance, l’autonomie ou la souveraineté juridique du Québec ne suffirait pas à « faire un pays » comme ils et elles (mais surtout ils) l’entendent. Fabien Cloutier est sans doute l’intervenant le plus clair à ce sujet, refusant explicitement le nationalisme dit identitaire et ses tenants favorisant la peur des autres et les certitudes sur soi. Nadeau-Dubois en parle aussi explicitement, au comptoir d’un restaurant devant deux crêpes et une bouteille de sirop (préparait-il « Faut qu’on se parle »?). Voter « Oui » à un référendum ne saurait suffire à émanciper un peuple; il n’est pas vrai, pour ces intervenants, que « l’indépendance n’est ni de gauche, ni de droite, mais en avant », selon la formule de Bernard Landry. Il faut un « projet social » véritablement centré sur la justice. L’idéal demeure néanmoins une forme de souveraineté, de contrôle véritable et de possession effective de soi et de ses moyens, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Fait intéressant, on entend peu les acériculteurs professionnels sur le sujet.
Sur le plan économique, il est d’abord question du sirop d’érable comme produit. Seules les familles Vermette et Ouimet en produisent et en vendent pour la peine, comme exploitants agricoles ou comme exploitants d’une cabane à sucre commerciale. Les autres intervenants ont des « exploitations » familiales qui servent un assez petit cercle d’amis, souvent sous la forme de dons ou d’échanges de sirop contre de l’aide pour faire les sucres. C’est la rémunération pour un travail qui est aussi sa propre récompense.
À un moment, Gilles Vigneault formule remarquablement bien un certain rapport des Québécois au travail, disant que de voir son père ou sa mère être exploités et manger de la misère donne naturellement aux enfants l’idée tenace que « le travail, c’est d’la marde » (dixit le patriarche de Natashquan en bougrine marine assis sur une souche). Chose triste, les enfants concluent souvent qu’il faut alors devenir patron et exploiter plutôt que d’être exploités. Il dit pour sa part que « faire d’un territoire un pays » requiert une forme de travail toute autre : marcher le territoire, le semer, l’essoucher, l’entailler, en prendre soin.
Roméo Bouchard (en grand-père à la barbe blanche) donne même une leçon d’économie politique marxiste en racontant l’histoire du capitalisme comme forme d’expropriation des producteurs du rapport direct à leurs produits et comme forme de concentration et d’accumulation dans les mains d’un petit nombre des profits générés par la (re)vente des produits aux producteurs salariés. Autour de la bouilleuse en marche et d’un plat de fèves au lard, il est aussi question de l’année des légumineuses de l’ONU, Geronimo Bouchard disant que l’organisation devrait plutôt faire respecter ses propres règles à ses membres qui bombardent des pays étrangers à la ronde.
Enfin, Fred Pellerin se fait crypto-žižékien (ou pseudo-jamesonien) en énonçant qu’on imagine mieux la fin de l’humanité que la fin du capitalisme. Il discute ensuite la proposition avec Vigneault, dont il se présente comme un digne héritier – y compris dans cette sorte de masculinité douce et calme, sans trace d’agressivité et capable de pleurer. La teneur grave de ces réflexions politiques à l’échelle mondiale au milieu du temps des sucres pourrait étonner, mais Bouchard rappelle bien les vertus du travail manuel pour la pensée, racontant comment en trayant lentement une vache la tête contre son ventre chaud, par exemple, on n’a que ça à faire : penser.
Cadrer la beauté
De toute évidence, Legault a choisi de filmer la belle cabane à sucre de Jonathan Livernois – et ce, d’ailleurs, très littéralement –, plutôt que de filmer l’effrayante cabane à sucre de Anne Hébert. Peut-il en être autrement s’il est question, même à demi-mots, d’un renouvellement du patriotisme?
Dans un texte antérieur publié lors du festival OFF.T.A., ainsi que dans un projet inédit sur le cinéma québécois, j’ai rappelé l’opposition que Pierre Falardeau voyait entre son travail, notamment dans le documentaire Pea Soup réalisé à Montréal avec Julien Poulin, et le travail de Bernard Gosselin, notamment dans le documentaire Un royaume vous attend réalisé en Abitibi avec Pierre Perrault. Falardeau reprenait un récit que Gosselin lui faisait : « En Abibiti, il y avait des milliers de gars avec des pantalons mauves et des souliers blancs. Mais j’ai toujours essayé de montrer le plus beau de l’Abitibi. Je cadrais à côté. » Falardeau, lui, affirmait au contraire cadrer la laideur le plus directement possible; la laisser dans l’ombre, ça ne nous aidera pas à nous comprendre.
Bien entendu, Le goût d’un pays ressemble moins aux films de Falardeau qu’aux films de Bernard Gosselin sur des « artisans de fin de ligne », comme les nomme Dalie Giroux[2]. Des films lents, d’une grande beauté visuelle et sonore, comme César et son canot d’écorce (ONF, 1971) sur la construction d’un canot à la manière atikamekw par César Newashish de Manawan, ou bien Discours de l’armoire (ONF, 1978) sur la construction d’une armoire à panneaux par le menuisier Louis Lebeau, par exemple. Le tout filmé par un réalisateur connu comme un artisan du son et de l’image, « un orfèvre » qui a notamment reçu plusieurs prix pour son travail sur l’émission de cuisine À la di Stasio. Dans Le goût du pays, qui part à la fois de la parole et de l’image pour donner à penser ce point de rencontre singulier de l’espace et du temps qu’est le temps des sucres au Québec (dixit Fred Pellerin), Legault est indubitablement au sommet de son art.
Même politiquement, il semble qu’assez peu de laideur se soit introduite ou ait été laissée dans le film – une rareté par les temps qui courent. On ne peut s’empêcher, cependant, d’être dès lors suspicieux et de se demander si quelque chose nous échappe. Tout cela n’est-il pas trop lisse, trop… sirupeux? Peut-être qu’une même œuvre ne peut pas bien cadrer à la fois le beau et le laid qui trament le quotidien en pays incertain. Dans ce cas, la pluralité des œuvres pourrait peut-être parvenir à nous donner un aperçu du « pays réel », de ses complicités compliquées et de ses complexes compulsions. Il faut bien sûr expérimenter, interpréter ces connexions – le multiple n’est pas donné, il est à faire.
À cet égard, Maudite poutine de Karl Lemieux promet à mon sens d’aider à relancer la pensée après Le goût d’un pays. Le noir et blanc rappelle d’emblée Elle veut le chaos de Denis Côté. Un synopsis nous raconte : « Témoin de la déchéance de son frère jusqu’à son suicide, Vincent devra se battre pour conserver un fragile équilibre dans un univers rural où règne l’insidieuse violence du quotidien. » Un autre synopsis nous donne cette reformulation : « Entre accablement et désœuvrement, le quotidien s’orchestre dans un univers rural et malsain. » Il faudra retourner au cinéma.
Notes
[1] Sur la singulière définition du charisme que j’emprunte à Jean-Luc Évard, je me permets de renvoyer à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, 15 nov. 2015.
[2] Dalie Giroux, « Homi Bhabha et le Québec : appel à un “acte insurgeant de traduction culturelle” », Spirale. Arts, lettres et sciences humaines, dossier « La traduction omniprésente mais transparente », sous la dir. René Lemieux et Pier-Pascale Boulanger, no 258, automne 2016, p. 42.