Par Simon Labrecque
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Ce texte a été présenté dans le cadre de la table ronde ICI-UQAM « L’art de s’exposer. Contenus illicites – Projets controversés » le mercredi 26 novembre 2014. L’auteur tient à remercier Stéphane Gilot et Christine Major de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM pour leur invitation à participer à l’événement. L’auteur remercie également Julie Lavigne, Isabelle Hayeur, David Thomas et les autres intervenant·e s qui ont participé à cette réflexion collective.
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Avec René Lemieux, collaborateur à la revue en ligne Trahir, nous avons récemment couvert et analysé les procès de deux jeunes artistes accusés d’infractions criminelles : le procès de Rémy Couture, maquilleur en effets spéciaux d’horreur pour le cinéma et la photographie gore, à Montréal, puis le procès et les requêtes en appel de David Dulac, ancien étudiant au baccalauréat à l’École des arts visuels de l’Université Laval, à Québec. Dans un premier temps, je vais rappeler les faits dans chacun des cas pour identifier où et comment se jouent les relations entre l’art et le droit. Dans un deuxième temps, j’énoncerai quelques conclusions ou leçons qui émergent de ces cas, dans la perspective d’une analyse institutionnelle soucieuse de comprendre leurs conditions de possibilité. Dans un troisième et dernier temps, je formulerai une proposition controversée à l’intention de ceux et celles qui, comme moi, jugent que ces procès n’auraient jamais dû avoir lieu et qui cherchent à éviter que d’autres surviennent : surtout, n’appelez pas la police! Le corollaire de cette proposition est l’impératif d’accueillir qui et ce qui dérange.
Les faits
Rémy Couture a été arrêté par des agents du Service de police de la Ville de Montréal le 29 octobre 2009. Il a été relâché le même jour sur promesse de comparaitre. Il a été accusé de production, de possession et de mise en circulation de matériel obscène, en vertu de l’article 163 du Code criminel sur la « corruption des mœurs ». L’article dit :
(1) Commet une infraction quiconque, selon le cas : (a) produit, imprime, publie, distribue, met en circulation, ou a en sa possession aux fins de publier, distribuer ou mettre en circulation, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène. […] (8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.
Couture a plaidé non coupable et son procès a eu lieu devant jury en décembre 2012.
Le matériel en cause se trouvait principalement et sur le site innerdepravity.com, qui était présenté comme le « journal visuel fictif d’un tueur en série ». Le site contenait deux vidéos d’une quinzaine de minutes et près de 1000 images présentant surtout des scènes de torture et de meurtre de femmes par un homme masqué. L’artiste a toujours maintenu que ce site était son portfolio, qu’il servait à démontrer ses compétences pour la création d’effets spéciaux d’horreur. Le jury a accepté cette théorie – ou du moins, il a refusé la théorie du ministère public selon laquelle les images étaient obscènes, et qu’à ce titre, elles représentaient un risque pour la société canadienne, en particulier pour des hommes prédisposés à les trouver excitantes et à commettre des actes de violence suite à leur visionnement (théorie soutenue par deux psychiatres que la poursuite a fait témoigner à titre d’experts). Couture a été déclaré non coupable. Si le jury a trouvé ses images obscènes (ce dont on ne peut être certain), il leur a alors reconnu une valeur artistique qui, après l’arrêt Butler de la Cour suprême (1992), les protège de la censure.
Le site de Couture a été mis en ligne en 2006. Il a intéressé le système de justice quand une plainte a été déposée en Autriche la même année par un citoyen doutant du caractère « réel » ou « fictif » des gestes imagés. La plainte a été transmise par Interpol à la Sûreté du Québec, qui l’a transmise à la police de Laval, où Couture était présumé résider. Il semble que la police de Laval a rapidement mis fin à son enquête (sans qu’on puisse connaître ses raisons). La plainte est « restée » à Laval jusqu’en janvier 2009. La SQ l’a alors transférée au SPVM, Couture résidant maintenant à Montréal. Le SPVM a enquêté puis l’a arrêté. Durant les trois années entre l’accusation et le procès, Couture et ses supporters ont organisé une campagne de financement et de soutien assez visible, sous le signe de la défense de la liberté d’expression. Ils ont vendu des vêtements avec le slogan « Art is not Crime », ont produit un court documentaire sur l’affaire, et Couture est même apparu en une du Voir et à l’émission Tout le monde en parle, en mai 2012.
Dans le cas de David Dulac, les faits sont très différents. Dulac a reçu très peu d’appui en dehors du petit milieu de l’art action dans la ville de Québec. Aucun article n’a été publié sur son cas dans Le Devoir, par exemple, et aucune campagne de financement visible n’a été organisée. Les procédures ont été beaucoup plus rapides que dans le cas de Couture et les accusations n’étaient pas les mêmes.
Le 25 mars 2013, Dulac remet ce court texte à l’étudiante au baccalauréat en arts visuels à l’Université Laval chargée d’organiser l’exposition des finissantes et finissants :
Description du projet pour l’expo des finissant de David Dulac :
Je n’ai pas d’image à fournir du projet pour le moment, je vais décrire en gros ce que je vais présenter.
Mon projet sera performatif et consistera d’abord à kidnapper le plus d’enfant possible en les attirant dans ma voiture près d’une école primaire de la région à l’aide de bonbon, de jeu vidéo ou de gadget, style iPod, et de les enfermer dans des vieilles poches de patates ou de sacs de pailles, et pendant une performance, une fois qu’ils serons tous accroché au plafond, je me banderai les yeux [et] je les frapper[ai] avec une masse de fer. Le sens de l’œuvre sera de démontrer comment les beaux et petits enfants innocents vont vieillir au travers du monde contemporain pour devenir les adultes amorphes de demain. Moi je représenterai bien sur l’humanité, ou son héritage, cela dépend du point de vue[1].
L’étudiante inquiète consulte rapidement des amies et des professeures pour savoir quoi faire du texte. Elle le transmet au directeur de l’École. Celui-ci contacte les services d’aide psychologique de l’Université, avec qui il avait déjà discuté de Dulac. Ces derniers ont alors contacté le service de sécurité, qui a appelé la police. Dulac est arrêté le 26 mars. Il est accusé par voie sommaire d’avoir proféré des menaces de mort à l’endroit d’enfants de la région de Québec. Il plaide non coupable. Il est détenu en institution psychiatrique puis en prison jusqu’à la fin de son procès devant la Cour du Québec, en juillet 2013. Il passera au total 116 jours en détention. Dulac est libéré le 19 juillet, alors qu’après une semaine de délibérations, le juge le déclare coupable et le condamne à deux ans de probation avec obligation de garder la paix et de consulter un psychiatre.
Dulac a porté cette décision en appel devant la Cour supérieure en février 2014. L’appel a été rejeté le mois suivant. En juin 2014, par l’intermédiaire de son avocate, Me Véronique Robert – qui était aussi l’avocate de Couture –, Dulac a présenté une requête pour un deuxième appel devant trois juges de la Cour d’appel, le plus haut tribunal de la province. Cette requête a été autorisée et l’appel sera entendu en 2015. L’« affaire Dulac » n’est donc pas terminée. Jusqu’à nouvel ordre, cependant, la remise de son texte est légalement qualifiée de profération intentionnelle de menaces de mort, peu importe ce qu’on peut en penser à titre d’artistes, d’universitaires ou de citoyens.
Quelles « leçons » tirer de ces deux cas?
Je sens que je devrais raconter chaque cas beaucoup plus en profondeur, en expliquant par exemple que Dulac avait d’abord écrit son texte pour un travail dans un cours, ou en analysant l’usage de « témoins experts » dans le procès de Couture. Pour penser les rapports entre l’art et le droit, il me semble toutefois plus important encore de prendre en compte ce sentiment lui-même, car il témoigne d’un certain fonctionnement du droit. Le sentiment de devoir en dire plus pour être fidèle aux détails qui caractérisent chaque cas singulier signale que le droit fonctionne comme un appareil de capture, comme une « machine abstraite » qui recode des gestes, des faits ou des événements singuliers dans un langage qui lui est propre, dans un « régime de phrases » par définition réducteur : l’idiome juridique, qui définit les termes dans lesquels un cas peut et doit être « traité »[2].
Quand le droit ou le système judiciaire – qu’il faut sans doute distinguer de la Justice – « est saisi » d’une affaire, il s’en saisi comme d’un problème à recoder en vue de sa solution juridique. Le droit impose alors un partage : il classe d’un côté ce qu’il faut arriver à savoir hors de tout doute raisonnable, et de l’autre, ce qui est sans importance. Dans le cas d’une menace, par exemple, il est sans importance que ceux à qui elle s’adresse en aient connaissance. Il est aussi sans importance de savoir si l’auteur de la menace prévoyait passer à l’acte. Ce qui compte est l’acte coupable (l’actus reus) d’avoir « fait craindre » et l’intention coupable (la mens rea) de « faire craindre » pour la sécurité d’un individu ou d’un groupe identifiable. C’est pourquoi il importe que la menace soit « réaliste ».
L’accusation inscrite au Code criminel et interprétée dans la jurisprudence est chaque fois la clé du recodage judiciaire. Dans le cas de l’obscénité, par exemple, le droit prévoit une défense en termes des « nécessités internes de l’œuvre ». Pour démontrer la culpabilité de Couture, le ministère public devait donc prouver à la fois que le matériel était obscène et que ce caractère n’était pas justifiable artistiquement. Pour le crime de menace, par contre, ce type de défense artistique n’est pas prévu par le droit. La prise en compte du « caractère artistique » du texte de Dulac a seulement pu servir à établir le contexte dans lequel il a été écrit et transmis. Le fait que, malgré leur malaise, l’étudiante en charge de l’exposition et le directeur de l’École des arts visuels aient tous deux témoigné pour le ministère public a permis à ce dernier de souligner que des personnes bien au fait du « contexte artistique » ont pris le texte de Dulac au sérieux, qu’elles l’ont trouvé inquiétant précisément parce qu’il n’était « pas assez » contextualisé, et ce, même si d’autres l’ont trouvé drôle ou n’y ont vu qu’une parodie un peu maladroite.
Pour comprendre comment survient une telle traduction d’un régime de phrases à un autre, par quelles médiations et par qui s’opère la capture de l’art ou des artistes par l’appareil judiciaire, il est utile de procéder à des analyses institutionnelles soucieuses du climat psycho-politique dans lequel agissent ces « systèmes nerveux » que sont l’art et le droit. Pour Couture, une telle analyse fera remarquer que les images gore inquiètent plus la police à Montréal qu’à Laval. Pour Dulac, elle mettra en lumière que le directeur témoigne avoir contacté les services d’aide psychologique car il jugeait que son autorité était attaquée par l’étudiant à qui il avait demandé, au début du mois de mars, d’éviter les projets controversés. Une telle analyse force aussi à reconnaître que les services d’aide psychologique ont contacté le service de sécurité, qui a appelé la police, sans jamais rencontrer l’étudiant. Il faudrait expliquer cette « sortie » de l’Université. Il me semble que l’appel à une autorité extérieure témoigne d’une incapacité de l’Art-dans-l’Université à assumer le fait de dire « non », de refuser un projet et d’assumer ce refus.
Questions de souverainetés
L’analyse institutionnelle de la judiciarisation de l’art dans les cas de Rémy Couture et de David Dulac fait voir la délégation ou la confiscation de la compétence pour juger des œuvres. Dans le cas Dulac, il y va plus particulièrement de la compétence universitaire, ou de la compétence des universitaires pour juger des œuvres – et d’abord, de s’il y a œuvre ou pas – et pour décider du sort de leur auteur. Pour éviter de telles confiscations, à l’avenir, je crois qu’il faut prendre au sérieux cette proposition : surtout, n’appelez pas la police!
Ce qui est en jeu dans le fait de demander aux forces de l’ordre de prendre en charge le destin d’une œuvre ou de son auteur universitaire est la « souveraineté » de l’Université, son autonomie comme lieu d’enseignement, de recherche et de création. L’École des arts visuels où étudiait Dulac a renoncé à – ou s’est vu dépossédée de – sa souveraineté sur le jugement des œuvres produites sous son autorité, qui est en principe établie mais qui est en pratique fragile. Cela a commencé dès que le directeur a contacté les services d’aide psychologiques, qui agissent avec d’autres « services » (dont la sécurité) comme des forces extra- ou para-académiques dans l’Université, à la frontière poreuse qui sépare et relie son « dedans » à ses multiples dehors, dont l’art et le droit. Le texte de Dulac a dérangé ce « dedans » et Dulac lui-même a été expulsé de l’Université. Mais ce qui – ou qui – dérange a aussi été perçu comme un danger et on – qui donc? – a donc appelé la police. Cet appel a mené à une détention « préventive » de 116 jours! Pour prévenir de tels excès, ou du moins pour entrevoir ce qui se joue dans ces événements et commencer à réfléchir à comment il serait possible de les infléchir, je voudrais conclure en faisant entendre ce que Jacques Derrida a écrit dans L’Université sans condition au sujet d’une « immunité académique » comme pratique de l’hospitalité :
l’idée que cet espace de type académique doit être symboliquement protégé par une sorte d’immunité absolue, comme si son dedans était inviolable, je crois (c’est bien comme une profession de foi que je vous adresse et soumets à votre jugement) que nous devons la réaffirmer, la déclarer, la professer sans cesse – même si la protection de cette immunité académique (au sens où l’on parle aussi d’une immunité biologique, diplomatique ou parlementaire) n’est jamais pure, même si elle peut toujours développer de dangereux processus d’auto-immunité, même et surtout si elle ne doit pas nous empêcher de nous adresser au dehors de l’université – sans abstention utopique. Cette liberté ou cette immunité de l’Université, et par excellence de ses Humanités, nous devons les revendiquer en nous y engageant de toutes nos forces. Non pas seulement de façon verbale et déclarative, mais dans le travail, en acte et dans ce que nous faisons arriver par des événements[3].
Le « projet performatif » de Dulac exprimait peut-être un « processus d’auto-immunité » de l’Art-dans-l’Université, mais en acte, l’Université n’a pas su l’accueillir et le protéger – ou du moins, accueillir et protéger son auteur, à titre de chercheur. Qu’a-t-elle ainsi enseigné à ses étudiants, sinon qu’ils doivent craindre à leur tour de devenir autre chose que des adultes amorphes?
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[1] Facsimile dans Karine Turcot, « Avorter : l’œuvre ou le procès? », Inter, art actuel, no 118, 2014, p. 50. L’orthographe original a été préservé.
[2] Sur le concept d’« appareil de capture », voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Sur les « régime de phrases », voir Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.
[3] Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 45-46.