Archives mensuelles : mars 2024

Manon Massé a perdu sa boussole dans les couloirs de l’Assemblée nationale

Par Claude Rioux, Éditions de la rue Dorion, Montréal

Ainsi donc, la députée de ma circonscription, la solidaire Manon Massé, a voté en faveur de la résolution de la ministre caquiste Martine Biron, une motion entièrement basée sur une fake news colportée par les chroniqueurs d’extrême droite de Québecor – et reprise sur Twitter/X par le troll du Devoir Jean-François Lisée. La motion, qui dit en substance que le Québec se dresserait d’un seul bloc contre la Cour suprême du Canada qui « invisibilise » les femmes, est un assemblage ostensible de rhétorique transphobe et de complotisme nationaliste.

Qui a encore confiance dans le jugement et la sincérité de Manon Massé quand, depuis des années, elle se rallie, lors de moments critiques, à des votes motivés par un esprit de corps patriotique et délétère à l’Assemblée nationale, quand ils ne flirtent pas carrément avec le racisme?

Voici une compilation incomplète de votes nationalistes caves de Manon Massé à l’Assemblée nationale :

– En octobre 2023, un rapport de la Commission des droits de la personne du Canada explique que les personnes pratiquant une autre religion que le christianisme peinent à obtenir des congés pour célébrer leurs fêtes religieuses, et donc qu’il y a là une forme de discrimination à leur encontre. Ce qui est vrai. L’Assemblée nationale tourne ce constat en délire nationaliste (le Canada dit que Noël est raciste; on va fêter Noël à l’unanimité pour conserver notre culture), Manon Massé vote pour.

– En avril 2023, en plein ramadan, elle vote en faveur d’une motion « qui rappelle que les écoles publiques ne sont pas des lieux de cultes; que la mise en place de lieux de prière, peu importe la confession, dans les locaux d’une école publique va à l’encontre de ce principe ». Il n’y a aucune invasion de prières dans les écoles, QS est officiellement contre la Loi 21, dont aucun article d’ailleurs n’empêche les croyant·es de prier dans des lieux publics ni qu’on mette un local à leur disposition dans une université. Qu’à cela ne tienne, elle vote pour. Notons que Joseph Facal tente ces jours-ci de relancer cette affaire dans un texte complotiste atroce, tout en non-dits mais dont la violence islamophobe saute aux yeux. Espérons que ni l’Assemblée nationale ni Manon Massé ne retombent dans le même piège deux fois.

– En mars 2023, ma députée vote pour une motion qui « dénonce […] tout lien fait entre le racisme et la loi 21 ». Il y a des dizaines sinon des centaines de milliers de personnes qui font chaque jour l’expérience du lien entre le racisme et la Loi 21, mais Manon Massé n’en a cure et préfère la camaraderie avec ses collègues de l’assemblée, fussent-iels des racistes fini·es.

– En février 2023, Manon Massé, qui s’était d’abord abstenue sur un premier vote, rallie finalement ses collègues à l’Assemblée nationale en demandant la démission d’Amira Elghawaby parce qu’elle avait eu le culot de dire que l’attentat terroriste antimusulman du 3 juin 2017 à London (Ontario) « devrait inciter les Canadiens à examiner de plus près la discrimination au sein de leurs propres communautés, y compris l’impact de la loi 21 », que « malheureusement, la majorité des Québécois semblent influencés non pas par la primauté du droit, mais par un sentiment antimusulman » et que d’entendre que « les Canadiens français avaient été le plus grand groupe au pays à avoir subi le colonialisme britannique » lui donnait « envie de vomir » (Mme Elghawaby faisait référence au génocide des Autochtones).

– En décembre 2022, Manon Massé se rallie à une motion de la CAQ qui « dénonce l’ingérence du gouvernement fédéral qui finance des programmes de chaires de recherche selon certains critères qui ne reflètent pas la spécificité du Québec », un appui aussi ridicule que tapageur à la cabale antiwoke et nationaliste contre les politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI) qu’imposerait le fédéral contre les Québécois pure laine.

– En mai 2022, elle dit vouloir « protéger le français » et tourne le dos aux personnes immigrantes et aux peuples autochtones en votant honteusement pour la Loi 96 aux côtés de la CAQ, loi qui, selon l’Assemblée des Premières Nations, compromet « l’apprentissage, l’usage, la transmission et la pérennité des langues autochtones ». Manon Massé préside une « commission nationale autochtone » au sein de QS, mais cette patente est visiblement bidon.

– En septembre 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour exiger des « excuses formelles » à la journaliste Shachi Kurl pour la question tout à fait correcte qu’elle avait faite au chef du BQ Yves-François Blanchet lors du débat des chefs des élections fédérales. Pour mémoire, la question : « Vous niez que le Québec a des problèmes avec le racisme, mais vous défendez des lois comme la loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. […] Pourquoi votre parti soutient ces lois discriminatoires ? » Manon Massé aurait dû remettre une médaille à Shachi Kurl pour avoir dit tout haut ce que bon nombre d’entre nous disent tout haut aussi, mais elle a préféré demander la démission d’une journaliste racisée anglophone qui fait de la peine à Blanchet.

– En mars 2021 : Manon Massé vote avec la CAQ pour « dénoncer les attaques à la nation québécoise » d’un obscur prof ontarien, Amir Attaran, qui avait comparé le Québec à un « Alabama du Nord » dans un tweet. Je souligne : dans un fucking tweet. Un « scandale » là encore monté de toutes pièces par les chroniqueurs racistes de Québecor. Comme en témoigne le vote du 15 mars 2024 sur la supposée « invisibilisation des femmes », le Québec se distingue bel et bien comme un Alabama du Nord avec ses motions transphobes à l’Assemblée nationale.

Une fois, ça passe. Deux fois, on se pose des questions mais on se dit « elle est moins pire que les autres ». Mais là je m’excuse, il faut bien l’admettre : Manon Massé n’est ni antiraciste ni anticoloniale, ou alors seulement dans sa tête, et ce, de manière tellement molle qu’elle en renie ses convictions et le programme de son parti dès lors qu’il s’agit de bien paraître dans la presse nationaliste. Manon Massé a fait du bon, je n’en doute pas, mais elle n’a plus de boussole : on mérite plus de constance et de sérieux dans les convictions d’un·e député·e. Quand ta députée est interchangeable avec Biz, ça va mal.

Post-scriptum

Évidemment, tout le monde sait maintenant que l’affaire « la Cour suprême ne veut plus qu’on dise le mot femme » était totalement bidon. D’où cette explication complètement faux-cul donnée par QS à La Presse : « Contacté après le vote, Québec solidaire a reconnu avoir voté en faveur d’une motion qui comportait “des erreurs factuelles”, mais affirme avoir donné son consentement à la motion “parce que nous sommes en accord avec le concept de ne pas invisibiliser les femmes”. » Donc, QS a voté pour une motion sachant que c’était une fake news, sous prétexte (!) que le dog whistle « invisibiliser les femmes » cher aux transphobes s’y trouvait…

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Une réponse: David Cooper parla aussi français à Sainte-Agathe-des-Monts

Par Simon Labrecque, Lévis

David Cooper à l’UQAM en juillet 1976.

Le 18 novembre 2017, j’ai lancé dans Trahir un appel, une bouteille à la mer, visant à obtenir plus d’informations sur de possibles passages du psychiatre sud-africain David Cooper au Québec. Lors d’un passage à Toronto en 1972, Cooper avait commencé son allocution en s’adressant en français à un public anglophone. Le psychiatre torontois Stephen Ticktin, qui était sur place et qui, à la demande de Cooper, avait joué « Ballad of a Thin Man » de Bob Dylan avant son intervention, mettait cette « bourde » sur le compte du taux élevé d’alcool dans le sang de Cooper : il se croyait dans la province de Québec.  Pour ma part, j’ai soulevé l’hypothèse que Cooper, révolutionnaire autodéclaré au fait des dimensions anticoloniales et émancipatrices des luttes linguistiques et langagières, aurait très bien pu choisir de provoquer sciemment son auditoire anglophone en lui parlant français, à une époque où le FLQ faisait encore la une des journaux et où une grève générale historique frappait le Québec. Pour valider cette hypothèse, cependant, il me fallait plus de renseignements sur les capacités linguistiques de Cooper (qui a vécu à Paris de 1975 jusqu’à sa mort en 1986), mais surtout sur son degré de connaissance quant aux luttes sociales, politiques, économiques et culturelles qui caractérisaient le Québec du début des années 1970.

Le 10 février 2024, mon appel a reçu une réponse. En effet, Manon Le Comte a commenté mon texte sur le blogue de Trahir en écrivant ceci :

David Cooper (avec sa conjointe Marine Zecca) était à l’Abri d’Érasme, une commune thérapeutique de Ste-Agathe, fondée par le psychiatre Roger Lemieux, le 24 juillet 1976. J’y étais. Si vous voulez plus d’informations, contactez-moi. Manon.

Dans un échange de courriels qui a suivi, j’ai appris qu’un compte rendu de la visite de Cooper en juillet 1976 – l’été des Olympiques de Montréal – avait été publié dans le quotidien Le Jour, sous la plume de Pierre Brisson. En guise de première suite à mon article de 2017, je donnerai simplement à lire ce compte rendu, dans lequel je trouve plusieurs pistes de réponses à mes questionnements, notamment sur la familiarité de Cooper avec les luttes québécoises. Citer ainsi le texte en entier me semble le meilleur moyen de donner une idée des préoccupations de l’époque.

Le vendredi 30 juillet 1976, donc, l’article suivant paraît dans Le Jour :

Un témoin de l’anti-psychiatrie à Montréal

Pour David Cooper, il faut propager la discipline de la désobéissance

par Pierre Brisson, collaboration spéciale

Avec Ronald Laing, David Cooper se situe à la racine du courant anti-psychiatrique anglais, manifestation grinçante d’une crise qui induit la psychiatrie comme les autres sciences humaines à rejeter leur cadre théorique et leur utilisation sociale pour se tourner vers l’essentiel. Cooper vieillit, mais la force de son message et de son expérience soutient l’existence d’une révolution à tout prix, d’une mutation nécessaire et pressante : changer l’individu et la collectivité des individus pour un double éclatement micro et macro-politique « du point de vue de la vérité et de la vie ».

De passage au Québec, l’auteur de Mort de la Famille et d’une Grammaire à l’usage des vivants est entré en contact avec Roger Lemieux qui anime, à Ste-Agathe, une expérience de commune pour schyzophrènes [sic] en vue de les réintroduire à la vie et non plus de les ré-insérer, comme s’y applique la psychiatrie policière, dans la société autoritaire qui les a brisés. Invité d’abord à McGill au département de psychiatrie, Cooper intervenait mardi soir dernier pour le module communication à l’université du Québec.

Cooper n’a rien du conférencier versatile, et à peine l’entendait-on murmurer son français, ce qui occasionna certaines difficultés de réception de part et d’autre. Passant volontiers la parole à sa compagne Marine ainsi qu’à l’assistance, l’exposé comme tel fut bref, orienté très tôt par la participation de la salle qui bien souvent s’animait d’elle-même sous l’œil inquisiteur de Cooper. La première affirmation qu’il lança donna la direction à l’ensemble du débat : « la révolution sociale ne suit pas la révolution politique, regardez le stalinisme, la révolution sociale doit précéder la révolution politique sans cela il y a persistance de la répression ». Pour ajouter plus tard : « mais il faut la révolution politique finalement pour accomplir la révolution sociale ».

Dans ses précédents ouvrages, Cooper avait séduit par la force dont il chargeait la vie personnelle qui, via la mort, l’orgasme et la folie, en passant par le trip d’acide discipliné et une certaine forme de méditation, devenait le moteur préalable à toutes transformations des conditions de vie humaine : « ce que nous pouvons faire de mieux pour la libération des autres, c’est ce que nous ferons de plus libérateur pour nous-mêmes ». À l’instar de Reich, Burroughs, des anarchistes et des hippies, il réaffirmait le potentiel radical du travail sur soi, avant que n’aboutisse la dépossession complète du corps et de la conscience par la société bourgeoise.

À l’heure où, au Québec, on subit encore l’embarrassante opposition entre la politique et le culturel, entre les tenants d’une transformation économico-politique extérieure et ceux qui défendent la déprogrammation idéologique intérieure, Cooper réconcilie les démarches en les posant comme interdépendantes dans l’unité de l’action : « il n’y a pas de contradiction antagoniste essentielle entre les projets d’activités micro-politiques et macro-politiques, entre le socialisme révolutionnaire et la libération spirituelle et sexuelle. »

D’après son expérience présente en contexte européen, Cooper semble évoluer aujourd’hui vers un combat davantage macro-politique, rappelant lors de la conférence le rapport fondamental entre anti-psychiatrie et lutte des classes. Sans compter l’influence de sa jeune amie militante qui précisera à plusieurs reprises l’expérience pratique de la gauche italienne, les détournements d’institutions dominantes et la mise sur pied de communes psychiatriques. Dans la même veine, depuis Kingsley Hall où furent tentées les premières démarches anti-psychiatriques, il existe maintenant en Angleterre une bonne dizaine d’endroits « où les fous peuvent respirer »; et enfin, depuis janvier 1975, s’est constitué à Bruxelles un mouvement mondial d’alternatives à la psychiatrie officielle.

Pourtant Cooper n’a de toute évidence pas une connaissance des phénomènes de résistances propres à l’Amérique du Nord et il a toujours exister [sic] une grande différence entre les formes de combats politiques ici et en Europe, lesquels diffèrent eux-mêmes de ceux du Tiers-Monde en ébullition. C’est à partir de ce point que se posèrent les questions de fond : quelles sont les conditions concrètes de l’efficacité politique ici maintenant? comment le champ des libérations personnelles devient-il agissant sur le terrain macro-politique dans l’optique d’une transformation plus générale des masses? et peut-on encore penser à cette désaliénation massive ou devons-nous plutôt croire en une mutation sélection?

Perplexe, Cooper ne répondra pas ou peu à ces questions, se contentant de répéter que notre action doit être dialectique et contagieuse et que [par] l’individu au groupe micro-social, on peut atteindre les collectivités : « nous devons propager la discipline de la désobéissance », termine-t-il. Et les interrogations sont demeurées ouvertes… Mais après un court arrêt à Toronto, M. Cooper ira pousser sa visite jusqu’en Californie où ce n’est pas encore le communisme italien, en Californie où un autre son de cloche appelle aussi la mort de ce premier monde occidental.

Le texte de Pierre Brisson et le commentaire de Manon Le Comte nous incitent à voir ou à revoir le troublant film de Pierre Maheu sur l’Abri d’Érasme, L’Interdit (ONF, 1976), tourné à Sainte-Agathe en 1974-1975. Ce film sera projeté à la Casa Obscura, à Montréal, le vendredi 1er mars 2024, par le collectif Projections libérantes, à l’occasion du lancement d’une réédition par les éditions Météores du livre Je ne serai plus psychiatre, de Gérard Hof, d’abord publié en 1976. Il ressort de tout cela, comme on peut déjà le déceler dans le film de Maheu, que beaucoup de souffrances ont été engendrées par diverses expérimentations antipsychiatriques qui cherchaient à répondre aux souffrances engendrées par les pratiques psychiatriques établies. Cinquante années nous séparent maintenant des interventions de Cooper et de cette constellation. Il est heureux que des gens prennent aujourd’hui le temps de réfléchir à ce qui fut alors tenté.

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