Par Julie Perreault, Val-Morin
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Je terminais récemment la lecture du Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Écrit en 1722 dans le style à la fois chirurgical et littéraire du journaliste, le livre relate les événements de la peste de Londres de 1665, colligeant les derniers soubresauts connus par l’Angleterre de la deuxième grande pandémie de peste (celle-ci, dit-on, s’étant éteinte au pays en 1668), appelée peste noire, ou grande peste du Moyen Âge. Déjà à l’époque, le bacille coupable se propageait par les mêmes voies du commerce mondial et de l’infection de personne à personne, mettant toutefois plus d’années à se rendre à demeure, et s’y installant pour plus longtemps. La deuxième pandémie (il y en eut trois) aura en effet sévi en Europe sur une période de plus de trois cents ans.
Defoe lui-même n’étant qu’un enfant au moment des épisodes décrits dans ce Journal, c’est à partir des écrits de l’époque, de faits et impressions tirés de journaux personnels, d’articles de journaux, de traités scientifiques et médicaux, de répertoires statistiques chiffrant le nombre des malades, des décès, des enterrements à tel ou tel coin de la ville, etc., qu’il aura composé son opus. De quoi légitimer a priori le bruit qui n’épargne actuellement personne, et dont les points de presse quotidiens du premier ministre et de ses acolytes forment, au Québec du moins, le noyau central, celui à partir duquel les discours de la COVID se rencontrent et se multiplient. Je dis « le bruit », parce que la multiplication apparemment infinie des discours imprime à mes oreilles une cacophonie qui a l’effet désagréable de m’extraire du refuge intérieur qui, bon an mal an, m’aide à faire sens de ce qui n’en a pas, ou n’en a pas encore. Face à quoi j’essaie tant bien que mal de pratiquer l’indulgence : le bruit est inévitable. Il est peut-être nécessaire.
Dans sa préface au livre de Defoe, le médecin, biologiste et écrivain spécialiste de la peste Henri-Hubert Mollaret souligne de façon bien étonnante dans les circonstances actuelles les retombées commerciales pour l’Angleterre de cette deuxième grande pandémie, les morts ayant tout compte fait leurs heures de gloire. « Il faut, affirme Mollaret, souligner la justesse avec laquelle Defoe analyse l’expansion commerciale de l’Angleterre au sortir de la crise »[1], qui aura fait 70 000 morts en une année, comme un écho aux postulats des historiens qui soulignent l’effet de grand air des dépopulations rapides et précédentes sur la santé économique et politique de l’empire. La démocratie parlementaire et le négoce mondial y devraient en partie leur essor, ainsi qu’une certaine élite terrienne qui, dépouillée de ses assises par la même pression dépopulationnelle (les paysans en moins grand nombre pour travailler les terres pouvant se permettre des exigences plus élevées), aurait profité dès le 14e siècle d’une activité nouvelle imputable aux circonstances, l’élevage du mouton :
Beaucoup renoncèrent à l’agriculture et se livrèrent à l’élevage du mouton. Ce changement, qui semble si minuscule, est pourtant la cause première et lointaine de la naissance d’un empire britannique. Car le développement du commerce de la laine, le besoin de débouchés pour ce commerce, la nécessité de conserver la maîtrise des mers allaient entraîner la lente transformation d’une politique insulaire en une politique navale et impériale[2].
Comme quoi les changements au mode de vie attendus d’événements aussi tragiques sont à la fois imprévus et bien prévisibles.
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On entend depuis une semaine au Québec la volonté de nos élites de repartir au plus vite (pour ne pas dire « au plus sacrant », au sens potentiellement dédoublé en nos terres du mot sacré) l’économie mise sur pause il y a de cela quelques semaines. Ce qui consiste au bas mot à rouvrir les entreprises et redémarrer l’industrie pour retourner à nos vies soi-disant normales tout en maintenant « nos bonnes habitudes » de confinement et de distanciation sociale, acquises en un temps curieusement record. Habitudes, faut-il le répéter, prodigieusement nouvelles. Est-ce là foi inébranlable, solide, quoique bien peu réfléchie, en une société élevée elle aussi sous le commerce de l’empire, ou solution obligée par des circonstances économiques et épidémiologiques qui nous échappent? Dans tous les cas, l’empressement donne l’apparence d’un certain déni de l’Événement au plein cœur des événements qui, eux, demeurent cependant bien réels. Je ne peux m’empêcher d’appréhender l’illusion, et pourtant…
Je reviens un peu au Journal de Defoe. L’année de la peste y est dépeinte comme une période de grands deuils, un moment de profond abattement, néanmoins parsemé de furtives heures d’euphorie collective. Pendant des mois, les autorités politiques et sanitaires auront nié l’improbable, attribuant ici et là l’augmentation des morts à la fièvre ordinaire, de sorte à réfréner l’épidémie (plus ou moins inconsciemment il va sans dire) par les bons soins de la statistique. Au seuil de l’inévitable, des milliers de personnes se seront enfuies de la cité vers les campagnes, laissant grouiller dans le silence des rues de Londres la masse des gens pauvres, des célibataires et des téméraires, classe à laquelle s’identifie le narrateur. En plein cœur de la crise, bien avant cependant qu’elle n’atteigne son sommet, on commença à fermer les maisons infectées, confinant ensemble malades et bien-portants sous des portes surveillées nuit et jour par des « gardiens » affectés à la tâche par les autorités et marquées d’un grand X rouge – traitement des pauvres gens en détresse jugé cruel et surtout inefficace par l’auteur, qui rapporte les multiples cas d’évasions et « d’assassinats » des gardiens ainsi mobilisés, et qui acquirent par-là même la réputation d’être des gens « méchants » et de mériter leur mort. Or, si les rues de la grande ville étaient alors bien vides, à l’exception des églises encore bondées, les autorités relâchèrent un peu l’emprise lorsqu’il fut entendu et compris que l’infection se propageait aussi et surtout par les individus asymptomatiques. Les gens alors commencèrent à se méfier les uns des autres, jusqu’au moment où, le nombre des morts atteignant un sommet inégalé, la masse des gens sans plus d’espoir recommencèrent simplement à vivre, c’est-à-dire à s’assembler et à s’embrasser sans honte, ne craignant plus ni son prochain ni la maladie, sous le regard horrifié quoique compréhensif du narrateur en surplomb. Lorsque, par un acte de la providence, nous apprend-on, le bacille commença lui-même à diminuer en force, et la courbe à redescendre, les gens s’étant exilés à la campagne affluèrent à nouveau en troupeaux pour reprendre le commerce des vies et occuper les maisons vides, ce qui, inévitablement, fit remonter la courbe, jusqu’au moment où, d’elle-même, la maladie finit par s’apaiser. Durant tout ce temps, nous dit l’auteur, jamais Londres ne manqua de pain ni ses rues ne furent prises d’assaut par la révolte populaire, l’assistance sociale et le ménage ininterrompu des corps, chaque nuit, ayant sufi à assurer le minimum de normalité requis. La vie, ensuite, continua son cours, et le commerce, nous l’avons dit, recommença à fleurir.
Une amie m’expliquait récemment comment, en période de crise, dans le confinement qui nous occupe actuellement, notre rapport au temps s’altère phénoménologiquement. Celui-ci s’étire pour ainsi dire avec plus de facilité au-delà des ornières qui le contiennent, au quotidien, dans l’ordre apparent des choses. Le temps moins contracté nous libère de ce qui, normalement, nous obstrue la vue. Les inégalités sociales, les effets de la désinstitutionnalisation, l’autorité et les ressources de l’État, le désastre des CHSLD, deviennent soudainement plus apparents, mais aussi l’ordre de nos vies individuelles, qui, dans le chamboulement même de la quotidienneté, nous ramènent à ce que nous sommes collectivement. À la forme de vie qui nous unit. Ici comme ailleurs; aujourd’hui comme à la grande ville du Moyen Âge.
Je marchais récemment dans le bois pas trop loin de chez moi (je ne désobéis à aucune règle – et n’encourage personne à le faire, entendons-nous – puisque j’y avais déjà établi mes pénates bien avant la crise). C’était au moment pas si lointain où la décision de garder ouvertes ou non les SAQ était encore d’actualité. La Sépaq avait fermé l’accès à ses territoires depuis la fin mars et m’envoyait déjà des « astuces » virtuelles pour se sentir bien comme au chalet, mais chez soi. Je venais d’entendre à la radio un éminent médecin, aussi poète à ses heures (ou l’inverse, je ne sais plus), déplorer une telle fermeture, tout comme celle des bibliothèques, jugeant l’accès à la matérialité de la nature et des mots tout aussi essentiel à la vie que l’accès au pain. SAQ contre Sépaq : je repensais en marchant aux propos de notre bon premier ministre, jugeant opportun, la veille, de justifier sur les ondes de la radio et de la télévision publiques la pertinence accrue du « petit verre le soir » pour s’occuper, individuellement, de la détresse collective occasionnée par les événements. J’ai eu un malaise. Je l’ai ruminé pendant des jours, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus ne pas sortir. Sous la forme du poème suivant, qui, tranchant heureusement avec le ton de ce billet, a voulu se saisir de l’indulgence comme d’un appel à la vie.
Il ne s’agirait de juger personne, sinon d’interroger à partir des réponses compulsives données à nos détresses l’ordre du monde que l’on met en place. La forme de vie qui, circulairement, produit aussi son désarroi. Le mien tout autant que celui de mes voisins, bien que, souvent, on puisse ne pas l’observer du même angle.
« Est beau le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’inspiration inexprimable, en tant qu’inexprimable »[3], disait Simone Weil.
Voilà. Je cède la parole aux jeux d’enfants.
⁂
la résistance au front s’organise
encore et toujours
à l’encontre, les forces brutes de la vie
les garde-malades s’activent
sans noms, encore une fois
préposées de leurs existences aux bénéficiaires
en défaut
soins attenants à sauver la vie des spectres
les fils se brisent
aux cercueils des marionnettistes
les rythmes nous avalent leurs rites funestes
les funérailles n’ont plus lieu
j’attends tel un messie, Ô
j’attends les arbres se dénuder de leur poids
le miracle à venir la grande crise
au rythme accéléré
la cadence
la cadence; les vies au pas de l’anxiété
Moi – où sommes-nous?
la Loi amorphe gruge les ruines
de nos vies aigries d’arcs-en-ciel
nos Feux éteints
la clameur de la grande foire aux échos imaginaires
rappelés à nos corps
défendus
multiplicités post-traumatiques
et miroirs transparents, jamais paraboliques
un Oiseau chante : un instant!
son rire m’inonde, joie impudente
Notes
[1] Daniel Defoe, Le journal de l’année de la peste, Paris, Gallimard, 1959 [1982 pour la préface], p. 24.
[2] Idem.
[3] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 102.