Archives de Tag: médias

« Des amis du juge ont aussi été invités »: quelques questions sur une disparition

Par Simon Labrecque

1697-1764, Private Collection, 16,8×20

Vendredi, 8 février 2019, l’espace public québécois était suspendu, symboliquement, aux lèvres du juge François Huot, de la Cour supérieure. Nommé à la magistrature il y a une décennie, le juge Huot siège dans le district judiciaire de Québec. Peu après 9 h 30, dans la vieille capitale, il a entamé la lecture d’extraits de sa décision de 246 pages sur la peine d’Alexandre Bissonnette, qui a plaidé coupable, en mars 2018, à six chefs d’accusation de meurtre au premier degré et à six autres chefs de tentative de meurtre, pour les événements survenus à la Grande Mosquée de Québec, sur le chemin Sainte-Foy, le 29 janvier 2017.

Cette décision du juge était très attendue, car le ministère public a réclamé l’application consécutive de six peines, soit 150 ans de détention avant de pouvoir demander une libération conditionnelle. Une telle peine serait la plus longue de l’histoire canadienne. La défense, pour sa part, a demandé que la peine de prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, soit appliquée une seule fois, qualifiant l’enfilade de six peines de « peine de mort par incarcération », pour l’homme de 29 ans. Finalement, après avoir lu sa décision pendant deux heures, avoir pris une pause pour dîner, puis avoir continué sa lecture pendant près de quatre heures, le juge a finalement tracé une voie médiane, condamnant l’accusé à la prison à perpétuité avec une période d’inéligibilité de 40 ans – ce qui a requis qu’il réécrive l’article 745.51 du Code criminel!

Malgré ce coup d’éclat, c’est sur un détail infime de la couverture médiatique que j’ai d’abord « accroché ».

Vendredi matin, celles et ceux qui s’intéressaient à la décision, mais qui ne pouvaient être présents au palais de justice de Québec, suivaient le déroulement de l’audience grâce aux médias « en direct ». En ligne, les journaux La Presse et Métro, notamment, ont utilisé un article de l’agence La Presse canadienne, non-signé, publié dès 6 h 30 et régulièrement mis à jour durant la journée. Fait singulier, une phrase étonnante a été publiée dans cet article, puis effacée après environ une heure. Cette phrase était la dernière du paragraphe suivant (mes italiques) :

Toutes les 250 places de la salle de cour sont occupées par des gens qui veulent entendre de vive voix le prononcé de la sentence. Une section entière est réservée aux membres de la communauté musulmane. Des amis du juge ont aussi été invités.

Je ne connais pas l’heure exacte de publication de cette phrase, mais il est raisonnable de penser qu’elle a été mise en ligne aux alentours de 9 h 30, alors que le public prenait place dans la salle d’audience, avant le début du prononcé de la sentence.

Je connais cependant l’heure à laquelle cette phrase est disparue. Sur le site de La Presse, elle a été effacée, et n’est plus réapparue, à compter de la mise à jour frappée de l’heure « 10 h 46 ». Fait singulier, à 10 h 46, la phrase se retrouvait encore sur le site du journal Métro (ce qui m’a permis de copier le texte pour fins d’archivage). Toutefois, à peine quelques instants plus tard, la phrase était disparue de ce média également, suite à une mise à jour frappée de l’heure « 10 h 41 »! Quoi qu’il en soit, la phrase est aujourd’hui absente de l’article de La Presse canadienne.

Pourquoi cette phrase est-elle disparue?

Si j’en crois les commentaires que j’ai pu lire sur les réseaux sociaux, de la part de personnes familières avec le milieu de la justice, cette remarque était particulièrement étonnante, voire déplacée. C’est donc parce que ça ne se dit pas qu’elle est disparue.

Deux questions se posent alors d’un même souffle : mais pourquoi est-ce que ça ne se dit pas, et par quel processus cela est-il apparu aux yeux du rédacteur ou de la rédactrice de l’article de La Presse canadienne?

Dans un premier temps, il est apparu possible et adéquat de « dire ça », c’est-à-dire, de publier la phrase « Des amis du juge ont aussi été invités ». Mais dans un second temps, cela a semblé impossible, ou à tout le moins, inadéquat, inapproprié. Qu’est-ce qui a changé? Quelqu’un a-t-il recommandé, sinon ordonné cette disparition? Si oui, qui?

Ce que je m’imagine de l’administration de la justice me porte à croire qu’il est inadéquat de mentionner qu’un juge a des amis, peu importe les faits, a fortiori lorsqu’il est question de la publication d’une sentence. Pourquoi donc un juge aurait-il invité ses amis pour assister à un tel événement? En quoi cet événement les concerne-t-il, dans leur qualité d’amis?

La conjonction de ces deux termes, « ami » et « juge », est problématique, car le mot « ami » est immédiatement associé à l’intimité, à la proximité, à la partialité, alors que le mot « juge » est, ou du moins, doit en principe être associé, inversement, à l’impartialité, à la distance et à un caractère public, transparent, obvie, sans ombre ni cachette. Les magistrats, en tant qu’individus, peuvent bien avoir des amis, mais pas en tant que magistrats – à l’exception, sans doute, des « amis de la cour » (amicus curiæ), expression qui désigne non pas des individus dans une dimension personnel, mais dans un rôle ou une fonction juridique, dont l’encadrement est réglementé. L’ami de la cour n’est pas l’ami du juge.

Mais de qui était-il question, au juste, dans la phrase : « Des amis du juge ont aussi été invités »? Comment ce fait fut-il observé, perçu ou produit, par le rédacteur ou la rédactrice de l’article? Quelqu’un est-il entré dans la salle bondée en disant : « Je suis un ami du juge », dans l’espoir de se voir attribuer l’une des rares places restantes? Cette personne se serait-elle, ensuite, fait montrer une section de la salle destinée aux autres « amis du juge », ou s’est-elle assise parmi le public? Le cas échéant, qui d’autre se trouvait dans cette section? Est-ce plutôt l’expression de cette personne (imaginée) qui fut impropre, ou « infortunée », comme on le dit en anglais? Ou est-ce que la qualité d’ami fut attribuée par le ou la journaliste? Comment expliquer qu’il soit question de plusieurs amis? D’autres personnes auraient-elles utilisé la même expression?

Il me semble qu’il est impossible de savoir pourquoi et comment La Presse canadienne a orchestré cette disparition sans un témoignage direct du, de la, ou des journalistes qui ont écrit l’article en question. Je n’ai aucun espoir que La Presse canadienne réponde à la présente demande d’explication. Toutefois, sans ce témoignage, l’événement laisse planer une nuée de doutes et de malaises quant à ce qui s’est réellement produit, au palais de justice de Québec, vendredi. Or, malgré la disparition de la phrase, c’est tout naturellement vers le juge que se dirigent les interrogations, même s’il n’a rien fait de mal. Comment a-t-on pu penser qu’il avait invité ses amis? La magistrature elle-même peut-elle demander une explication à ce sujet, soit à La Presse canadienne, quant à son apparente bourde, soit au juge, quant à l’impression que dégageait son tribunal? Si oui, cette explication devra être publique.

1 commentaire

Classé dans Simon Labrecque

Re-rejouer les crimes: supplément à la Parenthèse de Pierre Legendre sur la fonction rituelle de la presse

Par Simon Labrecque

« Est-ce que vous prenez votre pied en l’écoutant parler? », demande le mari d’une des victimes au public fasciné par la tragédie. Et le public écoute mais ne répond pas.

Isabelle Porter[1]

legendre-cabo-lortieDans son livre Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le père, publié en 1989 chez Arthème Fayard puis réédité en 2000 chez Champs – Flammarion (réédition de poche à laquelle je me réfère), l’historien du droit Pierre Legendre – étudiant du champ de « l’anthropologie dogmatique », psychanalyste des « montages institutionnels » dont nos sociétés héritent depuis le droit romain et le droit canon – insère une Parenthèse entre le Chapitre II (« Au cœur du procès Lortie : l’enjeu de raison. Remarques sur le meurtre du fils et la question du père ») et le Chapitre III (« L’attentat du 8 mai 1984, à l’Assemblée nationale du Québec »). La Parenthèse s’intitule « Rejouer les crimes. Note sur une fonction rituelle de la presse » (pp. 95-99). J’aimerais d’abord rendre compte de cette note sur l’après-coup immédiat du crime et des procès, puis la supplémenter d’un inventaire partiel, d’une mise à jour permettant de réfléchir à la fonction commémorative de la presse plusieurs années après le crime et les procès du caporal Denis Lortie. Cette brève étude de la « réception » du cas Lortie dans les médias donne à penser une modulation de plus longue durée de ce que Legendre appelle le « bénéfice de légalité » parfois produit par la mise en récit journalistique ou mythologique.

 

Fonction rituelle dans l’après-coup immédiat

Dans sa Parenthèse, Legendre énonce que la presse « interprète » les crimes en procédant à « l’appropriation du forfait, c’est-à-dire un essai de socialisation de l’acte, en l’occurrence de l’acte maudit et fascinant, le meurtre » (p. 95). Cet acte porte en lui la dimension de « l’imparlable » qui fonde l’ordre légal. Par la mise en récit du meurtre ou de l’inceste, interdits fondamentaux, la presse écrite ou parlée met en scène « ce dont on ne peut parler »; elle lui taille une place dans l’ordre du discours comme ce qui échappe à la représentation exhaustive par les mots (inclusion par exclusion). Dans ce cas-ci, l’imparlable tient du parricide, Legendre insistant sur l’énoncé célèbre de Lortie : « Le gouvernement du Québec avait le visage de mon père. » Le crime pour lequel Lortie a été condamné à la prison à vie avec possibilité de libération conditionnelle consiste à avoir tué trois personnes par balles, en plus d’avoir blessé treize personnes lors de l’assaut délirant de la Citadelle de Québec puis du parlement.

caporal-lortieLe crime de Lortie a d’emblée offert aux médias « un matériau facile à traiter », selon Legendre, puisqu’il s’est déroulé dans un lieu hautement symbolique, codé et médiatisé. Cela a d’ailleurs rendu possible son enregistrement vidéographique (images devenues célèbres, si ce n’est que pour le lancer du dentier dans les teintes contrastantes du treillis militaire et du siège bleu du président de l’assemblée). Ces images seront présentées à l’accusé lors du deuxième procès, au cours duquel Lortie témoigne pour la première fois et au terme duquel il est trouvé coupable et condamné. Par cette projection éprouvante, l’institution judiciaire aura participé à faire de Lortie un sujet non-délirant (pp. 124-131) en lui montrant son délire, sa « sortie du sillon » (p. 105), comme un moment insensé, un geste de déraison.

Legendre s’intéresse surtout à la presse écrite et note

[qu’]à la lecture des journaux, qui récapitulent les faits et suivent les étapes de la procédure judiciaire, on perçoit bientôt, après l’épuisement des stéréotypes (par exemple, l’insécurité), que ce crime théâtral suscite autre chose que la vaine curiosité de badauds et qu’il se joue, pour chacun de ceux auxquels la presse s’adresse, une partie serrée, sa propre partie face à l’irrévocable du meurtre accompli (p. 96).

Pour le Normand, « [t]oute mise en scène du crime est mise en scène du principe de causalité ». Qu’est-ce qui a mené à la transgression de l’interdit, dans ce cas? En vérité, « chaque crime est exemplaire dans une répétition, et cette répétition ne peut être parlée que dans les formes, au sens rituel du terme ». La causalité dont il est question « échappe à la démarche du type scientifique », bien qu’elle puisse être objectivée par le récit, car elle est alors « d’essence légaliste et dogmaticienne ». Cette causalité n’est donc pas une affaire « privée », mais dépend plutôt des « montages de la justice » (p. 97), de la Référence fondatrice en rapport avec les interdits primordiaux.

Même si elle cède parfois aux récits de « privatisation » du crime, la presse procure ce que Legendre nomme un « bénéfice de légalité » homologue au produit des mythologies qui montrent « la scène du meurtre accompli » dans un processus de mise à distance du « sujet » lecteur ou auditeur (p. 98). C’est là la fonction rituelle de la presse et du mythe :

Grâce aux comptes rendus, progressivement plus nuancés et élaborés, le rédacteur travaille à penser l’abîme qui n’a pas eu lieu pour lui, il fait entrer dans un discours ce qui, pour lui-même, se propose comme irreprésentable; autrement dit, la scène mythologique prend pour lui consistance. Socialement, à l’échelle de la communication où la Référence fondatrice du système de légalité est en position de Tiers pour tous les discours, la presse tient un rôle de médiateur, qui, en rendant le crime humainement plausible à chaque sujet, facilite l’exercice de la fonction dévolue à l’institution judiciaire. Alors celle-ci peut être sollicité sur un mode non gestionnaire, ni pour exercer la vengeance primaire (coup contre coup), mais pour faire prévaloir l’interdit comme tel. Si un meurtre a été scéniquement réinscrit dans la parole sans exploitation parodique, la justice a quelque chance d’être autre chose qu’une machine à gérer la peur sociale et subjective. À l’occasion du second procès de Lortie (janvier 1987), la presse du Québec semble avoir franchi le pas (pp. 98-99).

arthur2Legendre avait rappelé, peu avant, que la presse n’était pas tout à fait rendue à ce stade dans l’après-coup immédiat du crime. Il mentionne en effet un « incident scandaleux », aujourd’hui oublié, lorsque la presse a pris au sérieux le contenu propositionnel du délire que Lortie avait enregistré sur cassette et déposé à la station de radio CJRP, à l’intention de l’animateur André Arthur, quelques minutes avant de lancer son assaut. Après une journée de couverture radiophonique en direct et l’arrestation de Lortie, Arthur et son équipe avaient diffusés la cassette sur les ondes et ainsi publicisé le délire de Lortie. On l’y entend, dans des niveaux de langage hétérogènes et d’une voix étouffée, peu assurée, mentionner son désir de détruire le Parti québécois, qui selon lui menace la langue française et favorise le mépris des francophones par les Canadiens anglais, ainsi que sa peine face à la destruction des beautés naturelles du Québec et sa colère jumelée d’incompréhension face au prix « trop élevé » de l’électricité nationalisée en comparaison avec « ce qu’ils paient aux États-Unis ». Selon Legendre,

le Québec, à l’occasion du crime de Lortie, a connu un incident, lui aussi scandaleux, mais vite surmonté. Il a été signalé qu’une station radio anglophone de Montréal s’était imprudemment jetée sur les propos délirants de Lortie, rapportés dans les heures qui suivirent son arrestation. Un sondage maison auprès de mille auditeurs, sur les mobiles ainsi supposés du tueur, donna ce résultat : l’immense majorité se disait d’accord avec les motifs qui avaient poussé Lortie à venir « éliminer » les députés et ministres du gouvernement; le Premier ministre Lévesque déplora ce « climat animal », la station présenta des excuses et la page fut tournée. À la décharge des auteurs d’un tel incident, je note ceci : la précipitation des médias modernes est la réplique d’une demande humaine élémentaire, à savoir que le meurtre – l’acte limite pour la représentation – exige interprétation, une prompte reprise sociale dans la parole (p. 97).

Pour que la fonction rituelle d’interprétation produise un « bénéfice de légalité », cela prend un certain temps. Cela semble aussi requérir l’intervention de l’institution judiciaire comme manifestation de la Loi et de la Raison, couple de notions que Legendre lie à la figure du Père mythique, métaphore ou abstraction qui ne doit pas être confondue avec « le Père de la horde incarné qui ne connaît aucune limite », tyranneau comme le père réel de Lortie, à qui le fils craignait de ressembler une fois devenu père à son tour.

 

Fonction rituelle dans la commémoration médiatisée?

Vingt-sept ans après la rédaction de la note de Legendre, plus de trente ans après le crime lui-même, qu’en est-il de la fonction rituelle de la presse dans le cas Lortie? Rejoue-t-elle le crime, et si oui, de quelle(s) façon(s)? Tenter de répondre à ces questions requiert d’abord de prendre acte des modalités de la présence ou de l’absence du nom de Denis Lortie dans la presse québécoise. Or, c’est principalement d’absence qu’il semble s’agir depuis la fin des procédures judiciaires.

 

Écritures déliées

Il y eut certes le livre de Legendre, publié en 1989. Dans le « Carnet du chercheur » de son livre Le procès Guibord ou l’interprétation des restes (Tryptique, 1992, p. 179), Robert Hébert écrivait la même année : « On annonce la parution de Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Paris, Fayard, 1989. Surprise! L’intérêt d’un matériau très local. J’en parle dans mes cours depuis 4 ans. Le dentier de Lortie reviendra-t-il de Paris enrobé dans la grande théorie Psychanalyse-et-Droit? » La crainte était en bonne partie fondée… Les lectures venues après ont souvent reprises celle de Legendre.

Il y eut également la sortie du livre J’étais la femme du tueur : le récit de Lise Levesque, épouse du caporal Denis Lortie, écrit par Dominique Fournier et publié aux Éditions des Nations en 1996, peu après le dixième anniversaire des événements.

25317-henri-chasse-alexis-martin-fontPlus tard, dans un autre registre – et outre les mentions dans des thèses en psychiatrie ou en droit, sans parler des usages du nom Lortie dans des comparaisons avec d’autres crimes plus ou moins similaire –, il y eut l’écriture de la pièce Lortie de Pierre Lefebvre, mise en scène par Daniel Brière et le Nouveau Théâtre expérimental avec Alexis Martin et Henri Chassé en novembre 2008 à l’Espace libre, à Montréal. La pièce a été couverte en détails dans les revues culturelles québécoises, dont Hors Champ et Spirale. Lefebvre a affirmé avoir travaillé dans un rapport étroit avec l’analyse de Legendre.

Entre ce dernier événement et les deux premiers, il y a également eu l’écriture et la présentation de la pièce Meurtre de la française Martine Drai, construite à partir du livre de Legendre et présentée au Théâtre Périscope à Québec à l’automne 2003, à quelques minutes à pied de l’Assemblée nationale. La pièce a été couverte dans les journaux, dont Le Devoir et Voir.

Dans tous ces cas, il s’est agi de re-présenter le crime dans les genres analytique, biographique et théâtral. Il s’est agi d’interpréter, de réinscrire « dans la parole » ce qui serait en principe « imparlable ». Le rythme de ces réinscriptions ne semble obéir qu’au hasard des humeurs.

 

Anniversaires objectifs

8 mai 1984 québecEntre le livre de Legendre et la pièce de Lefebvre, il s’est toutefois tenu un événement intéressant en raison de son objectivité : le vingtième anniversaire du crime, en 2004. Cet événement est intéressant précisément parce qu’il donna lieu à très peu de prises de parole.

La plus remarquable, selon moi, fut celle de l’animateur André Arthur, le 7 mai 2004, sur les ondes de CKNU à Donnacona. Arthur, en effet, a choisi de rediffuser près de quarante minutes d’extraits de la couverture radiophonique dans laquelle il joua un rôle capital le 8 mai 1984. Dans ce montage aujourd’hui archivé en ligne sur le site RadioEgo, Arthur a choisi d’inclure des extraits de la cassette de Lortie, qu’il avait diffusé à CJRP. Cette prise de parole par l’archive est précédée et suivie de commentaires « en direct ». Arthur rappelle, rêveur, que le jour du crime, « pour une journée », l’ensemble du Québec a vibré au son de la radio de Québec, le réseau Radiomutuel basé à Montréal ayant préféré lui céder les ondes après avoir tenté de centraliser la couverture des événements. Arthur insiste par ailleurs sur un oubli dans la commémoration : des agents du Service de police de la ville de Québec se seraient précipités sur la colline parlementaire à partir de la haute et de la basse ville le matin du 8 mai 1984, avant même que les agents de la Sûreté du Québec interviennent et demandent aux premiers de « faire de l’air ». L’animateur invite alors ses auditrices et auditeurs à l’aider à retrouver ces policiers municipaux courageux, pour vérifier s’ils ont été honorés par les autorités – son pressentiment étant qu’ils ont été oubliés pendant vingt ans. Ne s’agit-il pas là d’une tentative de produire un autre « bénéfice de légalité », moins au profit de l’institution judiciaire que de son bras armé?

Lorsqu’il interviendra par téléphone sur les ondes de CIQI, à Montmagny, à l’occasion du trentième anniversaire des événements, le 7 mai 2014, après la rediffusion du montage qu’il aurait préparé « pour le quinzième anniversaire », selon l’animateur, Arthur répétera cette histoire, affirmant ne pas avoir eu de nouvelles de ces policiers municipaux au cours de la dernière décennie. Le lendemain matin, 8 mai 2014, toujours sur les ondes de CIQI, Arthur répondra à la couverture médiatique du trentième anniversaire, ainsi qu’aux questions de quelques auditrices et auditeurs. Dans le Journal de Québec, un certain Pagé de la police de Québec aurait confirmé le récit et insinué que rien n’avait été fait pour honorer les patrouilleurs évincés par la SQ. Arthur insiste par ailleurs pour démentir le récit « péquiste » selon lequel il aurait attendu avant de remettre la cassette aux autorités compétentes, précisant que la Sûreté du Québec leur avait plutôt répondu de contacter la police municipale de Sillery lors de leur appel initial. Enfin, Arthur énonce que pour lui, Lortie est « un malade mental », « correct » s’il prend ses médicaments, « fou » s’il ne les prend pas, qu’il ne lui a jamais parlé et qu’il n’a aucun désir de le rencontrer.

Le 7 mai 2014, Dominic Maurais à CHOI, à Québec, diffuse lui aussi le montage préparé par Arthur et son équipe, en le préfaçant de quelques commentaires sur le « vrai » journalisme de l’époque, « avec des machines à écrire et des annuaires téléphoniques ». Maurais s’est par ailleurs entretenu avec J.-Jacques Samson, du Journal de Québec, qui était dans la salle de presse de la colline parlementaire le 8 mai 1984 et qui est toujours ébranlé par le souvenir des événements. Le 7 mai 2014, l’animateur Yves Landry, sur les ondes de sa radio internet, s’est pour sa part entretenu avec le psychiatrie Pierre (« Doc ») Mailloux, qui a évalué Lortie et témoigné lors de deux procès. Le lendemain, Mailloux a par ailleurs fait quelques commentaires à LCN dans l’émission de Denis Lévesque qui le questionnait sur les critiques d’anciens policiers à l’encontre du travail généralement admiré du sergent d’armes René Jalbert, qui avait engagé le dialogue avec Lortie dans le Salon bleu. Mailloux qualifie plutôt son intervention d’exemplaire, soulignant qu’en tant que « mercenaire », Jalbert avait l’habitude d’interagir avec des hommes armés délirants, des psychotiques à apaiser.

Le discours de la maladie mentale domine assurément l’interprétation du crime de Lortie. Cela a pour effet de réduire l’événement singulier à une répétition passablement familière. Pour Christian Saint-Germain, dans Le nouveau sujet du droit criminel. Effets secondaires de la psychiatrie sur la responsabilité pénale publié chez Liber en 2015, il semble que le cas Lortie a surtout le mérite d’avoir donné lieu à l’analyse de Legendre sur les rapports concrets entre le Tiers symbolique, la Loi et la Raison. Saint-Germain juge nécessaire, trente ans après, de supplémenter cette analyse d’une problématisation de l’aspect « métabolique » de la subjectivation contemporaine par les psychotropes thérapeutiques, nouveau Tiers pharmaceutique.

 

Dogmatique du Québec actuel

En guise de préparation à l’anniversaire du second procès de Lortie (janvier 1987), j’imagine un singulier séminaire : une lecture collective et publique, du Crime du caporal Lortie. Traité sur le père, d’une couverture à l’autre, suivie de discussions critiques. Peut-être que cette lecture saura faire voir les ressorts par lesquels, à leur façon et selon leurs engagements, des intervenants comme Mailloux et Arthur produisent – parfois ensemble – ce qu’il faut sans doute nommer une « anthropologie dogmatique » du Québec actuel. Lire ou relire Legendre sur Lortie pourrait permettre de participer à l’analyse de nos montages institutionnels, en incluant le rôle qu’y jouent des présences médiatiques qui sont plus souvent « dénoncées » que pensées ou réfléchies. Cela est important, précisément parce que ces présences réactivent la commémoration – on ne saurait, par principe, leur laisser l’entièreté du champ de la mémoire et du souvenir.


Note

[1] « Denis Lortie et la prostitution juvénile », Le Devoir, 8 novembre 2003, p. A9.

1 commentaire

Classé dans Simon Labrecque

« Comment vous êtes, toi et tes journées? » Penser et panser ameuté

Par Simon Labrecque | Université de Victoria

Récemment, j’ai commencé à regarder le documentaire Dérives, sur les gestes brutaux des forces policières et le relayage médiatique de leurs énoncés dramatisants durant la grève générale étudiante de 2012. Il me semble s’agir d’un excellent film, et de surcroît – chose rare peut-être – d’un film nécessaire, comme plusieurs l’ont déjà affirmé. Il faut assurément faire voir ces images, faire entendre ces témoignages et faire ressentir ce qui s’énonça l’an dernier, pour penser ce qui s’est passé. J’ai toutefois dû m’arrêter au cours de la huitième minute. C’était pour moi insoutenable. Premier étonné, je me suis trouvé incapable de continuer. Je ne crois pas pouvoir réessayer avant quelque temps.

Qu’est-ce qui s’est passé? Ce que j’ai vu du film m’a moins fait repenser à tel ou tel événement – d’une pensée qui serait désintéressée – que revivre très rapidement une série d’intensités remarquablement prenantes, un bloc immédiat – c’était tout ensemble, tout à la fois – d’affects puissants, mille flashs de pensée imprévisiblement heurtants. Je sentais que je connaissais chaque image d’un peu trop près, que chaque fois, j’aurais pu y être, ou que j’y étais peut-être, sans pouvoir savoir. Je me suis senti pris, encerclé. Je n’ai pas été frappé, mais bousculé, si.

Pourquoi ces heurts, maintenant que l’agitation est retombée? Je pensais pourtant avoir saisi tout ça, l’avoir désamorcé (« pour moi »). C’est oublier à quel point les sphères d’énonciation étaient saturées de ce qui arrivait et n’arrivait pas, à quel point il fut requis de développer une sorte de sensorium extériorisé qui, une fois étendu, offre un plus grand nombre de points d’impacts à ce qui bouscule.

Je crois avoir cru, sans trop y penser, que penser m’éviterait d’avoir à panser.

J’ai en effet l’impression d’avoir passé une bonne partie de la grève à réfléchir à ce qui se passait, à « intellectualiser » et à « objectiver » les événements, plusieurs heures chaque jour, extériorisant une partie du travail par mille médias qui tramaient l’atmosphère ameuté, parfois immonde. J’habitais Montréal en 2012, censé écrire la majeure partie d’une thèse. J’ai (donc) beaucoup marché – je me suis rendu compte que je n’ai pas compté les manifestations et que j’en serais incapable. J’ai en mémoire un flot ininterrompu, mais je n’ai pourtant pas manifesté tous les jours. J’ai aussi écris quelques billets pour Trahir – chaque fois assez rapidement, sur le moment. Quelque chose m’obligeait, une série de phrases s’imposait. J’en ai écrit moins que je pensais.

Or, me voyant incapable d’endurer Dérives, je me suis également (encore, ou à nouveau) senti porté à la préparation d’une publication sur le sujet – étrange cercle, ou peut-être s’agit-il d’une spirale. (Le voici, ce texte.) Penser ce qui arrive, n’est-ce pas publier les traces de cet arrivage? « Romantisme politique », déplorerait sûrement un certain Carl Schmitt sous Weimar, car je ne ferais ainsi de toute chose qu’une occasion équivalente pour le déploiement d’une productivité écrivante… Mais contre Schmitt, je maintiens qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours là d’événements remarquables – tous ne le sont pas –, si ce n’est que du fait qu’ils demandèrent une prise de position (ou une prise de parti) elle-même assez schmittienne : pas de neutralité soutenable dans une atmosphère comme celle du printemps et de l’été 2012, ni même d’extériorité véritable à ce champ de conflits. Refuser d’y prendre part, c’était aussi y prendre part…

J’ai parfois senti devoir écrire ou descendre dans la rue. « Quelque chose de trop grand dans la vie », dirait un certain Gilles Deleuze sous Mitterrand. Je le faisais sans trop y songer. Cette expérience me semble avoir été assez largement partagée. Le soir du dépôt du projet de loi spéciale, par exemple : manifestation improvisée à minuit à Émilie-Gamelin, après avoir lu les quelques pages rendues disponibles une à une sur Twitter par un journaliste du Devoir. (Twitter, d’ailleurs, fut crucial.) Pas question de rester chez moi! Direction : ce qui ressemble à notre Bastille, prison à ciel ouvert du néolibéralisme armuré… Étrange moment d’emportement. Quelle vitesse dans la marche, en montant Berri – je ne me souvenais pas de ce pas rapide; nous étions rompus à la marche… D’autres jours, j’ai plutôt senti devoir rester chez moi, histoire de minimiser les chances de poser un geste regrettable. C’était intense pas pour rire, comme qui dirait, malgré les rires et le ridicule, et c’est ce qui est revenu tout d’un coup par Dérives.

Dans l’ensemble, ce fut une multiplicité complexe d’hésitations et d’assurances, de fébrilités de toutes sortes, de collectif instables—« ça va? es-tu correctE? »—à un rythme difficile à relater ou même à (se) rappeler. Faut-il se souvenir? Ou faut-il se souvenir d’oublier, pour éviter de s’emmurer dans le pathos et le ressentiment? C’est ce rythme même, je crois, qui fut le plus important. Le rythme ou l’intensité. Écrire alors, tenter de rendre la pensée se formant quelque peu partageable, je crois que ce fut important pour endurer le rythme et l’intensité des énoncés et des événements qui circulaient – pour remoduler puis reconduire ce qui circule. Ce ne fut certes pas suffisant pour résoudre ce qui alors se noua et se joua.

J’ai la forte impression que, avant que l’espace de pensée, de sons et d’énoncés de la vallée habitée du Saint-Laurent soit en mesure de soutenir un stress politique de cette ampleur, il faudra trouver comment se remettre. Ça se fera sûrement, avec le temps? Gare, en tout cas, à ce qui profitera de la fatigue et du répit pour s’immiscer sans trop ameuter.

Poster un commentaire

Classé dans Simon Labrecque

Vos enfants gâtés, votre monde pourri

Par Jean François Bissonnette, Ottawa

La grève étudiante ne se déploie pas seulement comme la manifestation d’une profonde division de la société québécoise quant à la manière dont doit être conçu le rôle de l’État dans la provision et le financement des services publics, elle agit aussi comme le révélateur d’un schisme générationnel en passe de devenir irréconciliable.

Ceci transparaît avec le plus de clarté dans le recours à l’image de l’« enfant-roi » qui vise à dénigrer, à travers le mouvement de grève, toutes celles et tous ceux qui le portent.  Alain Dubuc en use et en abuse dans ses chroniques datées des 30 avril et 1er mai, par exemple, et nombreux semblent être les citoyens qui perçoivent eux aussi dans cette mobilisation historique la crise, non d’un système, mais d’un tyranneau qui se roule par terre parce qu’on lui refuse un jouet au magasin.

Si la manœuvre rhétorique est d’une condescendance rare, car elle consiste à retirer sa majorité à un adversaire politique adulte et à le priver par là de sa dignité de citoyen, elle est aussi très instructive au regard de ce que la génération qui emploie pareil procédé s’apprête à léguer comme monde à celle qui se retrouve aujourd’hui dans la rue.  Car le phénomène de l’enfant-roi, s’il est certainement réel d’un point de vue sociologique, reflète en cela la logique viciée qui conduit le devenir de notre société.

Qu’est-ce en effet qu’un enfant-roi?  Dubuc y voit le « syndrome » qui afflige typiquement « cette génération à qui personne n’a jamais dit non » et qui ne peut accepter qu’on ne lui donne raison, car ses membres ne veulent pas être écoutés, non, ils « demandent en fait qu’on leur obéisse ».

L’enfant-roi, c’est vrai, ne supporte pas que l’on s’oppose à son désir.  Entièrement dominé par sa recherche de jouissance, il ne peut donc s’adapter aux contraintes qu’impose la vie en société.  D’où la turbulence, d’où le jusqu’au-boutisme des étudiants grévistes, qui croient qu’en s’agitant et en criant toujours « plus fort », ils finiront bien par triompher d’un gouvernement dont on suppose, au contraire, qu’il agit, lui, de manière rationnelle, mature et responsable.

Impulsif, têtu, l’enfant-roi se remarque aussi par le refus de l’effort et du sacrifice nécessaire à l’atteinte de buts collectifs, enfermé qu’il est dans le solipsisme d’une individualité narcissique qui le rend ennemi de ses semblables.  Voilà bien pourquoi les étudiants refusent, selon le gouvernement, de faire leur « juste part », et cherchent plutôt à « refiler la facture » de leur éducation à des contribuables excédés.  Pourquoi ceux-ci seraient-ils solidaires de ces égocentriques fauteurs de troubles?

Une bonne part des parents québécois semble bien offusquée de voir ce que ses enfants sont devenus.  Regrettent-ils le laxisme avec lequel ils disent maintenant avoir élevé ceux-ci?  Comment le pourraient-ils, eux qui furent les premières créatures engendrées par la mutation civilisationnelle en quoi a consisté l’avènement de la société de consommation?  L’infinité du désir réclamée jadis par ces anciens hippies devenus réactionnaires, ce « jouir sans entraves » qui était hier encore le leur, tel est bien l’impératif catégorique avec lequel leurs propres enfants ont appris à vivre, pour le meilleur et pour le pire.

Qu’on se le dise, les étudiants ne réclament pas le gel des frais de scolarité pour se payer davantage de bière, et vivre pleinement leurs divers penchants libidinaux avec ce qu’il en coûte pour acheter le moyen de les satisfaire.  Ceux qui marchent aujourd’hui dans les rues et y confrontent la brutalité policière le font bien plutôt parce qu’ils ont compris que ce monde de la pulsion illimitée, dont l’entretien fait tourner la machine à dollars et exige que les enfants ne deviennent jamais adultes, est un monde de mort.

Au désir infini que sollicite à plein temps l’économie capitaliste correspond en effet une dette non moins infinie.  Cartes de crédit, hypothèque, prêt automobile, emprunts pour études, sans compter la dette publique, la jeunesse d’aujourd’hui a été introduite à un monde où l’être humain est sommé de porter toute sa vie la croix de l’endettement.  Et telle est bien la raison profonde du mouvement de grève étudiante : le refus de cette fatalité, et le rejet de la prétention qu’ont les Dubuc de ce monde à faire de la dette – et de l’austérité budgétaire qui en découle – l’indépassable horizon de cette vie.  Depuis les temps anciens, la dette a été associée à l’esclavage, et c’est cette condition d’esclaves-nés que les étudiants rejettent.

Il ne pourra y avoir d’issue négociée à cette crise, non pas parce qu’il est impossible de raisonner un enfant-roi et qu’on ne peut le faire taire qu’à coups de gifles s’il ne s’épuise pas de lui-même.  Il ne pourra y avoir de solution car de plus en plus, l’intransigeance du gouvernement aidant, il en va dans cette grève d’un refus radical, qui va bien au-delà de celui de la hausse des frais de scolarité, le refus de ce monde ravagé et mortifère que les boomers n’entendent pas tant léguer qu’imposer à leur progéniture.

Ceux qui pensent comme Dubuc et sont un tant soit peu versés en psychanalyse verront dans ce qui précède la confirmation de la prémisse.  Ce que les étudiants rejettent à travers la grève, c’est la « réalité » elle-même, celle dont il faut bien accepter les limitations, les contraintes, les obstacles qu’elle impose à la satisfaction de nos désirs.  Leur refus de s’assujettir à la réalité s’expliquant par le principe de plaisir en eux débridé, voilà bien qui certifie qu’ils sont des enfants-rois.  C’est dire que toute la réflexion politique sur laquelle s’appuie leur mouvement n’est qu’une ratiocination masquant à peine un atavique chialage d’enfant attardé, autrement dit, un point de vue irrecevable et que le gouvernement fait bien d’ignorer.

Peu comprendront cependant que sous le refus du monde étriqué et de l’individualisme poisseux des ancêtres qui les sermonnent et les répriment, il se trouve chez les étudiants une toute autre exigence, celle d’une autre réalité, d’une autre loi, et l’idée qu’il urge d’y soumettre les véritables tyranneaux, c’est-à-dire ceux qui prospèrent sur l’abîme de notre endettement, ceux dont les désirs illimités s’acharnent à piller le peu qu’il nous reste de beau et de bon sur cette Terre, ceux-là mêmes que nos gouvernants sont toujours si prompts à satisfaire.

3 Commentaires

Classé dans Jean François Bissonnette

Lettre ouverte à Pascale Breton à propos de l’article « L’appui aux étudiants s’effrite »

Par David Girard, Montréal

Madame,

Je dois vous dire d’emblée que je suis franchement déçu de l’article intitulé « L’appui aux étudiants s’effrite ». L’article se retrouve en gros titre sur Cyberpresse mais ce qu’on apprend en lisant l’article, c’est que cette interprétation est basée sur un sondage dont l’échantillonnage est insuffisant, non probabiliste. Il faut avoir peu de soucis de faire un travail journalistique de qualité lorsqu’on induit la population à prendre pour une vérité quelque chose qui manque de bien-fondé. Je suis franchement déçu. À tout le moins l’article aurait dû s’intituler « L’appui aux étudiants semble s’effriter ». Ce qui est sensiblement différent et beaucoup plus réel en vertu du contenu de l’article.

Pourquoi faire ça ? Le journaliste, tout comme l’historien, se doit de multiplier ses sources d’informations, afin de faire transparaître une information la plus près possible de la vérité. On ne peut pas se baser sur un simple sondage, dont en plus l’échantillonnage n’est pas probabiliste, pour en faire une interprétation dans l’absolu. Je vois les médias diffuser de l’information sur la crise étudiante depuis plusieurs semaines et je suis déçu. Déçu qu’ils relaient sans discernement des informations provenant de sources uniques. Déçu que si peu d’entre eux aient cherché à savoir vraiment quelles étaient les motivations profondes des étudiants dans cette bataille. La bataille de l’opinion publique, elle est peut-être perdue pour les étudiants, mais c’est en grande partie à cause des médias.

Poster un commentaire

Classé dans David Girard

La facture et le style: échos d’un discours ministériel

Par Jean François Bissonnette, Ottawa

Alors que s’entamait, lundi le 30 avril, une douzième semaine de grève étudiante au Québec, la ministre de l’Éducation, Line Beauchamp, s’est risquée à donner une entrevue à la journaliste Anne-Marie Dussault.  Dans ce véritable condensé de philosophie pédagogique, elle a montré combien elle sait se tenir à la hauteur des événements.

Questionnée sur ce que sera la stratégie du gouvernement devant une situation dont la gravité n’a jamais eu d’égal, et face au refus prévisible de l’« offre globale » annoncée la semaine précédente, la ministre minimise l’importance du problème.  Puisque ce sont seulement un tiers des étudiants qui « boycottent » leurs cours, continue-t-elle à dire dans une révérence gracieuse à la langue française, ces 180 000 hurluberlus paraissent quantité négligeable.

Non, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, le mouvement n’est pas « très monolithique ».  Sous-entendant la possibilité théorique de n’être monolithique qu’à moitié, ce constat revient à dire que la ministre n’a pas à reconnaître sa légitimité ni à prendre en compte le message qu’il porte.  Ce que cette masse critique revendique est de toute manière irrecevable.  « Mais bien sûr, le gel des frais de scolarité n’est plus une option, là, il faut, il faut apporter des aménagements », déclare-t-elle, ce double « il faut » suffisant à marquer l’importance de ces « aménagements » cosmétiques.

C’est sur cette prémisse que se tient en un équilibre précaire tout le discours de la ministre, ultime réitération d’un monologue tenu depuis des semaines.  L’augmentation des frais de scolarité répond à une nécessité si écrasante qu’il n’y a pas à la démontrer.  Le mieux que l’on puisse faire – et considérez ici la magnanimité de l’accorder alors que « certains » leur reprocheront de céder autant – c’est aménager la « facture » pour qu’elle passe mieux dans l’œsophage irrité des grévistes.

L’argument de la « facture » est brandi par la ministre avec une vigueur telle qu’il permet d’éviter de donner une seule raison à l’appui de la nécessité de la hausse, ni même à celle d’en maintenir l’intensité tout en faisant durer le plaisir deux ans de plus, ainsi qu’elle le propose.  Cette image comptable, qui nous ramène dans le champ familier du commerce, permet du coup de disqualifier la position étudiante, qui, parce qu’elle invoque d’autres référents, parce qu’elle réfute cette assimilation de l’éducation à l’économie, n’est rien de plus qu’« idéologique ».

Aux yeux de la ministre, qu’elle pense peut-être ceux des « contribuables » en général, ce « débat idéologique » consiste uniquement à dire : « Ma facture, je ne la veux pas, donnez-la à quelqu’un d’autre. »  Or, parce qu’elle tient si fort à valoriser l’éducation, elle ne saurait accepter, quant à elle, d’en « refiler la facture » à d’autres, comme si ce n’était pas ce que la société se paie à elle-même de toute façon si elle veut ne serait-ce que durer dans le temps.

La « facture » apparaît comme une responsabilité purement individuelle.  Tout comme on ne songerait guère à laisser notre addition aux clients de la table voisine, qui d’autre que l’étudiant pourrait acquitter la sienne?  Que l’intelligence collective des étudiants ait su répliquer depuis longtemps  et sur tous les tons qu’il existe d’autres manières de financer les coûts du système universitaire, voire d’augmenter son budget si cela est véritablement nécessaire, la ministre assure qu’elle n’en a pas vu la teneur « concrète ».

L’affabulation de la facture à payer pour une hausse que rien de tangible ne justifie prend du coup l’allure d’une fatalité dont il faut se consoler en songeant à la pérennité du « modèle québécois », dont on abat pourtant dans le gel l’un des principes tacites.  Revendiquer le gel constitue même une preuve patente de sa disqualification à négocier ou à demander une médiation.  Il faut « bouger d’un iota », au moins, pour être admis au statut d’interlocuteur.

La ministre montre alors en exemple ces deux tiers d’étudiants qui se laissent tondre sans mot dire.  Que ceux-ci ne se plaindraient pas d’un gel, que ceux-ci puissent même appuyer la lutte de leurs collègues tout en restant sages sur leurs bancs d’école ne lui effleure guère l’esprit.  Il n’y a que dans les associations en grève que l’on trouve des divisions.

Maintenant que le gouvernement a « bougé », lui, en révisant la facture de ces clients ingrats, qu’y a-t-il d’autre à faire, pour la ministre, que d’attendre qu’ils cèdent enfin?  C’est cela qu’elle appelle « être en mode solution ».

Ainsi peut-elle persister dans son déni de la profondeur des enjeux qui animent la grève étudiante.  Ce faisant, la ministre témoigne de l’ignorance qu’elle a du sens de sa fonction, lorsqu’elle tente une fois de plus de dépeindre sous les couleurs d’un égoïsme adolescent l’exigence de dizaines de milliers d’adultes qui demandent à être traités de façon rationnelle.

C’est par le doute radical que Descartes a fondé le rationalisme moderne, ce mode de pensée qui est à la base même du système éducatif dont Line Beauchamp est la gardienne indigne.  En refusant d’accepter une décision dont la ministre responsable ne peut même pas justifier du bien-fondé, arguant d’une inéluctable « facture » que seule son imagination conçoit, les étudiants grévistes peuvent eux aussi dire, à la suite du vieux René, « nous pensons, donc nous sommes ».  C’est déjà ça de gagné.

Poster un commentaire

Classé dans Jean François Bissonnette

Quelques remarques sur la narration de la violence et le pacifisme

Par Frédéric Mercure-Jolette | Cégep Saint-Laurent

Vendredi soir, 21h20 environ, je m’assoie sur le bitume froid. C’est ce qu’un manifestant a enjoint la foule à faire, car l’anti-émeute nous barre la route coin Saint-Laurent et Ontario. Dès que nous sommes tournés sur Saint-Laurent vers le sud, mon amie a lancé : « On s’en va en sens inverse, on n’est pourtant pas supposé… ». La réaction du SPVM ne s’est pas fait attendre : au coin de rue suivant s’est rapidement déployée une vingtaine de robocops afin de nous empêcher de continuer. Qu’étions-nous censés faire, cher SPVM, rebrousser chemin ? Nous étions pourtant des milliers engouffrés dans la côte entre Sherbrooke et Ontario et, suite au blocus, la foule ne faisait que se densifier. On s’assoie et on espère qu’il nous laisse passer, qu’y a-t-il de mieux à faire ? me dis-je.

Or, tout près de nous, des manifestants, debout, commencent à scander des slogans affirmant que le pacifisme ne mène à rien et n’a jamais rien changé dans l’histoire. Bon, ils n’ont pas nécessairement tort, me dis-je indécis. Mon amie affirme plutôt que ces gens ont tout faux, pensons à Jésus Christ mentionne-t-elle. Je lui rétorque que le gentil Nazaréen, ses miracles et sa foi ont été popularisés par Constantin et son armée et que, sans ces militaires romains, le christianisme occidental est impensable. Elle consent, la discussion est coupée court. De toute façon, ce n’est pas le temps d’ergoter sur la philosophie de l’histoire : la tension monte rapidement. Les gens se relèvent progressivement au son d’un slogan à propos (« un peuple debout, jamais ne sera vaincu ! »), pendant que des renforts du SPVM arrivent pour continuer à bloquer Saint-Laurent.

Inquiet et tendu, je vois à ma gauche, derrière une voiture, des jeunes filles qui enfilent des survêtements noirs et se masquent le visage. J’ai envie de taper sur l’épaule de l’une d’elles et lui demander : « Mademoiselle, ne pensez-vous pas que votre attirail de coton sera peu efficace face aux armures de ces espèces de robocops ? », mais je me retiens, j’ai des manières, je ne veux pas crever sa bulle. Que de réflexions intempestives. Les manifestants masqués affluent de plus en plus, les invectives pleuvent, la tension est à son comble. J’ai la tête qui tourne. Pendant un instant, j’ai l’impression que c’est l’état d’exception : la légalité est mise entre parenthèses, il ne reste que la force. Or, personnellement, je ne me sens pas l’envie de manger des coups de matraque, du poivre ou de me faire coffrer, mais, même si je voulais reculer et retourner dans la réconfortante légalité ordinaire, la foule est tellement dense que ce serait difficile. Est-ce la peur de la mort ? Ma solidarité vacille : quel est donc ce goût de l’affrontement qui s’exalte présentement autour de moi, qu’est-ce que cela va donner qu’on se fasse matraquer ? Peut-être le pacifisme est une pathologie, comme l’affirme Ward Churchill, mais faut-il vraiment, ici et maintenant, mettre ma santé physique en danger afin de faire entendre mon droit de marcher en sens inverse sur Saint-Laurent ? Est-ce que cet affrontement va nous permettre d’instituer un ordre nouveau ? J’en doute…

Confusion et crainte m’habitent jusqu’à ce que finalement le SPVM décide, plutôt que de nous contraindre à rebrousser chemin et risquer l’émeute, de nous laisser aller sur Ontario vers l’ouest, ce que la majorité de la foule a fait, après que l’anti-émeute se soit déplacée en oblique au milieu du coin de rue. Certains sont restés plus longtemps que d’autres devant ces robocops, la tension y étant encore très vive. La manifestation, quant à elle, s’est poursuivie sans trop d’anicroches. Cet événement, lourd en émotivité, me laisse perplexe, sans mots.

La violence politique racontée en direct à CUTV

Le mercredi soir précédant, un ami m’avait appelé vers 19h30 pour aller à « l’Ostie de grosse manif pour la fin de la trêve », mais j’ai décliné, je ne le sentais pas. Or, quelques minutes plus tard, je le regrettais un peu. Incapable de me concentrer sur mon livre, je pensais à cette ostie de grosse manif. Je me suis donc planté devant mon ordi et me suis mis à la suivre sur le Web, et quelle ne fut pas ma surprise en tombant sur un tweet déclarant que l’on pouvait regarder cette manif en direct à CUTV, ce que j’ai fait immédiatement. Les images étaient spectaculaires : on a pu voir la charge de l’anti-émeute en direct et, quand le poivre a embrouillé la lentille de la caméra, ce fut un moment de télévision saisissant et inoubliable.

Cela étant, ce qui m’a le plus marqué de cette soirée à CUTV, c’est la narration de la violence qui a été faite. Au début de l’intervention de l’anti-émeute, la journaliste affirme : « Charest, comment peux-tu faire cela à ta jeunesse ? » Cette interpellation est aussi inusitée que déroutante ! Les affirmations qui suivirent le furent tout autant. Juste avant de se faire poivrer, la journaliste de CUTV affirma : « Il y a de la brutalité policière juste à côté de moi. » Son cameraman, moins poli, probablement irrité par quelques gaz, cria à la police : « we’re media motherfucker ! » Un peu plus tard, un autre journaliste de CUTV affirmait : « Watch your children getting beaten up by the police. […] We hope that the Quebec spring will wash away those memories of police brutality… » La narration de CUTV était claire : les droits humains sont bafoués et la contestation politique pacifique est matée par de la brutalité policière. Moment de télévision québécoise d’une rare intensité qui a marqué tous ceux qui l’ont vu.

Les affrontements entre la police et les manifestants ont été très fréquents durant les derniers jours dans les rues de Montréal et cela nous ramène inévitablement au problème de l’interprétation et de la narration de la violence politique. Comment raconter des événements violents ? Qu’en dire ? La violence, surtout quand elle est politique, c’est-à-dire quand elle est reliée à des revendications qui entrent en conflit, semble toujours être immédiatement interprétée et racontée; elle est inéluctablement imbriquée dans un horizon discursif. La narration de CUTV jure dans le paysage médiatique québécois. Certains ont reproché à CUTV un trop grand subjectivisme, c’est-à-dire de s’afficher trop directement en faveur des manifestants et des revendications étudiantes – notamment à Radio-Canada. Mais ce reproche venant des grands médias présuppose que ceux-ci seraient davantage objectifs, ou, à tout le moins, qu’il serait possible, voire souhaitable, de l’être.

Or, le langage habituellement utilisé pour décrire les « casseurs », les black blocs et autres anarchistes dangereux, laisse entendre une condamnation sans retenue de ces gestes menaçant la paix publique. Ce langage est loin d’être moralement neutre. La possibilité même de raconter la violence politique sans en faire un jugement de valeur me semble un problème en soi. Peut-être même est-ce un des plus graves problèmes auxquels nous faisons face. La violence politique peut-elle se raconter d’une manière à ce que le jugement moral soit suspendu ?

Être pacifiste, espérer que le cycle de la violence se brise et que le vivre ensemble puisse se réaliser sans violence, c’est peut-être cela que ça implique : être capable de raconter la souffrance, la tension et l’inquiétude, sans excuser ni condamner qui que ce soit. Dans une situation de violence politique, condamner l’utilisation de la violence de certains est peut-être aussi nécessairement en valider une autre. Dès lors, être pacifiste ne voudrait pas dire condamner la violence, ce qui implique trop souvent la punition, mais bien plutôt chercher de nouvelles manières de l’appréhender et de la raconter.

Être ouvert et à l’écoute des sentiments et des messages de chacun, de l’orgueil de la police pensant défendre la patrie à la quête de sens des gens grisés par l’affrontement, sans juger la brutalité ni des uns ni des autres semble quasi impossible dans l’instantanéité de l’action : il faut choisir son camp. Mais parce que l’action est toujours engluée dans un horizon discursif, peut-être le pacifisme n’est pas que pathologie. L’art a probablement ici un rôle crucial : saboter les catégories morales et les positions politiques traditionnelles afin de briser le cycle de la violence. Finalement, la question que l’on peut se poser est celle-ci : comment rapprocher cette entreprise le plus possible de l’action politique concrète ? Une action politique se racontant amoralement est-elle pensable ?

Poster un commentaire

Classé dans Frédéric Mercure-Jolette

Les grands médias silencieux sur la brutalité policière

Par David Girard, Montréal

La crise étudiante qui secoue en ce printemps 2012 la société québécoise a atteint des proportions inégalées. Les grèves étudiantes du passé n’ont jamais atteint de telle proportion, parce que les gouvernements ont agit bien avant de laisser la situation se détériorer autant. Tous les jours je lis les nouvelles parce que cette situation m’inquiète, non seulement pour mes propres droits de scolarités, mais aussi pour tous les jeunes, dont mes neveux, qui, dans les prochaines années, auront à subir cette augmentation démesurée des droits de scolarité. Tous les jours je lis les médias, et tous les jours je suis outré par le silence des médias sur la brutalité policière. Le silence médiatique à propos des méthodes brutales de la police est inconcevable dans un pays comme le nôtre où est sensé régner un climat de respect mutuel.

Loin d’être satisfait par le travail médiatique, je cherche à compenser le manque d’information en multipliant mes sources. Je consulte donc aussi des vidéos publiées sur Internet par des témoins des événements. Hier soir, le 25 avril 2012, un de mes contacts sur Facebook avait envoyé un lien sur CUTV, un média communautaire bénévole, qui avait décidé de retransmettre en direct une manifestation qui avait commencée à la place Émilie-Gamelin, à Montréal. J’ai suivi le tout, attentivement, en espérant que les choses se passent pour le mieux.

Des règles de dispersion de foule bafouées

Mais, après plus d’une heure de marche pacifique, la situation a dégénéré. Loin de respecter les règles, qui exigent aux policiers d’avertir la foule qu’une manifestation est illégale, pour ensuite lui laisser le temps de se disperser, les policiers ont volontairement contournés les règles afin de laisser libre cours à leur agressivité. En effet, leur méthode s’est plutôt résumée à semer la terreur en fonçant dans la foule pour dire aux manifestants, après seulement les avoir attaqués une première fois, que la manifestation était illégale, en lançant aussitôt une série de bombes lacrymogènes et assourdissantes, sans laisser aucunement le temps à la foule de se disperser. J’ai vu ça en direct hier soir sur CUTV.

La police s’en est donné à cœur joie pour perpétrer des actes d’agression. Loin de discriminer les quelques extrémistes qui ont commis des actes répréhensibles, la police s’est attaquée à tout ce qui se trouvait sur son passage, tous manifestants confondus, y compris la présentatrice bénévole de CUTV, qui s’est fait lancer en plein visage des gaz lacrymogènes alors qu’elle s’époumonait en criant de ne pas les attaquer car ils faisaient partie des médias… Et il ne faut pas penser que c’est un cas unique. Non. Plusieurs journalistes ont été arrêtés ou ont subi des violences policières depuis le début du conflit étudiant. C’est comme si la police ne voulait pas qu’on soit témoin de ses excès. De plus, lorsqu’on cherche un peu plus, on trouve aisément des vidéos, par exemple sur You Tube, tournées par des témoins, montrant que la police a utilisé plus d’une fois ces méthodes antidémocratiques, où ils attaquent au beau milieu d’une foule pacifique. Les manifestations avaient été pacifiques jusqu’au 7 mars où la police sans crier gare, lança deux bombes fumigènes au milieu d’étudiants faisant un sit-in et jouant de la musique. La suite n’a été que dégradation de la situation au fil des jours, diffusée par des médias niant toute brutalité policière.

Des grands médias complaisant envers la police

Comment se fait-il que, dans un pays démocratique comme le nôtre, personne dans le public (médias, gouvernement municipal, gouvernement provincial) ne cherche à enquêter sur les abus, et ce, même après des inquiétudes sérieuses posées par Amnistie Internationale en ce mois d’avril 2012 ? Avec tout ce qui est disponible sur Internet de vidéos privées sur les différentes manifestations et qui démontrent plus d’une fois que la police a cherché à provoquer et à intimider au cours de manifestations pacifiques, je ne peux pas croire encore que les médias continuent de relayer les informations biaisées des policiers comme ça, sans plus de discernement. Je ne peux pas croire que les médias ne cherchent pas à trouver des informations complémentaires, ni même ne prennent la peine d’interroger des témoins sur place. Leur travail journalistique, tout comme celui d’un historien, consiste à questionner le plus de sources possibles disponibles afin de faire apparaître et retransmettre ce qui s’est passé réellement.

Pire, pour la démocratie, des victimes, comme Francis Grenier, ont été muselés. Ce dernier a affirmé qu’« il ne pouvait plus parler aux médias ». Je ne sais pas ce qui justifie qu’il dise ça. Lui a-t-on fait signer un papier qui lui interdit de dire quoi que ce soit sur les évènements ? A-t-on acheté son silence ? Et que dire des autres victimes dont les médias ne parlent pas et dont une multitude de photos ont été diffusés sur les réseaux sociaux et par l’entremise des médias indépendants, pour la plupart. Il y a quelque chose de malsain dans ce silence médiatique. On tait la violence perpétrée par les forces de l’ordre, on discrédite sans distinction tous les étudiants, en forte majorité pacifique, à cause de radicaux qui ne font pas la plupart du temps partie de leurs rangs.

Une société qui glisse dangereusement vers le fascisme

J’ai honte d’habiter dans une société qui est en train de glisser vers le fascisme. Honte à tous les grands médias qui sont muets sur la violence policière abusive, aux policiers qui ont cherché à faire taire des victimes, aux policiers qui bafouent allègrement les règles de dispersion d’une foule, au maire de Montréal Gérald Tremblay qui est complètement invisible alors que sa police agresse les manifestant, au ministère de la sécurité publique qui ferme les yeux, à la ministre de l’éducation Line Beauchamp qui cherche délibérément à semer la frustration dans le cœur des étudiants, au gouvernement libéral qui laisse la violence se perpétrer afin de gagner du capital politique.

La société québécoise s’est dotée d’une Charte de droits et libertés. Ce n’est certainement pas pour laisser des forces de l’ordre les bafouer au gré des intérêts politiques des dirigeants. Nous sommes en train de vivre une crise similaire à celle du Chili, où depuis de longs mois, le gouvernement fait la sourde oreille aux manifestations étudiantes dans un climat de répression policière. Notre gouvernement québécois dirigé par Jean Charest a démontré que non seulement il ne savait pas comment gérer une crise, mais qu’en plus, il cherchait de manière sournoise à en tirer un avantage politique en vue des prochaines élections. Soyez critiques face à ce climat malsain dans la société québécoise. Multipliez vos sources d’information, questionnez-vous sur ce qui est dit et n’hésitez pas à confronter les médias sur leur travail. Une société mieux informée est une société plus démocratique.

Ce texte a précédemment été publié comme article sur Facebook.

Poster un commentaire

Classé dans David Girard

Sur la resémantisation dans le discours social: le cas de la « grève étudiante »

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Le débat sémantique qui vise à savoir si le « conflit étudiant » (nouvelle formulation – neutre? – de Radio-Canada) est une « grève » ou un « boycott » (ou son dérivé, « boycottage ») n’en finit pas. On a tour à tour pu lire et entendre les avis des chroniqueurs sur la question (Jean-Félix Chénier, Renart Léveillé, Jean Barbe ou Jean-Luc Mongrain), du lexicographe Guy Bertrand, l’ayatollah de la langue de Radio-Canada à C’est bien meilleur le matin, jusqu’à de très sérieux avis juridiques (notamment de l’Association des juristes progressistes). Admettons-le, la grande majorité des avis penche en faveur du mot « grève », et pour cause, « grève » (qui avait toujours été utilisé jusqu’à maintenant), et plus précisément « grève politique » permet assez bien de comprendre la réalité du conflit entre le gouvernement et ceux qui s’opposent à la hausse des droits de scolarité, en tout cas, selon l’Office québécois de la langue française :

grève politique n. f.

Définition :
Grève dont l’objet est d’amener le gouvernement à modifier sa politique ou son attitude sur un point donné.

Note(s) :
Il faut remarquer qu’elle est faite contre l’État gouvernement et non contre l’État employeur.
Mots apparentés : grève insurrectionnelle; grève révolutionnaire.

Entrée « grève politique » dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française

Pour ma part, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le « bon mot » à utiliser, mais plutôt de comprendre les implications stratégiques de ce qui ressemble fort à une confusion qui est à l’œuvre. Utiliser un mot plutôt qu’un autre dans l’ordre du discours – même lorsqu’il s’agit d’un référent identique – est « normal » dans la vie sociale du langage, c’est même un des moyens que possède la langue pour évoluer. Il peut arriver des moments de confusion – par exemple la rencontre de deux dialectes proches – qui résultent généralement dans l’abandon d’un des termes au profit de l’autre (doit-on dire « chicon » ou « endive »« courriel » ou « e-mail »? les pages de discussion de Wikipédia sont exemplaires, et pour cause, ce projet encyclopédique se veut la rencontre de tous les francophones du Web). Il y a un désir « normal » d’unité signifiante « mot = chose » qui ne peut résulter que dans une lutte à finir parmi les prétendants linguistiques adversaires.

Qu’en est-il de la confusion du débat en cours sur la hausse des droits de scolarité au Québec? On connaît tous le problème des mots « grève » et « boycott », Normand Baillargeon a quant à lui suggéré les mots « démocratie », « anarchie » et « violence », on a pu lire pas mal de choses sur la « juste part » du ministre Raymond Bachand (il avait même dit qu’il était de l’ordre de la « justice sociale » de voir les étudiants payer plus). De loin, la meilleure trouvaille, pourtant passé inaperçue, était celle de Raymond Bachand qui ne parle plus désormais de « hausse des droits de scolarité », mais de « hausse du financement des universités » (alors qu’un des arguments de ceux qui s’opposent à la hausse, c’est que le financement est bien suffisant). Récemment – et là j’avoue mon incapacité théorique à le comprendre (une aide ci-dessous en commentaire serait appréciée) – on a pu entendre Line Beauchamp parler de la CLASSÉ (avec l’accent aigu…) plutôt que de la CLASSE normalement utilisé (une première après dix semaines de grève, c’est douteux), prononciation relayée par Liza Frulla à l’émission Le Club des Ex de Radio-Canada (on aura pu même entendre Simon Durivage la corriger : « CLASS-EU, Liza, CLASS-EU »), et le petit monde médiatique suivre cette nouvelle prononciation. Une prononciation particulière – tout comme un mot – n’est jamais neutre, elle fait généralement l’effet d’une « faute de goût », d’un « fashion faux pas » de la langue, lorsque l’individu prononce différemment du groupe à qui il s’adresse (qui ne s’est jamais fait reprendre pour la prononciation d’un mot?). Cette faute donne généralement l’impression d’un manque d’éducation, sinon de savoir-vivre.

Or, prononcer un mot différemment ou utiliser un autre mot ne relève pas ici d’une indécision, résultat d’une rencontre de deux « prétendants » dialectales dans un même espace langagier, mais d’une volonté de donner aux termes une nouvelle connotation, stratégie médiatique de plus en plus utilisé dans la communication politique. Cette stratégie a été théorisée par George Lakoff, notamment dans son livre Don’t Think of an Elephant (l’éléphant faisant référence au Parti républicain : la phrase vise à montrer que la sentence « ne pense pas à un éléphant » donne immédiatement, à celui qui la reçoit, l’image mentale d’un éléphant – la phrase a notamment été popularisé par le film Inception, voir ce clip). Cette stratégie a aussi été utilisée par le ponte de la communication Frank Luntz, celui qui fut connu pour avoir détourné l’expression « global warming » (réchauffement planétaire) avec une nouvelle, « climate change » (« changement climatique », plus neutre) (pour une appropriation humoristique de cette stratégie, voir les entrevues de Stephen Colbert avec Frank Luntz, notamment sur Gawker). Tout ce débat sur les mots ne serait-il donc qu’une basse stratégie médiatique de plus de la part du gouvernement, qu’une vulgaire manipulation du langage politique?

Rechercher la confusion?…

Cette stratégie de rebrandingdu Parti libéral du Québec fonctionne-t-elle vraiment? On notera en tout cas que la stratégie a légèrement été modifiée : au départ, du côté gouvernemental, on « corrigeait » les intervenants médiatiques, ce qui forçait le locuteur à utiliser les deux expressions, mettant au jour le processus et du même coup abolissait son efficace (c’est exactement la tournure humoristique à l’œuvre chez Stephen Colbert, en montrant le processus, on supprime l’effet d’occultation). Désormais, on n’utilise systématique que la nouvelle expression, sans moindrement faire allusion à l’autre. Donc je reprends : la stratégie fonctionne-t-elle? Est-ce que cette novlangue, comme l’ont surnommé plusieurs commentateurs (faisant référence au « Newspeak » d’Orwell), porte ses fruits?

Outre le fait qu’on ne cesse d’en parler, preuve que ça ne marche pas très bien, j’estime que ce rebranding peut avoir des conséquences politiques autres. Plus précisément, le fait même d’en parler constamment comme on le fait montre que la réduction du langage et de la pensée – qui est le but de la novlangue – ne fonctionne pas, et que ces « nouveautés » sémantiques créent au contraire plus de confusion (à moins que la confusion soit le but de l’exercice, ce n’est pas à moins d’en juger… je pense toutefois qu’un mouvement contraire de « clarification » a lieu en ce moment, plus inquiétante encore, j’y reviendrai).

Revenons au débat grève/boycott, et regardons cette vidéo exemplaire, parce qu’elle a été prise, disons, sur le vif d’une discussion entre un partisan de la hausse et un opposant.

Diffusée il y a quelques semaines, cette vidéo n’est pas moins représentative, d’abord de l’état présent de la confusion générale dans l’ordre du discours, ensuite du glissement progressif, mais rapide, qu’il y a eu dans le discours social quant au conflit en cours, de l’opposition entre « être pour ou contre la hausse » à « être pour ou contre la grève (et les manifestations) » (j’y reviendrai). On y voit un photographe qui interpelle des manifestants pour ridiculiser la manifestation à laquelle ils participent, et leur dit « vous faites la grève de quoi? vous êtes même pas payés, gang de morons », et leur dit, et c’est à retenir : « Allez donc travailler, estie! »

Quelle était l’intention de ceux qui préconisaient le mot « boycott »? Était-ce de confondre les locuteurs? Ce fameux « allez donc travailler, estie! » a ses conséquences. On boycotte quoi? un produit, une marchandise, une marque de commerce particulière. Si on boycotte, c’est qu’on a le choix de préférer un autre produit ou une autre marque, le but étant de faire plier une compagnie. On ne peut pas répondre à quelqu’un qui boycotte quelque chose par un « retourne au travail », ni même par un « retourne consommer »! Il n’y a pas de réplique possible en réponse à un boycott. Tout le débat sur la judiciarisation du conflit aurait perdu son sens s’il s’agissait d’un boycott : à ce que je sache, on ne peut pas émettre une injonction à l’encontre d’un consommateur pour l’obliger à consommer un produit ou une marque de commerce particulière – mais on peut émettre une injonction pour le retour au travail…

L’intention des créateurs de ce mot était-elle de confondre, simplement? Car s’il y a flottement de sens sur un terme comme sur l’autre dans le discours social, il y a quand même des connotations associées aux deux termes. D’abord, parler de boycott, c’est de faire du diplôme universitaire une « marchandise », et je ne crois pas abuser de leur intention en le soulignant. Le message, c’est : tu paies pour un service (ou une marchandise) et tu reçois un gain (financier, c’est implicite), donc il vaut la peine d’investir (plus), même si tu as à t’endetter, pour ton avenir – c’est un « investissement » (sous-entendu « personnel »). Le message de ceux qui s’opposent à la hausse est plus confus. D’abord, étudier à l’université, c’est d’abord travailler (certains parleront d’un travail « intellectuel », mais quel travail ne l’est pas?). Ensuite, l’éducation n’est pas un service, c’est un droit. Et puis, s’il faut payer, alors il ne faut pas que cela se fasse avec la conséquence du surendettement. De plus, si c’est un investissement, alors ça doit être un investissement collectif, puisqu’il permet à tout le monde de s’enrichir. Et puis de toute manière, ce n’est même pas un investissement parce que celui qui détient le savoir ne la possède pas. En bref, le discours de ceux qui s’opposent à la hausse, pour le dire bêtement, n’est pas clair du tout, il est même confus, autant, sinon plus que celui qui veut préconiser boycott plutôt que grève. Oui, je pèse mes mots, les opposants à la hausse ont un discours confus, proféré par des « inexistants », au sens où l’entend Alain Badiou dans Le réveil de l’Histoire. C’est le discours politique de ceux qui ne possèdent rien devant le pouvoir, c’est le discours typiques des grands mouvements de masse – des révoltes arabes aux mouvements des Indignés –, ou pour le dire en paraphrasant Sieyès : Que sont les opposants à la hausse? – tout. Qu’ont-ils été jusqu’à présent? – rien. Que demande-t-il? – à être quelque chose.

L’envers de cette incohérence, c’est paradoxalement l’aspect dialogique de cette mouvance. Du côté gouvernementale, tout va, si on me permet l’expression, en droite ligne. De l’autre côté (des manifestants, mais pas seulement ceux-là), ils discutent, ils s’opposent entre eux, ils s’affrontent et se contredisent, bref, ils dissonent. D’un côté l’unicité quasi-monolithique du discours (« ferme », comme on dit), de l’autre, la multiplicité des perspectives et des prises de position, ils sont, pour le dire en deleuzien, des lignes de fuite.

Les arguments de ceux qui s’opposent à la hausse sont plus confus, certes, ils sont aussi plus « pragmatiques », car ils sont à la traîne du discours gouvernemental qui est, soit dit en passant, beaucoup plus « idéaliste », parce que relevant essentiellement de la « main invisible » (néo)-libéral, contrairement à ce que Frédéric Mercure-Jolette a pu écrire sur ce blog. Le discours gouvernemental domine largement le discours social. Certes, sur la question de la « grève » ou du « boycott », il est clair que, sur le fond, ce sont ceux qui prônent l’usage de « grève » qui ont raison. Mais le fait même d’en parler (aussi abondamment) devrait plutôt servir d’indice que quelque chose se passe dans le discours social. Est-ce seulement la confusion des termes? À bien des égards, le fait que deux mots co-existent montre, en tout cas, non seulement qu’il y a deux camps qui s’affrontent, mais qu’ils sont reconnaissables phénoménalement dès qu’ils commencent à parler. Si un interlocuteur vous demande ce que vous pensez du « boycott », vous savez déjà ce que lui pense de ce conflit : si le gouvernement a pu créer un coup de force dans le langage, ce n’est pas parce qu’il a créé des mots qui modifient les signifiés que nous avons des discours qui circulent sur ce conflit, c’est parce que le choix des mots que nous utilisons (parfois inconsciemment) détermine dans le cas présent l’opinion que nous avons de la réalité, résultant dans une incapacité à dialoguer avec qui que ce soit qui ne serait pas du même « bord » que nous.

Ou la polarisation…

Ainsi, la tentative de « confusion » du Parti libéral du Québec devient plus claire : elle ne vise plus à confondre (même s’il faut noter une certaine confusion au niveau des opinions émises), au contraire, elle est en train de créer un ordonnancement, ou si on veut, une polarisation du type « nous contre eux ». Ainsi, la tentative de « confusion » du Parti libéral du Québec devient plus claire : elle ne vise plus à confondre, au contraire, elle est en train de créer un ordonnancement, ou si on veut, une polarisation du type « Nous contre eux ». Michèle Ouimet, dans La Pressequalifiait récemment Line Beauchamp du titre de « dame de fer », se référent à Margaret Thatcher. La comparaison est plutôt exagérée (à moins qu’on compare la « guerre » contre les étudiants à la guerre des Malouines) sauf sur un point : « Thatcher » est un coup de force dans le langage, elle a su développer un type de langage populiste particulier en simplifiant le langage social : dans sa volonté de changer tout le système social britannique, elle a réussi à monter progressivement contre ses opposants (principalement les syndicats), la société toute entière. De toute la diversité des opinions qui circulent dans le monde social (ordre syntagmatique), elle a institué progressivement une seule opposition du type « nous/eux » (sur la question du langage populiste et d’une critique sémiologique de sa politique, voir les travaux d’Ernesto Laclau, notamment dans On Populist Reason). De même ici, entre les grévistes et, potentiellement, tous les autres acteurs de la société : les « contribuables », « ceux qui veulent assister à leur cours », le « système judiciaire », etc. Le « gouvernement » (comme acteur symbolique du discours) prend sur lui l’ensemble des opinions en les supprimant petit à petit. Même ceux qui sont « contre la hausse » sont, de ce point de vue, du côté du gouvernement puisque la nouvelle donne du langage n’est plus entre « partisans » et « opposants » de la hausse, mais, après avoir été entre « ceux qui manifestent » et les « autres », c’est maintenant entre « ceux qui ne dénonce pas la violence » (nommément la CLASSE) et le reste de la « société ».

Ce type d’organisation populiste du discours social a permis à Thatcher, paradoxalement, de « détruire » la société – puisqu’elle disait, on connaît tous la formule, qu’elle n’avait jamais vu de société, seulement des individus. C’est exactement ce qu’est en train de faire Line Beauchamp, et à ce qu’on peut constater, ça fonctionne très bien jusqu’à maintenant.

5 Commentaires

Classé dans René Lemieux

Avez-vous bien essuyé vos pieds avant d’entrer?

Par Frédéric Mercure-Jolette | Cégep Saint-Laurent

On ne s’invite pas n’importe comment dans le monde de la gouvernance et de l’économie mondiale. Siegfried Kracauer, avec un humour un peu noir, dans des feuilletons datant de 1929, affirme que le merveilleux monde de la gouvernance économique est une tour kafkaïenne au sommet vaporeux et plutôt inaccessible dans laquelle se trouve des gens au sang bleu et des parvenus qui ont accepté de se discipliner et ont ainsi acquis un « teint moralement rose ». L’appel est donc lancé aux gens de la CLASSE : soignez un peu votre apparence morale si vous voulez entrer.

C’était prévisible, le gouvernement évite les problèmes, ne discute pas des contentieux politiques et préfère faire un débat sur la propreté morale de ses interlocuteurs : qui ne condamnera pas la violence ne sera pas appelé à discuter de la gestion des Universités. Faire un débat sur les conditions d’accès à la gouvernance est une manière assez claire de déplacer l’objet du discours et s’assurer que la gouvernance demeure un country club exclusif, un espace consensuel pour élites et parties prenantes disciplinées. Il est assez difficile de ne pas remarquer l’effort concerté des libéraux en ce début de semaine pour diaboliser la CLASSE. La ministre responsable des Aînés, Marguerite Blais, avait même peine à cacher son petit sourire satisfait quand, devant son bureau de comté vandalisé lundi matin, elle a eu une excellente tribune pour relayer le message gouvernemental : « Moi je pense qu’un moment donné les associations doivent dénoncer les actes de cette nature pour être en mesure de négocier correctement ou de parler ou d’avoir des conversations en tout cas dans le sens du dialogue avec la ministre de l’Éducation. » Les conditions d’accès à la gouvernance sont donc clairement énoncées : il faut préalablement condamner certains actes jugés violents (et ainsi manifester et corroborer certaines valeurs morales, par exemple le civisme et le respect).

Or, tout le monde sait que ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe si vous êtes déjà dans la gouvernance. Un gouvernant ne condamne jamais la violence utilisée en son nom par les forces de l’ordre. Au contraire, la plupart du temps il va féliciter son corps de police. Et, si jamais il y débordement ou abus de pouvoir, il va laisser les enquêtes suivre leurs cours et les tribunaux faire leur travail. C’est exactement ce que fait le gouvernement depuis le début de ce conflit avec ses escouades antiémeutes qui ont parfois été un peu rudes avec leurs matraques et leurs grenades assourdissantes, avouons-le.

Quoi qu’il en soit, retenons la leçon, pour entrer dans la gouvernance, il faut condamner la violence qui se fait contre celle-ci et reconnaître de violence légitime que celle qui se fait au nom de la gouvernance. Et, une fois entré, il ne faut jamais dénoncer moralement cette dernière; ce serait alors remettre en question la gouvernance elle-même, quel blasphème! En résumé, il faut reconnaître le monopole de la violence légitime ou être réduit au statut d’être-sans-parole. S’il est ici question de principes ou de valeurs morales – comme plusieurs voudraient nous le faire croire (par exemple André Pratte et Yves Boisvert pour ne nommer que ceux-là) –, je ne vois que ce principe-là.

Ce texte a aussi été publié par la suite sur le blog Profs contre la hausse.

1 commentaire

Classé dans Frédéric Mercure-Jolette