Archives mensuelles : juin 2015

Laboratoire de transposition

Par René Lemieux, Montréal

Je mets en ligne tel quel l’argumentaire du laboratoire de transposition développé au sein du comité de rédaction des Cahiers de l’idiotie – auquel je participais il y a quelques années à ses débuts –, un projet qui visait à questionner la langue qu’on parle au Québec et sa distance avec la langue « normale » en philosophie. Le projet était beau, mais il n’avait pas beaucoup avancé ces dernières années jusqu’à sa disparition du web – il mériterait néanmoins d’être repensé à nouveau.


Le projet de transposition vise à ouvrir un laboratoire collectif et anonyme, en ligne, de transposition de textes de philosophie canoniques en français oral.

Les visées d’une telle expérience de philosophie artisanale sont quadruples.

Pédagogique

Nous croyons que le développement de la pensée critique n’est possible qu’en assumant la matérialité de la pensée. En ce sens, l’apprentissage de la langue de la philosophie – du français de la philosophie en l’occurrence – engendre une déréalisation du monde qui risque de voir les parlants exclus de leur essence pensante au profit d’un système discursif qui se sert de nous pour se penser. Une abomination. Aller du connu vers l’inconnu, voilà ce qu’il s’agit d’entreprendre en invitant Platon à la taverne et Descartes au bingo.

Forme: […] Impossibilité pour la forme de conserver sa puissance émotive dans l’utilisation consciente. Elle devient alors académique. Synonyme: insensible.

Paul-Émile Borduas, Refus global et autres écrits, Montréal, L’Hexagone, 1977, p. 169.

Politique

Le laboratoire de transposition est l’occasion d’un dévoilement kunique du langage philosophique tel que pratiqué par l’académie. Les draps qui couvrent les parties honteuses de la gent philosophique tomberont, pour le plaisir avide des yeux plébéiens.

Académique: adj. Propre à une académie: fauteuil, séance académique; où l’art se fait trop sentir. Pose académique: prétentieuse. (Larousse)

Borduas, Op. cit., p. 165.

Épistémologique

Un tel projet remet en question l’oralité et l’écriture, car il se fait au bord du français: il ne s’agit pas de remplacer le français écrit par une forme alternative – et le présent texte en est la preuve –, il s’agit de circuler au bord du lieu où nous nous trouvons, pour rendre visible son intelligibilité. Et en ce sens, on rejoint le travail à la fois de la philosophie et de la poésie (on se rappellera la perfection poétique des textes de Platon, et la remarquable prose de Descartes): travail sur l’invisible, sur l’insensible… pour les rendre à leur visibilité et sensibilité. C’est, en somme, assumer le jeu de la représentation (et donc du langage) sans se laisser obnubiler par le jeu lui-même…

Si l’écrit est cet instantané voilant le temps de réflexion du penseur, le laboratoire de transposition utilisera le médium du net pour dévoiler l’oral au-delà de l’écrit, par une décontraction du temps en parole. Chaque transcription scripturale se pose et se transpose en oralité par le fait qu’il est révocable à tout moment, par n’importe qui. Le laboratoire est débiteur de la structure technologique qui le soutient: le logiciel libre, c’est la monstration de la durée dans l’œuvre de la pensée, c’est aussi le questionnement sur l’appropriation de la langue.

Mais qui la possède, au juste? Et qui possède-t-elle? Est-elle jamais en possession, la langue, une possession possédante ou possédée? Possédée ou possédant en propre, comme un bien propre? Quoi de cet être-chez-soi dans la langue vers lequel nous ne cesserons de faire retour?

Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1994, p. 35.

Ludique

Il s’agit avant tout d’une expérience collective, gratuite, philosophique dont l’issue promet d’être un grand rire sans reste.

[…] J’ai pensé qu’il fallait […] que j’mette de côté tout ce que j’étais pas capable de truster pour voir si y restait encore quequ’chose que je pourrais ben croire au bout du compte. […] Mais, toute suite après, j’ai pris la peine de m’apercevoir qu’en pensant que tout était faux, il fallait toujours ben que moé, qui était là en train de penser ça, je sois encore quequ’chose dans toute ça. Pis en remarquant que cette vérité là, J’pense faque j’existe, était tellement sûre et certaine, pis que toutes les niaiseries des sceptiques n’étaient pas capables en plus de me l’enlever, j’ai pensé que je pouvais la garder comme base de la philosophie que je cherchais à avoir.

Pis là, j’me sui dit que tout c’que chpouvais pas crouère, y fallait laisser faire, pis là, voire si y rastait que’quchose au boute du compte. Pis là, c’est là qu’j’ai ben du voir qu’en pensant çà là, y fallait que chois encore là pour l’faire, qui fallait ben que chpense pour penser ça, là. Pis là, je suis dis qu’çà, c’était vra:chpense, faque j’existe, là, pis qu’ça, tu pouvais ben dire c’que tu veux, c’était pas mal là pour raster, faque c’àtait si sûr que chpouvais ben garder ça comme base de la philosphie que cherchais.

Faike là j’me su dit: faut que j’fasse le ménage – toute sque chu pas sûr et çartain que c’est vrai de vrai pis que ça existe, j’m’en occupe pas. On va ben voir si y reste quekchose. Mais m’â t’dire que quand tu commences à faire ça, spa long qui reste pu grand chose à quoi tu peux croire. La chose, par exemple, à quoi tu peux pas pas croire, c’est que toé té là entrain de te poser c’te question là. Autrement dit, si j’t’entrain de penser, ç’parce que j’existe. Ça là, t’aura beau dire comme les caves de sceptiques que y’a pas de vérité certaine dans le monde, tu peux pas descendre en bas de t’ça pour te partir ton raisonnement.

Me suis demandé, jusqu’où ch’pouvais aller dans question à savoir si ch’peux ostiner toute aux fonds des choses, pis si ça, ça amène à quet’chose. Pis après me suis dit, quessé que ch’fais, quessé que ch’fais là, quand j’me pose ç’te questions-là. Pis si ch’peux ostiner toute s’que j’veux, ben ch’peux pas ostiner le faite que chu en train d’ostiner, ‘stie. Y’a quet’chose là qui é vrai : j’ostine donc j’existe. Pis tou’ é ostineux, ben y’a quet’chose qui ont pas compris : on ostine pas l’ostinage; pis ç’t’ostinage cont’ lé ostineux, ben c’est la base de la philosophie que ch’fais.

René Descartes, Discours de la méthode, IV, 147-148.

Les Cahiers de l’idiotie invitent donc les internautes à mettre en ligne des transpositions de leur cru, à apprécier les transpositions qu’ils trouveront en ligne, et à compléter les chantiers de transpositions mis en branle via ce site.

Détails techniques

Dernièrement, la multiplication des logiciels libres à contenu ouvert a remis en cause le sens de droit d’auteur (copyright). Le laboratoire de transposition constate cette remise en cause et s’y adonne et la pousse un peu plus loin. Du langage informatique au langage en général, il s’agit d’expérimenter une gauche d’auteur (copyleft) à l’intérieur de la discipline philosophique. Mais l’une n’est pas possible sans l’autre; et le système de gestion wiki rend possible le travail coopératif d’un texte de manière anonyme. L’onglet « article » présente le texte dans sa version la plus récente. « Discussion » est le lieu réservé pour l’échange. Chacun de ces onglets est modifiable à partir de « modifier ». « Historique » rend compte des différentes versions du texte.

Ce billet a d’abord été publié sur le site du Laboratoire de résistance sémiotique.

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Retratos para a tradução

Revisão crítica do livro Les traducteurs dans l’histoire, editado por Jean Delisle e Judith Woodsworth, tradução francesa coordenada por Benoit Léger, com a colaboração de Alex Gauthier, Dominique Pelletier e Simon Saint-Onge, terceira edição, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, 402 p.

Por René Lemieux, Université du Québec à Montréal* | versão pdf, aussi disponible en français, also available in English

details_L97827637218421Em 2014, o livro Les traducteurs dans l’histoire foi lançado em sua terceira edição francesa. Essa nova edição foi coordenada por Benoit Léger em colaboração com três estudantes da Universidade de Concordia, Alex Gauthier, Dominique Pelletier e Simon Saint-Onge. Publicado pela primeira vez em 1995 e editado por Jean Delisle e Judith Woodsworth (em francês, pela Editora da Universidade de Ottawa/edições UNESCO; em inglês pela John Benjamins Publishing Company/UNESCO Publishing), esse trabalho bilíngue começou a apresentar divergências na época da segunda edição: a segunda edição francesa foi publicada pela Editora da Universidade de Ottawa, em 2007, e uma edição revisada foi publicada em inglês poucos anos mais tarde pela John Benjamins Publishing Company em 2012. Várias traduções do livro foram publicadas nesse meio tempo: em português (Os tradutores na história, Editora Ática, 1998, traduzido por Sérgio Bath), em espanhol (Los traductores en la historia, Editorial Universidad de Antioquia, 2005, tradução coordenada por Martha Pulido), em árabe por Mohammed Mahmoud Mustafa em 2006 (Al-mutarǧemūn ‘abr al-tārīkh, Kuwait, محمد محمود مصطفى: المترجمون عبر التاريخ) e em romeno (Traducătorii în istorie, Editura Universitătii de Vest, 2008, tradução coordenada por Georgiana Lungu-Badea)[1].

A terceira edição francesa é portanto a tradução da segunda edição em inglês, ela restaura de alguma forma a equivalência entre as duas edições que havia sido perdida desde a segunda edição em inglês (o que dificultava o uso do livro no contexto de uma aula bilíngüe francês/inglês). As diferenças surgiram em grande parte porque novos conhecimentos foram desenvolvidos nesse campo. Nesse sentido, a edição francesa de 2007, já especificava algumas mudanças, particularmente nos verbetes sobre a “Escola de Toledo” que tinham sido preservados apesar dos trabalhos, entre outros, de Clara Foz (Le Traducteur, L’Église et le Roi, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1998), que questionaram a existência dessa “escola”[2]. Essa última edição ainda mantém a menção à escola de Toledo, mas insiste em sua qualidade mítica, mantendo sob a forma de arquivos a memória desse episódio que foi menos sobre a história da tradução como tal e mais sobre a história da história da tradução.

Em geral, não há grandes diferenças no plano temático nessa terceira edição, embora novas seções tenham aparecido: a contribuição da informática na tradução (no capítulo 4), uma discussão mais longa sobre a nova visão da tradução no século XXI (conclusão do capítulo 5) e uma seção sobre a tradução de textos sagrados orientais (conclusão do capítulo 6, com uma pequena seção sobre o sinólogo James Legge). A maioria das alterações ocorre sobretudo nas referências que foram adicionadas desde o início do projeto, bem como na reflexão geral sobre a história que o livro propõe. A esse respeito, Judith Woodsworth descreve no prefácio as principais tendências de transformação:

Considerando que a história tradicional tende a olhar para grandes eventos, para “grandes ações de grandes homens”, durante as últimas décadas, têm-se visto um número crescente de estudiosos que se interessam por pessoas comuns e que tentam, por conseguinte, contar a “história por baixo”. Historiadores da tradução souberam se beneficiar dessa abordagem. Por milênios, tradutores seguiram os “grandes homens” em suas “grandes ações”, mas eles ainda continuaram definidos pela sua condição de subalternos (como cativos, escravos ou híbridos étnicos, por exemplo). Ainda, as suas identidades sociais, culturais e geográficas lhes permitiram atravessar fronteiras, negociar através das culturas e contribuir para o intercâmbio cultural e intelectual. Assim como a política de descolonização, identidade e feminismo têm não somente transformado a escrita histórica, mas também conferido sua marca sobre as narrativas de tradução[3].

Mesmo se o livro conseguiu se desenvolver por adições regulares ao longo do tempo, ele permanece inacabado: sua construção ainda está em curso.

O livro Les traducteurs dans l’histoire pode ser facilmente lido por um público não-especialista. Nesse sentido, ele é dirigido tanto aos curiosos sobre uma história literária não frequentemente abordada, a da tradução, como àqueles que praticam a tradução (literária ou não) e que gostariam de abrir um pouco a formas originais de traduzir. No entanto, o público-alvo continua a ser os estudantes de tradução matriculados no curso de “História da tradução” que normalmente é oferecido em programas de tradução em universidades.

Concebido como uma espécie de síntese dividida em temas, o livro pode ser dificilmente lido de forma contínua, pois as repetições podem ser cansativas. Essa foi uma das críticas que o livro recebeu após a primeira edição, e a qual a segunda edição francesa replicou:

Seria errado ver aí repetições que poderiam nos dispersar. […] O vasto e complexo trabalho de tradutores excepcionais [Chaucer, Caxton, Tyndale, Lutero], cujas múltiplas contribuições são essenciais, justifica em grande parte o fato de que eles aparecem em mais de um capítulo. Em cada capítulo, destaca-se um aspecto particular dessas contribuições[4].

Na verdade, Lutero é essencial para entender as mudanças no ponto de vista que tradutores adotaram em relação aos textos sagrados na modernidade. Ele também é importante na compreensão das lutas de poder entre os príncipes e a igreja no Renascimento, ou mesmo na contribuição dos tradutores para o desenvolvimento e o estabelecimento da língua alemã contemporânea. Decorrentes da escolha dos temas que, em muitos aspectos, se sobrepõem, as temáticas escolhidas no início têm suas vantagens e desvantagens. Isso se deve provavelmente ao fato de que a história não pode ser « cortada » uniformemente, de que existem várias maneiras de perceber a história a fim de dividi-la: por períodos históricos (antiguidade, idade média, modernidade), por tipos de traduções ou produções textuais (tradução religiosa – a tradução do Alcorão encontra-se em três capítulos diferentes –, traduções literárias ou teatrais, mas também o surgimento de dicionários ou interpretação de línguas, ambos com seus capítulos próprios), ou áreas geográficas ou linguísticas (uma discussão sobre a tradução para as línguas indígenas pode ser encontrada no primeiro capítulo sobre os inventores de alfabetos, mas a tradução em hebraico moderno encontra-se no segundo capítulo sobre as línguas nacionais, após a seção sobre os tradutores suecos e a evolução do gbaya em Camarões; o gaélico irlandês encontra-se no capítulo 3, sobre os tradutores como produtores de literaturas nacionais). É necessário mencionar que o livro não deve ser tomado como um “manual” para um curso sobre a história da tradução; ele deve ser reformulado e retrabalhado pelo professor ou pela professora de acordo com as divisões nas quais ele ou ela deseja se concentrar[5].

Essa disparidade entre os temas, que ainda permanecem um tanto incomensuráveis entre si, carrega o rastro de um trabalho disciplinar ainda não estabelecido. Apesar de publicações recentes e o grande sucesso de um livro como Les traducteurs dans l’histoire, a história da tradução não constitui, parece-me, uma disciplina nem mesmo um campo acadêmico. Muitas vezes, os pesquisadores e as pesquisadoras nesse campo têm laços institucionais fora dos estudos de tradução e as publicações acadêmicas nessa área estão bastante preocupadas com a tradução em geral[6]. Eu tomaria a liberdade de oferecer uma explicação para esse fenômeno: a ausência de instituições na história da tradução seria o sinal de que esse campo está aberto às diversas disciplinas, se não a todas as disciplinas. Com efeito, todo o conjunto de conhecimentos que hoje circula na academia passou, em um momento ou em outro, pelo intermédio da tradução e esse processo de tradução tem uma história. Nesse sentido, o campo “história da tradução” toma a forma de um “caldeirão” em que diversas hipóteses sobre o desenvolvimento dos conhecimentos, das artes, da literatura, etc., podem ser confrontadas.

Para quem não pertence à prática da tradução, nem a um programa em estudos da tradução, que imagem pode-se ter da história da tradução, depois de ter lido este livro? Proponho duas possibilidades e ainda adicionaria uma terceira que delinearia de alguma forma um programa para pesquisas futuras.

A primeira possibilidade é de concluir que o objetivo da tradução da história é de compreender, sob a forma de “retratos”, as condições de possibilidade de uma prática literária que visa a fazer compreender um discurso enunciado em uma língua a uma pessoa que não fala essa língua. Assim, encontraríamos exemplos fascinantes dessa história no livro, dos criadores de alfabetos aos construtores de línguas nacionais, com os artesãos cujas personalidades são frequentemente muito fortes (penso particularmente em Étienne Dolet) ou ainda com práticas que podem parecer muito diferentes das idéias atuais que mantemos sobre tradução.

Uma segunda possibilidade poderia ser mencionada, mesmo se é mais difícil discerni-la no livro. Trata-se das concepções de tradução que foram formuladas ao longo da história. Temos tendência a simplificar o problema opondo dois tipos de tradução, significado-por-significado e palavra-por-palavra, como descrito por São Jerônimo, mas há toda uma variedade de reflexões sobre a tradução que é possível deduzir dos paratextos, como os prefácios, ou mesmo de textos autônomos, que nos permitem fazer uma história intelectual das questões relativas à prática da tradução. Trata-se de uma história de longa duração que envolve não só o contexto da elaboração desta reflexão sobre a tradução, mas também as várias respostas que foram oferecidas ao longo do tempo para questões e problemas comuns. Aos retratos de tradutores, assim podemos adicionar uma série de “paisagens” intelectuais da tradução. Essa maneira de pensar sobre a história também tem suas desvantagens, na medida em que ela pressupõe uma equivalência entre o pensamento dos autores desses textos e sua própria prática translacional, entre os projetos que os tradutores apresentam e os produtos que eles conseguem desenvolver, o que não é sempre o caso. Essa forma de fazer a história da tradução possui todavia a vantagem de situar os alunos em sua relação com a tradução e ainda pode oferecer materiais para interrogar novamente práticas antigas e, finalmente, questionar os “impensamentos” atuais na tradução.

Uma terceira possibilidade diz respeito ao fato de se poder fazer a história da história da tradução, isto é, de se questionar como tem sido feita a pesquisa sobre a história da tradução, uma questão que, para falar o bourdieusiano, envolve a reprodução do “campo” disciplinar que é a história da tradução. Para reformular essa preocupação de forma diferente, podemos perguntar: como despertar o gosto pela história da tradução nos alunos e nas alunas que geralmente julgam o curso inútil em seu programa acadêmico? O livro, como introdução a práticas históricas, permite despertar esse gosto talvez menos pelo que ele diz e mais pelas zonas obscuras que nele persistem. Les traducteurs dans l’histoire não é uma enciclopédia universal e abrangente; nem tudo é dito sobre a história da tradução; muitas pesquisas devem ainda ser feitas e a necessidade de usar o livro para uma aula pode esclarecer o que é deixado em aberto, ou mesmo o que é rapidamente abordado.

A esse respeito, no curso ministrado no outono de 2014, permiti que as alunas fizessem uma pesquisa pessoal sobre um tema de sua escolha. A princípio, arrependi-me um pouco dessa decisão e confesso ter ficado um tanto decepcionado com os resultados, mas fiquei satisfeito com a reflexão que elas tiveram no final do curso. Elas expressaram um certo arrependimento por não terem tido mais oportunidades de escrever textos de pesquisa antes desse curso. Com efeito, muitos dos problemas que encontrei estão relacionados à falta de experiência que poderia ser facilmente superada se os estudantes tivessem que escrever mais artigos de pesquisa em seu programa acadêmico. O livro Les traducteurs dans l’histoire é então uma boa base para determinar um tema ou um tópico com o qual os estudantes podem trabalhar, em função também dos conhecimentos que eles ou elas já possuem. No que concerne ao ensino, é necessário portanto tirar proveito do que não é dito no livro, é necessário cada vez determinar o que está faltando, isto é, o que dá o desejo de prosseguir a investigação e a fim de tentar compreender um fenômeno. Pesquisa nunca significou outra coisa.

A terceira possibilidade de pensar a história da tradução não é uma possibilidade reflexiva, somente acessível se você por ventura tiver esgotado as duas outras. Pelo contrário, ela me parece ser a primeira possibilidade encontrada logo que se tem acesso a uma tradução em sua natureza historial. Um acontecimento ocorrido em minha aula me fez pensar sobre essa questão, quando, na sessão dedicada ao humanismo francês, apresentei Étienne Dolet (1509-1546), impressor, poeta e tradutor. Esse personagem é conhecido e continua a ser ensinado pelo fato de ter introduzido o termo “traducteur” em francês e por ter feito uma “má” tradução de Platão. Na verdade, Dolet adicionou três palavras (“rien du tout”, ou “absolutamente nada mais”) em uma discussão sobre a imortalidade da alma após a morte (“quando você tiver morrido, a morte também não será capaz de fazer coisa alguma, pois você não será absolutamente nada mais”). Essa tradução foi julgada herética pela faculdade de teologia da Universidade de Paris e Dolet foi queimado vivo em 1546. Dolet é ainda ensinado por uma terceira razão: em 1540, publicou um pequeno tratado intitulado La manière de bien traduire d’une langue en autre, composto por cinco regras muito simples. Recordemos que, no momento da escrita desse tratado, a tradução era predominantemente feita de idiomas eruditos – grego e latim – para novas línguas « nacionais », como o francês. Aqui estão em francês as cinco regras de Dolet:

  1. En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaictement le sens et la matiere de l’autheur qu’il traduit;
  2. La seconde chose qui est requise en traduction, c’est que le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de l’autheur qu’il traduict;
  3. Le tiers poinct est qu’en traduisant il ne se fault pas asseruir iusques à la que l’on rende mot pour mot;
  4. La quatriesme reigle que ie veulx bailler en cest endroict, est plus à obseruer en langues non reduictes en art, qu’en autres […]. S’il aduient doncques que tu traduises quelque liure Latin en icelles [l’Italienne, l’Hespaignole, celle d’Allemaigne, d’Angleterre, et autres vulgaires], mesmement en la Francoyse, il te fault garder d’vsurper mots trop approchans du Latin, et peu vsitez par le passé : mais contente toy du commun, sans innouer aucunes dictions follement, et par curiosité reprehensible;
  5. La cinquiesme reigle que doibt obseruer vn bon traducteur […] rien autre chose que l’obseruation des nombres oratoires : c’est asscauoir vne liaison et assemblement des dictions auec telle doulceur, que non seulement l’ame s’en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes rauies, et ne se faschent iamai d’vne telle harmonie de langage[7].

Um dos exercícios propostos em sala de aula teve como objetivo o de explicar como reflexões históricas sobre a tradução poderiam ser úteis hoje. Todas as alunas responderam por unanimidade – deveríamos nos surpreender? -que as três primeiras regras de Dolet e a última eram úteis e poderiam ser aplicadas como tal hoje. A quarta regra era, no entanto, problemática. Foram propostas três respostas: 1) a regra deve ser eliminada porque ninguém tem que traduzir do latim nos dias de hoje; 2) o equivalente do latim hoje é o inglês (ou qualquer outra língua estrangeira), então Dolet está dizendo que devemos evitar decalques; ou, finalmente, 3) o equivalente do latim hoje não é uma língua estrangeira, mas uma língua “científica ou técnica”, então Dolet está dizendo que temos de simplificar o idioma traduzido, dependendo do público-alvo. Em suma, todas as alunas tiveram o reflexo de “contemporanizar” o problema – elas poderiam muito bem ter respondido que as regras de Dolet foram úteis para a compreensão da prática da tradução na época do Renascimento (o passado pelo passado) – e assim ofizeram a partir de seus conhecimentos “tradutológicos” que muitas vezes operam em um modo binário com dicotomias do tipo fonte/alvo ou foranização/domesticação[8].

Esse exemplo envolve uma interpretação e tem consequências práticas para as várias disciplinas: como nós devemos interpretar o passado pelo presente? Aqui, é útil considerar um outro exemplo. Charles Le Blanc traduziu e publicou recentemente De interpretatione recta de Leonardo Bruni (1374-1444) em francês, em uma versão que se diz constituída da forma mais próxima possível do original. Com efeito, Le Blanc não traduz apenas um discurso histórico sobre a tradução; já que esse discurso oferece algo como uma metodologia, a sua tradução em si torna-se a aplicação desse método. A esse respeito, o tradutor relembra na introdução que o “humanismo” é um retorno aos textos antigos, e o pensamento da tradução de Bruni é coerente com tal retorno, pois esse pensamento convida a um retorno à originalidade do texto a ser traduzido e a uma transmissão dessa “origem” do texto por meio de uma tradução que deve ser uma “réplica” perfeita do original. Em seu livro Le complexe d’Hermès, Le Blanc expressa sua própria visão como uma continuação de Bruni:

[Para Bruni], as intervenções do tradutor no texto são necessárias para evitar erros, a invisibilidade do tradutor é o resultado da aplicação das normas metodológicas. Por meio do texto traduzido, exprime-se bem mais do que um sentido: revela-se principalmente uma maneira de ser, de falar e de pensar – que idealmente deveriam ser aquelas da Antiguidade clássica, mas que muitas vezes são as do tradutor. […] No entanto, como foi mencionado acima: uma tradução é o resultado de um diálogo entre o autor e seu tradutor. Em qualquer diálogo, as partes estão envolvidas, o que contribui para a formação do discurso em si, de modo que uma intervenção do tradutor no trabalho do autor é inevitável, quaisquer que sejam as precauções tomadas para limitá-la. Por conseguinte, as regras de tradução se destinam a assegurar a substituição do original pela tradução e balizar o papel do tradutor, criando de alguma forma uma situação de alienação do tradutor em relação ao autor. Essa situação de alienação na qual se impõe a invisibilidade e, por assim dizer, o silêncio do tradutor, mestre da comunicação, forma, o que foi chamado em outra parte, o complexo de Hermes [9].

Portanto, é útil ler a tradução que faz Le Blanc de Bruni, bem como compará-la com as outras. Por exemplo, em uma passagem, podemos ler (primeiro em latim, em seguida, em francês e, finalmente, em uma tradução literal da tradução francesa de Le Blanc):

Quid de verbis in greco relictis dicam, que tam multa sunt, ut semigreca quedam eius interpretatio videatur? Atqui nihil grece dictum est, quod latine dici non possit! Et tamen dabo veniam in quibusdam paucis admodum peregrinis et reconditis, si nequeant commode in latinum traduci. Enim vero, quorum optima habemus vocabula, ea in greco relinquere ignorantissimum est. Quid enim tu mihi “politiam” reliquis in greco, cum possis et debeas latino verbo “rem publicam” dicere? Cur tu mihi “oligarchiam” et “democratiam” et “aristocratiam” mille locis inculcas et aures legentium insuasissimis ignotissimisque nominibus offendis, cum illorum omnium optima et usitatissima vocabula in latino habeamus? Latini enim nostri “paucorum potentiam” et “popularem statum” et “optimorum gubernationem” dixerunt. Utrum igitor hoc modo latine prestat dicere, an verba illa, ut iacent, in greco relinquere?

Que devrais-je dire alors des mots laissés en grec, lesquels sont si nombreux qu’il semble que la traduction soit, pour ainsi dire, en grec pour la moitié? Et pourtant rien ne se peut dire en grec qui ne le peut en langue latine! J’omets certains passages exotiques et abstrus que l’on ne peut, certes, traduire facilement, mais c’est un signe d’abyssale ignorance que de laisser en grec des mots pour lesquels il existe des correspondants. Pourquoi parler de « politie » [πολιτεία] si l’on a le mot « république » que l’on peut et doit utiliser? Pourquoi en mille endroits placer « oligarchie », « démocratie » et « aristocratie » offensant ainsi les oreilles des lecteurs avec des mots tout aussi peu d’usage qu’ils sont connus, tandis qu’il existe pour eux tous des mots excellents et for utilisés?* Les auteurs latins disaient, quant à eux, « pouvoir de la minorité », « état populaire » et « gouvernement des meilleurs ». Est-ce donc préférable de s’en remettre à l’usage ou bien aux néologismes?**[10]

O que devo dizer então sobre as palavras deixadas em grego, as quais são tão numerosas que parece que a tradução é, por assim dizer, pela metade em grego? E entretanto não há nada que se possa dizer em grego que não se possa dizer em língua latina! Eu omito algumas passagens exóticas e herméticas que não podem, é claro, ser traduzidas facilmente, mas é um sinal de ignorância abismal deixar em grego palavras para as quais existem correspondentes. Por que falar “politia” [πολιτεία][11] se possuímos a palavra “república” que podemos e devemos usar? Por que empregar em mil lugares “oligarquia”, “democracia” e “aristocracia”, ofendendo assim os ouvidos dos leitores com palavras de pouco uso, ao passo que existem para eles palavras excelentes e bastante usadas?* Os autores latinos diziam, no entanto, “o poder da minoria”, “estado do povo” e “o governo dos melhores”. É melhor confiar no uso ou bem nos neologismos?**

Há duas notas no final do livro para este parágrafo (abaixo, encontram-se tais notas em francês e, logo em seguida, sua tradução):

71 [*] Ce passage, surréaliste pour des lecteurs de notre époque, possède néanmoins un intérêt pour la traductologie en ce qu’il montre que Bruni dénie à la traduction le droit d’introduire des mots, des expressions et des métaphores nouvelles qui pourraient enrichir la langue d’arrivée.

72 [**] Sans forcer le texte, nous proposons ici une traduction par le sens afin d’assurer une certaine unité au discours de l’Arétin. Le texte latin dit littéralement : « Est-il donc préférable de dire ainsi, en latin, ou bien de laisser comme ils sont les mots grecs?[12] »

* Esta passagem, surreal para os leitores do nosso tempo, apresenta contudo um interesse para a tradutologia, na medida em que mostra que Bruni nega à tradução o direito de introduzir palavras, expressões e novas metáforas que podem enriquecer a tradução da língua-alvo.

** Sem forçar o texto, propomos aqui uma tradução pelo sentido a fim de assegurar uma certa unidade ao discurso do Aretino. O texto latino diz literalmente: “É, portanto, preferível dizer em latim ou deixar as palavras como estão em grego?”

Para a última parte da tradução citada acima, Le Blanc decide transformar um pouco o texto para torná-lo contemporâneo, mas ele faz isso de forma um pouco paradoxal: ele usa a palavra “néologisme”, que em si mesma é não apenas um neologismo, mas também, literalmente, uma composição de dois decalques do grego antigo (νέος e λόγος). É interessante comparar esse parágrafo traduzido por Le Blanc com outras traduções do texto de Bruni, por exemplo em português e em inglês, em que a escolha do tradutor foi diferente (cito apenas a última parte, em que as palavras gregas são usadas):

Por que, pois, me deixas em grego politeia, quando podes e deves dizer a palavra latina res publica? Por que tu me repetes em mil passagens oligarchia, democratia, aristocratia, e feres os ouvidos dos leitores com nomes dos mais desaconselhados e desconhecidos, quando temos em latim vocábulos muitíssimo excelentes e usados para todos eles? Pois nossos latinos disseram paucorum potentia [poder de poucos], e popularis status [estado popular], e optimorum gubernatio [governo dos nobres]. Por isso, é melhor falar deste modo em latim ou deixar aquelas palavras em grego como estão?[13]

Why, tell me, do you leave politeia in Greek, when you can and ought to use the Latin words res public? Why obtrude in a thousand places the words democratia and oligarchia and aristocratia, and offend the ears of your readers with outlandish and unfamiliar terns when we have excellent and widely used terms for all of them in Latin? For we Latins say “the power of a few” (paucorum potentia) and “popular constitution” (popularis status) and “rule of the best” (optimorum gubernatio). Is it best to use Latin in this way, or to leave the words as they are in Greek?[14]

Não é preciso saber aqui ler em inglês para ver facilmente que as palavras “em grego” foram transcritas de forma literal e que os equivalentes latinos permaneceram no texto. Em ambos os casos, uma intervenção marcada pelo tradutor é visível: em português, elas estão incluídas no texto, mas uma tradução é fornecida entre colchetes; em inglês, as palavras latinas estão entre parênteses (em português: “o poder de poucos”, “constituição popular”, “governo dos melhores”).

A intervenção do tradutor, seja qual for, em um caso como no outro, não é superficial e sem consequências, ela traz implicações tanto estéticas, como políticas e éticas para o “diálogo” que o tradutor mantém com o autor e seus contemporâneos. Ora, é inútil tentar decidir aqui quem traduz melhor ou quem é capaz de trazer da melhor forma possível o leitor da tradução “para” o autor original; do mesmo modo, é inútil comparar as intenções de um ou outro em termos de fidelidade ao passado histórico. Com efeito, temos que levar em conta o fato de que uma tradução de textos históricos sempre implica uma “contemporanização” dos textos. Nessa transformação inevitável do texto, é necessária uma lente dupla que leve em conta o endereço do autor (no sentido de seu discurso) e também o endereço do tradutor[15]. Uma história da tradução em “paisagens” em paralelo a uma história de “retratos” parece ser necessária para completar a reflexão já realizada nessa área, adicionando uma “tradução da história” à “história da tradução”. A esse respeito, a tradutologia como disciplina pode contribuir para todas as disciplinas de ciências humanas e sociais. Se a institucionalização da “história da tradução” ainda não está concluída, talvez seja porque ela está aberta a pesquisadores e pesquisadoras de outras disciplinas que vêem nela um interesse para seus próprios trabalhos.


 

Notas

* A versão em português deste texto foi revisada por Leandro de Oliveira Neris.

[1] Informação disponível na página pessoal de Jean Delisle (Universidade de Ottawa).

[2] Jean Delisle e Judith Woodsworth, “Prefácio” à segunda edição francesa, Les traducteurs dans l’histoire, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2007, p. xxi.

[3] Judith Woodsworth, “Prefácio à segunda edição”, Translators through History, Jean Delisle e Judith Woodsworth (dir.), revista e ampliada por Judith Woodsworth, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2012, p. xiii-xiv. A nova edição em francês traz uma tradução desse prefácio.

[4] Jean Delisle e Judith Woodsworth, «Prefácio» para a segunda edição francesa, op. cit., p. xx-xxi; minha tradução.

[5] Um exemplo: em um curso sobre a história da tradução ministrado no outono de 2014, pedi a meus estudantes para ler em duas partes o primeiro capítulo do livro sobre os criadores dos alfabetos: Úlfilas (gótico), Mesrob Machtots (armênio) e Cirilo e Metódio (eslavo) como um primeiro passo para uma aula sobre a tradução da Bíblia na idade média e James Evans (silábico cri) para uma segunda aula sobre a tradução da Bíblia na modernidade. O que foi omitido no livro, em minha opinião, foi a distinção entre o primeiro grupo – que são tradutores traduzindo em sua própria língua – e o último tradutor que traduz em paralelo com a missão de evangelizar os povos indígenas. A distinção permitiu-me apresentar uma forma diferente de conceituar os usos da tradução dos textos sagrados. Uma vez mais, esse trabalho de reajustamento é necessário se você quiser usar o livro em sala de aula. A divisão dos capítulos em subseções razoavelmente uniformes permite fazê-lo facilmente.

[6] Se a história da tradução pode ser um tema comum, institucionalmente, pesquisadores envolvidos não são, muitas vezes, filiados aos departamentos de tradução, mas sim aos departamentos de literatura comparada ou “nacional”, ou ainda, no caso de traduções de textos religiosos, aos departamentos de estudos teológicos (cristãos ou islâmicos). Se o interesse da pesquisa histórica pode se concentrar na tradução, não tenho conhecimento de qualquer instituição (departamentos, associações ou centros de pesquisa) que se dedica exclusivamente a essa área.

[7] Étienne Dolet, La manière de bien traduire d’une langue en autre, Lyon, 1540. Um comentário de Mauri Furlan resume: 1) compreender o sentido e o tema do autor que é traduzido; 2) conhecer perfeitamente a língua do autor que é traduzido e a língua em que é traduzido; 3) traduzir ad sententiam; 4) utilizar a língua comum (hierarquia das línguas, uso de palavras comuns e não demasiado próximas do latim, cuidado com as inovações); 5) observar a harmonia do discurso (a cadência oratória). No artigo “Étienne Dolet e o ‘Modo de traduzir bem de uma língua a outra’”, Cadernos de Tradução, vol. 1, n. 21, 2008, p. 71.

[8] Nesta distinção, em especial sobre o termo “foranização” (de “fora”) do francês “forainisation” (a tradução de foreignization de Lawrence Venuti), ver Simon Labrecque em francês, “De la forainisation (à l’étrangéisation?)”, Trahir, julho 2014.

[9] Charles Le Blanc, introdução a Leonardo Bruni, De interpretatione recta/ De la traduction parfaite, trad. Charles Le Blanc, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008, p. 8-9. A referência ao “complexo de Hermes” vem de seu livro Le complexe d’Hermès. Regards philosophiques sur la traduction, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2009.

[10] Leonardo Bruni, De interpretatione recta / De la traduction parfaite, op. cit., §43, p. 118-119.

[11] Em português, na tradução de Aristóteles, usa-se “democracia” para πολιτεία e “demagogia” para δημοκρατία.

[12] Ibid., p. 132.

[13] Leonardo Bruni, “Da tradução correta”, trad. Mauri Furlan, Scientia Traductionis, no. 10, Pós-Gradução em Estudos da Tradução (PGET), Universidade Federal de Santa Catarina, 2011, p. 45.

[14] Leonardo Bruni, “On the Correct Way to Translate”, trans. James Hankins, The Humanism of Leonardo Bruni. Selected Texts, Gordon Griffiths, James Hankins et David Thompson (dir.), Binghamton, New York, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, State University of New York at Binghamton, 1987, p. 228.

[15] Com o meu colega Simon Labrecque, com base em um debate clássico entre o “textualismo” da escola de Strauss e o “contextualismo” da escola de Cambridge do pensamento político, tentamos conceituar o problema em um artigo publicado na terceira edição da revista Le Cygne noir (primavera 2015).

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Portraits for translation

Critical review of the book Les traducteurs dans l’histoire edited by Jean Delisle and Judith Woodsworth, French translation coordinated by Benoit Léger with the collaboration of Alex Gauthier, Dominique Pelletier and Simon Saint-Onge, third edition, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, 402 p.

By René Lemieux, Université du Québec à Montréal* | pdf version, aussi disponible en français, também disponível em português

details_L97827637218421In 2014, the book Les traducteurs dans l’histoire underwent its third French edition. This new edition was coordinated by Benoit Léger in collaboration with three students of Concordia University, Alex Gauthier, Dominique Pelletier and Simon Saint-Onge. First published in 1995 and edited by Jean Delisle and Judith Woodsworth (in French at the University of Ottawa Press/UNESCO Publishing; in English at John Benjamins Publishing Company/UNESCO Publishing), this unique bilingual work began to diverge at the time of the second edition: the second French edition was published by the University of Ottawa Press in 2007, and a revised edition was published in English a few years later by John Benjamins Publishing Company in 2012. Several translations of the book have been published in the meantime, in Portuguese (Os tradutores na história, Editora Ática, 1998, translated by Sérgio Bath), in Spanish (Los traductores en la historia, Editorial Universidad de Antioquia, 2005, translation coordinated by Martha Pulido), in Arabic by Mohammed Mahmoud Mustafa in 2006 (Al-mutarǧemūn ‘abr al-tārīkh, Kuwait, محمد محمود مصطفى : المترجمون عبر التاريخ) and in Romanian (Traducătorii în istorie, Editura Universitătii de Vest, 2008, translation coordinated by Georgiana Lungu-Badea)[1].

The third French edition being the translation of the second English edition, it somehow restores the equivalence between the two editions lost from the second English edition onward (a loss of equivalence which made it difficult to use the book in the context of a French and English, bilingual course). The differences had appeared following new research in the field of the history of translation. In this regard, the French 2007 edition already noted some changes, particularly in the entries on the “Toledo School” that had been preserved despite the work of Clara Foz (Le Traducteur, l’Église et le Roi, Ottawa, University of Ottawa Press, 1998), among others, who questioned the very existence of this “school”[2]. This latest edition still retains mention of the Toledo School but insists on its mythical quality, keeping it as an archive for the memory of this episode that was less about the history of translation as such than about the history of the history of translation.

Overall, there are no great differences, thematically, in this third edition, although new sections have made their appearance: the contribution of computer technologies to translation (chapter 4), a longer discussion on the new vision of translation in the 21st century (conclusion of chapter 5), and a section on the translation of Eastern sacred texts (conclusion of chapter 6, with a small section on the sinologist James Legge). Most changes occur in references that have been added since the beginning of the project, as well as in the general reflection on history offered by the book. In this regard, Judith Woodsworth describes in the foreword the main trends of this transformation:

Whereas traditional history tended to look at momentous events and the “great deeds of great men”, recent decades have seen an increasing number of scholars focus on ordinary people and attempt to tell “history from below”. Historians of translators are adopting this vantage point to good effect. For millennia, translators have accompanied the “great men” in their “great deeds”, but they have been defined by their subordinate status (as captives, slaves or ethnic hybrids, for example). Yet, their social, cultural and geographic identities have allowed them to cross borders, negotiate across cultures and contribute to intellectual and cultural exchange. Just as decolonization, feminism and identity politics have transformed historical writing, so, too, have they made their mark on the narratives of translation[3].

If the book has managed to grow by regular additions over time, it is still unfinished: its construction is still ongoing.

The book Les traducteurs dans l’histoire can easily be read by a non-specialist audience. It is also addressed to those who are curious about the history of a literature that is usually not covered, translation as such, and it may be of interest to those who practise translation (of literary or other kinds) and who would like to open themselves to original ways of translating. However, the target audience remains students of translation enrolled in the course “History of translation” that is typically offered in translation programs in universities.

First conceived as a kind of synthesis divided into themes, the book can hardly be read continuously, for the repetitions can be tiresome. This was one of the criticisms that the book received after the first edition, and the second French edition had answered it:

It would be wrong to see repetitions that we have missed. […] The vast and complex work of exceptional translators [Chaucer, Caxton, Tyndale, Luther], whose multiple contributions are essential, largely justifies the fact that they appear in more than one chapter. In each chapter, a particular aspect of their contribution is addressed[4].

Indeed, Luther is essential to understand changes in the viewpoint that translators have adopted toward sacred texts in modernity, and he is also important to understand the power struggles between the Princes and the Church in the Renaissance, or even the contribution of translators to the development and establishment of the contemporary German language. The chosen thematizations at the beginning have their advantages and disadvantages, arising from the choice of the themes which, in many respects, overlap. This is probably due to the fact that history cannot be “cut” uniformly, that there are several ways to perceive history in order to divide it: by historical eras (antiquity, middle ages, modernity), by types of translations or textual productions (religious translation – the translation of the Qur’an is found in three different chapters –, literary or theatrical translations, but also the emergence of dictionaries, or even conference interpretation, which both have their own chapter), or geographical or linguistic areas (a discussion on translation into indigenous languages can be found in the first chapter on the inventors of alphabets, but translation into modern Hebrew will be found in the second chapter on national languages, after the section on Swedish translators and the evolution of the Gbaya in Cameroon; Irish Gaelic will even be found in chapter 3, on translators as producers of national literatures). It is perhaps necessary to simply mention that the book must not be taken as a custom-made “manual” for a course on the history of translation; it should be recast and reworked by the teacher according to the divisions s/he wants to focus on[5].

This disparity between the themes, which still remain somewhat incommensurable among one another, carries the trace of a still unfixed disciplinary work. Despite recent publications and the great success of a book like Les traducteurs dans l’histoire, the history of translation does not constitute, it seems to me, a discipline or even an academic field. Very often, researchers in this field have institutional ties out of translation studies, and academic publications are rather concerned with translation in general[6]. I would take the liberty to offer an explanation of this phenomenon: the absence of institutions in the history of translation would be the sign that the field is open to several disciplines, if not to all disciplines. In effect, the knowledge circulating today in academia all passed, at one time or another, through translation, and this process of translation has a history. The field “history of translation” is, in this regard, a “melting-pot” where diverse hypotheses on the development of knowledge, arts, literature, etc., can be confronted.

For s/he who belongs to neither the practice of translation nor to a program in translation studies, what image could one have of the history of translation after having read this book? I propose two possibilities, and add a third one that would somehow outline a program for future research.

The first possibility is to conclude that the objective of the translation of history is, in the form of “portraits”, to understand the conditions of possibility of a literary practice that aims to make a speech uttered in a language understandable to a person who does not speak this language. In this sense, we would find quite fascinating examples of this history in the book, from the creators of alphabets to makers of national languages, with artisans whose personalities are often very strong (I think of Étienne Dolet in particular) or with practices that may seem very different from the current ideas that we hold about translation.

A second possibility could be mentioned, even if it is less easily discernable in the book. It concerns the conceptions of translation that have been formulated throughout history. We tend to simplify the problem by opposing two types of translation, meaning-for-meaning and word-to-word, as described by Jerome of Stridon, but there are a variety of reflections on translation that it is possible to deduce from the paratexts like prefaces, or even from autonomous texts, that allow us to map an intellectual history of the practice of translation. This is a history in the longue durée that involves not only the context of elaboration of this reflection on translation, but also various responses that were offered over time to common problems and issues. To portraits of translators, we can thus add a series of intellectual “landscapes” of translation. This way to think about history also has its disadvantages, for it presuppose an equivalence between the thought of the authors of these texts and their own translational practice, between the projects that translators present and the products they can manage to achieve, which is not always the case. The advantages, however, concern the possibility of situating students in their own relationships to translation, and this approach can even provide materials to question anew ancient practices and to ultimately question the current “unthoughts” on translation.

A third possibility concerns the possibility of doing the history of the history of translation, that is to say, to question how research has been and is carried on the history of translation, a question which, to speak Bourdieusian, engages the reproduction of the disciplinary “field” that is the history of translation. To reformulate this concern differently, we can ask: how can we instil a taste for the history of translation in students who generally judge the course useless in their academic curricula? The book, as an introduction to historical practices, allows this instillation perhaps less by what it says than by the grey areas that are left in it. Les traducteurs dans l’histoire is not a universal and comprehensive encyclopaedia; not everything is told about the history of translation; more research remains to be done, and having to use the book for a class may allow to bring to light what is left open, or even what we are getting rid of too hastily.

In this regard, in the course given in the Fall of 2014, I let the students do a personal research on a topic of their choice. First, I somewhat regretted this decision, and I confess having been a little disappointed by the results, but I was satisfied with the reflection they had at the end of the course, as they expressed a regret for not having been given more opportunities to write research papers before this course. Indeed, many of the problems I encountered can be traced back to a lack of experience that could be easily surpassed if students had to write more research papers in their academic program. The book Les traducteurs dans l’histoire is then a good basis to determine a theme or topic that the students can invest, depending also on the knowledge they already have. In the use of the book for teaching, it is therefore necessary to take advantage of what is not said in the book, each time to determine what is missing, that is to say, what gives the desire to continue to pursue the investigation and to try to understand a phenomenon. Research has never meant anything else.

The third possibility to think the history of translation is not a reflexive possibility that is only once you have exhausted the others. On the contrary, it seems to me to be the first possibility that one encounters as soon as one has access to a translation in its historial nature. An event that took place in my class made me think about this issue when, in the session dedicated to French humanism, I presented Étienne Dolet (1509-1546), a poet, a printer and a translator. This character is known and continues to be taught for having introduced the term “traducteur” in French and for a “bad” translation of Plato. Indeed, Dolet added three words (“rien du tout”, or “anything at all”) to an argument about the immortality of the soul after death (“when you have died, death will also not be able to do anything, since you will no longer be anything at all”). This translation was judged heretical by the Faculty of theology of the University of Paris and Dolet was burned alive in 1546. Dolet is taught for a third reason: in 1540, he published a short treatise entitled La manière de bien traduire d’une langue en autre, composed of five very simple rules. Let us recall that, a the time of writing, translation was overwhelmingly done from scholarly languages – Greek and Latin – into new “national” languages, like French. Here are the five rules in Dolet’s French:

  1. En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaictement le sens et la matiere de l’autheur qu’il traduit;
  2. La seconde chose qui est requise en traduction, c’est que le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de l’autheur qu’il traduict;
  3. Le tiers poinct est qu’en traduisant il ne se fault pas asseruir iusques à la que l’on rende mot pour mot;
  4. La quatriesme reigle que ie veulx bailler en cest endroict, est plus à obseruer en langues non reduictes en art, qu’en autres […]. S’il aduient doncques que tu traduises quelque liure Latin en icelles [l’Italienne, l’Hespaignole, celle d’Allemaigne, d’Angleterre, et autres vulgaires], mesmement en la Francoyse, il te fault garder d’vsurper mots trop approchans du Latin, et peu vsitez par le passé : mais contente toy du commun, sans innouer aucunes dictions follement, et par curiosité reprehensible;
  5. La cinquiesme reigle que doibt obseruer vn bon traducteur […] rien autre chose que l’obseruation des nombres oratoires : c’est asscauoir vne liaison et assemblement des dictions auec telle doulceur, que non seulement l’ame s’en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes rauies, et ne se faschent iamai d’vne telle harmonie de langage[7].

One of the exercises given in class was to explain how historical reflections on translation could be useful today. All students responded unanimously – should we be surprised? – that Dolet’s first three rules and the last one were still useful and could even be applied as such today. The fourth rule, however, was problematic. Three responses were proposed: 1) the rule should be erased, since nobody has to translate from Latin these days; 2) the equivalent of Latin today is English (or any other foreign language), so Dolet is saying that we must avoid calques or loan words; or, finally, 3) the equivalent of Latin today is not a foreign language, but a language “too scientific or technical”, so Dolet is saying that we must simplify the translated language depending on the target audience. In short, the students all had the reflex to “contemporarize” the problem – they could very well have answered that Dolet’s rules were useful for the understanding of the practice of translation at the time of the Renaissance (the past for the part). They did so from their “translatological” knowledge which often operates in a binary mode with dichotomies like target-/source-oriented translation or foreignizing/domesticating translation.

This example involves interpretation and has practical consequences for several disciplines because it asks: how should we interpret the past for the present? Here, it is useful to consider another example. Charles Le Blanc recently translated and published De interpretatione recta by Leonardo Bruni Aretino (1374-1444) in French, in a version that seeks to be as close as possible to the original. Indeed, Le Blanc does not only translate a historical discourse on translation; as this discourse offers something like a methodology, his translation itself becomes the application of this very method. In this regard, the translator recalls in the introduction that “humanism” is a return to ancient texts, and that Bruni’s view of translation remains consistent with such a return because it calls for a return to the originality of the text to be translated and for a transmission of this “origin” of the text through a translation that should be a perfect “replica” of the original. In his book The Hermes Complex, Le Blanc expresses his own view as a continuation of Bruni’s:

This desire to go back to beginnings, to rediscover the origin in and for itself, made it imperative to develop both the science of philology and a much-needed methodology of translation. When Leonardo Bruni writes: “…the excellent translator will throw himself heart, mind and soul into the work of the first author, he will become the work, so to speak, in order to express its structure, stance, movement, colours and all its myriad traits”, he is clearly demanding that the translation be a perfect replica of the original. Any interventions of the translator in the text will be considered errors – violations of methodological norms designed to ensure his invisibility. What should transpire through the translated text is more than mere denotation: what the translation should convey, above all, is a way of being, a diction and a style of thinking – all of which should ideally be those of the Ancients, though they are all too often those of the translator. A reading-based approach to translation brings all these phenomena into focus[8].

Therefore, it is useful to read Le Blanc’s translation of Bruni and to compare it to others. For example, in a passage, we can read (first in Bruni’s Latin, then in French, finally in a very literal translation of Le Blanc’s French translation):

Quid de verbis in greco relictis dicam, que tam multa sunt, ut semigreca quedam eius interpretatio videatur? Atqui nihil grece dictum est, quod latine dici non possit! Et tamen dabo veniam in quibusdam paucis admodum peregrinis et reconditis, si nequeant commode in latinum traduci. Enim vero, quorum optima habemus vocabula, ea in greco relinquere ignorantissimum est. Quid enim tu mihi « politiam » reliquis in greco, cum possis et debeas latino verbo « rem publicam » dicere? Cur tu mihi « oligarchiam » et « democratiam » et « aristocratiam » mille locis inculcas et aures legentium insuasissimis ignotissimisque nominibus offendis, cum illorum omnium optima et usitatissima vocabula in latino habeamus? Latini enim nostri « paucorum potentiam » et « popularem statum » et « optimorum gubernationem » dixerunt. Utrum igitor hoc modo latine prestat dicere, an verba illa, ut iacent, in greco relinquere?

Que devrais-je dire alors des mots laissés en grec, lesquels sont si nombreux qu’il semble que la traduction soit, pour ainsi dire, en grec pour la moitié? Et pourtant rien ne se peut dire en grec qui ne le peut en langue latine! J’omets certains passages exotiques et abstrus que l’on ne peut, certes, traduire facilement, mais c’est un signe d’abyssale ignorance que de laisser en grec des mots pour lesquels il existe des correspondants. Pourquoi parler de « politie » [πολιτεία] si l’on a le mot « république » que l’on peut et doit utiliser? Pourquoi en mille endroits placer « oligarchie », « démocratie » et « aristocratie » offensant ainsi les oreilles des lecteurs avec des mots tout aussi peu d’usage qu’ils sont connus, tandis qu’il existe pour eux tous des mots excellents et for utilisés?* Les auteurs latins disaient, quant à eux, « pouvoir de la minorité », « état populaire » et « gouvernement des meilleurs ». Est-ce donc préférable de s’en remettre à l’usage ou bien aux néologismes?**[9]

What should I say then of words left in Greek, which are so numerous that it seems that the translation is, so to speak, Greek for a half? Yet nothing can be said in Greek that cannot be said in Latin! I omit some exotic and abstruse passages that we cannot, of course, translate easily, but it is a sign of abysmal ignorance to leave in Greek words for which there are corresponding ones. Why talk of “polity” [πολιτεία] if one has the word “republic” that can and should be used? Why put in a thousand places “oligarchy”, “democracy” and “aristocracy”, thereby offending the readers’ ears with words that are as little used as they are known, while there are for them all of those excellent words and usages?* Latin authors said, meanwhile, “power of the minority”, “people’s State” and “government of the best”. Is it better, then, to rely on usage or on neologisms?**

There are two end notes for this excerpt that are (in French, then the translation):

71 [*] Ce passage, surréaliste pour des lecteurs de notre époque, possède néanmoins un intérêt pour la traductologie en ce qu’il montre que Bruni dénie à la traduction le droit d’introduire des mots, des expressions et des métaphores nouvelles qui pourraient enrichir la langue d’arrivée.

72 [**] Sans forcer le texte, nous proposons ici une traduction par le sens afin d’assurer une certaine unité au discours de l’Arétin. Le texte latin dit littéralement : « Est-il donc préférable de dire ainsi, en latin, ou bien de laisser comme ils sont les mots grecs?[10] »

* This passage, surrealistic for readers of our time, nevertheless has an interest for translation studies in that it shows that Bruni denies to translation the right to introduce new words, expressions and metaphors that could enrich the target language.

** Without forcing the text, we propose here a translation from the sense in order to ensure a certain unity to the discourse of the Aretian. The Latin text literally says: Is it therefore preferable to say so, in Latin, or leave the Greek words as they are?

Le Blanc chooses, for the last part of the translation cited above, to somewhat transform the text and make it contemporary, but he does so in a slightly paradoxical way: he uses the word “néologisme”, which is itself not only a neologism, but also, literally, a composition of two loan words from ancient Greek (νέος and λόγος). It is interesting to compare this paragraph translated by Le Blanc with other translations of Bruni’s text, for example in English and in Portuguese, where the choice of the translator was different (I cite only the last part, where Greek words are used):

Why, tell me, do you leave politeia in Greek, when you can and ought to use the Latin words res public? Why obtrude in a thousand places the words democratia and oligarchia and aristocratia, and offend the ears of your readers with outlandish and unfamiliar terns when we have excellent and widely used terms for all of them in Latin? For we Latins say « the power of a few » (paucorum potentia) and « popular constitution » (popularis status) and « rule of the best » (optimorum gubernatio). Is it best to use Latin in this way, or to leave the words as they are in Greek?[11]

Por que, pois, me deixas em grego politeia, quando podes e deves dizer a palavra latina res publica? Por que tu me repetes em mil passagens oligarchia, democratia, aristocratia, e feres os ouvidos dos leitores com nomes dos mais desaconselhados e desconhecidos, quando temos em latim vocábulos muitíssimo excelentes e usados para todos eles? Pois nossos latinos disseram paucorum potentia [poder de poucos], e popularis status [estado popular], e optimorum gubernatio [governo dos nobres]. Por isso, é melhor falar deste modo em latim ou deixar aquelas palavras em grego como estão?[12]

One does not need to read Portuguese here to easily see that the “Greek” words have been transcribed and that the Latin equivalents remain in the text. In both cases, a marked intervention by the translator is visible: in English, the Latin words are in parentheses; in Portuguese, they are included in the text, but a translation is provided between square brackets (“power of the few”, “People’s state” and “government of the nobles”).

The intervention by the translator, whatever it is, in one case as in the others, is not superficial and inconsequential, it has implications; aesthetical ones, of course, but also political and ethical implications for the “dialogue” that the translator has with both the author and his or her contemporaries. However, it is useless here to decide who translates best or who is better able to bring the reader of the translation “to” the original author; it is also useless to compare the intentions of one or the other in terms of fidelity to the historical past. In effect, we have to take into account the fact that a translation of historical texts always implies a “contemporanization” of the texts. In this inevitable transformation of the text, a dual lens is needed that takes into account the address of the author, but also the address of the translator[13]. A history of translation in “landscapes” in parallel with a history of “portraits” seems to be necessary to complete the reflection already undertaken in this field by adding a “translation of history” to the “history of translation”. In this regard, translation studies as a discipline has something to bring to all the disciplines of the humanities, as well as to the social sciences. If the institutionalization of the “history of translation” is not completed, it may be because it is opened to researchers from other disciplines who can see therein an interest for their own research.


 

Notes

* The English version of this text was reviewed by Simon Labrecque.

[1] Information available on the personal webpage of Jean Delisle (University of Ottawa).

[2] Jean Delisle and Judith Woodsworth, “Foreword” to the second French edition, Les traducteurs dans l’histoire, Ottawa, University of Ottawa Press, 2007, p. xxi.

[3] Judith Woodsworth, « Foreword to the second edition », Translators through History, Jean Delisle and Judith Woodsworth (eds.), revised and expanded by Judith Woodsworth, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2012, p. xiii-xiv. The new edition in French gives a translation of this foreword.

[4] Jean Delisle and Judith Woodsworth, « Foreword » to the second French edition, op. cit., p. xx-xxi; my translation.

[5] One example: in a course on the history of translation taught in the Fall of 2014, I asked my students to read the first chapter of the book about the creators of alphabets in two parts, Ulfila (Gothic), Mesrop Mashtots (Armenian) and Cyril and Methodius (Old Slavonic) as a first step for a class on the translation of the Bible in the Middle Ages, and James Evans (Cree syllabic) for a second class on the translation of the Bible in modernity. What was omitted in the book, in my opinion, was the distinction between the first group – who are translators translating into their own language – and the latter translators who translate in parallel with a mission to evangelize indigenous peoples. The distinction allowed me to present a different way of conceptualizing the uses of the translation of sacred texts. Again, this work of readjustment is necessary if one wants to be able to use the book in class. Division of the chapters into fairly uniform subsections allows to do it quite easily.

[6] If the history of translation may be a common theme, institutionally, researchers involved are, very often, not affiliated to departments of translation, but rather to departments of “national” or comparative literatures, or, in the case of translations of religious texts, in theological studies (Christian or Koranic) departments. If the interest of historical research can focus on translation, I am not aware, for my part, of any institution (departments, associations or research centers) exclusively dedicated to this field.

[7] Étienne Dolet, La manière de bien traduire d’une langue en autre, Lyon, 1540. A translation by David G. Ross is available in Douglas Robinson, Western Translation Theory. From Herodotus to Nietzsche, St. Jerome Publishing, 2002, p. 95-97 : “1) First, the translator must have a perfect grasp of the meaning of what he is translating [;] 2) The second thing required for translation is that the translator have a perfect familiarity with the language of the author being translated [;] 3) The third point is that one must not give in to translating word for word [;] 4) The fourth rule that I wish to provide in this work is more often observed in artistically unrefined languages than in others […]. If you should find yourself translating a Latin work into one of these languages [Italian, Spanish, German, English, and other common tongues], even into French, take care not to usurp words that are too close to Latin and not traditionally used. Rather content yourself with normal diction, without allowing reprehensible curiosity to inspire any extravagant neologisms [;] 5) Let us now turn to the fifth rule a good translator must observe […]. Nothing but following the principles of rhetorical harmony, to wit the words must be assembled and liaised so skillfully that not only is the soul contented but the ears, never having known such linguistic harmony, are enraptured.”

[8] Charles Le Blanc, The Hermes Complex. Philosophical Reflections on Translation, trans. Barbara Folkart, Ottawa, University of Ottawa Press, 2012, §125.

[9] Leonardo Bruni, De interpretatione recta / De la traduction parfaite, trans. Charles Le Blanc, Ottawa, University of Ottawa Press, 2008, §43, p. 118-119.

[10] Ibid., p. 132.

[11] Leonardo Bruni, “On the Correct Way to Translate”, trans. James Hankins, The Humanism of Leonardo Bruni. Selected Texts, Gordon Griffiths, James Hankins et David Thompson (dir.), Binghamton, New York, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, State University of New York at Binghamton, 1987, p. 228.

[12] Leonardo Bruni, “Da tradução correta”, trans. Mauri Furlan, Scientia Traductionis, no. 10, Pós-Gradução em Estudos da Tradução (PGET), Universidade Federal de Santa Catarina, 2011, p. 45.

[13] With my colleague Simon Labrecque, from a classical debate between the “textualism” of the Straussian school and the “contextualism” of the Cambridge School of political thought, we have tried to conceptualize the problem in an article published in the third issue of the journal Le Cygne noir (Spring 2015).

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Classé dans René Lemieux

Portraits pour la traduction

Critique de l’ouvrage collectif Les traducteurs dans l’histoire sous la direction de Jean Delisle et Judith Woodsworth, traduction française coordonnée par Benoit Léger avec la collaboration d’Alex Gauthier, Dominique Pelletier et Simon Saint-Onge, troisième édition, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, 402 p.

Par René Lemieux, Université du Québec à Montréal | version pdf, also available in English, também disponível em português

details_L97827637218421Le livre Les traducteurs dans l’histoire a connu, en 2014, sa troisième édition française. Cette nouvelle édition a été coordonnée par Benoit Léger avec la collaboration de trois étudiants de l’Université Concordia, Alex Gauthier, Dominique Pelletier et Simon Saint-Onge. D’abord publié en 1995 sous la direction de Jean Delisle et de Judith Woodsworth (en français aux Presses de l’Université d’Ottawa/Éditions de l’UNESCO; en anglais aux chez John Benjamins Publishing Company/Éditions de l’UNESCO), l’ouvrage unique mais bilingue s’est mis à diverger à partir de la deuxième édition : la deuxième édition française est publiée aux Presses de l’Université d’Ottawa en 2007 et une édition révisée est publiée en anglais quelques années plus tard chez John Benjamins Publishing Company en 2012. Plusieurs traductions de l’ouvrage ont été publiées entre temps, en portugais (Os tradutores na história, Editora Ática, 1998, traduit par Sérgio Bath), en espagnol (Los traductores en la historia, Editorial Universidad de Antioquia, 2005, traduction coordonné par Martha Pulido), en arabe par Mohammed Mahmoud Mustafa en 2006 (Al-mutarǧemūn ‘abr al-tārīkh, Koweït, محمد محمود مصطفى : المترجمون عبر التاريخ) et en roumain (Traducătorii în istorie, Editura Universitătii de Vest, 2008, traduction coordonnée par Georgiana Lungu-Badea)[1].

La troisième édition française est ainsi la traduction de la deuxième édition anglaise, elle vient en quelque sorte rétablir l’équivalence entre les deux éditions qui avait été perdue à partir de la deuxième édition anglaise (ce qui rendait difficile l’emploi de l’ouvrage dans le contexte d’une classe bilingue français/anglais); les différences ayant apparues en grande partie à cause des nouvelles connaissances développées dans le domaine. À cet égard, l’édition de 2007, précisait déjà quelques modifications, particulièrement aux mentions à l’« École de Tolède » qui avait été conservées malgré les travaux, entre autres, de Clara Foz (Le Traducteur, l’Église et le Roi, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1998) qui remettaient en question son existence[2]. Cette dernière édition conserve encore sa mention mais insiste sur son mythe, faisant en sorte de garder sous forme d’archives le souvenir de cette épisode, moins de l’histoire de la traduction comme telle que de l’histoire de l’histoire de la traduction.

Dans l’ensemble, il n’y a pas de grande différence sur le plan thématique dans cette troisième édition, bien que des sections nouvelles aient fait leur apparition : l’apport de l’informatique en traduction (au chapitre 4), une discussion plus longue sur la nouvelle vision de la traduction au XXIe siècle (en conclusion du chapitre 5) et une section sur la traduction des textes sacrés de l’Orient (en conclusion du chapitre 6, avec une petite section sur le sinologue James Legge). Les changements ont plutôt lieu dans les références qui se sont ajoutées depuis le début du projet, ainsi que dans la réflexion générale sur l’histoire que propose l’ouvrage. À cet égard, Judith Woodsworth décrit dans la préface les grandes tendances de cette transformation :

Si l’on se concentrait traditionnellement sur les grands événements, sur les « faits et gestes des grands hommes », depuis quelques décennies les historiens se tournent de plus en plus sur le commun des mortels pour écrire « l’histoire par en bas ». Les historiens de la traduction se sont approprié cette approche et ont su en tirer parti. Pendant des millénaires, les traducteurs et les traductrices ont suivi les « grands hommes » dans leurs « faits et gestes », mais ils et elles sont restés définis par leur statut subalternes (qu’ils aient été prisonniers, esclaves ou « hybrides ethniques »); leurs identités sociales, culturelles et géographiques leur permettaient pourtant de franchir les frontières, d’agir à titre d’intermédiaires entre les civilisations et de contribuer aux échanges intellectuels et culturels. La décolonisation, le féminisme et la politique identitaire n’ont pas uniquement transformé la manière dont on raconte l’histoire : ces nouvelles grilles d’analyse influencent la manière dont on parle de la traduction au fil des âges[3].

Si l’ouvrage a su se développer par des ajouts réguliers au fils du temps, il demeure encore inabouti : sa construction est toujours en cours.

L’ouvrage collectif Les traducteurs dans l’histoire peut aisément être lu par un public non-spécialiste. Il s’adresse également aux curieux d’une histoire littéraire peu souvent abordée, celle de la traduction, tout comme il peut intéresser ceux qui pratiquent la traduction (littéraire ou autre) et qui voudraient s’ouvrir un peu à des manières originales de traduire. Le public cible reste toutefois les étudiants en traduction qui suivent le cours « histoire de la traduction » que proposent généralement les programmes de traduction dans les universités.

D’abord conçu comme une sorte de synthèse divisée en thèmes, l’ouvrage permet difficilement une lecture continue car les répétitions peuvent être agaçantes. C’était déjà une critique qu’avait reçu le livre dès la première édition et à laquelle la deuxième avait répondu :

On aurait tort d’y voir des répétitions qui nous auraient échappé. […] L’œuvre immense et complexe de traducteurs d’exception [Chaucer, Caxton, Tyndale, Luther], dont les apports multiples sont incontournables, justifie amplement qu’ils figurent dans plus d’un chapitre. Dans chaque chapitre, ressort un aspect particulier de leur apport[4].

En effet, Luther est essentiel pour comprendre les changements à la vision qu’auront les traducteurs des œuvres sacrées à partir de la modernité, tout comme il l’est pour comprendre les luttes de pouvoirs à la Renaissance, ou même dans l’apport des traducteurs dans le développement et la fixation de la langue allemande contemporaine. Les thématiques choisies au départ ont leurs avantages et leurs inconvénients, découlant des choix des thèmes qui, à plusieurs égards, se recoupent. Cela est sans doute dû au fait que l’histoire ne se « découpe » pas uniformément, qu’il y a plusieurs manières de percevoir l’histoire pour la diviser : par époques historiques (Antiquité, Moyen Âge, Modernité), par types de traductions ou de productions textuelles (traduction religieuse – la traduction du Coran se retrouve dans trois chapitres différents –, littéraire, théâtrale, mais aussi l’émergence des dictionnaires, ou encore l’interprétation qui ont tous deux leur propre chapitre), ou encore par aires géographiques ou linguistiques (on pourra retrouver une discussion sur la traduction dans les langues autochtones dans le premier chapitre sur les inventeurs d’alphabets, mais la traduction en l’hébreu moderne se retrouvera dans le deuxième chapitre sur les langues nationales après les sections sur les traducteurs suédois et l’évolution du gbaya au Cameroun, ou encore le gaélique irlandais se retrouvera pour sa part dans le chapitre 3 sur les traducteurs comme artisans de littératures nationales). Il faut peut-être simplement mentionner que l’ouvrage de doit pas être pris comme un « manuel » fabriqué sur mesure pour un cours en histoire de la traduction, il doit être refondu et retravaillé par l’enseignant-e, selon les clivages sur lesquels il ou elle veut mettre l’accent[5].

Cette disparité des thématiques, qui demeurent tout de même assez incommensurables les unes par rapport aux autres, porte la trace d’un travail disciplinaire encore non fixé. Malgré les publications récentes et le grand succès d’un ouvrage collectif comme Les traducteurs dans l’histoire, l’histoire de la traduction ne constitue pas, il me semble, une discipline ni même un champ académique. Très souvent, les chercheurs et les chercheuses dans ce domaine ont des attaches institutionnelles hors de la traductologie, et les lieux de publication dans ce domaine font plutôt partie de la traductologie en général[6]. Je me permettrais peut-être une explication de ce phénomène : l’absence d’institution propre à l’histoire de la traduction serait le signe que le domaine est ouvert à plusieurs disciplines, sinon à toutes les disciplines. Les connaissances qui circulent aujourd’hui à l’université ont en effet toutes passées, à un moment ou à un autre, par l’intermédiaire de la traduction et cette traduction a une histoire. Le domaine « histoire de la traduction » est à cet égard un creuset où peuvent être confrontées diverses hypothèses sur le développement du savoir, des arts, de la littérature, etc.

Pour qui n’est ni dans la pratique de la traduction, ni n’est inscrit à un programme de traduction, quelle image peut-on avoir de l’histoire de la traduction après avec lu cet ouvrage? Je propose deux possibilités et en ajouterai une troisième qui serait en quelque sorte un programme pour de futures recherches.

La première possibilité est qu’il s’agirait de comprendre, sous formes de « portraits », les conditions de possibilité d’une pratique littéraire qui vise à faire comprendre un discours énoncé dans une langue à une personne qui ne connaît pas cette langue. En ce sens, on trouvera dans l’ouvrage plusieurs exemples tout à fait fascinants de cette histoire, des créateurs d’alphabets aux constructeurs de langues nationales, avec des praticiens aux personnalités souvent très fortes (je pense notamment à Étienne Dolet) ou encore avec des pratiques qui peuvent sembler très différentes de la conception actuelle de la traduction.

Une deuxième possibilité pourrait être mentionnée, même si elle est plus difficilement discernable dans l’ouvrage. Il s’agit de la conception de la traduction selon les époques. On a tendance à simplifier le problème en opposant sens-pour-sens à mot-à-mot, selon la formule de saint Jérôme, mais il y a toute une diversité de réflexions sur la traduction qu’il est possible de déduire à partir des paratextes comme les préfaces, ou même des textes autonomes, qui permettent de faire une histoire intellectuelle des problématiques relatives à la pratique de la traduction. Il s’agit d’une histoire dans la longue durée qui implique non seulement le contexte d’élaboration de cette réflexion, mais aussi les réponses diverses qui ont été offertes à travers le temps à des problèmes communs. Aux portraits des traducteurs et des traductrices s’ajoutent des « paysages » intellectuels de la traduction. Cette manière de faire de l’histoire a aussi ses désavantages, en ceci qu’elle suppose une adéquation entre la pensée des auteurs de ces textes et leurs pratiques traductives, entre le projet que les traducteurs et les traductrices présentent et le produit qu’ils arrivent à faire naître, ce qui n’est pas toujours le cas. Cette manière de faire de l’histoire de la traduction a toutefois l’avantage de situer les étudiants et les étudiantes dans leur rapport à la traduction, et peut même fournir des manières d’interroger à nouveau les anciennes pratiques pour ultimement questionner les impensés actuels sur la traduction.

Une troisième possibilité serait de faire l’histoire de l’histoire de la traduction, c’est-à-dire de questionner comment on fait de la recherche en histoire de la traduction, une question qui, pour parler le bourdieusien, engage la reproduction du « champ » disciplinaire qu’est l’histoire de la traduction. Pour le reformuler différemment, comment donc donner le goût de faire de l’histoire de la traduction à des étudiants et des étudiantes qui jugent généralement le cours inutile dans leur cursus académique? L’ouvrage, comme introduction aux pratiques historiques, le permet peut-être moins par ce qu’il dit qu’à travers les zones d’ombre qu’il laisse. Les traducteurs dans l’histoire n’est pas une encyclopédie universelle et exhaustive, tout n’est pas dit en histoire de la traduction, plusieurs recherches restent à faire, et avoir à utiliser le livre pour un cours peut permettre de repérer ce qu’on laisse en suspens, ou encore ce qui est trop rapidement expédié.

À cet égard, j’avais demandé, dans le cours que j’ai donné à l’automne 2014 de laisser les étudiantes faire une recherche personnelle sur le sujet de leur choix. J’ai d’abord quelque peu regretté cette décision et j’avoue avoir été un peu déçu par les résultats, mais j’ai tout de même été satisfait de la réflexion qu’elles ont eu lors de la conclusion du cours où elles m’ont exprimé avoir le regret de ne pas avoir eu plus de chances d’écrire un texte de recherche avant le cours. En effet, plusieurs des problèmes que j’ai repérés dans l’écriture de cette recherche provenaient d’un manque d’expérience qui serait aisément surpassé si les étudiantes avaient eu à écrire davantage dans leur parcours universitaire. L’ouvrage Les traducteurs dans l’histoire est ainsi un bon fondement pour déterminer un thème ou un sujet que les étudiants et les étudiantes peuvent investir, en fonction aussi des connaissances qu’ils et elles possèdent déjà. Dans l’usage du livre pour l’enseignement, il faut donc savoir profiter de ce qui n’est pas dit dans l’ouvrage, à chaque fois déterminer ce qui manque, c’est-à-dire en quoi il donne le désir de continuer à poursuivre l’enquête et à tenter de comprendre un phénomène. La recherche n’a jamais rien voulu dire d’autre.

La troisième possibilité de penser l’histoire de la traduction n’est pas une possibilité réflexive seulement accessible qu’à condition d’avoir épuisé les deux autres. Au contraire, elle me semble première dès qu’on a accès à une traduction dans sa nature historiale. Un événement qui a eu lieu dans mon cours m’a fait réfléchir sur cette question lorsque, dans la séance réservée à l’humanisme français, Étienne Dolet (1509-1546), poète, imprimeur et traducteur, a été présenté en classe. Ce personnage est connu et continue d’être enseigné pour avoir introduit le terme « traducteur » en français et pour avoir « mal » traduit Platon en ajoutant trois mots (« rien du tout ») à un argument sur l’immortalité de l’âme après la mort (« quand tu seras décédé, [la mort] n’y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout »), traduction jugée alors hérétique par la faculté de théologie de l’Université de Paris. Dolet est enseigné pour une autre raison que son « martyre » : il fait publier en 1540 un très court traité intitulé La manière de bien traduire d’une langue en autre, composé de cinq règles très simples. Rappelons qu’à l’époque, on traduit très majoritairement des langues savantes – grec et latin – vers les nouvelles langues nationales dont le français. Voici les cinq règles, en français de l’époque :

  1. En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaictement le sens et la matiere de l’autheur qu’il traduit;
  2. La seconde chose qui est requise en traduction, c’est que le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de l’autheur qu’il traduict;
  3. Le tiers poinct est qu’en traduisant il ne se fault pas asseruir iusques à la que l’on rende mot pour mot;
  4. La quatriesme reigle que ie veulx bailler en cest endroict, est plus à obseruer en langues non reduictes en art, qu’en autres […]. S’il aduient doncques que tu traduises quelque liure Latin en icelles [l’Italienne, l’Hespaignole, celle d’Allemaigne, d’Angleterre, et autres vulgaires], mesmement en la Francoyse, il te fault garder d’vsurper mots trop approchans du Latin, et peu vsitez par le passé : mais contente toy du commun, sans innouer aucunes dictions follement, et par curiosité reprehensible;
  5. La cinquiesme reigle que doibt obseruer vn bon traducteur […] rien autre chose que l’obseruation des nombres oratoires : c’est asscauoir vne liaison et assemblement des dictions auec telle doulceur, que non seulement l’ame s’en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes rauies, et ne se faschent iamai d’vne telle harmonie de langage.

Un des exercices donnés en classe était d’expliquer en quoi les textes historiques de réflexion sur la traduction peuvent nous être utiles encore aujourd’hui. Toutes les étudiantes ont unanimement répondu – fallait-il s’en étonner? – que les trois premières et la dernière règles de Dolet étaient encore utiles et pouvaient même s’appliquer telles quelles. La quatrième faisait toutefois problème. Trois réponses ont été proposées : 1) il faut la supprimer, puisque plus personne n’a à traduire du latin aujourd’hui; 2) l’équivalent du latin aujourd’hui est l’anglais (ou toute autre langue étrangère), Dolet nous invite donc ici à éviter les calques ou les emprunts; et finalement 3) l’équivalent du latin aujourd’hui n’est pas une langue étrangère, mais un langage savant ou trop technique, Dolet nous invite donc à simplifier la langue traduite en fonction du public cible. En bref, les étudiantes ont toutes eu le réflexe de contemporanéiser le problème – elles auraient pu répondre que les règles de Dolet étaient utiles pour comprendre la traduction à l’époque de la Renaissance (le passé pour le passé) –, et elles l’ont fait à partir de leur savoir traductologique qui, très souvent, fonctionne dans une binarité du type sourcier/cibliste ou forainisation/domestication[7].

Ce problème implique l’interprétation et a des conséquences pratiques pour plusieurs disciplines : comment devons-nous interpréter le passé pour le présent? Ici, il est utile de discuter d’un autre cas de ce problème. Charles Le Blanc traduit et fait publier le De interpretatione recta de Leonardo Bruni dit l’Arétin (1374-1444) en français, dans une version qui, pourrait-on conclure à partir de son introduction, se veut le plus près possible de l’original. En effet, Le Blanc ne traduit pas seulement un discours historique sur la traduction; ce discours se voulant aussi une méthodologie, sa traduction devient elle-même l’application de cette méthode. À cet égard, le traducteur rappelle en introduction que l’« humanisme » est un retour aux textes anciens, et la pensée de la traduction chez Bruni est cohérente avec un tel retour car elle est un retour à l’originalité des textes, au sens d’« origine » du texte, ou encore une restitution parfaite de l’original :

[Pour Bruni], les interventions du traducteur dans le texte sont tenues pour des erreurs, l’invisibilité du traducteur étant le résultat de l’application des normes méthodologiques. À travers le texte traduit, c’est davantage qu’un sens qui est rendu : c’est surtout une manière d’être, de s’exprimer et de penser – qui devraient idéalement être celles de l’Antiquité classique, mais qui sont trop souvent celles du traducteur. […] Or, cela a été évoqué plus haut : une traduction est le résultat d’un dialogue entre l’auteur et son traducteur. Dans tout dialogue, les parties interviennent, ce qui contribue à la constitution du discours lui-même, si bien qu’une intervention du traducteur dans l’ouvrage de l’auteur est inévitable, quelles que soient les précautions prises pour la limiter. Par conséquent, les règles de traduction visent ainsi à assurer la substitution de la traduction à l’original et à baliser le rôle du traducteur, en créant, en quelque sorte, une situation d’aliénation du traducteur face à l’auteur. Cette situation d’aliénation où l’on impose l’invisibilité et, pour ainsi dire, le silence au traducteur, maître de la communication, forme ce que l’on a appelé ailleurs le complexe d’Hermès[8].

Il est dès lors intéressant de vérifier la traduction de Le Blanc et de la comparer avec d’autres. Dans un passage, on peut y lire (d’abord en latin, ensuite dans la traduction française) :

Quid de verbis in greco relictis dicam, que tam multa sunt, ut semigreca quedam eius interpretatio videatur? Atqui nihil grece dictum est, quod latine dici non possit! Et tamen dabo veniam in quibusdam paucis admodum peregrinis et reconditis, si nequeant commode in latinum traduci. Enim vero, quorum optima habemus vocabula, ea in greco relinquere ignorantissimum est. Quid enim tu mihi « politiam » reliquis in greco, cum possis et debeas latino verbo « rem publicam » dicere? Cur tu mihi « oligarchiam » et « democratiam » et « aristocratiam » mille locis inculcas et aures legentium insuasissimis ignotissimisque nominibus offendis, cum illorum omnium optima et usitatissima vocabula in latino habeamus? Latini enim nostri « paucorum potentiam » et « popularem statum » et « optimorum gubernationem » dixerunt. Utrum igitor hoc modo latine prestat dicere, an verba illa, ut iacent, in greco relinquere?

Que devrais-je dire alors des mots laissés en grec, lesquels sont si nombreux qu’il semble que la traduction soit, pour ainsi dire, en grec pour la moitié? Et pourtant rien ne se peut dire en grec qui ne le peut en langue latine! J’omets certains passages exotiques et abstrus que l’on ne peut, certes, traduire facilement, mais c’est un signe d’abyssale ignorance que de laisser en grec des mots pour lesquels il existe des correspondants. Pourquoi parler de « politie » [πολιτεία] si l’on a le mot « république » que l’on peut et doit utiliser? Pourquoi en mille endroits placer « oligarchie », « démocratie » et « aristocratie » offensant ainsi les oreilles des lecteurs avec des mots tout aussi peu d’usage qu’ils sont connus, tandis qu’il existe pour eux tous des mots excellents et for utilisés?* Les auteurs latins disaient, quant à eux, « pouvoir de la minorité », « état populaire » et « gouvernement des meilleurs ». Est-ce donc préférable de s’en remettre à l’usage ou bien aux néologismes?**[9]

Il y a deux notes en fin de livre pour ce paragraphe :

71 [*] Ce passage, surréaliste pour des lecteurs de notre époque, possède néanmoins un intérêt pour la traductologie en ce qu’il montre que Bruni dénie à la traduction le droit d’introduire des mots, des expressions et des métaphores nouvelles qui pourraient enrichir la langue d’arrivée.

72 [**] Sans forcer le texte, nous proposons ici une traduction par le sens afin d’assurer une certaine unité au discours de l’Arétin. Le texte latin dit littéralement : « Est-il donc préférable de dire ainsi, en latin, ou bien de laisser comme ils sont les mots grecs?[10]

Le Blanc choisit, pour la dernière partie, de transformer quelque peu le texte et le rend actuel, mais ce faisant, de manière un peu paradoxale, il doit employer le mot « néologisme » qui non seulement est lui-même un néologisme, mais aussi, littéralement, la composition de deux mots du grec ancien (νέος et λόγος). Il est utile de comparer ce paragraphe de Bruni avec d’autres traductions, par exemple en anglais et en portugais, où le choix du traducteur a été différent (je ne cite que la dernière partie, où les mots grecs sont employés) :

Why, tell me, do you leave politeia in Greek, when you can and ought to use the Latin words res public? Why obtrude in a thousand places the words democratia and oligarchia and aristocratia, and offend the ears of your readers with outlandish and unfamiliar terns when we have excellent and widely used terms for all of them in Latin? For we Latins say « the power of a few » (paucorum potentia) and « popular constitution » (popularis status) and « rule of the best » (optimorum gubernatio). Is it best to use Latin in this way, or to leave the words as they are in Greek?[11]

Por que, pois, me deixas em grego politeia, quando podes e deves dizer a palavra latina res publica? Por que tu me repetes em mil passagens oligarchia, democratia, aristocratia, e feres os ouvidos dos leitores com nomes dos mais desaconselhados e desconhecidos, quando temos em latim vocábulos muitíssimo excelentes e usados para todos eles? Pois nossos latinos disseram paucorum potentia [poder de poucos], e popularis status [estado popular], e optimorum gubernatio [governo dos nobres]. Por isso, é melhor falar deste modo em latim ou deixar aquelas palavras em grego como estão?[12]

Sans avoir besoin de connaître l’anglais ou le portugais, on peut facilement constater que les mots « grecs » ont été transcrits tels quels, tout comme les équivalents latins laissés dans le texte, mais avec une intervention marquée du traducteur : les mots latins sont entre parenthèses en anglais (« pouvoir du petit nombre », « constitution populaire » et « gouverne des meilleurs »); dans le portugais, ils sont dans le texte, mais une traduction est fournie entre crochets (« pouvoir du petit nombre », « État populaire » et « gouvernement des nobles »).

L’intervention du traducteur, quelle qu’elle soit, dans un cas comme dans l’autre, n’est pas superficielle et sans conséquence, elle a des implications, bien sûr esthétiques, mais aussi politiques et éthiques, dans le « dialogue » que le traducteur entretient à la fois avec l’auteur, mais aussi avec ses contemporains. Or, il ne s’agit pas ici de décider qui traduit le mieux ou qui ramène le mieux le lecteur de la traduction à l’auteur d’origine, et il est inutile de comparer les intentions de l’un ou de l’autre quant à une fidélité pour le passé historique. Il s’agit de prendre en compte le fait qu’une traduction de textes historiques implique toujours une « contemporanéisation » des textes. Dans cette transformation inévitable du texte, une double focale est nécessaire qui prend en compte l’adresse de l’auteur, mais aussi l’adresse du traducteur ou de la traductrice[13]. Une histoire de la traduction en « paysage » en parallèle à une histoire des portraits me semble être nécessaire pour compléter la réflexion déjà entreprise dans ce domaine en y ajoutant une « traduction de l’histoire ». À cet égard, la traductologie comme discipline a quelque chose à apporter à toutes les disciplines des humanités, dites « des sciences humaines et sociales ». Si l’institutionnalisation de l’« histoire de la traduction » n’est pas achevée, c’est peut-être parce qu’elle peut s’offrir aux chercheurs et chercheuses d’autres disciplines qui pourront y voir un intérêt dans leurs propres démarches.


 

Notes

[1] Informations disponibles sur la page personnelle de Jean Delisle (Université d’Ottawa).

[2] Jean Delisle et Judith Woodsworth, « avant-propos » à la deuxième édition, Les traducteurs dans l’histoire, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2007, p. xxi.

[3] Judith Woodsworth, « préface à la nouvelle édition », Les traducteurs dans l’histoire, troisième édition, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, p. xii.

[4] Jean Delisle et Judith Woodsworth, « avant-propos » à la deuxième édition, op. cit., p. xx-xxi.

[5] Pour ne donner qu’un exemple, dans un cours sur l’histoire de la traduction que j’ai donné à l’automne 2014, j’ai fait lire le premier chapitre de l’ouvrage sur les créateurs d’alphabets en deux parties, Wulfila (gotique), Mesrop Machtots (arménien) et Cyrille et Méthode (slavon) dans un premier temps pour une séance sur la traduction de la Bible au Moyen Âge, James Evans (syllabaire crie) dans un deuxième pour la traduction de la Bible dans la Modernité. Ce qu’omettait le livre, à mon avis, c’était de distinguer qu’avec les premiers, on a affaire à des traducteurs qui traduisent dans leur propre langue, alors qu’avec le dernier, il s’agit d’un travail de traduction en parallèle à l’évangélisation d’un peuple autochtone. La distinction me permettait de présenter une manière différente de conceptualiser l’usage qu’on a fait de la traduction du sacré. Encore une fois, ce travail de redécoupage est nécessaire si l’on veut pouvoir utiliser le livre en classe. La division des chapitres en sections assez uniformes permet de le faire plutôt facilement.

[6] Si l’histoire de la traduction peut constituer un lieu commun thématique, institutionnellement, les chercheurs et les chercheuses qui y participent ne sont, très souvent, pas affiliés à des départements de traductologie, mais plutôt à des départements de littératures « nationales » ou de littérature comparée, ou encore, dans le cas des traductions de textes religieux, à des départements d’études théologiques (chrétiennes ou coraniques). Si l’intérêt de la recherche historique peut porter sur la traduction, je ne connais pas, pour ma part, d’institution (département, association, groupe de recherche, etc.) vouée exclusivement à ce domaine.

[7] Sur cette distinction, et particulièrement sur le terme « forainisation », voir Simon Labrecque, « De la forainisation (à l’étrangéisation?) », Trahir, juillet 2014.

[8] Charles Le Blanc, introduction à Leonardo Bruni, De interpretatione recta / De la traduction parfaite, trad. Charles Le Blanc, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008, p. 8-9. La référence au « complexe d’Hermès » provient de son livre Le complexe d’Hermès. Regards philosophiques sur la traduction, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2009.

[9] Leonardo Bruni, De interpretatione recta…, op. cit., §43, p. 118-119.

[10] Ibid., p. 132.

[11] Leonardo Bruni, « On the Correct Way to Translate », trad. James Hankins, The Humanism of Leonardo Bruni. Selected Texts, Gordon Griffiths, James Hankins et David Thompson (dir.), Binghamton, New York, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, State University of New York at Binghamton, 1987, p. 228.

[12] Leonardo Bruni, « Da tradução correta », trad. Mauri Furlan, Scientia Traductionis, no 10, Pós-Gradução em Estudos da Tradução (PGET), Universidade Federal de Santa Catarina, 2011, p. 45.

[13] Avec mon collègue Simon Labrecque, à partir d’un débat classique en pensée politique entre le « textualisme » de l’école straussienne et le « contextualisme » de l’École de Cambridge, nous avons tenté de conceptualiser ce problème dans un texte publié dans le troisième numéro de la revue Le Cygne noir (printemps 2015).

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Treize thèses d’Irlande

Par Simon Labrecque, Montréal

En cette saison où les bibliothèques et les librairies regorgent de gens de passage à la recherche d’un ou de plusieurs « guides de voyages », je propose quelques énoncés sur un double territoire devenu destination touristique : l’Irlande et surtout l’Irlande du Nord.

I

Penser les Troubles, leurs conditions et leurs effets, leur intensification et leur apaisement, c’est penser un mode de composition, une manière de vivre – toujours déjà plurielle ou multiple – des legs coloniaux au plus près du cœur d’un empire que l’on croit généralement déchu.

II

La singulière manière de vivre les legs coloniaux qui s’est écrite dans et par les Troubles en Irlande du Nord des années 1960 aux années 1990 met en jeu des rapports particuliers à la violence, et plus précisément, à la violence armée, incarnée par des organisations policières, militaires et paramilitaires.

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Patrouilleur de l’Irish Republican Army à Belfast en 1987.

III

Il découle de ces rapports particuliers et quotidiens à la violence armée d’État et de « la société civile » l’attribution d’un sens strict au concept de politisation, qui se distingue d’abord et avant tout de la militarisation, processus conçu comme forme de dépolitisation, comme passage d’une administration civile à une gestion militaire.

IV

La repolitisation de la vie quotidienne, entre autres suite à l’Accord du Vendredi saint, symbole du désarmement des forces paramilitaires (et ce, nonobstant les groupes dissidents), a favorisé dans le jeu électoral de style du parlementarisme britannique la représentation des partis extrêmes ou radicaux (ceux qui étaient les plus proches des paramilitaires), aux dépens des partis « modérés » qui ont refusé le recours aux armes et ont joué un rôle crucial dans la fin officielle des violences de type « communautaires » et étatiques.

V

Le rapport enkysté aux violences passées refait régulièrement surface en unes des journaux selon les développements dans plusieurs enquêtes judiciaires ou historiques sur les responsabilités partagées, sur qui a fait quoi, qui savait quoi, et qui n’a rien dit, sur les silences complices entre oubli salutaire et souvenance insistante.

VI

La polarisation « interne » de la société nord-irlandaise selon une ligne de partage « sectaire » ou « communautaire » (catholiques contre protestants) s’est accrue en raison des Troubles, du moins sous certains aspects qui ont trait à l’expérience vécue des membres de chaque communauté, ceux-ci restant, dans plusieurs quartiers « pauvres » en particulier, quotidiennement isolés les uns des autres.

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« Peace Wall » à Derry/Londonderry, construit assez haut pour empêcher qu’on lance des objets d’un côté vers l’autre.

VII

Le regard touristique peut saisir une part de cette polarisation par l’observation des peace walls, de la fortification des postes de police et d’autres édifices de la Couronne, des célèbres murales qui sont devenues des attractions, des graffitis et de la prolifération persistante de drapeaux de toutes sortes, des Union Jack au drapeau de la République d’Irlande en passant par les insignes de divers groupes paramilitaires supposément inactifs maintenant.

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Drapeau des Ulster Freedom Fighters, faction armée de l’Uslter Defense Association, sur un lampadaire dans la ville de Bushmills, années 2010.

VIII

Dans les conversations accessibles aux oreilles touristiques se fait jour une insatisfaction générale face aux gouvernements dans leur ensemble, des mairies des villes à Downing Street, en passant par Stormont et Dublin, et face aux partis politiques, avec quelques nuances selon les dispositions, bien entendu.

IX

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Signalisation devenue classique d’un sniper at work de l’Armée républicaine irlandaise sur une route près d’Armagh.

Le développement de « l’industrie touristique » est présenté comme un facteur de croissance économique qui requiert, d’une part, de répéter la fin consommée des Troubles, et d’autre part, de procéder à une certaine commercialisation des traces historiques des Troubles, et donc de les conserver et de les représenter comme une particularité locale, voire comme un avantage comparatif face à d’autres régions ou destinations, y compris, face à la République, au sud, dont les « troubles » sont plus anciens, datant de la guerre civile d’indépendance au tournant des années 1920.

X

Le corps touristique visitant l’Irlande du Nord est sommé, en pratique, de clarifier ou de déterminer pour soi son rapport habitable avec l’héritage visitable des Troubles, héritage souvent troublant, si ce n’est qu’en raison du fait qu’on lui proposera différents tours ou différentes expositions à visiter, le plus souvent en échange d’un peu d’argent, pour un temps qui est par définition limité, une expérience temporaire offerte au corps de passage par ceux qui sont restés.

XI

L’inconfort en principe temporaire du corps touristique face aux traces ou aux survivances de la violence armée tout près du cœur de l’ancien empire, sur l’un des territoires où il règne encore en tant que tel, ou du moins en tant que royaume, est précisément ce qui est vendu, à la fois aux touristes, à qui l’on vend aussi la « nature » spectaculaire (parcs, montagnes, rivages océaniques), et aux gens de la place, à qui l’on promet une relève qui se fait toujours attendre.

XII

La persistance de ce qui est parfois appelé « inégalité sociale », ou la division entre riches et pauvres, qui est l’une des principales sources reconnues des Troubles, est en définitive ce avec quoi le corps touristique cherchera à composer un rapport qui se voudra plus ou moins véritablement éthique durant son séjour et, potentiellement, selon ses dispositions à la joie, à l’oubli, aux remords, aux regrets et à la réflexivité, après son retour d’Irlande, terre que ce corps a peut-être d’abord désiré arpenter en raison même de la singulière mêlée de « nature » et de « culture » qu’il semble receler.

XIII

Que l’Irlande soit une île n’empêchera pas le corps en revenant de chercher à établir des ponts, à s’y lier avec insistance, par exemple en se faisant songeur face aux cartes géologiques qui laissent imaginer une continuité atlantique entre les montagnes insulaires et les Appalaches qui participent ici à former la vallée du Saint-Laurent.

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Déclaration commune pour le droit de manifester à Québec

Nous invitons nos lecteurs et nos lectrices à lire la déclaration et à la signer.

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Je n’aime pas Hydro, m’aimez-vous quand même?

Par Dalie Giroux, philosophe en résidence au OFF.T.A. | texte publié une première fois sur le site du OFF.T.A.

Art

(1) Je trippe sur la méthode du théâtre documentaire proposée par Porte Parole et Annabel Soutar [dramaturge participant à la pièce « J’aime Hydro »]. Alléluia, alléluia, alléluia.

(2) Je suis ravie, réconfortée, inspirée de voir Christine Beaulieu [comédienne, enquêteuse pour la pièce « J’aime Hydro »] se lancer, forces vives, dans cette enquête démocratique-candide sur la politique d’Hydro-Québec.

(3) Dans « J’aime Hydro », l’art ne cède pas au politique. Lâchez pas la patate, c’est très fort.

Préjugés

(a) Je suis née à l’hôpital public, j’ai été éduquée par les enseignants de l’école publique, j’ai obtenu un doctorat d’une université publique, et je reçois depuis douze ans mon salaire d’une institution majoritairement financée par le trésor public. Je n’ai rien connu d’autre, jamais de ma vie.

(b) En avril 1980, j’avais six ans, et j’ai le souvenir, un matin de semaine (nous habitions avec mes parents l’appartement d’en haut), d’être dans la chambre à coucher de ma grand-mère, baignée par l’odeur des produits de beauté et entourée de ses trop nombreux gros meubles de bois cirés, et elle me pine un gros macaron du OUI mauve comme une gomme au savon sur mon chandail rayé, avant de m’envoyer à ma classe de maternelle. C’est pour expliquer mon éducation civique.

(c) J’ai grandi à Lévis, PQ, et dans le démoniaque comté de Bellechasse où j’ai appris à boire et à prendre de la drogue, mon père est un ouvrier de la construction qui parle très fort et qui change beaucoup d’idée, et j’ai mangé du poivre de Cayenne au sommet des Amériques à Québec en 2001.

Politique

etalon(sexe) Hugo Latulippe est bien impressionnant, on se sent bien insignifiante devant lui (Bacon, toute ça, le sérieux vs. le juste-pour-le-phonne), Hugo le théoricien de « l’État fort » au Québec (sans doute un bon père de famille); Nicolas-et-Alexis, Nicolas-et-Alexis, Nicolas-et-Alexis, mais Roy surtout – qui se colle sur les filles quand il leur parle, qui a une chemise de chasse (il est viril), qui est bien impressionnant, devant qui on se sent donc bien insignifiante, Roy à qui on a pogné la poche dans un film, et on se rejoue l’extrait (c’est un peu comme notre relation avec le capitalisme, il nous donne des fleurs, on lui pogne la poche), Roy à qui on ne refuse rien, Roy qui était là dans la salle, Roy-ci, Roy-ça (rien de personnel, on s’entend). Puis le gros Monsieur qui vient faire la leçon à Christine : « tu penses vraiment qu’ils sont incompétents, à Hydro-Québec? », ah oui, c’est vrai, on est tellement nounounes. Et il y a encore Jean Lesage, René Lévesque, Jacques Parizeau – nos grands-papas, nos bâtisseurs, nos visionnaires, ceux qui nous ont mis au monde (sans madames, comment ont-ils donc fait?). Nos pères et leurs drapeaux du Québec au-dessus des bécosses de chalet, nos pères, leur fierté, nos pères, leurs âmes indépendantistes. Ceux qui ont dit : « Maîtres chez nous ». « Maîtres », pour vrai? « Maîtres »? On veut-tu vraiment s’identifier à ça? Les maîtres et les esclaves? Bof – ma grand-mère serait pas contente, elle a été le principal agent de la reproduction du patriarcat dans ma famille – mais je le dit vraiment, vraiment : bof.

(race) « Nous », « Nous », « Nous », « On », « On », « On », « les Québécois », « les Québécois », « le Québec », « ce qui bouille au fond de nos gènes paternels », la croix blanche anglaise et la fleur de lys, la mélasse des caraïbes et le déjeuner œuf-bacon, « nos rivières vierges », le peuple de voyageurs, « l’empreinte ». Notre héritage est à tous égards colonial, à la croisée de deux empires dont les débris culturels s’empilent là où le fleuve se rétrécit, dans une confusion génético-politique typique de la violence de conquête. « Maîtres chez nous » : celui qui réclame le titre de maître était donc l’esclave. L’esclave de qui, demandera-t-on? Ben l’esclave des Anglais, l’esclave impérial, le nègre blanc (quand on dit « Anglais », amis, on veut dire l’empire, pas les personnes – c’est comme quand les Indiens parlent des Blancs). Juste une affaire. La solution de nos pères esclaves, c’est drôle, n’a pas été d’abolir l’esclavage, mais de remplacer le maître. Mais le remplaçant, il devient le maître de qui? On découvre, posant cette question, que la mise en place de notre politique de maîtrise, la conquête hydro-électrique de la baie James, correspond au moment historique où les Québécois ont remplacé les Anglais dans l’entreprise continentale de colonisation des peuples autochtones. « Maître chez nous », le Québec signe la Convention de la Baie-James, « nous » devenons « Hydro-Québec ». Maître de qui? Maître des Indiens, propriétaires des rivières, responsables de la violence impériale sur un territoire qui n’est pas le « Québec » sinon que dans la paperasse britannique, décideurs unilatéraux de la manière de vivre des autres. On veut-tu s’identifier à ça? Pour vrai? Pis quand la question autochtone se pose, on dit : « oui, oui, c’est certain, c’est important, on veut y aller, on aime les Indiens! ». Je trouve qu’il va falloir pis vite passer mentalement de la grammaire de la domination (« maître chez nous ») à quelque chose qu’on ne connaît pas encore qui s’appellerait l’indépendance, et ça va impliquer de commencer à se relaxer le papa pis le monsieur pis l’État fort pis le nous pis la leçon de sérieux, question de ne pas comme des caves aller dire aux Innus qui se font passer des lignes à haute tension dans la face que c’est « eux » Hydro-Québec.

ligne haute tension(classe) Faike. Il me semble que l’affaire qui marche pas dans « J’aime Hydro », si « J’aime Hydro » veut atteindre son objectif d’inclure tout le monde dans la conversation, si « J’aime Hydro » souhaite ne pas tomber dans le panneau bien réel de faire l’affaire de la stratégie de communication de la société d’État, si « J’aime Hydro » ne veut pas se retrouver le bec à l’eau si Hydro-Québec se fait vendre à des intérêts privés, si « J’aime Hydro » ne veut pas porter de manière naïve des biais de sexe, de race, de classe, si « J’aime Hydro » veut découvrir un « nous » plutôt que d’en infliger un, si « J’aime Hydro » veut éviter d’insulter les nations autochtones, si « J’aime Hydro » ne veut pas se leurrer en pensant que de se faire entendre par Hydro-Québec va changer quelque chose, l’affaire qui ne marche pas dans « J’aime Hydro », c’est d’aimer Hydro. On veut-tu pour vrai s’identifier à une compagnie d’électricité? On veut-tu s’identifier au fait de produire du power?

Je vous dit ça en vraie petite fille de Lucienne : Je me demande pour vrai pourquoi on voudrait être des maîtres, et si l’amour des maîtres va jamais vraiment nous mener quelque part. Je me demande pour vrai c’est quoi, l’indépendance.

L’ensemble des contributions de Dalie Giroux au OFF.T.A sont disponible en format pdf.

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Entretien avec Benoît Peeters. Partie III: Les communautés de réception

Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, à Montréal. Relu à Paris le lundi 8 juin 2015.

Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste, scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé (1983) chez Casterman où il publie également, en collaboration avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures depuis 1983. Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée (2003), Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains (2006) et trois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida (2010) et Valéry. Tenter de vivre (2014), auxquelles s’ajoute Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe (2010).

Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour y présenter une conférence intitulée « Jacques Derrida : L’archive et le secret » dans le cadre de la Journée d’étude Biographie d’écrivain au Département de langue et littérature française de l’Université McGill (7 mai 2015). Une discussion libre et publique autour de son œuvre, « Carte blanche à Benoît Peeters », s’est également tenue le lendemain à la librairie Le Port de tête.

C’est dans le contexte de cette agréable discussion publique que nous nous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’est imposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôt restreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunité d’approfondir des questionnements qui émergent, d’aborder certaines curiosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Je remercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sans hésitation cet entretien impromptu autour de certaines dimensions à partir desquelles la pratique du genre biographique me semblait pouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapports avec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimer également ma gratitude pour la générosité de sa parole, la confiance qu’il m’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors du travail de relecture des transcriptions et finalement, l’autorisation de publication de cet entretien.

Cet entretien est publié en trois parties qui suivent le mouvement de notre échange : la pratique du genre biographique, le cas spécifique de Jacques Derrida et enfin, la question des communautés de réception (aussi disponible entièrement en format pdf).

 

Jade Bourdages : Revenons à cette question des communautés de réception si vous le voulez bien. Il y a eu pendant le travail sur Derrida – mais j’aime bien l’imaginer avec Hergé et Valéry –, cette dynamique avec les héritiers, les dépositaires, l’ensemble des communautés de réception. Que se passe-t-il dans ces différentes communautés lors de la réception de vos œuvres, c’est-à-dire qu’advient-il avec la réception de la biographie d’Hergé, la biographie de Derrida et enfin, celle de Valéry?

Benoît Peeters : Ce sont des situations très différentes. Dans le cas d’Hergé, j’occupais une position assez centrale. Je l’avais connu, j’avais recueilli sa dernière interview, j’avais fait ce livre un peu officiel qui s’appelle Le monde d’Hergé[1], puis j’ai monté des expositions, réalisé des documentaires, etc. Donc j’étais vraiment du sérail. Par rapport à Pierre Assouline[2], qui avait écrit une biographie avant moi mais qui était extérieur à ce monde, j’étais donc dans une situation radicalement différente. Je dirais que le milieu hergéen – les dessinateurs de bandes dessinées, les amateurs, etc. – étaient grosso modo bienveillants et heureux de ma biographie, parce qu’elle était écrite avec un regard complice, et une grande attention à la bande dessinée en tant qu’art.

 

Étant donné cette position relativement centrale que vous évoquiez à l’instant, la légitimité de votre parole était déjà reconnue dans le sérail, dans ce milieu de la bande dessinée, voire dans l’ensemble de la communauté de réception de l’œuvre d’Hergé, c’est bien ça?

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Benoît Peeters, Hergé. Fils de Tintin, Flammarion, 2002.

À la limite dans le milieu, j’étais attendu. Certains avaient dû se dire : « tiens, c’est bizarre que Benoît Peeters n’ait pas écrit une vraie biographie d’Hergé ». Donc quand elle est arrivée, même après d’autres livres, elle a eu pas mal de succès et un très bon accueil. Ce livre s’était élaboré au fil des ans. J’avais par exemple commencé à recueillir des entretiens peu de temps après la mort d’Hergé. Le livre est paru en 2002, Hergé était mort en 1983, et d’une certaine façon j’avais préparé cette biographie en filigrane, pendant toutes ces années. Beaucoup de témoins qui étaient morts entretemps, je les avais interrogés. J’avais consulté un grand nombre de documents, avant que mes relations avec les ayants droit ne se compliquent. Il s’agissait donc d’une situation assez favorable. J’étais somme toute sur mon terrain. Bien sûr, il est toujours difficile de réussir un livre, mais je dois reconnaître que Hergé, fils de Tintin[3] s’est écrit assez facilement.

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Benoît Peeters, Valéry. Tenter de vivre, Flammarion, 2014.

Par contre, quand je me suis lancé dans mon premier livre sur Paul Valéry[4], au milieu des années 1980, la situation était délicate. J’apparaissais vraiment comme un étranger. Il s’agissait alors d’un milieu très fermé, très protégé, très universitaire : les spécialistes de Valéry dépendaient, pour l’accès aux manuscrits et aux lettres, de la bienveillance de sa fille, Agathe, qui était une vraie gardienne du temple. Elle avait voulu angéliser la figure de Valéry et filtrer le plus possible les informations biographiques, un peu comme Anna Freud l’avait fait avec son propre père. Les spécialistes savaient beaucoup de choses, mais ils se gardaient bien de les écrire. Ils se contentaient de parler entre eux, presque en chuchotant. Et tout à coup, ces spécialistes voient paraître un livre venu de nulle part, par quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, et ce livre est tout de même très informé. Même si Agathe Rouart-Valéry ne m’avait pas donné l’accès aux correspondances inédites, j’étais assez fouineur et donc, en consultant des publications éparses, des catalogues de vente, des plaquettes anciennes, etc., j’avais trouvé quantité de choses. Bien moins que ce qu’il y a dans Valéry. Tenter de vivre, récemment paru chez Flammarion (2014), mais quand même beaucoup de choses. Certains valéryens étaient un peu sidérés, un peu gênés parfois. Il n’empêche que ce premier livre – Paul Valéry, une vie d’écrivain? – a contribué à désinhiber le milieu valéryen. Des publications nombreuses se sont faites dans les années qui ont suivi, avant même la disparition d’Agathe.

 

Dans ce milieu valéryen de la fin des années 1980, est-ce qu’on s’est attaqué au contenu de vos recherches, à votre compétence en tant que biographe ou encore, à la légitimité, ou non, de votre parole?

Non, le livre a été bien reçu dans la presse, y compris dans les revues spécialisées. Certains ont dit qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une biographie, ce qui était vrai puisque je ne disposais pas alors d’assez de sources, mais je me souviens que certains valéryens patentés, y compris des gens qui avaient connu Valéry, ont été favorablement impressionnés. Il est arrivé que l’on me dise que j’avais fait la part trop belle à Catherine Pozzi, avec qui il avait vécu une longue et difficile histoire d’amour, mais cela restait une critique très mesurée.

 

Ces critiques, venaient-elles des littéraires, des historiens, des héritiers, des ayants droit?

Des spécialistes. À cette époque-là déjà, Valéry ne suscitait hélas pas beaucoup d’intérêt de la part du grand public. On peut dire que, autour d’Hergé comme de Derrida, il existe de vraies communautés d’intérêts, et même pas mal de passions. Pour Valéry, c’est beaucoup plus restreint…

La réception de mon premier ouvrage sur Valéry a donc été assez étrange : c’est un livre que personne n’attendait, et surtout pas de quelqu’un comme moi. Par contre, quand j’ai publié l’année dernière Valéry. Tenter de vivre, que je considère comme mon vrai livre sur Valéry, la situation avait beaucoup changé. D’une certaine façon, j’étais déjà dans la communauté. La génération suivante, celle des petits-enfants, et notamment une des petites-filles qui s’occupe de plus près de l’œuvre, m’a laissé libre accès aux documents. Leur attitude est tout à faire différente : ils ne cherchent plus à protéger la statue de Valéry, ils pensent au contraire qu’un portrait plus vivant, plus contrasté, donne une image moins sévère et plus attirante de Valéry. À quelques détails près, ils ont été très heureux de la biographie. Là, c’est vraiment le passage du temps qui a joué.

 

Dans le cas de ce deuxième travail sur Valéry, cette biographie publiée chez Flammarion en 2014, quelle a été la position des « valéryens »?

Il me semble que la plupart ont apprécié le livre. Il faut dire qu’entretemps était parue une énorme biographie de Paul Valéry, celle de Michel Jarrety[5], ainsi que plusieurs correspondances. Les choses s’étaient ouvertes. Il ne s’agissait plus de questions de principe, mais de discussions de spécialistes : « Jarrety va plus loin dans le détail et son érudition est insurpassable, Peeters est plus synthétique et propose plutôt un portrait ». Paul Valéry est devenu un auteur dont on peut parler normalement. L’entrée de son œuvre dans le domaine public français, en janvier 2016[6], accentuera encore cet effet.

 

Comment expliquez-vous cette différence disons de « ton » entre les différentes réceptions de vos trois biographies majeures?

La question de la distance temporelle joue à mon avis un rôle majeur. On a affaire à trois types de distances temporelles avec Valéry, Hergé et Derrida. Dans le cas de Valéry, il n’y a presque plus de témoins vivants et les passions sont retombées : on est déjà du côté de l’histoire, avec un vrai surplomb. Valéry est désormais un classique, pour le meilleur et pour le pire. On peut écrire désormais avec une certaine sérénité. Dans le cas d’Hergé, ma biographie est parue presque 20 ans après sa mort : beaucoup de livres avaient été publiés, le sujet était encore chaud, mais on avait déjà du recul. Dans le cas de Derrida, en revanche, tout était vraiment brûlant, à la fois brûlant par les amitiés, par le temps du deuil qui n’est pas tout à fait achevé, par les polémiques qui ne sont pas réglées, par les enjeux institutionnels qui restent très présents – quelle est, quelle sera la place de la déconstruction dans le champ universitaire? Mon livre marquait donc une étape dans les années de deuil, dans ces années qui suivent immédiatement la disparition de quelqu’un. Chacun sait qu’un jour une biographie va arriver, mais la mienne est arrivée assez vite.

J’ai commencé mes recherches trois ans après la mort de Derrida, ce qui est très peu. Il y avait des gens même qui en me recevant me disaient « vous savez c’est difficile pour moi de parler ». Plusieurs témoins ont pleuré ou retenu leurs larmes en évoquant son souvenir. Certains me disaient : « je n’ai pas le courage de rouvrir la boîte où j’ai rangé les papiers qui me restent de lui, je n’y arrive pas ». Ce rapport affectif était donc très fort, tout à fait à vif si je puis dire. L’une des choses qui m’a fait le plus plaisir, c’est qu’à ma connaissance le livre n’a pas choqué les proches. Quelques ennemis de longue date de Derrida, comme Jean-Pierre Faye, ont estimé que j’avais pris le parti de Derrida, que je l’avais trop défendu. Faye a publié un très long texte pour me répondre[7], mais par-delà mon livre, mes deux livres, il ressuscitait surtout les conflits très anciens qu’il avait eus avec Derrida, à propos d’Heidegger et du Collège international de philosophie… Il réglait ses comptes par-dessus ma biographie, et le vrai reproche qu’il me faisait, comme quelques autres, c’était d’être du côté de Derrida.

Mais est-ce qu’un biographe peut faire autrement? Personnellement, je ne crois pas. Comme je l’ai dit lors de la discussion à la librairie Le Port de tête[8], lorsque j’écris une biographie, je l’écris avec celui dont je parle, et à certains égards de son point de vue. L’un dans l’autre, j’accepte donc cette critique. Quelqu’un qui déteste Derrida, en lisant ma biographie, va trouver qu’elle est trop bienveillante. Mais je l’ai entreprise aussi parce que j’avais cette forme de bienveillance. J’avais de l’admiration et de l’estime pour Jacques Derrida avant de commencer, et en réalisant ce travail, en explorant ses archives, en rencontrant ses proches, il ne m’a pas déçu. Il m’a parfois surpris, il m’a parfois agacé, mais il ne m’a jamais déçu en profondeur. Si vous avez une longue amitié avec quelqu’un, il peut aussi vous arriver d’être étonné et déçu par quelque chose. Mais dans la plupart des cas, cela ne met pas fin à l’amitié, cela peut même l’enrichir.

Chez Derrida, j’ai parfois noté des complaisances vis-à-vis de ceux qu’il percevait comme des alliés. S’il pouvait se montrer dur et même injuste avec les gens qu’il avait classés comme des ennemis, il pouvait être laxiste avec des gens de petite envergure, notamment aux États-Unis où il avait besoin d’avoir des alliés dans beaucoup d’universités différentes. Il lui est arrivé aussi d’être de mauvaise foi, notamment dans les polémiques. Et il avait tendance à se présenter comme une victime, même dans les cas où il s’était montré agressif. Tout cela, à mes yeux, ne fait pourtant que le rendre plus compliqué, donc plus intéressant.

 

Vous êtes-vous déjà senti comme partie prenante d’une certaine communauté de réception? Par exemple dans votre rapport à Roland Barthes?

Pour moi comme pour beaucoup d’autres étudiants, Barthes a beaucoup compté. Mais je comprends parfaitement qu’une biographie ne me mentionne pas et ne mentionne pas toute une série de gens de l’entourage tardif. Le réseau relationnel de Barthes était très large, tant il était généreux, particulièrement avec ses étudiants. Mais quand je pense subjectivement à ma relation avec lui, elle me paraît bien sûr importante. À bien des égards, il continue de m’habiter. Mais il s’agit là d’une affaire individuelle.

La question que se pose le biographe, à cet égard, qu’il s’agisse de Typhaine Samoyault (pour Barthes)[9], de Didier Eribon (pour Foucault)[10] ou de moi, c’est de savoir quelles limites il se fixe. On peut interroger cinquante personnes, cent ou deux cents à la rigueur, mais sûrement pas cinq cents ou mille. Il y a un moment où, humainement et techniquement, on ne peut pas le faire. On a donc tendance à se dire « tel et tel étudiant, va représenter les étudiants de la dernière génération. » Ou « telle et telle personne vont représenter sa présence dans tel pays… ». Dans ma biographie de Derrida, j’insiste davantage sur sa présence dans telle université américaine que dans telle autre. Et je conçois que cela puisse décevoir certains de ceux qui l’ont côtoyé. Si quelqu’un me dit « vous savez, avec Derrida, on s’est vus très souvent, on a dîné ensemble, etc… », je lui réponds « je vous crois tout à fait, je serais heureux d’écouter vos souvenirs, et pourtant il m’a semblé que je pouvais raconter l’histoire de Derrida sans vous mentionner ».

Souvenons nous que le champ relationnel de Derrida était extraordinairement étendu, encore plus que celui de Barthes. Il a vraiment voyagé dans le monde entier, été visiting professor dans d’innombrables universités, entretenu une quantité incroyable de correspondances. Donc quand je parle de mille témoins potentiels, je n’exagère pas du tout. Oui, j’aurais pu rencontrer mille personnes. Mais en même temps, qu’est-ce que j’aurais fait de mille interviews, outre le fait qu’il m’aurait fallu trois ou quatre ans de plus, et que j’aurais eu besoin de beaucoup d’argent pour aller interroger des témoins en Australie, en Chine, etc.? Même en laissant de côté ces aspects matériels, qu’est-ce que j’aurais fait de cette surabondance d’informations? Je n’avais pas l’intention d’écrire une biographie en trois tomes de 600 pages. C’est à moi de faire mes choix, de proposer un portrait plutôt que de noyer le lecteur sous une accumulation de petits faits.

 

Si je suis votre propos, dans une telle histoire, chaque détail n’est donc pas d’égale importance?

Oui, je n’arrête pas de prendre des décisions, de fixer des priorités. Je suis notamment persuadé que la phase de construction du personnage, avant la grande notoriété, génère des relations plus essentielles. On le remarque dans les lettres : pendant sa jeunesse, quelqu’un comme Derrida a entretenu une dizaine de correspondances, et elles sont pour la plupart très riches. La notoriété venue, il a des centaines de correspondants, mais à la plupart il répond de manière plus superficielle, en parant au plus pressé, sans se livrer réellement. Il a une position à tenir, il ne fait plus part de ses doutes, comme il le faisait dans ses lettres de jeunesse à Michel Monory. Cette correspondance, sur laquelle je suis fier d’avoir mis la main, correspond à un moment où Derrida ne s’est pas encore trouvé : il doute de son talent, de sa capacité à écrire, et cet ami joue un rôle essentiel de confident. On est un peu dans la même situation qu’entre Freud et Fliess, quand Freud ne sait pas encore qu’il va devenir Freud, quand il pense que Fliess est peut-être un plus grand savant que lui… Les lettres de jeunesse de Derrida, écrites à une période où il ne publie pas encore, font pour moi pleinement partie de son œuvre. Les lettres tardives sont en revanche en grande partie consacrées à des questions matérielles : invitations à des conférences et des colloques, remerciements pour des livres reçus, etc. Il est donc logique que je les utilise moins.

 

Il y a une expérience d’écriture dans votre travail de biographe, une expérience de créateur aussi dans votre travail de scénariste. Y a-t-il une certaine relation entre votre travail de créateur et votre manière d’aborder cette pratique d’écriture du genre biographique?

Au début de notre conversation[11], je vous parlais d’Omnibus, ce petit roman qui jouait avec certains codes de la biographie. Symétriquement, il est clair que dans mon travail de biographe, quelque chose de ma pratique de raconteur d’histoires est bel et bien présent. Et c’est une dimension qu’un philosophe n’aurait sans doute pas. Un philosophe aurait bien d’autres qualités que moi, mais il serait sans doute moins préoccupé par les questions narratives. Lorsque j’écris une biographie, je m’appuie sur l’un de mes terrains de compétence, qui est de savoir raconter une histoire, de savoir choisir le détail révélateur en éliminant bien d’autres choses sur lesquelles j’ai pourtant enquêtées. Les questions de rythme sont essentielles pour moi. Cela ne me gêne donc nullement de ne pas utiliser une grande partie des informations que j’ai patiemment collectées. Au contraire, je sais que cela va me permettre de nourrir les conférences et les tables rondes d’une série d’éléments qui ne figurent pas dans le livre. Dans une rencontre à Buenos Aires, j’ai ainsi pu évoquer de manière approfondie la relation de Derrida et Althusser, alors que dans la biographie elle n’occupe que quelques pages. Si j’avais mis dans le livre tout ce que je sais de cette relation abondamment documentée, cela aurait déséquilibré le récit par rapport à d’autres amitiés de Derrida. Mais pour me sentir à l’aise en écrivant, j’ai besoin de savoir beaucoup de choses, de creuser des pistes au delà de ce que le livre pourra accueillir. Tous ces choix sont aussi une affaire d’intuition : s’il m’arrive souvent de m’attarder pendant la phase de recherche, de tirer un fil au delà de ce qui est nécessaire, il m’arrive aussi d’aller vite, car j’ai l’impression que tel ou tel document, qui pourrait intéresser quelqu’un d’autre, ne concerne pas suffisamment mon projet.

 

Pour qu’il y ait « biographie », il faut donc une (re)constitution par assemblage, le montage d’un certain type de récit par le biais d’un travail patient et rigoureux de marquage, de sélection à travers des sources multiples – que celles-ci soient primaires et/ou secondaires. En vous écoutant, on sent bien qu’il y a un fil conducteur duquel vous ne vous écarterez jamais quand vous travaillez sur ce type de projet. Vous en avez parlé plus tôt : le jour où vous apprenez que vous allez travailler sur un projet, le matériel devant vous est immense, la tâche peut paraître, elle, vertigineuse. On peut d’ailleurs en lire le témoignage dans les Carnets, qui constituent en quelque sorte une chronique de l’expérience d’enquête et d’écriture de la biographie de Derrida comme nous l’évoquions. Il vous faut donc déterminer une « porte d’entrée », déterminer en quelque sorte un niveau de signification très élevé à partir duquel certains détails révélateurs seront retenus, d’autres, non. Peut-être que cette ligne n’est pas tout à fait claire dans l’ensemble de ses dimensions avant d’entamer le travail, mais on sent bien quand même lorsque vous parlez de votre pratique que vous écartez ce qui pourrait vous écarter vous-même de l’essentiel. J’aimerais qu’on revienne sur ce processus. Quel est cet « essentiel » que vous poursuivez dans cette pratique du genre biographique qui est votre?

Peeters Trois ans avec Derrida

Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion, 2010.

Garder le cap, oui, garder le cap. Notamment, par exemple, restituer un milieu – comme l’Algérie coloniale –, mais ne pas basculer dans le livre d’histoire. Ne pas avoir des « topos » qui nous font perdre le personnage. Je suis très attentif aux rapports entre l’avant-plan et l’arrière-plan, je m’interroge sur le traitement des personnages secondaires, des silhouettes, du décor. Ce sont des préoccupations d’écrivain, presque de peintre parfois. Je sais que je ne peux pas perdre de vue mon personnage pendant dix pages, chose qui arrive dans certaines biographies et qui m’agace.

L’élégance du biographe, je le redis, c’est de garder un cap, mais c’est comme un cap de marine. Vous ne naviguez pas en ligne droite, vous savez que vous devez un peu dériver, vous laisser emporter par le courant, il n’empêche que vous tenez quand même un cap. Il ne faut pas vous perdre en chemin. Par ailleurs, cela peut sembler trivial de le dire, mais je suis aussi un écrivain professionnel. Pour écrire la biographie de Derrida, je ne bénéficiais pas d’une bourse de recherche. Je disposais juste de l’avance que m’avait accordée mon éditeur, une avance assez modeste et je ne pouvais donc pas consacrer cinq ou six ans de ma vie à ce livre. C’était déjà une sorte de sacrifice financier de consacrer trois ans à ce projet. Je ne pouvais m’offrir ce luxe que grâce aux droits d’auteur de mes travaux antérieurs. Mais j’étais tenu à une forme d’efficacité, de pragmatisme. Pour un doctorant qui prépare une thèse, ou un universitaire qui bénéficie d’une bourse de recherche, le relatif confort dont il bénéficie peut devenir un handicap s’il retarde trop le moment du passage à l’acte.

À un moment je pense qu’il faut mettre entre parenthèses les questions et se dire : vas-y, avance, écris! Quand on consulte les premiers documents d’archives, quand on rencontre les premiers témoins, on note énormément de choses. Plus vous avancez, moins vous notez, car vous percevez les redondances. Et un jour, vous sentez qu’il faut arrêter la phase de préparation et affronter la rédaction.

 

Dites-moi, pour finir, avez-vous un autre auteur dans la mire, un autre auteur/créateur à qui vous aimeriez bien peut-être « venir en aide » maintenant…?

Oui. Mais je ne peux pas en parler pour l’instant. C’est encore trop embryonnaire, trop fragile… Ce que je peux dire, c’est que je vais aborder un autre monde qui n’est ni la littérature, ni la bande dessinée, ni la philosophie. Je vais partir sur un nouveau terrain, où j’apparaîtrai à nouveau comme un outsider. On pourra à nouveau mettre en question ma compétence, se demander d’où je viens, ce que je fais là… Heureusement, Derrida, donne une légitimité beaucoup plus grande que Hergé, et même que Valéry. Spécialiste ou non, chacun sent qu’écrire la biographie de Derrida était un pari difficile. Donc à partir du moment où je suis parvenu au bout de ce livre, certains doivent se dire que je suis capable d’entrer dans un champ de savoir qui n’est pas directement le sien, et d’en proposer une synthèse, ce qui est quand même aussi un des enjeux de l’écriture biographique. Il y a des biographies qui sont des travaux de recherche extraordinaires, mais qui sont très ennuyeuses à lire. Moi, j’ai envie que mon lecteur aille jusqu’au bout du livre sans ennui. J’aime qu’il y ait des accélérations, des détails intrigants, des portraits, parfois même des coups de théâtre… La biographie m’apparaît comme un genre très complet. Je suis encore loin d’en avoir fait le tour.

FIN

Plus d’informations :

Jacques Derrida, la première biographie.

Benoît Peeters, page web personnel.


 

Notes

[1] Benoît Peeters, Le monde d’Hergé, Bruxelles, Casterman, 1983.

[2] Pierre Assouline, Hergé, Paris, Éditions Plon, 1996.

[3] Benoît Peeters, Hergé, fils de tintin, Paris, Éditions Flammarion, 2002.

[4] Benoît Peeters, Paul Valéry, une vie d’écrivain?, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 1989.

[5] Michel Jarrety, Paul Valéry, Paris, Éditions Fayard, 2008.

[6] Contrairement au Canada où un auteur accède au domaine public cinquante ans après sa mort, la France possède un système parfois complexe de calcul. Les œuvres de Paul Valéry sont dans le domaine public canadien depuis 1995, mais y accéderont en France le 1er janvier 2016. Le lecteur peut trouver une liste de ces œuvres qui accéderont au domaine public en 2016 sur le site du Démonstrateur du calculateur du domaine public français. Le Démonstrateur du calculateur du domaine public français est une expérimentation réalisée dans le cadre d’un partenariat entre l’Open Knowledge Foundation France et le Ministère de la culture et de la communication.

[7] Benoît Peeters fait ici référence à Lettre sur Derrida écrite par Jean-Pierre Faye et publiée en 2013 aux Éditions Germina à la veille du 30e anniversaire du Collège International de Philosophie. Pour un aperçu de la réaction que suscita cette Lettre parmi certains membres de la communauté philosophique française et membres du Collège International de Philosophie, le lecteur pourra se référer à l’article, qui compte de nombreux signataires, publié dans le journal Libération le 7 mai 2013.

[8] « Carte blanche à Benoit Peeters », discussion publique libre animé par Jacques Samson le 8 mai 2015 à la Librairie le Port de tête de Montréal.

[9] Typhaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, janvier 2015.

[10] Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Éditions Flammarion, 1989.

[11] « Entretien avec Benoît Peeters. Partie I : La pratique du genre biographique » réalisé par Jade Bourdages le 9 mai 2015 et relu à Paris le 6 juin 2015, Trahir, 9 juin 2015.

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Entretien avec Benoît Peeters. Partie II: Le cas de Jacques Derrida

Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, à Montréal. Relu à Paris le dimanche 7 juin 2015.

Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste, scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé (1983) chez Casterman où il publie également, en collaboration avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures depuis 1983. Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée (2003), Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains (2006) et trois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida (2010) et Valéry. Tenter de vivre (2014), auxquelles s’ajoute Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe (2010).

Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour y présenter une conférence intitulée « Jacques Derrida : L’archive et le secret » dans le cadre de la Journée d’étude Biographie d’écrivain au Département de langue et littérature française de l’Université McGill (7 mai 2015). Une discussion libre et publique autour de son œuvre, « Carte blanche à Benoît Peeters », s’est également tenue le lendemain à la librairie Le Port de tête.

C’est dans le contexte de cette agréable discussion publique que nous nous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’est imposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôt restreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunité d’approfondir des questionnements qui émergent, d’aborder certaines curiosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Je remercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sans hésitation cet entretien impromptu autour de certaines dimensions à partir desquelles la pratique du genre biographique me semblait pouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapports avec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimer également ma gratitude pour la générosité de sa parole, la confiance qu’il m’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors du travail de relecture des transcriptions et finalement, l’autorisation de publication de cet entretien.

Cet entretien est publié en trois parties qui suivent le mouvement de notre échange : la pratique du genre biographique, le cas spécifique de Jacques Derrida et enfin, la question des communautés de réception (aussi disponible entièrement en format pdf).

 

Jade Bourdages : Avant même d’entamer le travail sur Derrida, vous aviez déjà une certaine conscience de l’ampleur des difficultés, du travail risqué que cela comportait, du fait que vous n’entriez pas là, en tant qu’outsider dites-vous, en terrain disons pacifié. La philosophie se présente en ses traits extérieurs comme terrain pacifié, elle occulte ses conditions de production, elle se place souvent bien au-dessus des conflits mondains; c’est aussi ce qui la rend en partie difficile pour les sociologues ou quiconque tente d’en reconstituer la genèse. Il y a un obstacle certain au fait de faire de la philosophie un objet de sociologie ou d’histoire des idées, c’est que tout est fait dans ses codes et dans ses règles pour qu’il soit difficile d’apercevoir tout ce travail et ces conditions de production, les conflits qu’elle suscite et qui la suscitent. Par exemple, est-ce que le type de difficultés que vous évoquiez dans la première partie de notre entretien s’est présenté avec autant d’insistance dans le cas d’Hergé et de Valéry?

Benoît Peeters : Non, nettement moins.

 

Il nous faudrait peut-être arriver un jour à s’expliquer ces différents degrés d’intensités. Comment, par exemple, expliquez-vous ces différences dans le cas des trois biographies? Pourquoi avez-vous rencontré moins de difficultés dans le cas d’Hergé ou Valéry que dans celui de Derrida? Quelque chose autour de l’œuvre du philosophe relevait-il d’un autre ordre de difficultés : la littérature secondaire, les spécialistes, les héritiers, les défenseurs, les « gardiens du temple »? Il y a là toute une masse de communautés d’interprètes autour de cette œuvre…

Ceux qu’on appelle, de manière trop rapide « les derridiens » forment une communauté aux frontières floues, un ensemble de gens qui sont eux-mêmes traversés par de nombreuses nuances, différences, quand ce ne sont pas des contradictions ou des conflits. Il n’y a pas un bloc qui serait « les derridiens ». Il y a une communauté diffuse, dont beaucoup disent « nous sommes derridiens », dont d’autres à la limite ne le revendiquent pas, mais le sont tout autant. Mais ces gens n’entendent pas la même chose par Derrida et par derridien. Donc on ne peut pas se dire qu’il y aurait comme ça une sorte de consensus sur ceux qu’on appellerait « les derridiens ». Il y a déjà, pour faire très simple, une tendance de purs philosophes et une tendance de gens littéraires ou liés au monde l’art. Il y a des derridiens français, des derridiens nord-américains, des derridiens sud-américains, ce sont des communautés très différentes.

Couverture Japon

Couverture de Derrida, Japon.

Par exemple, les livres n’ont pas tous été traduits dans toutes les langues, les livres qui ont fait évènement ne sont pas les mêmes, et l’usage qui en est fait est très distinct. Prenons le cas très simple de la différence entre la France et les États-Unis. En France, Derrida s’adresse d’abord à la communauté philosophique, et pendant très longtemps sa formation est liée à un sérail philosophique assez strict. Après tout, il est aussi un produit de l’enseignement philosophique français : Normale Sup et l’agrégation. Aux États-Unis, où la philosophie dite continentale est méprisée dans les départements de philosophie, ce sont les littéraires qui l’ont invité depuis le début. À partir de la littérature, Derrida va rayonner vers l’architecture, l’art, la théologie, le droit, etc. Mais il ne sera jamais invité dans les départements de philosophie. Les thèses soutenues sur lui ne le sont jamais par des philosophes. Donc vous comprenez d’emblée que ceux qu’on peut appeler « les derridiens » ne sont pas du tout du même genre, du même style, dans le monde nord-américain et dans le monde français. Mais si vous allez regarder ce qui se passe en Allemagne, c’est encore tout à fait différent. Et ne parlons pas de pays plus lointains où il est plus difficile pour moi de bien mesurer la réception de Derrida : au Japon, en Corée, en Chine.

Couverture Allemagne

Couverture de Derrida, Allemagne.

Mon parti initial, qui vient peut-être du fait que ce n’est pas le premier travail biographique dans lequel je me lance, mon parti pris initial c’est que la littérature secondaire va être secondaire pour moi. Qu’elle ne sera pas une porte d’entrée très importante. Ça ne veut pas dire que je l’ignorerai tout à fait, mais que je l’aborderai avec une certaine désinvolture. Parce que déjà, elle existe en beaucoup de langues et que la plupart de ces langues je ne peux pas les lire. Je sais que de toute façon je ne pourrai pas faire un tour du sujet exhaustif. Donc ce qui m’intéresse, c’est d’abord les sources primaires. Au moment où je commence à travailler, en 2007, beaucoup des contemporains de Derrida sont encore vivants, y compris des gens un peu plus âgés que lui; j’interroge des gens de sa famille, mais aussi des amis et collègues de ses débuts, même des gens qui ont été dans une position de relative maîtrise par rapport à lui. Ça, c’était un premier point fondamental : ils sont là, je dois tout faire pour leur parler. Deuxièmement, Derrida a déposé une quantité considérable d’archives. D’abord à Irvine près de Los Angeles. Puis à l’IMEC, en France, à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine, en Normandie, où l’archive est en train d’être classée. Je commence par consulter les lettres reçues, après avoir négocié des autorisations avec les ayants droit, ce qui n’est pas toujours simple. Certains pensent que le travail du biographe est facile quand il y a beaucoup d’archives, qu’il suffit de consulter cette masse de lettres, comme si les correspondances étaient là, disponibles pour tous. En réalité, les lettres envoyées par Derrida, elles sont dispersées dans le monde. C’est un immense travail de retrouver les gens, de les convaincre de vous laisser consulter les lettres qu’ils ont reçues. Il y a des gens connus, qu’on retrouve un peu plus facilement, mais qui ont parfois des raisons de ne pas les montrer. Il y a des gens inconnus, ou très peu connus, dont il faut retrouver la trace, etc. Une grande partie du travail du biographe tient du travail d’enquêteur, de détective pour retrouver les sources et gagner la confiance des proches. Ma grande force, c’est d’être autorisé par Marguerite Derrida à lire tout ce qu’a pu écrire Derrida lui-même. Mais je dois aller chercher beaucoup d’autres autorisations, pour pouvoir explorer sérieusement ce matériau.

Couverture Argentine

Couverture de Derrida, Argentine.

Derrida a tout gardé. Je sais donc que je vais avoir une chance extraordinaire, en même temps un peu accablante par la masse, mais passionnante. Par exemple, quand je commence à consulter à l’IMEC les correspondances reçues, je dois commencer à les consulter par ordre alphabétique parce qu’elles sont en train d’être classées dans cet ordre-là. Je vais pouvoir lire les correspondants dont le nom commence par A, B, C (Abirached, Althusser, Bianco, etc.) et puis je vais passer à D, E, F, etc., au fur et à mesure de la recherche. On est presque en train de trier pour moi! Je suis un accélérateur de classement, parce qu’ils savent à l’IMEC que je travaille, que j’avance bien, et ils sont stimulés pour organiser ce fonds un peu plus vite, etc. De temps en temps aussi, je reviens vers les gens qui classent les lettres, et je leur dis « non, là, vous avez confondu, c’est un homonyme, mais cette lettre ne devrait pas être dans ce dossier-là », etc. Je consulte, mais en même temps je contribue à la mise en valeur du fonds, et parfois même à son organisation. Et ça, ça m’intéresse infiniment plus que la littérature secondaire et les commentaires de commentaires, puisque je sais que je dispose là d’un matériau neuf et dans lequel je me sens à l’aise. Il faut apprendre à déchiffrer l’écriture de Derrida, ce qui est très difficile, mais après un certain temps on devient expert. On s’habitue, tout simplement, puis une fois habitué, on avance assez rapidement.

Je découvre aussi à l’IMEC des articles qui n’ont jamais été publiés ou qui l’ont été dans des langues lointaines, des interviews accordés au Brésil ou au Japon, mais dont il existe un texte français, etc. Ce sont aussi des matériaux passionnants pour moi, puisque ce sont des matériaux non connus, au ton quelquefois plus libre que dans les publications plus officielles. Parallèlement, bien sûr, je lis ou je relis une autre source primaire, qui est l’ensemble des œuvres publiées par Derrida, les classiques comme les textes les plus rares. Et c’est déjà un très gros boulot. Mais je ne les lis pas comme si j’étais en train d’écrire une introduction à sa philosophie. Je les lis de manière continue, en cherchant les échos, les allusions. J’avance assez vite et quand je sens que quelque chose est un peu trop technique, je ne m’attarde pas, quitte à y revenir si j’en ai besoin, mais je n’ai pas l’intention de faire un résumé ou une analyse de chaque livre. D’autant que comme vous le savez, il y a environ 80 ouvrages publiés, donc, imaginons même que je consacre trois pages à chaque livre, ce qui est très peu, ça aurait déjà fait 250 pages de livre rien que pour analyser les livres, ce qui aurait complètement déséquilibré la biographie. Je ne vais donc évoquer en détail qu’une douzaine d’ouvrages, m’attachant surtout à leur genèse et à leur réception.

 

Dans le milieu philosophique, vous adressez cette question d’un philosophe français, la possibilité de sa biographie… Mais dans cette maison France telle que nous l’évoquions plus tôt, il y a un tabou, c’est-à-dire cette relation, ce rapport de l’œuvre à son auteur et inversement. « La mort de l’auteur » a été maintes fois annoncée, le décret fait de mille et une façons dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Immolation de soi et écriture sont devenues, à partir de Maurice Blanchot peut-être mais pas seulement, quelque chose de très présent dans la pratique d’écriture de bien des auteurs et théoriciens de la création littéraire de la maison France…

Première édition Glas

Première édition de Glas, 1974.

Bien sûr. Et Blanchot qui fascinait Derrida, fait peser ce tabou sur lui et autour de lui. D’un autre côté, il y a aussi beaucoup d’écriture autobiographique chez Derrida, dans La Carte postale, Circonfession, Le Monolinguisme de l’autre et bien d’autres publications. Et il y a dans plusieurs de ses textes sur d’autres auteurs des allusions biographiques, dans Glas par exemple. C’est aussi le cas chez Paul Valéry, qui pose un tabou général sur la biographie, mais utilise un abondant matériau biographique dès qu’il parle de Mallarmé, Huysmans ou Degas. Il y a une contradiction interne qui contribue à mettre à l’aise le biographe que je suis.

 

La figure de l’auteur devient-elle alors autre chose dans ce genre qu’est la biographie? Dans votre pratique du genre, cette figure se complique-t-elle si vous me permettez ici l’expression?

Je crois que ce qu’il y a, particulièrement chez Derrida mais aussi chez Paul Valéry et Roland Barthes, c’est que ce sont des gens qui veulent inquiéter la biographie. Et de ce point de vue-là, je les rejoins. J’ai moi aussi un rapport inquiet, parce que je ne crois pas aux causalités simples. Je pense qu’entre ce qu’on appelle trop rapidement « l’œuvre » et « la vie » il existe un jeu de relations, extrêmement sophistiqué, subtil, et qu’il faut se garder de toute application mécanique. Il reste bien évidemment possible et souhaitable de lire les œuvres et les textes dans leur nudité, sans passer par le détour biographique. La démarche biographique m’apparaît comme un plus, un supplément, et pas du tout comme un passage obligé. Il ne s’agirait pas de dire : maintenant, tout lecteur de Derrida, pour le comprendre, doit d’abord lire sa biographie.

 

Ou encore, « l’ensemble de l’œuvre s’éclaire maintenant par le fait qu’il a rencontré telle ou telle personne », par le fait « qu’il a fréquenté tel ou tel lieu, fait tel ou tel chose »…

Voilà. S’il n’y a plus de tabou biographique, il n’y a pas pour autant d’impératif biographique. Il n’empêche qu’on retrouve une question que vous posiez tout à l’heure et que j’ai laissée un peu en chemin, qui est celle du conflit. Et le conflit, la polémique, sont des éléments que l’histoire et la sociologie des sciences ont énormément mis en valeur ces dernières années. La science n’est pas une marche linéaire vers la vérité, chaque discipline avançant pas à pas vers son propre accomplissement; elle est le cadre d’enjeux, de tensions, de luttes. Je pense que, de ce point de vue-là, la philosophie appartient exactement à la même scène, celle qui a été décrite par des gens comme Bruno Latour ou Isabelle Stengers et d’autres, qui montrent que la neutralité de la science, la quête de la vérité, etc., cherchent à masquer d’innombrables jeux d’intérêts.

Ce qui n’empêche pas qu’il existe quelque chose comme de la science pure. Je ne me situe pas du tout dans le relativisme ou le réductionnisme, de ce point de vue-là. Mais cette science pure ne correspond qu’à des moments, presque des instants, à l’intérieur d’une histoire extrêmement complexe et tendue. Ces questions, je les rencontre très fortement sur la scène philosophique, et avec Derrida superlativement. Avital Ronell, aux débuts du Collège international de philosophie, avait proposé à Derrida la création d’une chaire de polémologie philosophique. Derrida avait trouvé d’emblée l’idée très intéressante et on comprend bien pourquoi. L’histoire de la philosophie est une chose très étrange, de ce point de vue-là puisqu’elle ne produit pas de résultats aussi tangibles et aussi clairement progressifs que l’histoire des sciences, où, malgré tout, par certains côtés, Einstein dépasse Newton en l’incluant dans un système plus vaste. En philosophie, on est à la fois dans une sorte de surplace : par certains côtés on n’est jamais allé plus loin qu’Héraclite ou Aristote, mais par d’autres côtés, les philosophes d’aujourd’hui arrivent tardivement, dans une histoire de la philosophie dont ils ont une certaine connaissance et parfois une connaissance très forte. Il y a donc un lien quasi inévitable entre histoire de la philosophie et construction philosophique nouvelle. Cela fait que la philosophie fonctionne beaucoup par réfutation ou démarcation. Lire un philosophe d’une certaine façon, c’est prendre position par rapport à lui. La lecture est un acte fort, elle n’est pas une simple restitution. Même avant Derrida, toute interprétation (celle de Kant par Nietzsche, celle de Nietzsche par Heidegger, etc.) tient déjà de la déconstruction. Et quand il s’agit des contemporains, la scène devient vite conflictuelle, activement conflictuelle.

Jacques Derrida

Jacques Derrida, années 1950.

On peut mentionner un certain nombre de grands débats dans la vie de Derrida, que je relate parfois longuement dans la biographie. Certains sont explicites et célèbres, d’autres moins. Un débat qui reste largement implicite, c’est par exemple la manière de se débarrasser de Sartre, qui est le philosophe dominant de la génération antérieure, et de Merleau-Ponty. Se démarquer d’eux, par exemple lire Husserl pratiquement sans les mentionner, c’est déjà une façon de faire de la polémologie; on ignore une lecture dominante pour imposer une nouvelle approche. Cette forme de violence est moins immédiatement lisible aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1962, lors de la parution de L’Origine de la géométrie. Mais il y a des cas beaucoup plus explicites, comme le conflit avec Foucault. Dans les années 1950, Foucault a été comme un maître pour Derrida. Puis il fait dans un cadre solennel cette conférence sur L’histoire de la folie, sur quelques pages de L’histoire de la folie, qui est publiée en article, puis reprise dans L’écriture et la différence, et finit par conduire à une grande polémique avec Foucault et à une brouille de douze ans. Il y a aussi le rapport difficile avec Lacan : ils tournent un peu autour des mêmes objets, sans parvenir à se parler vraiment; ils s’observent à distance, s’envoient des signaux et des coups de griffes. Avec Lévi-Strauss, les choses ne sont pas plus simples : les pages que Derrida lui consacre dans De la grammatologie suscitent une réaction très aigre. Et ne parlons pas du long conflit avec Searle, où Derrida n’est d’ailleurs pas toujours à son avantage, et qui s’accompagne d’un discours plus général sur la controverse. Il y a aussi des affaires qui sont passées sur la place publique, comme l’affaire Heidegger, au moment de la biographie de Farias[1], et comme l’affaire Paul de Man. On pourrait dénombrer des conflits majeurs ou mineurs, internationaux ou confinés à une échelle plus locale, mais qui traversent la vie philosophique de Derrida, pour ne pas dire qu’elles la constituent, tout comme elles constituent la seconde moitié de la vie de Freud. Par exemple quand Derrida publie Spectres de Marx, le livre donne lieu à toute une série de lectures assez critiques, auxquelles il répond par un petit livre intitulé Marx & Sons, qui est comme un post-scriptum à Spectres de Marx. C’est une réponse relativement dure et parfois de mauvaise foi aux attaques dont son livre antérieur a fait l’objet.

Avec ces conflits, discrets ou célèbres, on est vraiment sur une scène où la biographie a toute sa place, parce qu’elle nous montre que la pensée de Derrida n’est pas née d’un coup, qu’elle s’inscrit dans un contexte intellectuel, celui grosso modo de l’immédiat après Deuxième Guerre mondiale en France, et que ce contexte est en grande partie dissimulé dans l’œuvre, pour ne pas dire refoulé. Par exemple, disons l’existentialisme chrétien, est quelque chose qui pèse très fort au moment des études de Derrida. Il y a un bon livre d’Edward Baring, qui s’appelle The Young Derrida and the French Philosophy[2] et qui s’intéresse aux années de formation, et donc à ce qui était le contexte partagé, vers 1950 : comment par exemple Husserl est lu, comment Heidegger est traduit ou non traduit, etc. On n’est pas vraiment dans la biographie mais plutôt dans l’histoire des idées, et cela aide à comprendre qui il a lu, qui il cite, qui il évite de citer, et parmi ceux qu’il ne cite pas, qui a quand même un poids.

Jacques Derrida, 1950

Jacques Derrida, 1950.

Prenons un exemple très simple, mais à mon avis très éclairant : Albert Camus. Camus est né en Algérie comme Derrida. Dès son adolescence, il l’a lu avec fascination comme un écrivain qui met l’Algérie au cœur de ses textes. Dans les premiers émois littéraires et philosophiques de Derrida, Camus compte donc beaucoup, particulièrement Noces. Mais en même temps, Camus a une attitude par rapport à la guerre d’Algérie qui n’est pas exactement celle de Derrida. Et littérairement, Camus apparaît bientôt comme un peu démodé, un peu trop dominant, il n’est donc pas chic de le citer. Pendant longtemps, c’est une référence implicite, pour ne pas dire invisible. Mais sur le tard, quand la dimension d’algérianité redevient présente chez Derrida, les références à Camus deviennent explicites : il commente la nouvelle « L’hôte » dans un de ses séminaires, et se penche longuement sur ses textes à propos de la peine de mort. Voilà un cas qui est très intéressant, une référence en creux qui finit par devenir visible. Un lecteur superficiel dirait que l’influence de Camus sur Derrida a été nulle, et pourtant on en retrouve la trace. Et l’on sait que la trace est un concept éminemment derridien. Voilà un cas où on s’aperçoit que la recherche des sources et des contextes n’est pas qu’anecdotique. Même quelqu’un qui ne serait pas intéressé par l’aspect, disons, « portrait » qu’il y a dans mon livre, devrait, si c’est un lecteur de Derrida, être intéressé par ce genre de choses. Il me semble aussi très important de comprendre la relation extrêmement riche, et par certains côtés pathétiques, entre Derrida et Althusser. Derrida est d’abord son élève, ensuite son collègue, dans un contexte parfois conflictuel par élèves interposés, puis son ami pendant les années qui suivent le meurtre d’Hélène, pendant l’internement d’Althusser. La manière dont cette relation grandit, se transforme et survit à la tragédie me paraît tout à fait extraordinaire, jusqu’à des lettres très tardives d’Althusser où il dit « je me rends compte que je n’ai jamais bien lu Heidegger, il faudrait qu’on le lise ensemble et que tu me l’expliques ». Au départ, on a Derrida élève d’Althusser, lequel annote parfois sévèrement ses copies pendant la préparation de l’agrégation, et à la fin de sa vie, on voit Althusser se poser en élève de Derrida. Ce sont des choses qui ont évidemment une dimension psychologique, que je trouve émouvantes – cette relation dessine une sorte de roman –, mais il y a aussi des enjeux majeurs sur le plan intellectuel et philosophique. Pendant la jeunesse de Derrida, Althusser lui dit, grosso modo, « tu es trop heideggérianisé, tu es trop marqué par la phénoménologie », et à la fin de sa vie il lui écrit « il faudrait quand même que tu m’expliques Heidegger »… Ce sont des spirales dans l’histoire des idées que je trouve passionnantes.

Évidemment, l’affaire Heidegger de 1987 va donner lieu à des conflits de toutes sortes, y compris avec son ancien camarade d’études Pierre Bourdieu. Ce conflit devient à ce moment-là un conflit, non pas simplement entre deux hommes qui s’estiment, mais entre deux disciplines. Bourdieu pense que la sociologie peut dire la vérité de la philosophie, Derrida pense que la sociologie a une attitude réductionniste et écrase le texte philosophique, et que finalement l’engagement nazi de Heidegger ne suffit pas à invalider Sein und Zeit qui a été écrit bien avant. On est là dans des débats – sur lesquels je me garderai bien de porter un jugement rapide –, mais qu’il me semble très intéressant de reconstituer, parce qu’ils touchent à des questions toujours brûlantes. On s’aperçoit d’ailleurs que tout cela tourne largement autour de la question de la biographie. Dans le débat entre Derrida et Bourdieu sur Heidegger, il s’agit de savoir si l’engagement politique et personnel de Heidegger nous dit quelque chose de sa philosophie, ou pas.

 

En histoire des idées, les débats autour de ces questions sont parfois tranchés, on y manque de nuances, on y refuse même trop souvent de voyager entre les différentes dimensions que vous évoquiez à l’instant pour arriver à raconter, à restituer, à faire l’assemblage d’une histoire qui serait, dans ce cas-ci, bien plus que celle de Jacques Derrida, qui serait peut-être celle de l’œuvre ou des relations autour de l’œuvre, des relations dans la maison France philosophique, ou même ce qui est arrivé avec une intelligentsia d’abord française qui est devenue ensuite internationale. Prendre en compte cet aspect conflictuel de la philosophie au-delà du simple fait anecdotique, ça complique l’idée commune qu’on se fait du travail biographique. En impliquant ces dimensions polémologiques, on se rend bien compte que le biographique dans votre travail n’est pas juste une longue suite d’anecdotes sur l’homme Jacques Derrida. Il y a beaucoup de « Derrida », il y a beaucoup de communautés d’interprètes. Diriez-vous que votre pratique du genre biographique est très relationnelle en fait? Votre travail a-t-il consisté dès le départ à compliquer ces rapports entre l’œuvre et la question biographique?

Oui, ce sont des questions énormes. Vous avez raison : même si j’ai essayé d’écrire une biographie accessible, et par certains côtés simple, les enjeux sont d’une immense et inévitable complexité. Tout cela vient probablement du fait que si j’ai une réflexion sur la biographie, je n’ai pas une théorie de la biographie. Je n’ai pas une idée de ce qu’une biographie doit être en soi. Je pense qu’elle doit d’abord être adaptée à son objet. Ce qui veut dire que je n’écris pas la biographie d’Hergé de la même façon que celle de Derrida ou de Valéry, ça c’est un premier point, évident et essentiel à la fois. J’essaie de comprendre d’abord quelles sont les sources disponibles, où je me situe. Je vous disais tout à l’heure qu’à propos d’Hergé, j’écrivais après plusieurs biographies qui avaient toutes des qualités, mais qui toutes me laissaient insatisfait. Notamment en ce qui concerne le rapport entre la personne et l’œuvre. Je les trouvais, pour certaines, passant à côté de l’œuvre et pour d’autres créant peut-être des passerelles un peu trop faciles et un peu trop directes. Je reviens donc là-dessus et j’essaie de proposer quelque chose qui me paraît juste par rapport à Hergé.

Dans le cas de Derrida, je suis le premier biographe, j’ai des devoirs un peu différents. Par exemple, j’ai le devoir de recueillir des sources qui pourraient disparaître. C’est une de mes premières obligations. Tous les témoins âgés, tous les témoins qui me sont accessibles, qui ne le seront plus pour d’autres, je dois les voir. Qu’ils soient amis ou ennemis de Derrida, qu’ils m’attirent ou qu’ils ne m’attirent pas, je dois les voir. Ça c’est une première chose. J’ai fait un travail de recueil. Je dispose d’ailleurs d’un matériau qui n’est pas dans la biographie, mais qu’un jour je donnerai à l’IMEC pour qu’il fasse partie de l’archive Derrida : ce n’est pas un verbatim des entretiens parce que je ne les ai pas enregistrés, mais une prise de notes assez précise, où il y a de nombreux passages qui n’ont pas pu prendre place dans ma narration, même s’ils l’ont nourrie indirectement. Un jour, ils intéresseront peut-être quelqu’un. Quelqu’un dira « ah, tiens, dans l’entretien avec Étienne Balibar ou Michel Deguy, il y avait telle information qui n’est pas dans la biographie de Peeters, mais elle peut servir, elle peut être interprétée autrement dans une nouvelle configuration ».

J’ai un matériau qui par certains côtés ne m’appartient pas, même si je l’ai recueilli. Je considère que j’ai eu une chance, disons, et que je dois la partager avec ceux qui viendront après moi. Je suis moi-même un témoin, je suis un témoin des témoins, et ce témoignage-là pourra nourrir d’autres recherches. De temps en temps, il y a des gens qui m’écrivent, qui me posent une question très précise, et je fouille dans mes archives avant d’envoyer ce dont je dispose. Par exemple, j’ai eu la chance que la fille de Paul de Man m’envoie une copie de toutes les lettres de Derrida. Je ne m’estime pas propriétaire de cette copie, je suis très heureux d’avoir pu m’en servir, j’ai été le premier à m’en servir. Bien évidemment, c’est un matériau qui appartient à l’histoire. Peut-être que Patricia de Man mettra un jour ces lettres à disposition dans un fonds d’archives, mais en attendant, il faut que je puisse informer des chercheurs en disant « oui, ils ont parlé de tel sujet », « non, ils n’en ont jamais parlé ». Il ne faut pas non plus fétichiser les lettres et croire qu’elles contiennent la vérité complète de leur relation, puisqu’il y a toujours une part de dialogue sans trace. Parfois, on s’étonne qu’ils n’aient jamais abordé tel ou tel sujet, mais il est possible qu’ils en aient parlé pendant deux jours, de vive voix. Je crois quand même que lorsqu’on lit de longues correspondances, elles contiennent généralement des échos des conversations. Les thèmes majeurs, par exemple les désaccords, rebondissent tôt ou tard dans une lettre…

Si j’avais une théorie de la biographie un peu plus précise, je pense que je risquerais de passer à côté de certaines choses que le matériau peut me donner. Je me laisse donc guider par le matériau. Évidemment, le fait d’avoir rencontré telle personne et pas telle autre va avoir un impact, le fait que telle correspondance me soit accessible et pas telle autre a un impact. Mais je travaille avec honnêteté. Tous les témoins qui me semblaient importants, j’ai essayé de les consulter, de les rencontrer. Par exemple, même si je n’ai pas pu interroger Sylviane Agacinski, qui a eu une longue histoire – pour le dire en anglais, affair – avec Derrida, j’ai tout de même été en relation avec elle tout au long de la biographie, nous avons échangé des messages, elle m’a demandé de relire ce que j’avais écrit sur elle. Je lui avais dit d’emblée que, de toute façon, je ne pouvais pas la passer sous silence, que leur histoire faisait déjà partie de l’histoire publique, jusque sur Wikipédia. Au moment où elle m’a relu, loin de me censurer, elle a ajouté quelques éléments précieux. Il n’empêche que j’aurais été heureux de parler avec elle, au moins des aspects dont elle voulait bien parler, c’est-à-dire les plus publics comme le Greph (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique), mais cela n’a pas été possible. Mais ce n’est pas moi qui ai écarté son témoignage, on ne peut pas dire que je n’ai pas fait l’effort, avec elle comme avec d’autres.

Benoît Peeters au Brésil

Conférence de Benoît Peeters au Brésil.

J’ai souvent insisté quand des gens dont je voulais consulter les lettres ne me répondaient pas. Je réécrivais. Ou pour un témoin de jeunesse dont je pensais qu’il était très important mais dont personne n’avait l’adresse, Michel Monory : j’ai fait une longue recherche à travers des sites internet improbables, jusqu’à tomber sur lui. Une fois que je l’ai retrouvé, il m’a fallu le convaincre de me laisser lire ces nombreuses lettres de Derrida qu’il n’avait pas rouvertes depuis très longtemps. Elles étaient un morceau de sa propre jeunesse : il y avait l’amitié, la jeunesse, les moments de dépression de Derrida, mais il y avait aussi la guerre d’Algérie, des histoires liées à la torture, enfin des choses très fortes et souvent douloureuses. C’est l’obstination du biographe qui m’a permis de mettre la main sur cette magnifique correspondance; un autre aurait peut-être fait un autre choix. À l’inverse, il y a des options que je n’ai pas prises. Un biographe américain aurait sûrement donné plus d’importance à la carrière américaine de Derrida. Moi j’ai considéré que l’essentiel était joué au moment de sa grande notoriété américaine. Je me suis davantage intéressé à la phase de construction du personnage qu’à son influence dans le champ académique en Amérique du Nord et dans le reste du monde. C’est un travail qu’un Américain ferait sans doute mieux que moi. De même que ce livre que je citais de Edward Baring sur le jeune Derrida et les influences philosophiques a choisi comme axe monographique un aspect qui chez moi correspondrait à dix pages. Lui, il a écrit 300 pages sur ce seul point, quelqu’un d’autre pourra faire 300 pages sur un autre sujet. Je peux tout à fait imaginer qu’on écrive un livre sur, disons, Derrida et l’Amérique latine, c’est tout à fait plausible, mais je ne suis certainement pas le mieux placé pour l’écrire.

Étant français, vivant en France, accédant à des archives d’abord dans cette langue, même si je suis allé à Irvine, je prends aussi des partis pris liés à celui que je suis. Je ne prétends pas que ma biographie est totale. Elle n’est ni totale ni définitive. Il y en aura d’autres qui se définiront notamment par rapport aux aspects que j’ai moins développés. C’est normal et je pense que je ne le vivrai pas comme un échec. Si tout d’un coup une énorme source d’archives devient accessible, si on découvre – ce que je ne crois pas – que Derrida avait tenu un journal intime, mais qu’il ne l’a pas confié dans le fonds d’archives, et que ce journal devient accessible, cela remettra évidemment en question beaucoup de choses. Si Sylviane Agacinski publie les très nombreuses lettres qu’elle a reçues de Derrida, ou son propre récit de leur histoire entrecoupé de quelques lettres, cela modifiera aussi la perspective.

Je ne veux pas faire de comparaison prétentieuse, mais quand Ernest Jones a écrit la première biographie de Freud[3], il avait cette position singulière d’historien ayant accès aux archives, de témoin, mais en même temps d’acteur ayant ses propres intérêts à défendre par rapport aux autres disciples de Freud. Ce livre a eu une importance et une influence considérables. Aujourd’hui, il est tout à fait remis en cause. Il fait partie de l’histoire des biographies de Freud. Il est entré dans l’histoire des regards sur Freud et il reste un livre incontournable, y compris dans ses insuffisances et ses petits arrangements avec la vérité. On superpose des biographies. La biographie de Freud par Jones est un morceau d’une métabiographie qui est encore en train de se construire. Quand Jones travaille à partir de correspondances non publiées, il est le seul à en disposer. Les psychanalystes et les historiens ont longtemps eu besoin de son livre pour accéder à un certain nombre de lettres, à Fliess, Rank, Ferenczi et quelques autres. Mais depuis quelques années ces correspondances ont été publiées intégralement. On s’aperçoit alors des jeux, des coupes et des manipulations auxquelles s’est livré Jones. Mais pendant un demi-siècle, elles ont joué un rôle très important dans l’histoire et l’historiographie de la psychanalyse… Pour ma part, je n’ai pas le sentiment d’avoir manipulé les lettres, mais par le simple fait de lire une correspondance qui fait 300 pages et d’en retenir trois pages, je prends un parti très marqué. Évidemment, quelqu’un pourra toujours dire : « mais enfin, c’est incroyable, il n’a pas vu que ce paragraphe-là était passionnant… » Il est certain que, pour les correspondances les plus fortes, même le meilleur et le plus scrupuleux des biographes est tenu d’éliminer plein de détails que quelqu’un d’autre trouvera intéressants. Par contre, il épargne à la plupart des lecteurs le caractère souvent fastidieux d’une correspondance intégrale.

 

Vous avez déjà dit au sujet de la pratique biographique que parfois les auteurs que vous traitez « ont un peu besoin d’aide ». En vous écoutant, il semble que cela pointe vers autre chose que ce que nous serions spontanément portés à croire, comme si vous étiez tout à fait au clair avec l’idée que Derrida, par exemple, n’a pas « besoin d’être défendu » sur la place publique, pas plus que Hergé ou Valéry, que ce sont en quelque sorte des œuvres qui « se défendent elles-mêmes »…

… Oui, le biographe n’a pas intérêt à occulter des choses, il n’a pas intérêt non plus à vouloir trop protéger celui dont il raconte la vie. Il faudrait peut-être établir une distinction entre aider et protéger. Je ne veux pas protéger ceux dont je parle. Je veux les aider par une forme de bienveillance que j’ai décrite ailleurs. Vous connaissez sans doute cette belle formule de Sartre : « On entre dans un mort comme dans un moulin. » Il me semble que cela donne aux survivants, et particulièrement aux biographes, une certaine responsabilité. Quand vous avez tous les papiers de quelqu’un étalés devant vous, quand vous rencontrez d’innombrables témoins, il est extrêmement facile de faire un livre à charge. Si je voulais privilégier les éléments défavorables à la personne, je pourrais le faire sans difficulté, et probablement en plus que ça aiderait au succès du livre. Il est assez facile de faire un succès biographique en déboulonnant une grande figure, en allant montrer des comportements inadéquats, des mesquineries, des tricheries, etc.

Imaginons que le matériau soit fait de dix mille pièces : interviews, lettres, documents divers, etc. Si je sélectionne 150 pièces à charge, que je construis mon livre autour de ces 150 pièces à charge, je triche. Ce que j’appelle « aider Derrida », dans ce cas-là, c’est d’essayer de garder une position équilibrée, de garder le poids respectif des choses et de ne pas être dans la quête du scoop, de ne pas être dans la quête du scandale… En ce sens, j’aide parfois Derrida, mais j’aide aussi ses proches, je tente d’être juste avec un certain nombre de personnages secondaires qui tournent autour de lui, de ne pas prendre parti dans des conflits parfois embrouillés, dont de nombreux éléments nous échappent. Prenons un cas, par exemple, celui de la relation avec Sarah Kofman. Les derniers temps de cette relation entre Derrida et Sarah Kofman sont très douloureux; il y a des difficultés des deux côtés. On sent combien cette relation est difficile, on se dit que Derrida n’est pas toujours aussi patient et généreux avec elle qu’il l’a été avec d’autres. Mais je m’en voudrais de donner un avis trop rapide sur cette succession de malentendus et de blessures.

Je pense qu’on entre là dans le mystère d’une relation, où beaucoup d’éléments nous échappent. Je préfère donc rapporter des faits, ajouter des pièces, sans écarter trop de choses, mais sans essayer de conclure et en évitant en tout cas de poser des jugements. Je n’ai pas à conclure sur ces difficultés relationnelles. Je n’ai pas à conclure à propos du conflit Derrida/Foucault. Je constate dans la relation avec Lacan par exemple qu’il y a de la mauvaise foi de part et d’autre, il y a vraiment eu des choses déplaisantes chez l’un et chez l’autre, probablement beaucoup de non-dits. Je laisse entendre que c’est un rendez-vous manqué, mais c’était un rendez-vous structurellement manqué, du fait de la différence de génération, du tempérament des deux hommes, etc. Mais si le lecteur est lacanien, il doit pouvoir lire mon livre en ayant le sentiment que j’ai été honnête, que je n’ai pas forcé le trait.

 

Dès le départ, vous semblez avoir eu une certaine conscience de ce qui se passait au niveau du champ philosophique autour de Derrida et son œuvre. Lors de ce travail laborieux, vous avez d’ailleurs rencontré des difficultés que vous rapportez dans les Carnets, des obstacles qui ne devaient pas être pris à titre personnel bien sûr, mais qui relevaient peut-être plutôt de la structure de ce champ. À travers ce travail qui comportait des risques, est-ce que vous croyez que votre position disons hors-champ philosophique puisse avoir été d’un quelconque secours?

Il y a une anecdote que je rapporte dans Trois ans avec Derrida et qui m’a beaucoup amusé, une sorte d’acte manqué. Vous savez, quand on commence une biographie, les premiers témoins qu’on aborde, c’est très difficile, parce qu’on a encore énormément d’insuffisances. Or, c’est un petit monde, et les gens très vite vont se téléphoner. On sait que quelque chose se prépare. Si vous faites des gaffes lors de vos premières rencontres, ça risque de vous fermer beaucoup de portes par la suite. À un moment, je reçois par erreur un courriel de Jean-Luc Nancy adressé à un de ses amis, où il dit « tu sais sans doute qu’une biographie se prépare par un Belge » (je ne suis pas belge, mais bon, j’ai un nom belge…) « un certain Peeters, je n’ai aucune idée de ses qualités philosophiques mais Marguerite dit qu’il est très respectueux de la personne de Jacques; je vais le recevoir dans quelques semaines, je pense que tu peux aussi le rencontrer… » Mais moi je suis en copie par erreur, parce qu’il a dû partir d’un message que je lui avais envoyé et qu’il a fait un malencontreux « répondre à tous ». Je lui réponds aussitôt : « cher Jean-Luc Nancy, je n’ai moi-même aucune idée de mes compétences philosophiques et aucune garantie à apporter à cet égard; j’espère être à la hauteur de ce que Marguerite pense à propos du respect de la personne de Jacques ». Jean-Luc Nancy était extrêmement embarrassé. Finalement, notre long entretien se passe très bien, on s’avance même assez loin sur le terrain philosophique. Et lorsque je le quitte, il me confie pour une semaine les très nombreuses lettres que Derrida lui avait envoyées depuis 1972.

2002 Portrait de Nancy

Jacques Derrida, portrait de Nancy, 2002.

La confiance se crée petit à petit; c’est l’un des enjeux d’un tel travail, l’un de ses défis. J’étais une forme d’outsider, puisqu’on ne peut pas considérer qu’une licence de philosophie fait de moi un philosophe – on peut juste dire que j’ai une teinture philosophique –, mais je n’étais pas tout à fait un outsider non plus puisque j’avais rencontré Derrida à plusieurs reprises, sans être du tout un intime, suffisamment pour que Marguerite me dise, au tout début de mon projet : « de toute façon une biographie va se faire, et tant qu’à faire, autant que ce soit vous, parce que Jacques vous appréciait ». Dès ce moment, j’ai une autorisation qui vient de l’intérieur, non pas à cause de mes compétences philosophiques, moins encore parce que j’aurais été un collègue ou un disciple, mais parce que le courant était bien passé entre nous, à propos de ce livre qui nous avait rapprochés, le récit photographique Droit de regards[4]. Il avait dû se dire, quelque chose comme « tiens, ce jeune homme » (puisqu’à l’époque j’étais un jeune homme) « et son amie Marie-Françoise Plissart sont des gens », je ne sais pas, est-ce qu’on pourrait dire « honnêtes », « corrects », « intéressants » ? Quelque chose comme ça, dont il avait parlé à Marguerite et dont elle se souvenait. Je n’étais donc pas tout à fait quelqu’un qui sortait de nulle part, j’avais cet aval mais qui tenait plus à celui que j’étais, à l’impression que j’avais laissée. D’où la phrase « Marguerite pense qu’il est très respectueux de la personne de Jacques ». J’accepte cette phrase – parce qu’elle n’a pas dit « il est fasciné par Jacques, il est en idolâtrie ». Elle a dit que je lui semblais « respectueux ». Eh bien oui, je pense que mon livre est respectueux et je ne considère pas pour autant que ça me met du côté de l’hagiographique.

J’ai essayé d’être digne de la confiance que m’accordait Marguerite. Elle ne demandait pas à me lire avant publication, elle ne demandait pas à contrôler mon travail, à savoir qui je rencontrais, etc. Dès l’instant où elle m’a permis d’y aller, elle m’a laissé y aller totalement. Cela m’imposait sans doute d’intérioriser la contrainte. Il m’est arrivé de me relire en me demandant si telle ou telle phrase n’était pas blessante pour des gens de l’entourage. Je n’ai rien caché d’important, mais parfois j’ai glissé un peu rapidement, lorsque je rencontrais des situations humaines délicates. Mon livre est paru en 2010, l’année où Derrida aurait eu 80 ans. Il me semblait devoir aussi tenir compte de tous ceux qui l’avaient connu et dont la sensibilité était encore à vif. Sans tricher avec la vérité, mais en sachant lever le pied.

Ce qui est assez drôle, c’est que dans Trois ans avec Derrida, je vais un peu plus loin. Je joue donc à certains égards un double jeu. Dans Trois ans avec Derrida, comme j’écris à la première personne, je m’autorise parfois à dire « ce livre-là me tombe des mains, ce n’est pas le Derrida que j’aime », puis à un autre moment « cette personne-là m’a raconté des choses fascinantes, celle-là ne m’a pas paru sincère, etc. ». Là, c’est vraiment moi qui donne mon point de vue, absolument subjectif et parfaitement critiquable. À l’intérieur de la biographie, je suis nettement plus retenu. Il y a des choses que je peux dire dans le cadre d’un entretien, que je peux écrire dans Trois ans avec Derrida, mais dans la biographie je pense que cela encombrerait inutilement mon lecteur.

La suite de l’entretien dans la troisième partie : Les communautés de réception.


 

Notes

[1] Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, Verdier, 1987. Pour une étude de la réception de Heidegger et une analyse polémologique des différentes affaires Heidegger dans la maison France, le lecteur pourra consulter l’ouvrage de Dominique Janicaud, Heidegger en France, Tome I Récit, Tome II Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001.

[2] Edward Baring, The Young Derrida and the French Philosophy, 1945-1968, Cambridge University Press, 2011.

[3] Ernest Jones publie une biographie sur la vie et l’œuvre de Freud en trois tomes (Vol 1 1953, Vol 2 1955, Vol 3 1957) à Londres aux Éditions Hogarth. Voir Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Freud (3 tomes), Paris, Éditions Presses Universitaires de France, 2006.

[4] Droit de regards, avec une lecture de Jacques Derrida, est publié en 1985 aux Éditions Minuit. Pour la nouvelle édition, voir Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010.

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Entretien avec Benoît Peeters. Partie I: La pratique du genre biographique

Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, à Montréal. Relu à Paris le samedi 6 juin 2015.

Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste, scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé (1983) chez Casterman où il publie également, en collaboration avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures depuis 1983. Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée (2003), Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains (2006) et trois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida (2010) et Valéry. Tenter de vivre (2014), auxquelles s’ajoute Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe (2010).

Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour y présenter une conférence intitulée « Jacques Derrida : L’archive et le secret » dans le cadre de la Journée d’étude Biographie d’écrivain au Département de langue et littérature française de l’Université McGill (7 mai 2015). Une discussion libre et publique autour de son œuvre, « Carte blanche à Benoît Peeters », s’est également tenue le lendemain à la librairie Le Port de tête.

C’est dans le contexte de cette agréable discussion publique que nous nous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’est imposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôt restreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunité d’approfondir des questionnements qui émergent, d’aborder certaines curiosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Je remercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sans hésitation cet entretien impromptu autour de certaines dimensions à partir desquelles la pratique du genre biographique me semblait pouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapports avec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimer également ma gratitude pour la générosité de sa parole, la confiance qu’il m’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors du travail de relecture des transcriptions et finalement, l’autorisation de publication de cet entretien.

Cet entretien est publié en trois parties qui suivent le mouvement de notre échange : la pratique du genre biographique, le cas spécifique de Jacques Derrida et enfin, la question des communautés de réception (aussi disponible entièrement en format pdf).

 

Jade Bourdages : Au cours des deux dernières décennies, vous avez produit trois grandes biographies publiées chez Flammarion; l’une sur le créateur belge des Aventures de Tintin mort en 1983, Hergé, fils de Tintin, une seconde sur le philosophe français de renommée internationale Jacques Derrida disparu en 2004, Derrida, et enfin, tout récemment, une autre biographie majeure sur le grand essayiste et philosophe français décédé en 1945 Paul Valéry, Valéry. Tenter de vivre. Pour commencer, j’aimerais que nous discutions de cette pratique biographique comme genre, que nous explorions peut-être même le statut de la figure de l’auteur et de l’œuvre dans votre travail. L’auteur et son œuvre sont-ils, par exemple, des objets centraux, ou encore, deviennent-ils dans la pratique même du genre biographique des prétextes, des formes de détours pour explorer d’autres dimensions? Peut-on faire aujourd’hui, et à nouveaux frais, quelques liens entre la pratique biographique et le champ disciplinaire de l’histoire des idées? Une relation peut-elle être entretenue entre ces deux « genres », ces deux formes de connaissances?

peeters omnibus

Omnibus de Benoît Peeters, republié aux Impressions Nouvelles en 2001.

Benoît Peeters : Je commencerais par dire que la question de la biographie m’importe depuis très longtemps, alors qu’à l’époque de ma formation, vers la fin des années 1970, c’était une question un peu proscrite. Je suis issu d’une génération marquée par le Nouveau Roman, la Nouvelle Critique et le structuralisme, des pensées comme celles d’Althusser, de Lacan, de Foucault, et dans mon cas plus encore de Roland Barthes, puisque j’ai été son étudiant tout à la fin de sa vie. De tous ces côtés-là on était assez hostile à la biographie. On l’avait remise en question de très nombreuses façons, sans compter qu’un auteur qui comptait déjà pas mal pour moi, comme Paul Valéry, avait des mots durs sur l’approche biographique et que Proust lui avait porté d’autres coups avec le Contre Sainte-Beuve… Donc on peut dire que le bain autour de moi était anti-biographique et que je comprenais cette problématique, elle ne m’était pas du tout étrangère, je ne la refusais pas. Pourtant, dès cette époque, une autre partie de moi allait du côté de la biographie : le premier roman que j’ai publié, en 1976 aux éditions de Minuit, un bref roman qui s’appelle Omnibus, était une biographie imaginaire de Claude Simon. Une sorte de pastiche de Claude Simon, mais en même temps une biographie, ce qui est assez étrange puisque Claude Simon était un écrivain très secret, qui disait que toute son œuvre tenait à son écriture, que sa personne n’importait pas. Cela ne m’avait pas empêché de l’approcher à travers une biographie, certes imaginaire, mais quand même nourrie de pas mal d’informations, même si tout cela était pris dans une fiction et un délire. Par exemple je racontais sa mort, plusieurs fois, proposant diverses versions de sa mort, mais je racontais aussi qu’il recevait le prix Nobel, neuf ans avant qu’il ne le reçoive en réalité, et je citais même des fragments du discours qu’il prononçait. Donc c’est dire que ce drôle de livre, dont je n’avais évidemment pas du tout le sentiment, à l’époque, qu’il contenait en germes beaucoup des choses qui m’intéresseraient par la suite, était déjà une façon de jouer avec un tabou. Il y avait de l’ironie dedans, et c’était peut-être autant une parodie de biographie qu’une biographie. Mais il n’empêche que la question était là. Sur la couverture, on avait ajouté un bandeau : « une biographie imaginaire de Claude Simon ». Alors qu’est-ce que c’est qu’une biographie imaginaire? C’est un genre littéraire qui s’est beaucoup développé dans la littérature française depuis quelques années – Patrick Deville, Pierre Michon, Jean Echenoz et bien d’autres ont joué avec ce concept de biographie imaginaire et Alexandre Gefen vient de consacrer un bel essai à la question, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu[1]. Mais à l’époque c’était beaucoup moins défini. Omnibus n’appartient pas tout à fait, d’ailleurs, à la catégorie que je viens d’évoquer.

Tout ceci peut sembler périphérique par rapport à votre question, mais situe quand même quelque chose qui va devenir insistant dans mon travail, problème que je formulerais comme suit : n’avait-on pas liquidé un peu vite la question biographique? Peut-on véritablement s’en débarrasser? On peut évidemment noter qu’il y a une forme de concomitance – parce que souvent les idées sont dans l’air – entre ce premier livre et des émergences biographiques ou autobiographiques chez certains écrivains de la modernité, dont l’exemple le plus extraordinaire est à mes yeux le Roland Barthes par Roland Barthes. Il ne s’agit évidemment pas d’une autobiographie, moins encore d’une biographie, mais l’ouvrage joue avec ces deux genres. On peut dire que là aussi il y a une forme de parodie, mais il y a bien autre chose. Il y a quand même une remise en avant du sujet, d’un sujet devenu objet – et si vous vous en souvenez, d’ailleurs, dans les pages de garde noires de la collection Écrivains de toujours, il était écrit « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »[2]. Il y a un jeu remarquable entre pudeur, reprise et déplacement. Ce re-travail ne correspond pas du tout à un « retour à… » antimoderne, comme on a pu en voir dans les années 1980. Il s’agit au contraire d’une invention.

Bien sûr, Barthes avait lu – et forgé en partie, avec l’article sur la mort de l’auteur[3], etc. – tout ce qui existait comme remise en question du geste biographique. Bien sûr, il était nourri du Contre Sainte-Beuve, et dans son rapport à Proust il savait parfaitement que le texte pouvait – ou devait – être lu en tant que tel. Il n’empêche qu’il avait écrit sur la biographie de Proust de Painter[4] dès sa parution; il avait une certaine affection pour ce livre, et essayait de comprendre – et je crois qu’il a essayé jusqu’au bout de comprendre – en quoi l’intérêt pour Marcel Proust, ce qu’il a appelé un moment « le marcellisme », pouvait avoir du sens à côté de l’intérêt pour Proust en tant qu’écrivain. Barthes arrivait à faire tout cela avec beaucoup de doigté, d’obliquité. Il n’empêche que ces questions étaient déjà les siennes et qu’après tout, c’est également lui qui a forgé le concept de biographème, qui apparait dans Sade, Fourier, Loyola, cette idée d’une « biographie par touches », plutôt que lisse et continue.

Ces questions ont continué à me préoccuper après la mort de Barthes, à une époque où je me suis un peu éloigné de l’institution universitaire. J’ai mené ma propre vie, suivi ma propre voie en développant un travail d’auteur. Mais la question biographique s’est posée à moi fréquemment, et je continuais à me demander : qu’est-ce qu’on peut en faire? Comment peut-on la reprendre? Dans l’une des premières approches que j’ai faite d’Hergé avec un livre comme Le monde d’Hergé, il y avait déjà des éléments biographiques. Puis en 1987, j’ai publié un premier livre sur Paul Valéry, qui est épuisé depuis très longtemps, qui s’appelait Paul Valéry, une vie d’écrivain? Dans le titre, une vie d’écrivain?, il y avait évidemment une ambigüité voulue entre le point d’interrogation portant sur « une vie » ou sur « d’écrivain ». Dans l’introduction de ce petit livre, je défendais le sens d’une intervention biographique sur quelqu’un qui avait beaucoup décrié la biographie, et j’essayais de montrer combien la question restait centrale chez Valéry. Ce sont donc les premières approches, les premières esquisses, et puis dans l’ordre sont arrivés Hergé, fils de Tintin, qui est l’aboutissement d’un très long travail que j’avais entamé sans vraiment m’en rendre compte, en rencontrant beaucoup de témoins, en consultant beaucoup d’archives, puis en travaillant à des documentaires et des expositions autour d’Hergé… À un moment, je me suis dit : « je dois faire le livre ». Il existait déjà des biographies d’Hergé avant la mienne, dont celle de Pierre Assouline[5], ce qui crée une situation très particulière, quand il y existe déjà des biographies d’une personnalité récemment disparue, pourquoi en écrit-on une? Quoi qu’on fasse, le geste a quelque chose d’un peu polémique. Puis est venu Derrida, que j’ai écrit, je dirais, ex nihilo, c’est-à-dire que pendant une discussion avec Sophie Berlin, mon éditrice chez Flammarion, le nom de Derrida est apparu. Le livre sur Hergé avait eu pas mal de succès, elle avait le désir de me voir écrire une autre biographie, et le nom de Derrida, qui est bien loin de celui d’Hergé, est venu dans notre conversation (après ceux de Barthes, de Godard et de Debord) et a aussitôt fait tilt pour moi. Je m’y suis lancé, je dirais quasiment du jour au lendemain, et j’y ai travaillé de façon très intense pendant trois ans. Cette longue immersion est chroniquée dans le petit livre d’accompagnement qui s’appelle Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, qui est en même temps un peu une théorie de la biographie – une théorie sans en avoir l’air, mais c’est quand même une théorie pragmatique de la biographie, de la biographie se faisant. Puis, il y a le troisième livre, Valéry. Tenter de vivre qui est une reprise du travail sur Paul Valéry, beaucoup plus ample, avec de nouvelles sources et une nouvelle perspective.

On peut dire qu’avec ce livre sur Paul Valéry, je deviens d’une certaine façon un biographe. Comme dit le vieil adage, « jamais deux sans trois », mais on pourrait dire aussi « à partir de trois, ça commence à faire série ». Je ne peux plus dire : j’ai écrit incidemment un ou deux livres, ou bien : j’ai écrit une biographie de telle personne qui m’importait absolument. À partir de trois, on peut dire qu’on a affaire à quelqu’un qui se pose vraiment la question de la biographie, au point d’y revenir avec des personnalités différentes. Quelqu’un qui se situe donc à la fois dans l’attitude tout à fait concrète du biographe, avec ce que ça implique de labeur, de recherche d’archives, enfin, de patience, et dans la réflexion et la défense d’un genre, ce dont j’ai parlé il y a quelques jours au colloque organisé à McGill sur la biographie d’écrivains. Mes questions sont par exemple : la biographie est-elle un genre défendable? Est-elle un genre consistant? Ou seulement une sorte de sous-produit de ces grands genres que seraient le livre d’histoire et le roman?

 

À propos de ces Carnets d’un biographe que vous évoquiez à l’instant, une question d’abord plus anecdotique : est-ce que vous aviez tenu ce type de carnets dans le cas d’Hergé et de Valéry? Dans le cas de votre travail sur Derrida spécifiquement, pourquoi rendre ces Carnets publics? Ceux-ci constituent en quelque sorte une chronique de votre expérience, vous y soulignez d’ailleurs que le travail sur les correspondances et sur tous les éléments qui ont animé la vie de Derrida fut vertigineux. Il y a un passage sur lequel je suis tombée par hasard ce matin, le passage du 29 août 2008… Vous dites, et je vous cite : « Faut-il commencer la biographie par une introduction qui la justifie et présente ses partis pris? C’est ce que j’avais fait dans le livre sur Valéry et dans celui sur Hergé. Dois-je absolument le faire ici, alors que ces Carnets constituent déjà un immense contre-point réflexif? »[6]. Pourquoi cet « immense contre-point réflexif » dans le cas de Derrida? S’agit-il là de l’élaboration d’une théorie qui serait devenue la vôtre sur le plan de la pratique du genre biographique?

Dans mon premier livre sur Paul Valéry (pas dans le second, le plus récent) et dans mon livre sur Hergé, il y a en introduction une sorte de justification de l’entreprise biographique. Je l’ai fait également pour Derrida, mais de façon moins développée. Je pense que je ne le ferai plus pour de futurs ouvrages de type biographique, justement parce que j’ai écrit Trois ans avec Derrida, qui rassemble beaucoup de mes réflexions sur le sujet. Je ne souhaite pas en faire une litanie, je ne pense pas que toute biographie doive commencer par une justification de l’entreprise biographique. C’est quelque chose qui m’a semblé important à un moment, mais qui me semble moins important aujourd’hui. Et l’entreprise des Carnets restera unique. Pour Hergé, je n’ai pas souvenir d’avoir pris des notes de ce type : j’ai toujours travaillé sur le sujet et j’ai toujours accumulé des données, à travers des projets concrets et ponctuels. Sur Valéry, j’avais des notes, mêlées à d’autres notes sur les sujets les plus divers, c’est-à-dire que j’avais des carnets de travail, où je notais des idées, des fragments de projets et scénarios, des préparations d’articles. Et pour un colloque récent sur Paul Valéry, à Sète[7], j’ai isolé et rassemblé l’ensemble de ce que j’ai appelé « notes valéryennes », mais qui ne fait qu’une grosse quinzaine de pages, parce que j’en ai ôté tout ce qui a pris place dans le livre; je n’ai donc gardé que des notes métabiographiques, l’évolution de mes réflexions sur Valéry, à travers une trentaine d’années.

table de travail de peeters

Table de travail de Benoît Peeters.

Dans le cas de Trois ans avec Derrida, il s’agit d’un geste assez singulier qui m’est apparu immédiatement. Deux ou trois jours après avoir amorcé le livre, alors que le contrat n’était pas signé, que je n’avais pas l’accord de Marguerite Derrida sans lequel je n’aurais pas pu me lancer, j’ai commencé à noter tout ce qui me venait à propos de ce projet – et j’ai décidé de le faire méthodiquement. Il ne s’agissait pas des contenus proprement dits, qui trouvaient place dans des fichiers informatiques : extraits de correspondances, citations marquantes, transcriptions d’entretiens, etc. Non. Ce que je notais dans ces carnets d’un biographe, c’était ma relation à la biographie : les enthousiasmes, les appréhensions, les obstacles, les trouvailles, la concurrence – puisqu’à un moment quelqu’un s’est lancé dans une biographie parallèlement à moi en essayant de me prendre de vitesse. J’ai non seulement commencé ces carnets, mais je les ai proposés à Flammarion, à mon éditrice, et nous avons signé un contrat en même temps que pour la biographie. Donc ce n’est pas du tout un livre qui serait venu parce qu’en relisant mes carnets, je me serais dit « tiens, il y a une matière riche ». Non, c’était un vrai projet. Je préparais donc simultanément deux livres. L’un, la biographie proprement dite, pour lequel j’accumulais une abondance de matériaux sans me mettre encore à écrire; l’autre, les carnets, que j’avais dans la poche, et que je remplissais au fur et à mesure, notamment après chaque rencontre. Ce livre s’est écrit comme de soi-même, puis je n’ai eu qu’à le transcrire, en éliminant quelques scories et deux ou trois méchancetés.

Une des choses qui m’a intéressé pour ces Carnets était d’avoir une démarche non-téléologique, donc de ne pas rectifier les erreurs. Si je pense au début de ma recherche que telle personne est très importante, ou que dans tel endroit je vais trouver une source fondamentale, et que six mois après il s’avère que c’est une fausse idée, je laisse le fait qu’à ce moment-là je le croyais. Si je me fais une certaine idée d’une relation de Derrida avec quelqu’un et que cette idée doit être modifiée après des rencontres ou des lectures, je laisse ma première erreur, mes interprétations erronées. Je pense que le livre n’avait de sens que parce qu’il est un carnet d’enquête, comme celui que pourrait faire un sociologue, un homme de laboratoire, un voyageur. Vous arrivez dans un pays, vous avez une première impression d’une ville; un an après, vous avez une autre impression de cette ville ou de ce pays, mais vous gardez les traces de la première impression. C’était ça le parti pris de ce livre, et je pense son intérêt. Souvent, quand on reconstitue un projet a posteriori, on élimine les pistes infructueuses, pour ne développer que les éléments finalement retenus. Alors que moi, ce qui m’intéressait c’étaient les projets hypothétiques, les directions qui auraient pu avoir du sens, etc. C’est ça qui en fait épistémologiquement, je pense, un objet intéressant, et qui a intéressé d’ailleurs des gens qui n’étaient pas des derridiens, qui venaient d’autres domaines, notamment scientifiques, et qui y ont trouvé des échos de leurs propres préoccupations. Par exemple, je m’imposais, après chaque rencontre avec un témoin, de noter au moins quelques lignes sur le sentiment que m’avait laissé cette rencontre : le niveau de sincérité, la qualité du récit, l’amnésie, les contradictions avec d’autres sources. C’est cela que je notais dans ces carnets. Évidemment, dans mes autres notes, je notais factuellement ce que la personne m’avait raconté. Il s’agit donc deux modes de notation tout à fait différents, sur deux supports différents : je notais les propos sur de grands cahiers que le témoin voyait, alors que dans un tout petit carnet, j’écrivais juste après la rencontre.

Évidemment, les témoins que je rencontrais ne savaient pas que j’écrivais ce second livre. Je le leur ai envoyé après la parution, en même temps que la biographie. Je n’ai pas eu de mauvaise réaction, mais je pense que quelques-uns ont dû quand même être un peu déconcertés de lire la relation de ce « hors champ ». C’est un peu comme si vous décriviez non seulement la conversation que nous sommes en train d’avoir, mais le lieu où elle se passe, un restaurant en terrasse, le contenu des assiettes, les bruits de la rue, mon habillement, etc. Il s’agit d’un autre regard, un peu décalé, d’une autre couche de sens, ou si vous préférez d’une autre matérialité.

 

Ça m’intrigue quand même que ce processus de tenir des Carnets se soit presque imposé de lui-même dans le cas de Derrida, alors que ce n’est pas le cas lors de votre travail sur les autres biographies. Est-ce qu’il y a un lien à faire entre l’écriture et la publication de ces Carnets et le fait qu’il s’agisse là d’une grande œuvre de philosophie, une œuvre brulante, c’est-à-dire une œuvre qui fait encore l’objet de tant de convoitises, une œuvre qui est également accompagnée de tant de rumeurs incroyables. Vous le dites vous-même, il y avait des choses que vous croyiez au départ, et qui à force de travail se révélaient infondées. Quel est ce lien entre la biographie et ce travail parallèle? S’agissait-il de vous faire simplement une idée plus nette de ce qui se passe autour de cette œuvre ou existe-t-il une unité de la forme et du fond entre ces deux ouvrages?

Ce qui est certain, c’est que ce projet avait des bornes temporelles claires. Il avait un début et une fin bien marqués. Le début, c’était la décision de me lancer dans le projet, c’étaient les quelques éléments matériels qui allaient me permettre de le faire, le contrat d’édition, l’autorisation des proches pour l’accès aux archives. On pouvait donner au livre un point de départ daté, ce qui pour mes livres sur Valéry et Hergé n’était pas du tout le cas. Ce projet avait aussi un terme, puisque dans le contrat il était précisé que le manuscrit devait paraitre à tel moment. Mais bien sûr, j’aurais pu prendre du retard, ça aurait pu être quatre ans au lieu de trois… Bien sûr, j’aurais pu aussi renoncer en cours de route au projet, mais dans ce cas-là les carnets seraient sans doute tombés également. Mais si la biographie était un projet difficile, mais assez facile à défendre – en tant que première biographie, fondée sur un très large accès aux sources et aux témoins, elle allait forcément intéresser pas mal de gens –, Trois ans avec Derrida était un projet très fragile. Les gens pouvaient se dire « on a déjà la biographie, qui est longue, à quoi bon des carnets, on n’en a pas besoin ». Mais j’avais pour ma part le sentiment que ce serait un projet intéressant. Un de mes plus proches amis, le dessinateur François Schuiten, était au courant de mon travail, et m’avait dit, en se montrant à cet égard plus derridien que moi sans être un lecteur de Derrida : « mais est-ce que ce qui serait formidable, est-ce que la chose à faire, ce ne serait pas d’arriver à fondre les deux livres en un? ». Quand je dis derridien, je pense notamment au livre Jacques Derrida fait par Geoffrey Bennington, mais avec Circonfession de Derrida lui-même qui occupe le bas des pages, ou à un certain nombre d’autres dispositifs textuels, comme une longue note qui court tout au long d’un texte, etc. On aurait donc pu imaginer, ça aurait fait quelque chose d’assez spectaculaire, que je réserve une colonne ou des chapitres intermédiaires à chroniquer ma biographie. On aurait eu le temps de la vie de Derrida et le temps de l’écriture biographique.

En réalité, cette idée ne m’a jamais retenue. Je l’aurais trouvée narcissique et un peu indécente, et probablement aussi trop mimétique. Or le mimétisme par rapport à Derrida était une des choses dont je voulais absolument me préserver. Je ne voulais pas écrire une biographie derridienne – au sens un peu caricatural que ça peut avoir, qui rend pénible une partie de la littérature secondaire sur Derrida –, mais une biographie de Derrida, qui prenne en compte un certain nombre de problématiques théoriques, tout en acceptant le code de la biographie. Je ne voulais pas faire le malin. Derrida étant déjà l’auteur d’une œuvre assez complexe, il n’était pas nécessaire d’en rajouter. Donc pour moi, rassembler les deux en un aurait été une sorte de coquetterie. Et puis, cela aurait rendu plus long encore un livre qui s’annonçait déjà assez ample. Par contre, la publication simultanée des deux livres, le grand et le petit, proposait à mes yeux un dispositif intéressant. Par certains côtés, ils sont inséparables, sauf qu’un lecteur peut très bien ne lire que la biographie ou que les carnets. Mais il est certain qu’il se passe quelque chose entre les deux. Je l’ai perçu fortement dans la réception du livre dans différents pays : jusqu’à présent Trois ans avec Derrida n’a pas été traduit, alors que la biographie a été traduite dans sept langues. Et la part subjective et méta-biographique a donc disparu pour ces traductions, ce qui a suscité des questions, et parfois des critiques, que je n’avais pas eues en France.

 

Certaines questions étaient formulées par et dans les différentes communautés de réception de la biographie? Des éléments de réponses se trouvaient plutôt dans les Carnets, c’est bien ça?

Oui. Par exemple des gens disaient, aux États-Unis notamment, quelques fois, « il est dommage que Benoît Peeters ne s’implique pas plus en tant que personne et en tant qu’auteur, et reste dans une forme de réserve… » Or, évidemment, si vous lisez les Carnets, cet effet-là n’apparaît pas du tout. J’avais imaginé à un moment, et ça aurait peut-être été une solution, de réaliser pour les éditions étrangères un montage resserré de 50 ou 60 pages des Carnets, qui aurait fonctionné comme une postface. Au départ, Flammarion a dû espérer des traductions de Trois ans avec Derrida, mais la plupart des éditeurs étrangers ont dû considérer que traduire la biographie était déjà un gros travail. Heureusement, un certain nombre de spécialistes de Derrida, aux États-Unis, ou au Brésil, en Argentine, ont lu les Carnets en français et parfaitement compris le projet. Les meilleurs articles que j’ai eus venaient de gens qui avaient lu la biographie dans sa traduction mais qui avaient mis le nez dans Trois ans avec Derrida. Mais puisqu’il y a plusieurs catégories de lecteurs – il y a plusieurs raisons de s’intéresser à une biographie –, j’avais l’impression qu’il fallait leur permettre de ne pas être encombrés par quelque chose qui était, pour reprendre un terme très derridien, un supplément. Mais je pense – en faisant parler les morts, ce qui est toujours un peu absurde – que si Derrida avait été là, ou si son fantôme bienveillant avait pris connaissance de mon travail, ce qui l’aurait le plus intéressé, c’est l’articulation entre les deux livres et l’entre-deux, « la double séance ».

peeters droit de regards

Droit de regards, roman-photo avec Marie-France Plissart, suivi d’une lecture de Jacques Derrida, republié aux Impressions Nouvelles en 2010.

Mon rapport avec Derrida avait en partie commencé par quelque chose de cet ordre, puisque j’avais écrit et réalisé un album photographique avec mon amie Marie-Françoise Plissart qui s’appelle Droit de regards[8], un livre entièrement muet, pour lequel Derrida a écrit ce qui devait être au départ une postface mais qui est devenu une lecture, un très long texte, sans images. Il y avait donc un long roman visuel sans texte, suivi d’un long texte sans image, et les deux coexistent dans le livre sans se superposer automatiquement. D’ailleurs il avait parlé à l’époque de rapport sans rapport, évoquant le fait que les photographies pouvaient parfaitement se regarder sans lui, et que le texte, à la limite, pouvait se lire sans les photographies. Ce qui est arrivé d’ailleurs aux États-Unis parce que l’éditeur craignait de tomber sous le coup de la loi – les images ne sont nullement pornographiques, mais, disons, osées – et il y a eu une première publication d’une traduction anglaise du texte de Derrida sans la moindre image, ce qui en faisait un objet mystérieux et bizarre, parce que commentant avec minutie un objet absent et inaccessible. En me fondant sur ces souvenirs de Droit de regards, je peux donc imaginer que c’est ce geste-là, ces deux livres séparés et liés, qui aurait le plus intrigué Derrida. Connaissant sa tournure d’esprit, je pense que c’est en quelque sorte la béance entre la biographie et les carnets, l’interstice qui les sépare, qui l’auraient le plus intrigué. On pourrait donc dire que même si ma biographie n’est nullement déconstruite, il y a un geste discrètement derridien dans mon travail. Cela n’empêche pas que les carnets soient très fluides, quasi romanesques dans leur mouvement, et que la biographie soit très narrative elle aussi.

De ce point de vue-là, pour revenir à votre question, le fait que ces carnets aient été tenus à l’occasion de la biographie de Derrida a dû jouer plus ou moins consciemment. C’était une manière, oblique, de prendre en compte la déconstruction. Mais le plus étrange dans cette biographie tient d’abord à mon ingénuité. Bien qu’ayant fait une licence de philosophie, bien qu’ayant connu Derrida, bien qu’ayant suivi certains de ses séminaires, et ayant lu plus de ses livres que de n’importe quel autre philosophe, j’étais malgré tout un outsider. Je me suis lancé dans un travail si risqué et si difficile que si je n’avais pas eu ce que j’appelle l’ingénuité – on pourrait dire naïveté, inconscience, voire bêtise –, si je n’avais pas eu ce trait de tempérament un peu aventureux, je ne l’aurais pas fait. Toute personne un peu raisonnable aurait mesuré l’ampleur des difficultés et ce serait dit « tout le monde va me tomber dessus, ou bien je vais buter sur des choses trop complexes pour moi, ou je vais y passer vingt ans » (c’était aussi un des risques : celui des scrupules et de l’enlisement). Un pur derridien ou un pur philosophe ne se serait pas lancée dans cette biographie, en tout cas pas à ce moment-là et pas de cette façon-là. Il aurait probablement voulu jouer avec l’idée de biographie, utilisé des éléments biographiques, ou fait ce qu’on appelle quelquefois une « biographie intellectuelle », et qui me semble en l’occurrence être une biographie appauvrie.

Pour que le geste biographique prenne tout son sens, il faut accepter de dépasser la limite stricte de l’intellectuel. Derrida en a parlé à propos d’autres auteurs, notamment Heidegger, et j’ai été heureux de découvrir au cours de mes recherches qu’il avait sur ce point la même position que moi : la biographie dit intellectuelle a quelque chose de paresseux ou d’appauvrissant. De la même façon, si vous écrivez une biographie d’un scientifique, vous devez bien sûr traiter des éléments scientifiques, mais vous ne faites pas un livre de théorie scientifique, sinon il ne s’agit pas d’une biographie. Écrire une biographie, c’est accepter l’idée que le cheminement de la personne, les influences, les rencontres, les conflits, la vie dite privée, ont quelque chose à voir avec celui qu’il est. Si on ne prend pas en compte ce parti alors je pense qu’on colle le mot de biographie comme une étiquette presque commerciale sur un objet qui ne joue pas le jeu. Moi, je voulais jouer le jeu, j’ai toujours voulu jouer le jeu dans les différentes biographies que j’ai écrites. Il y a d’ailleurs des gens qui ont lu ma biographie, parce qu’ils me connaissaient, sans avoir lu du tout Derrida et qui sont arrivés au bout assez facilement. Ils en sont sortis avec une certaine idée du personnage, des milieux et des périodes qu’il avait traversées, des intérêts qui avaient été les siens, alors qu’au début ils se disaient « oh, je vais lire l’enfance et après ça va devenir trop compliqué pour moi, donc je le lâcherai dès qu’il commence à publier… ». Et finalement, ils sont arrivés au bout du livre sans vraie difficulté, peut-être en sautant des pages par-ci, par-là.

La suite de l’entretien dans la deuxième partie : Le cas de Jacques Derrida.


 

Notes

[1] Alexandre Gefen, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu, préface de Pierre Michon, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2015. Le lecteur pourra également se référer à Vies imaginaires. Anthologie de la biographie littéraire, textes recueillis par Alexandre Gefen, Paris, Gallimard, 2014.

[2] « Et après? – quoi écrire, maintenant? Pourrez-vous encore écrire quelque chose? – On écrit avec son désir, et je n’en finis pas de désirer ». Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

[3] « La mort de l’auteur » est d’abord publié en anglais (1967) dans la revue américaine Aspen. Il sera traduit et publié l’année suivante en français dans le journal Manteia (1968).

[4] George D. Painter, Marcel Proust, Paris, Éditions Mercure de France, 1966. Chez Mercure de France, Painter a également publié une biographie d’André Gide (1968) et chez Gallimard Chateaubriand, une biographie (1979).

[5] Pierre Assouline, Hergé, Paris, Éditions Plon, 1996.

[6] Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 111-112.

[7] Benoît Peeters fait ici référence aux Journées Paul Valéry qui se tiennent chaque année, depuis 2010, au Musée Paul Valéry de Sète, ville de naissance du poète et philosophe. C’est sous le thème Intelligence et sensualité que la 4e édition de ces journées a eu lieu les 19, 20 et 21 septembre 2014. Le lecteur peut consulter les actes des travaux de 2012 auxquels participait Peeters, Paul Valéry. Actes des journées Paul Valéry 2012, Paris, Fata Morgana, 2013.

[8] Droit de regards, avec une lecture de Jacques Derrida, est publié en 1985 aux Éditions Minuit. Pour la nouvelle édition, voir Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010.

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