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Entrevue avec Caroline Monnet: le rôle de la traduction dans Bootlegger

Accordée à René Lemieux le 27 octobre 2021[1]

Tourné en français, en anglais et en anishinaabemowin, le film Bootlegger est le premier long métrage de l’artiste multidisciplinaire Caroline Monnet. Le film raconte le retour de Mani (jouée par Kawennáhere Devery Jacobs), étudiante de maîtrise en droit, dans sa communauté. Son retour fait ressurgir des conflits – anciens et nouveaux – au sein de la communauté, notamment avec le personnage de Laura (jouée par Pascale Bussières), une blanche impliquée dans le trafic d’alcool de contrebande. Le film a été à l’affiche de la Maison du Cinéma de Sherbrooke au cours du mois d’octobre 2021. Il est encore à l’affiche à Montréal au Cinéma du Parc et au Cinéma Beaubien.

Quelles langues autochtones sont parlées dans Bootlegger?

Dans le film, la langue autochtone est l’anishinaabemowin. Ça se passe en territoire algonquin parce que, pour moi, c’est la langue de mon grand-père et c’est la langue de Kitigan Zibi, la communauté de ma mère et de mon grand-père. Ça avait du sens que mon film soit en anishinaabemowin. J’essaie de réapprendre la langue en suivant des cours et écrire un scénario me permet d’être exposée à la langue le plus possible.

J’ai cru entendre de l’innu…

Non! Il n’y a pas d’innu, même si Joséphine Bacon fait partie du film et qu’il y a des Innus dans le film. C’est vraiment juste l’anishinaabemowin. Le français, l’anglais et l’anishinaabemowin.

Joséphine Bacon, Kawennáhere Devery Jacobs et C. S. Gilbert Crazy Horse dans une scène de Bootlegger (2021)

Comment avez-vous travaillé avec Joséphine Bacon pour qu’elle puisse le parler? L’a-t-elle appris par elle-même? Ou est-ce qu’on lui a expliqué comment le prononcer?

C’est sûr que l’innu et l’anishinaabemowin ne sont pas si loin l’une de l’autre. Ce sont, après tout, deux langues algonquiennes. Mais, effectivement, il y avait un coach de langue pour tous les acteurs qui ne parlaient pas l’anishinaabemowin comme Devery Jacobs, qui est mohawk. Donc elle a dû apprendre un peu d’anishinaabemowin, pareil pour Joséphine au niveau de l’intonation et du rythme de la langue.

Avez-vous eu des échos de gens qui parlent l’anishinaabemowin par rapport au film? Quelles ont été leurs réactions par rapport au film?

Je n’ai pas eu de retour direct. On a présenté le film à Trois-Rivières et beaucoup d’Atikamekws sont venus et malheureusement les sous-titres ne fonctionnaient pas. Donc beaucoup de francophones ont quitté la salle parce que, bien sûr, ils ne comprenaient pas, par exemple, ce que le grand-père disait. Mais, tous les Atikamekws sont restés parce qu’ils comprenaient même si ce n’est pas exactement leur langue. En tout cas, c’est sûr qu’avec les cours de langues et le travail des traducteurs, on s’est vraiment assuré que la compréhension soit là. J’ai fait écouter à plusieurs Algonquins aussi juste pour s’assurer si la prononciation était bonne, si l’on comprenait ce qui était dit, si les sous-titres étaient bons. Bref, il y a eu tout un travail à ce niveau.

Est-ce que le film a été présenté dans une communauté anishinaabe jusqu’à maintenant? Est-ce que ça va l’être?

On a présenté le film à Kitigan Zibi. Ils ont été les premiers à voir le film parce que ç’a été filmé chez eux. C’était important pour moi qu’ils soient les premiers à le voir. La semaine prochaine, on s’en va à Val-d’Or pour le présenter là-bas. On essaie de faire une projection au Lac-Rapide. On est en processus pour organiser une tournée.

À propos de la traduction, aviez-vous écrit le scénario d’abord en français pour ensuite le traduire? Vous me dites que vous êtes en train de réapprendre la langue ; aviez-vous déjà en tête certains concepts, certains mots de l’anishinaabemowin lors de l’écriture du scénario?

Pas en mots, ça c’est sûr puisque je n’ai pas une assez grande connaissance de la langue pour écrire le scénario dans la langue directement. Il a été écrit en français. Au niveau des concepts, c’est sûr que la culture anishinaabe, je la porte, je la connais, je suis familière avec elle. Le processus d’écriture était intéressant puisque ç’a d’abord été écrit en français, mais la communauté de Kitigan Zibi est anglophone. On a donc traduit le texte vers l’anglais afin de fournir le texte aux acteurs sur place. Par exemple, l’acteur qui campe le rôle du grand-père ne parle que l’anglais et l’anishinaabemowin. Pour que celui-ci puisse traduire vers sa langue, on a dû premièrement traduire le scénario vers l’anglais pour après le livrer en anishinaabemowin, et finalement le retraduire vers le français. C’était un drôle de processus d’écriture, mais on a fait de belles découvertes dans tout ça. Mon approche avec les acteurs était que je voulais que ceux-ci transmettent plus ou moins le message que j’avais en tête. Après, ils l’ont mis dans leurs propres mots et l’on sait tous que les langues autochtones ont une poésie, c’est un regard sur le monde qui est différent lorsqu’il est temps de décrire les choses. Ç’a donc apporté autre chose que ce qui était écrit sur papier, mais l’écriture en français était déjà très poétique.

Dans les critiques et commentaires de votre film, on parle peu du fait que le personnage principal est une étudiante à la maîtrise en droit qui s’intéresse aux droits autochtones, et qui va dans la communauté comme une forme d’étude pour son mémoire. J’ai l’impression que c’est la première fois qu’on met en récit cette résurgence contemporaine du droit autochtone, cette légitimation du droit autochtone. D’où vous est venue l’idée de parler du droit autochtone aujourd’hui?

Je pense qu’à la base c’était plutôt une volonté de montrer cette jeunesse qui veut changer les choses. Visiblement, les structures en place ne fonctionnent pas et ça fait plusieurs années que c’est ainsi. Dans des images d’archives qui avaient été tournées il y a plus de trente ans, le discours du Chef Wilson est encore d’actualité[2]. Donc en trente ans, il n’y a pas eu de grands changements. J’avais cette volonté de mettre en scène une jeunesse qui veut s’impliquer, qui veut travailler, qui veut changer les structures en place. On parle beaucoup de la légitimité du conseil de bande et de la justice autochtone. J’avais vraiment envie de mettre ça en lumière. Des métiers comme avocat ou médecin étaient peu accessibles aux Autochtones jusqu’à récemment. Je pense qu’il y a une volonté de vouloir changer les choses, de vouloir rétablir le passé. Par exemple, la Loi sur les Indiens, ça fait partie du droit, et si l’on veut la changer et l’amender pour faire en sorte qu’elle disparaisse, on doit passer par le droit. C’est pour cela que le personnage principal est une jeune étudiante en droit. Je trouvais ça intéressant l’idée qu’elle aille étudier son propre peuple. Il y a comme une certaine obligation de se réapproprier sa culture là où il y a eu une coupure entre les générations, celle de ses grands-parents et la sienne. Il y a une volonté de réapprendre tout ça, mais dans cette réappropriation on doit passer par les structures coloniales. Comment fait-on pour décoloniser tout ça? Je n’ai pas la réponse. Ce sont des questionnements importants tout de même.

Affiche du film

Peut-être une dernière question sur le personnage de Laura, joué par Pascale Bussières, la seule blanche vivant dans la communauté. C’est un personnage vraiment négatif, et en même temps, elle est l’envers du personnage principal, Mani. Alors que Mani ne parle pas la langue et doit faire un retour dans la communauté, Laura parle un peu la langue, ce qu’on apprend avec une scène au dépanneur, mais on la force à sortir de la communauté. Il y a donc un croisement. Peut-être est-ce plutôt un commentaire, mais je me demandais : qu’est-ce qu’on fait de cette situation-là? Qu’avez-vous voulu donner comme message?

C’est exactement ça! Ce sont deux antagonistes, deux forces opposées, mais qui se ressemblent. Elles veulent toutes les deux apporter de l’alcool dans la communauté, l’une légalement, l’autre illégalement. Je pense que le film est aussi à propos du sentiment d’appartenance : que veut dire « un sentiment d’appartenance »? D’où vient-on? Où est-ce que l’on se sent bien comme individu? Où sont nos racines? Je trouvais ça intéressant que la Bootlegger soit presque plus ancrée dans la communauté parce qu’elle est en couple avec une personne de la communauté, elle parle un peu la langue, tout le monde la connaît. Elle ne vient pas de là, mais elle y vit depuis quelques années déjà. Au contraire du personnage principal qui revient après plusieurs années d’absence, les gens ne la reconnaissent plus; parce qu’elle a changé, elle ne parle plus sa langue, et elle cherche sa place. J’avais envie de décortiquer toute la complexité des choses. Les zones grises sont plus intéressantes.

Un dernier mot sur le film?

Je pourrais peut-être ajouter que je pense que tout est connecté au territoire. C’est pour ça que le territoire est très important dans le film. Tout ce qu’on est, notre culture, nos langues, notre façon d’interagir, le rythme, tout est connecté au territoire. Pour moi, c’était important de filmer le territoire algonquin comme un personnage au même titre que les autres.


[1] L’intervieweur tient à remercier William Roy pour l’aide à la transcription de l’entrevue.

[2] Note de la rédaction : Caroline Monnet fait référence à Bill Wilson, chef héréditaire kwakwa̱ka̱ʼwakw. Les images d’archives présentes dans le film peuvent être visionnées dans le documentaire en deux parties Dancing around the table de Maurice Balbulian (ONF, 1987, en ligne)

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De la structure morale du Western apocalyptique: sur Ca$h Nexus de François Delisle

Critique du film Ca$h Nexus de François Delisle, Films 53/12, 2019, 135 min.

Par Dalie Giroux, Université d’Ottawa

Dans le dossier de presse qui présente Ca$h Nexus (2019, 135 min; voir la bande-annonce), François Delisle explique qu’il a voulu rendre compte dans son film de l’absence dans le monde contemporain d’un « imaginaire collectif ». Cette absence laisserait selon lui la part belle à un « système très efficace » qui nous empêcherait d’accéder à la vision d’un autre monde possible. L’horizon de cette absence, de cette impuissance conséquente, serait celui de la destruction de la Terre et des conditions de la vie même. L’image d’un « cash nexus », reprise de Engels et Marx, incarnerait ce système, animé d’une « idéologie de classement et d’évaluation de toute chose en fonction de sa valeur monétaire ». L’œuvre du cinéaste-auteur nous présente au final un portrait saisissant des implications intimes de cette forme de vie capitaliste, en prenant pour scène les relations explosives entre les membres d’une famille bourgeoise générique. S’y trament les fils de l’abandon, de la violence, de la stérilité, et de la mort, image saisissante d’une famille-cosmos en décomposition qui, en nous injectant comme en rêve une dose condensée de réel, nous invite à chercher à « résister aux valeurs dominantes ». Dans Ca$h nexus, pour reprendre une formule féministe, le personnel est politique.

 

Conscience de l’abandon/Abandon de la conscience

La famille archétypique que propose le cinéaste montréalais est dramatisée autour de ce que l’on pourrait appeler des douleurs de filiation. Elle abrite des vies, celles de deux frères, qui sont désespérément prises dans l’orbite des origines. Pour faire court, la mère a quitté le père et abandonné ses jeunes garçons. Ces derniers, devenus adultes, l’un junkie, l’autre chirurgien, sont définis chacun à leur manière par cet abandon. Le père, lui, est implicitement signé d’une faute grave liée à cet abandon : il aurait étouffé la mère, l’aurait accaparée, l’aurait empêchée d’être libre. Il aurait également refusé un éventuel retour de celle-ci vers ses fils, peut-être par ressentiment, mais surtout parce qu’elle aurait, à cette occasion, prétendu à l’argent du père et que celui-ci a esquivé cette possibilité en opposant un silence sans reste à la requête de la mère.

La morale à l’œuvre dans la culture contemporaine, telle qu’elle s’exprime de manière isomorphique dans la famille de Ca$h Nexus, s’explicite comme une mécanique sourde par laquelle une valeur est attribuée (ou pas, c’est tout l’enjeu) à la vie. Nathan, le chirurgien dont toute la vie respire le succès, incarne un bien : sa vie représente en soi l’idée même de valeur, et son engagement dans le monde, son agir, est tenu pour produire un surcroît de valeur. Jimmy, le junkie dont l’existence n’est qu’une suite de gestes futiles et dégradants, incarne le mal : sa vie n’a pas de valeur, et il ne produit pas de valeur en existant – voire : il dilapide la valeur produite par et pour les autres, notamment en retournant vers son père pour financer sa consommation de drogue. Le bien et le mal font système, c’est ce qui qualifie une morale, et Delisle, par simple amour du monde, par respect pour les êtres, arrive très bien à nous faire ressentir le fait que les deux frères sont en somme le même homme, le même effet culturel, les deux faces d’une même médaille. À deux, ils sont l’expression pure d’une binarité qui constitue l’implacable théorie de la valeur qui préside à nos existences dans cette commune morale. Comme disait Marx, il n’y a qu’un seul monde : il n’y a pas le monde de Jimmy, le monde des ratés, et le monde de Nathan, le monde des sobres héros du capitalisme : il s’agit d’une seule et même culture, et l’un répond de l’autre lorsqu’il s’agit d’actualiser le réel selon les axes de cette théorie de la valeur. A de la valeur ce qui produit de la valeur, n’a pas de valeur ce qui ne produit pas de valeur.

Or, on comprend bien, au fond, qu’il ne s’agit pas, dans cette famille, de rapports monétaire. Il ne s’agit pas simplement pour Jimmy de financer son intoxication pour fuir la souffrance de cet abandon qui ne veut pas guérir, ni pour Nathan d’hériter du statut de son père en moulant sa vie sur le modèle de la sienne. Les rapports qui se jouent sont des rapports de dépendance : à la drogue, au succès, au pouvoir – et, en arrière-fond lancinant, à la mère absente. On voit tout au long du film se déchirer trois hommes troués, trois hommes avec un trou-femme au cœur, une femme-cash. La tonalité fondamentale est dès lors celle de l’absence de valeur, qui se confond non pas avec le pouvoir de l’argent, la reconnaissance sociale, le capital symbolique, mais plutôt avec l’amour – et plus spécifiquement par l’absence d’amour. Notre organisation émotionnelle s’inscrit dans une théorie de la valeur, dans laquelle la valeur de la vie n’est pas acquise : il faut la gagner, la mériter, l’acquérir, la maintenir.

La valeur, au fondement, est conditionnelle, et cette conditionnalité s’exprime de la manière la plus archaïque et la plus constitutive dans le film par l’abandon de la mère : je ne vaux rien car ma mère/ma femme m’a abandonné. Jimmy fantasme des visites de sa mère quand il se shoote; Nathan exprime librement une forme sournoise de misogynie, et le père s’étouffe avec sa colère, ses regrets, sa solitude et son incapacité à se pardonner. La femme archétypale et entièrement fantasmatique de Ca$h Nexus est à la fois une femme infernale (la mère absente-inconsciente de Nathan, et Angie, la comparse junkie de Jimmy) et une femme nourrice (la mère fantôme-bienveillant de Jimmy, et Juliette, la conjointe sensible de Nathan). Elle incarne la source absolue de la valeur et en même temps sa confiscation. Dans tous les cas, cette femme mythologique, elle est ailleurs, elle va ailleurs, elle est, comme chez les Grecs de Nicole Loraux, d’une autre espèce, de l’espèce de l’amour retenu, de l’amour volé, de l’amour nécessaire. Là où joue la logique du fantasme, le désir se dérobe.

La valeur de la vie est conditionnelle, et comme ces Caïn et Abel de la vallée du Saint-Laurent mis en images par François Delisle, nous peinons peut-être, dans ces conditions indépassables devant lesquelles nous sommes impuissants, à faire le choix de vivre. La réalité est si douloureuse que mis devant celle-ci, Nathan agresse (il frappe et il viole), et Jimmy se mutile (il s’étiole sur une ligne de suicide). L’ego du valorisable est en feu. La tentation la plus forte est toujours celle de mourir plutôt que d’accepter de ne pas tout posséder : l’absolu, la mère, la toute-puissance. Mourir plutôt que de faire face à la réalité, détruire, tout détruire plutôt que de faire face à la privation. Le déni de valeur est invivable, il est la limite de la culture.

Incidemment, les deux frères, entièrement consumés par l’impossibilité structurale de la valeur de la vie, ne peuvent pas donner eux-mêmes la vie, ils sont incapables de prendre soin d’un enfant, d’accompagner une femme en tant que compagnon et non en tant que fils : l’un le voudrait mais n’en a pas les moyens, l’autre en a les moyens mais ne le pourrait. Le junkie croise brièvement la trajectoire d’un bâtard dont on avortera, et le chirurgien abandonne un ayant-droit héritier en s’enlevant la vie. Les fils ne viennent plus – le désir de filiation est entièrement capté par la force du manque. L’humanité, l’Occident, le Québec ferme les yeux pour de bon. Il n’y a plus même de désir de filiation. Ca$h Nexus, cela ne fait pas de doute, nous parle d’un monde patriarcal en déshérence, en plein naufrage. Cette extrémité de la culture occidentale est celle où transvaluer un peu plus encore, où donner un autre tour à la roue de la valeur, c’est mourir.

Or, en voyant le film de François Delisle, on ne peut que constater que les funérailles de l’Occident s’étirent, et que le temps nous est compté.

 

Un film sans paysage

François Delisle parle de son film comme d’un film sans paysage, où il a consciencieusement cadré ses images de manière à ne laisser aucune ouverture sur l’horizon. De fait, le décor de cette famille tragique est une sorte de prison dorée. S’il y a un paysage, dans Ca$h Nexus, c’est un paysage intérieur, qui, dans une sorte d’inversion spatiotemporelle, suggère une forme de vie qui se recroqueville sur elle-même.

Il y a tout de même des indices paysagers qui offrent quelques fenêtres sur le temps et les lieux, et ces indices me semblent nourrir la dimension politique que veut mettre de l’avant le film, et illustrer très concrètement ce dont il s’agit dans ce Ca$h Nexus :

– il y a cette grande maison bourgeoise sur les rives du fleuve Saint-Laurent, la maison du père, « la source », motif de l’héritage – figure du passé, un passé bourgeois et colonial, fait de titres fonciers, de prestige, de placements, de biens à léguer;

– il y a le béton dans lequel s’abritent les frères : d’une part le béton des condos de luxe dans des tours au sommet desquelles dorment et baisent et boivent et se médicamentent les chirurgiens et leurs jolies épouses, et d’autre part, au pied des tours, le béton des trous sales où les junkies se cachent pour se piquer, pour délirer, et pour manigancer leurs petits moyens – figure du présent, architecture circulatoire et accumulative du techno-capitalisme postcolonial;

– il y a le désert utopique de la finale du film, images du Nunavik (que l’on appelait autrefois « Nouveau-Québec »), dernière fantaisie d’un junkie – figure du futur comme d’une (toujours la même) terra nullius, promesse de nouvelles captures.

Ce paysage courbé par le temps de la dépossession nord-américaine est le décor parfait du Western bourgeois apocalyptique, version contemporaine et transnationale du grand genre colonial où s’affrontent les cowboys et les Indiens. C’est un paysage qui nous offre le tableau existentiel, et parfois ironique, d’un projet civilisationnel sur ses derniers milles, celui où l’horizon d’accumulation de valeur sous la forme de capital s’articule à la logique implacable du « tuer pour vivre », logique dont les fonctions sont celles de la capture, de l’arrachement, de la réorganisation de tous les êtres pour la tâche de la sublimation de la vie en valeur. La destruction de la Terre en vue de l’accumulation infinie et indéfinie de valeur. La destruction de la vie pour en faire quelque chose de valable.

C’est effectivement la fin d’un monde qui nous est rendue sensible dans le film, la fin d’un système de croyance et d’un système de gouvernement des âmes, celui du monde bourgeois de la valeur, celui du monde patriarcal de la possession, celui du monde colonial de l’accumulation. C’est la fin, parce qu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, il n’y a plus de vies à broyer, la capture tourne à vide. Parce que toute la vie, par la magie de sa dévalorisation radicale, par son enfermement dans les rets de la valeur, a été transformée en valeur et mise en branle dans un rapport tragique à sa propre dévalorisation, c’est-à-dire détruite.

La fin de cette famille est assimilée à la fin du monde, et cette fin du monde est non seulement celle de la destruction de la Terre, liquéfiée en valeur, mais c’est aussi, en même temps, dans le même mouvement, l’expression la plus navrante de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de prendre soin les uns des autres. Et il me semble que ce n’est pas un accident de création mais le fait d’une intuition terrible du présent, lorsqu’on aboutit à la fin du film dans un paysage désertique, stérile, pratiquement extraterrestre – on retourne chez les Dieux plutôt que de commencer à aimer – et qu’il s’agit encore, tel le dernier sursaut du cadavre, de sauver la valeur plutôt que vivre.

 

Terre et mère/surf and turf

Ca$h Nexus offre une figure de la ruine, ruine de l’Occident, ruine des âmes qui actualisent cette forme, et il offre une critique radicale, romantique aussi, de ce qui nous a été légué. De cet héritage qui nous constitue, et dont nous ne voulons pas, et que nous n’arrivons pas à dépasser, tétanisés que nous sommes par une impuissance constitutive, totalisante. La conscience d’un tel monde est une conscience de la mort inévitable. On tue, on rédime, on cherche à mettre fin à tout ça, sans aucune force vitale, sinon que celle du fantasme – un fantasme qui reconduit à ses extrémités absurdes le projet édénique des commencements (quand Jimmy survit à Nathan, Caïn devient Adam, lui aussi retourne au père comme un improbable fils prodigue), et en même temps le rêve colonial trop colonial d’un Nouveau Monde. La pulsion de vie dans le film, celle de Jimmy et de son fantasme de Juliette, ne va nulle part, parce qu’il n’y a nulle part où aller. Le monde a été dévoré par la violence et le manque.

Il n’y a même pas un oiseau dans le ciel, et rien n’est à sauver de ce monde. Rien, sinon que ce fantasme de la femme aimante, une vague idée de soin, une vague idée d’amour – qui cache comme une grosse pierre impossible à retourner (ou comme une grosse planète qui roule au-dessus du paysage) une nostalgie d’une vie que l’on n’a pas connue, une vie qui n’aurait pas de rapport avec la valeur, une vie qui ne serait pas dévalorisée.

Cette belle réflexion de François Delisle sur ce qui nous a fait, sur nos attachements destructeurs, sur nos attractions morbides, nous laisse implicitement avec une question, celle qui demanderait comment le vif pourrait-il échapper au mort, comment le fils pourrait-il cesser d’être le fils, et comment ce dernier pourrait-il démanteler l’héritage – héritage qui est contenu dans l’idée de la valeur, et dans l’idée toujours solidaire de la valeur de la conditionnalité de la valeur. Et plus encore, le film nous fait nous demander : quels rapports inaugurer, comment s’intercéder les êtres d’une manière désappropriative, comment désœuvrer cette fin qui ne s’arrête pas de finir?

J’aurais envie de dire, premièrement, que ce n’est peut-être pas à l’absence d’un imaginaire collectif que nous avons à faire face, mais plutôt au fait accablant que nous avons en partage un imaginaire toxique, un imaginaire qui, comme le personnage du père, est en fin de vie, une fin de vie qui n’en finit plus de finir, longue agonie de l’Occident, branché sur des concentrateurs d’oxygène, étouffé par la colère, les poumons scarifiés par la tristesse, et qui cherche encore, figure de patriarche patibulaire, à exiger de l’amour, à exercer son pouvoir, à transmettre ses « biens ». Nous nous trouvons peut-être, comme ces fils en implosion, dépendants de cette promesse d’héritage, pour le dilapider ou pour le capitaliser – c’est égal. Nous nous intensifions peut-être comme eux selon les lignes d’incarcération de cette structure toxique, à la poursuite tragique de cette valeur qui constamment nous manque, qui sans cesse nous échappe. Nous nous trouvons peut-être, spectateurs idéals, mortifiés par cette dépendance, impuissants à se sortir de cette condition invivable, condition d’impuissance qui est la nôtre, crise environnementale à la clé, condition où le mort saisit le vif. Nous sommes peut-être incapables de faire face à une douleur d’abandon, qui est cryptée en nos cœurs comme le sceau de cette machine infernale d’accumulation dont nous sommes faits et que nous faisons.

J’aurais aussi envie de dire en conséquence que ce n’est peut-être pas simplement aux « valeurs dominantes » qu’il faudrait résister, j’aurais envie de dire que ce n’est pas assez. Peut-être faudrait-il faire un pas de plus, et chercher à résister à toute théorie de la valeur, résister à la valeur de la valeur, à l’idée de valeur elle-même. Cela parce que la valeur n’est jamais qu’une représentation, un signe de valeur, que l’on peut posséder, et dont on peut dépouiller les autres, un signe dont le signifiant est toujours vide, et dont la signification repose sur une puissance souveraine qui puisse affirmer et garantir cette valeur. Cela parce que, quand on accorde une valeur à quelque chose, aux êtres vivants ou non vivants, on donne toujours alors le pouvoir à des puissances arbitraires de nier cette valeur – un pouvoir de vie et de mort –, fable occidentale du « tuer pour vivre ». Je crois que ce sont ces valences de vie et de mort devant le Dieu de la valeur que représentent les personnages de Jimmy et de Nathan, les frères ennemis au cœur du récit de Delisle. Et Delisle nous suggère que le terme de cette civilisation dont le symbole est le serpent qui se mort la queue, est celui dans lequel nous nous trouvons actuellement, où le pouvoir s’est exercé jusqu’à détruire les possibilités de la vie elle-même.

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Trou de mémoire – le retour aux sources d’Hochelaga, terre des âmes

Dans l’expectative d’une rencontre avec François Girard, Georges Wahiakeron, Dominique Rankin et Jacques Newashish, le mardi 8 août 2017, dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par René Lemieux, Montréal

François Girard nous a habitués au genre choral, notamment avec ses films Trente-deux films brefs sur Glenn Gould (1993) et Le Violon rouge (1998). Son dernier film bientôt à l’affiche, Hochelaga, terre des âmes, une commande des célébrations du 375e anniversaire de Montréal, s’inscrit dans cette manière de concevoir un scénario, cette fois autour non pas d’un objet ou même d’une personne, mais d’un lieu, « Hochelaga ». Autour de ce lieu circulent des personnages généralement peu connus, sinon fictifs, qui se succéderont tour à tour dans un récit qui ne vise ni la progression historique vers une téléologie du sens, ni l’éparpillement incohérent se dissolvant dans l’absurde, mais peut-être un entre-deux, un mode de compréhension de l’Histoire qui s’institue dans une circularité signifiante.

Contrairement à une fresque historique traditionnelle qui soumettrait le passé au test de son utilité pour expliquer le présent, c’est ici le présent qui se déconstruit pour se démultiplier dans les strates de ces « petites » histoires peu connues qu’on ne se raconte pas toujours. Ces histoires ne sont pas linéaires : elles se constituent comme des retours en arrière sans finalité précise, comme une suite de détours achronologiques intelligemment juxtaposés. François Girard, avec un des protagonistes principaux du film, Batiste Asigny (joué par l’artiste Samian), fouille littéralement le trou de mémoire collectif qu’ont les Montréalais et le ramène à la surface. C’est un retour aux sources de Montréal, et ce, par-delà sa fondation officielle en 1642, notamment en donnant une très grande place aux peuples autochtones (des Iroquoiens du Saint-Laurent, ici représentés par des Mohawks-Kanien’kehá:ka, et des Algonquins-Anishinabeg). Fait peu commun dans le cinéma québécois, on pourra entendre abondamment les langues de ces peuples.

Si on me permet ce cliché carrollien, François Girard nous amène avec lui et ses découvertes au fond du terrier du lapin montréalais, et ce qui se met au jour, c’est également l’envers du miroir. Le miroir de quoi? Celui de notre propre subjectivité collective comprise comme une totalité uniforme et singulière : traverser le miroir, c’est ici faire l’expérience de cette multiplicité oubliée qu’on peine à prendre en compte socialement. On cesse de se voir soi-même sur la surface réfléchissante du miroir; on commence peut-être à réfléchir l’Autre. À travers cette épreuve se dévoile l’incystance du lieu[1], de la blessure ou de la marque – du trou de mémoire qu’il nous faudra bien un jour reconnaître.

À partir de ce film, je souhaiterais aborder trois axes de questions : d’abord, comment peut-on penser le rapport qu’entretient le cinéma à la vérité historique, ou à l’« authenticité »? Doit-on tout faire pour paraître véridique, et si c’est le cas, comme s’y prend-on? Ensuite, quels rapports entretient le cinéma avec les enjeux politiques actuels, tant du point de vue de son financement que de celui de la portée d’un projet politique implicite ou non que peut avoir un film? De quel cinéma politique ou de quelle politique du cinéma s’agit-il ici? Finalement, comment le cinéma, comme usage des représentations, peut-il aider ou non un objectif de réconciliation avec les Premiers Peuples.

 

Post-scriptum du surlendemain de la rencontre, 10 août 2017

On me permettra d’ajouter un post-scriptum à la suite de la rencontre, peut-être sous forme de recommandations. Bien que je sois sympathique aux visées réconciliatrices du réalisateur François Girard, je dois admettre que je vois également un danger potentiel à l’usage du terme « métissage » tel qu’on a pu l’entendre lors de la rencontre. Le métissage en soi n’est pas un problème, c’est plutôt certaines appropriations du concept qui peuvent être problématiques. L’une d’entre elles est, paradoxalement, la disparition de l’altérité qu’on pensait promouvoir[2]. Lors de la rencontre, Girard a mentionné à de nombreuses reprises l’écrivain John Ralston Saul, auteur du livre A Fair Country: Telling Truths About Canada (2008). Je n’ai pas lu ses livres, mais je peux penser qu’ils ont des objectifs fort louables. Toutefois, il arrive un temps où ce « métissage » que représente le Canada (c’est-à-dire, disons-le franchement, l’État canadien) servira à des fins peu honorables. J’étudie présentement en droit autochtone et, dans ce domaine, il me semble évident que l’usage d’un tel métissage devient un topos non pas pour reconnaître une altérité, mais pour continuer la dépossession des peuples autochtones : si l’État est métis, c’est qu’il possède à juste titre le droit d’être juge et partie des différends, en particulier ceux qui relèvent de l’usage du territoire. Le métissage peut ainsi devenir une désappropriation (y compris culturelle) par un autre nom[3].

Après la rencontre, une femme est venue me voir pour me demander si j’étais autochtone. J’ai répondu non. « Voilà! Un autre qui ne veut pas l’admettre! » Elle s’est alors mise à raconter une histoire – je dois dire que c’est la première fois où ça allait aussi loin. Il n’y a jamais eu de Français dans la vallée du Saint-Laurent, me dit-elle, les Français se sont installés au Cap-Breton (aujourd’hui en Nouvelle-Écosse). Dans la vallée, il n’y avait que des « Indiens » et quelques prêtres français. Qu’est-il arrivé? « Ils nous ont rebaptisés avec des noms français et nous ont appris la langue, c’est tout. » Puis elle s’est mise à m’expliquer une théorie sur la forme des nez au Québec. « Regarde Paul Piché! Un pur Mohawk! » Déjà là, on remarque un glissement : on passe du métissage à la pureté, de la culture autochtone au phénotype « indien » (la forme du nez, mais aussi la grosseur des pommettes – on l’entend beaucoup aussi –, la couleur des cheveux, de la peau; bref, les pires clichés racistes et coloniaux). Il faudra qu’on m’explique à quoi est censé ressembler un Mohawk et comment Paul Piché recouvre l’image qu’on en a. La conclusion de la dame faisait froid dans le dos : « Regarde autour de toi, y’en n’a pas d’Indiens, c’est nous les Indiens! »[4] Mais plus important encore, ce qui disparaît avec ces « Indiens » qu’on ne sait plus reconnaître, c’est la culture, les ordres juridiques et politiques autochtones et leur droit à l’autodétermination. C’est un pas que ne franchit pas Girard, heureusement, mais voilà quand même le zeitgeist dans lequel est plongé le Québec, et il faut pouvoir y répondre.

Il est fort louable de s’intéresser à la culture autochtone, de la faire connaître, et peut-être même de montrer à quel point elle a eu un impact sur la nôtre. Mais il y a là aussi un risque, celle de la faire disparaître par l’entremise de cette même promotion. J’ai peut-être tort, mais il me semble qu’il y a une ligne à ne pas franchir. Cette ligne est très mince, je l’admets : c’est la ligne qui se situe entre notre culture et les leurs. Je le conçois très bien, cette posture est fort problématique, et quasiment impossible à tenir – elle est certainement appelée à changer. Si d’un côté, on pense qu’il y a une incommensurabilité entre nos deux cultures, une incompatibilité peut-être, n’est-ce pas faire le jeu de l’État colonial et ses politiques « civilisatrices »? Mais dans l’autre cas, subsumer la différence dans un métissage peut aussi être repris et mis à profit par l’État qui devient le seul acteur légitime au détriment des singularités politiques et juridiques. Dans les deux cas, l’État et ses représentations sont problématiques – bien évidemment. Un catch 22, une aporie – mais personne n’a dit que la décolonisation allait être facile.

On pourrait imaginer un test pour les productions culturelles : ce qu’on écrit ou ce qu’on produit vient-il contribuer au mythe du « vanishing Indian », de l’« Indien » qui disparaît? Girard passe le test, je pense : l’histoire qu’il raconte crée une circularité où les 750 ans d’histoire nous obligent à réfléchir à la place des Autochtones aujourd’hui (et pas « autrefois », comme tant d’autres œuvres les situent). Mais je continue de me questionner – et de m’inquiéter – sur l’usage de la notion de métissage au Québec qui, trop souvent, sert des intérêts qui ne sont pas ceux des peuples autochtones.


Note

[1] Sur le concept d’incystance que je reprends de Simon Labrecque, voir son texte « Remarques sur le concept d’incystence : un cas d’auto-traduction », Trahir, mai 2014. L’élaboration de ce concept fait suite à sa traduction de Reza Negarestani et de son jeu sur « ( )hole », le trou et l’absence du tout (absence du « w » pour « whole »).

[2] J’en parle dans ma critique du documentaire L’empreinte : « Tout est à refaire – critique de L’empreinte », Trahir, septembre 2015.

[3] Je recommande fortement la lecture du livre Indigenous Writes: A Guide to First Nations, Métis & Inuit Issues in Canada de Chelsea Vowel (Winnipeg, Highwater Press, 2016). Sur la question métisse, voir le chapitre 4; sur la question de l’appropriation culturelle, voir le chapitre 9.

[4] C’est aussi ce qu’énonce Serge Bouchard dans L’empreinte, voir ma critique.

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L’affaire of the North: penser l’appropriation par la traduction

Par Simon Labrecque et René Lemieux | cet article est disponible en format pdf

Résumé

Après la lecture de l’ensemble du corpus produit autour de of the North, un mashup vidéographique créé par Dominic Gagnon, projeté une première fois au Canada en novembre 2015 et rapidement dénoncé comme un film colonialiste et raciste, nous avons constaté que la question posée fut presque toujours la même : « L’art excuse-t-il tout? » Cette question est à notre avis la résultante d’un processus de traduction qui a atteint un seuil d’intraduisibilité, mais elle est en ce sens symptomatique d’un malaise : l’affaire of the North nous montre peut-être les difficultés de représenter l’Autre dans un contexte colonial. Dans quelle mesure la traduction comme concept se donne-t-elle, dans cette polémique, comme chance ou comme obstacle? Nous proposons dans cet article de rendre compte des moments forts du débat afin de dégager quelques lignes directrices pour penser une éthique de la traduction interculturelle.

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Gratton, colon au cube

Par Simon Labrecque

Ce court texte est une note généalogique qui s’inscrit aux abords d’un « débat » annoncé sur « le Québec et les riches », moins de deux ans après les vagues, sinon le déluge de réactions soulevées en marge de la programmation du festival OFF.T.A. sur le thème « être riche ». Cette fois, le déclencheur est un documentaire diffusé à Canal D le dimanche 12 mars 2017 à 20 heures. Le prix du paradis, réalisé par Guillaume Sylvestre et narré par Denys Arcand, présente un terrain de camping pour véhicules récréatifs en Floride qui est la création, la propriété et le lieu de résidence hivernal de millionnaires québécois. Je n’ai pas encore vu le film. Ce texte s’intéresse moins au film lui-même qu’à deux articles auxquels il a donné lieu dans des journaux montréalais.

Dans Le Devoir, Jean-François Nadeau intitule sa recension « Grandeur et misère de l’argent » et il inscrit Le prix du paradis dans une lignée de documentaires québécois politisés, voyant notamment dans la présence auditive d’Arcand, réalisateur du film Le confort et l’indifférence (ONF, 1981), un signe évident de filiation critique. Par ailleurs, Nadeau commence son texte en évoquant l’héritage de Pierre Falardeau : « On se croirait au milieu d’un mauvais rêve, au milieu d’un Temps des bouffons tourné dans une Floride de composition. » On sait que ce violent court-métrage dénonce sans détour le colonialisme mis en scène sans complexe par l’élite politique, économique et culturelle héritière de « la gang d’la fourrure », réunie au sein du Beaver Club de Montréal. Le prix du paradis montre le présent décomplexé de Québécois francophones devenus millionaires, héritiers émancipés des pauvres Canadiens français colonisés. Nadeau, via les noms d’Arcand et de Falardeau, nous dit que cette émancipation est une illusion.

Dans Le Journal de Montréal, Sophie Durocher propose une lecture fort différente dans son texte intitulé « Les Québécois, ils l’ont l’affaire! ». Selon elle, le documentaire a le mérite de ne pas juger les « snowbirds ». Elle termine ainsi :

Un réalisateur de gauche, donneur de leçons, qui crache sur le capitalisme, aurait présenté les Québécois qui fréquentent le camping Aztec comme des « nouveaux riches ». Il aurait interviewé une chercheuse en sociologie de l’UQAM qui aurait péroré sur le néo-libéralisme.

Alors que Le prix du paradis nous laisse décider par nous-mêmes ce qu’on pense. Pour une fois qu’au cinéma on parle de gens riches sans les montrer comme des Séraphin, obsédés par leur or!

Durocher dit avoir beaucoup apprécié les gens filmés, notamment Jean-Guy Sylvain, le propriétaire du camping Aztec originaire de Saint-Georges de Beauce. Elle voit dans son entreprise un récit d’émancipation véritable et écrit ces lignes :

On entend souvent les Québécois dire : « Les Américains, eux autres, ils l’ont l’affaire ». Mais dans ce cas-ci, ce sont des Québécois qui font l’envie des Américains. Des millionnaires, des retraités de luxe, qui ont fondé leur entreprise, ou fait beaucoup d’argent en travaillant comme des fous, qui profitent de jours heureux. On ne va quand même pas aller leur reprocher d’avoir travaillé fort toute leur vie!

À mon avis, en titrant « Les Québécois, ils l’ont l’affaire! » et en écrivant « On entend souvent les Québécois dire : “Les Américains, eux autres, ils l’ont l’affaire” », Durocher ne peut pas ignorer que cette dernière réplique est l’une des plus célèbres du plus célèbre personnage de Falardeau, qui est aussi un des personnages les plus célèbres du cinéma québécois, du moins au Québec : Elvis Gratton!

Tout se passe comme si Nadeau et Durocher voulaient tous les deux faire signe vers Gratton, un mon’oncle propriétaire d’un garage – « un gros garage! » – que le Réjean Ducharme de L’hiver de force aurait sans doute classé parmi les types « graséviskeux » (sa traduction pour heavy). Nadeau évite le « point Gratton » en parlant plutôt du Temps des bouffons, alors que Durocher évite ce même point en le citant sans le nommer et en renversant sa proposition. Pour Nadeau, ce renversement signifie simplement que les Québécois en question sont devenus dans Amaricains (ou un certain type d’Américains).

Les textes de Nadeau et Durocher se redoublent également par leur insistance sur le récit historique présenté par Jean-Guy Sylvain, qui raconte dans Le prix du paradis que les Québécois se sont émancipés collectivement en s’enrichissant individuellement après et grâce à l’épisode mythique de la Révolution tranquille. En somme, Durocher accepte et Nadeau rejette ce récit simplificateur.

Pour ma part, j’énonce que réfléchir aux origines du personnage d’Elvis Gratton peut permettre de nuancer et de réévaluer certains aspects du récit progressiste d’une émancipation par l’accumulation de capital, récit répété par le père du camping Aztec.

Quasiment tout le monde, au Québec, connaît Elvis Gratton, grotesque personnage créé par Pierre Falardeau et son ami Julien Poulin, qui l’incarne depuis 1981. Les gens qui connaissent un peu le cinéma de Falardeau savent peut-être aussi qu’il se revendiquait haut et fort de l’héritage des « gars de l’ONF », en particulier de Gilles Groulx, Pierre Perrault et Bernard Gosselin. Falardeau classait ces cinéastes parmi les meilleurs au monde. Ces derniers ne semblent toutefois pas avoir particulièrement apprécié son humour « graséviskeux ». Quoi qu’il en soit, on a jusqu’ici ignoré que le nom même d’Elvis Gratton signale et clame le lignage « oènéfien » du réalisateur de Pea Soup, du Party et d’Octobre. C’est du moins mon hypothèse interprétative, ma proposition de lecture.

Dans Voir Miami (ONF, 1963), film de Gilles Groulx dont les images floridiennes sont dues à Bernard Gosselin (qui avait tout juste terminé, littéralement la veille, le tournage de Bûcherons de la Manouane (ONF, 1962) avec Arthur Lamothe dans le rude hiver du Haut-Saint-Maurice), on retrouve un couple de Québécois sur un yacht. Or, un sous-titre les désigne ainsi : « Lise et Gilbert Gratton de Montréal »!

Selon moi, c’est là l’origine précise – mais peut-être inconsciente, peut-être perdue de vue par Falardeau lui-même – du patronyme de Bob « Elvis » Gratton. Je me risquerais même à énoncer que Lise et Gilbert Gratton sont en vérité, c’est-à-dire, pour nous, à la jonction des plans matériel et symbolique, les parents de notre Elvis national, ce colonisé par excellence doublé d’un colonisateur sans gêne, caricature du gros colon invétéré – ce colon au cube, donc.

Que nous disent nos deux « snowbirds »? Du pur Gratton, selon ce que ce nom en est venu à symboliser après les films de Falardeau? Pas tout à fait, mais on s’en approche… Sur son yacht, le décontracté Gilbert, la houppe relevée à la Elvis, sert torse nu un verre de rhum à l’équipe de tournage dans ses culottes (très) courtes blanches :

GILBERT GRATTON. – À la vôtre!

GILLES GROULX, hors champ. – OK, à ta santé! À la santé de Lise, puis du bateau. Comment il s’appelle ton bateau, effectivement?

LISE GRATTON, hors champ. – Le Baladin.

GILBERT GRATTON. – Le Baladin.

[BERNARD GOSSELIN, ou peut-être GILLES GROULX, hors champ]. – Comme ça toi, Gratton, tu penses que c’est la vraie vie ça, ’stie?

GILBERT GRATTON. – Grand Dieu! Il n’y en a pas de plus belle. On fait ce qui nous plaît quand ça nous plaît. On ne le fait pas parce qu’on est obligés de le faire. On le fait parce qu’on veut le faire. On a des amis un peu comme nous, qui font la même vie que nous autres, qui vont dans le nord l’été et puis qui reviennent dans leur bateau l’hiver.

LISE GRATTON. – Un amiral, un chauffeur de camion…

GILBERT GRATTON. – Un écrivain.

LISE GRATTON. – Oui.

GILBERT GRATTON. – Très près d’Hemingway, qu’on a connu dernièrement. En somme, c’est comme des… c’est comme les gens qui… C’est les oiseaux migrateurs, qui suivent le soleil. L’été ils vont au nord et puis l’hiver ils descendent au sud.

LISE GRATTON. – Il y a beaucoup de gens évidemment qui vivent de leur pension et tout ça. Il y en a qui sont à leur pension et qui ont 38 ans, 39 ans, 40 ans…

GILBERT GRATTON. – Nous autres on a remarqué dans nos voyages – comme à Nassau, aux îles Vierges, à Saint Thomas, au Mexique où on est allés l’hiver passé, ici aux États-Unis –, quand on mentionne qu’on est Canadiens, en général on est très bien reçus, puis… On dirait qu’il y a un espèce d’attrait : pays lointain, ou…

LISE GRATTON. – Ils ne connaissent pas tellement… Ici à Miami…

GILBERT GRATTON. – Ils ne connaissent pas beaucoup le Canada, les Américains.

LISE GRATTON. – Non. Ils ne connaissent surtout pas la province de Québec. Ils n’ont aucune idée de ce qui… par exemple, ils sont très étonnés que dans… dans les écoles, que le français soit parlé, que ce ne soit pas l’anglais.

GILBERT GRATTON. – Ils ne savent même pas qu’on existe, dans le fond. Ils nous demandent souvent si on parle le même français qu’à Paris, mais…

LISE GRATTON. – Ah, ça c’est la grande question!

GILBERT GRATTON. – À notre grand désavantage, on est obligés de dire non, qu’on ne parle pas exactement le même français qu’à Paris, mais… L’impression, pour nous, vivre sur un bateau c’est être libéré d’une obligation. Ce qu’on fait, on le fait parce qu’on l’aime. En somme, on est sur la Terre pour quoi? On est sur la Terre pour une soixantaine d’années? Nous autres, il nous reste quoi? Une quarantaine d’années à vivre? La Terre, c’est un petit jardin qu’il faut visiter! On n’emportera rien au Paradis…

C’était le tournant des années 1960. La Révolution cubaine venait tout juste d’avoir lieu – le film de Groulx sera d’ailleurs censuré : des images du Cuba révolutionnaire en seront retirées, puis, plusieurs années plus tard, l’ONF les y remettra en douce. C’était également l’époque de la Révolution tranquille, de la nationalisation de l’électricité et des élections générales anticipées qui ont reporté au pouvoir un gouvernement libéral majoritaire dirigé par Jean Lesage. Au fédéral, 1962 est l’année de la percée du Crédit social au Québec. Voir Miami nous montre que la Révolution tranquille ne pave donc pas le chemin au mythe de la retraite floridienne des Québécois; la Révolution tranquille suit ce mythe, ou à tout le moins, elle évolue parallèlement à ce mythe.

La conversation de Groulx et Gosselin avec les Gratton est montée, bien entendu. On aimerait tant avoir les bobines originales, sans les multiples coupures effectuées par l’équipe de l’ONF! Aujourd’hui, après Elvis Gratton, on voudrait surtout en entendre plus sur la langue, sur l’« identité québécoise », ou bien « canadienne-française », « canadienne-française française »… L’attitude du personnage joué par Poulin, en particulier lorsqu’il voyage – Elvis Gratton, touriste – est une sorte d’intensification de l’attitude « relaxe » documentée par Groulx et Bergeron à bord du Baladin.

Il me semble judicieux de voir là, dans ce couple montréalais émancipé qui nous dit de Miami agir uniquement selon ses propres désirs, souverainement, par amour, une source et un complément au personnage du graséviskeux mari de Linda, cet archétype bien québécois (ou peut-être, bien nord-américain) du vendeur de chars usagés qui se rêvera en Elvis de banlieue une vingtaine d’années plus tard. En 1962, Bob Gratton aurait d’ailleurs eu une quinzaine d’années, si on lui donne l’âge de l’acteur qui l’incarne. À la frontière de la fiction et de la réalité, il aurait pu être le véritable enfant de Gilbert et Lise.

De Gilbert à Robert (Bob), de Lise à Linda, l’usage par Falardeau du nom Gratton me semble être un hommage ou du moins un clin d’œil à Gilles Groulx, qui a su dénicher cette parole de Québécois en Floride au moment précis où s’intensifiait l’attrait pour l’« American way of life », comme disent les Français. Cette référence intertextuelle fait principalement sourire – il resterait à fouiller les archives pour voir si Falardeau la mentionne quelque part, dans un texte ou un entretien. Il faudrait aussi analyser comment Falardeau fait surgir et intensifie une tristesse, un tragique sous-jacent dans son Gratton, qui parvient à susciter une certaine pitié chez certains spectateurs.

Dans tous les cas, s’il s’agit de penser sérieusement au rapport des Québécois à l’argent et aux États-Unis, Séraphin Poudrier et les fanatiques des vans avec du chrome et des tapis « shag » filmés dans Le confort et l’indifférence ne sont pas les seuls archétypes à prendre en compte. Celui qui s’impose le plus prestement malgré les tentatives de conjurer sa présence a été créé la même année que le film d’Arcand, en 1981. Elvis Gratton est toujours vivant.

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« Nous savons que nous ne sommes pas seuls. »

Critique du livre À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession, d’Olivier Ducharme, Montréal, Écosociété, 2016, 182 pp.

Par Simon Labrecque

Plusieurs peuples les utilisent à des fins magiques. Nous avons tous entendu parler des fameux champignons sacrés du Mexique dont l’utilisation rituelle remonte à l’époque précolombienne. En Nouvelle-Guinée, en Russie, en Afrique, en Suède et même au Québec (chez les Montagnais entre autres), on s’en sert pour entrer en contact avec la divinité. […] Les Amérindiens affectionnaient particulièrement la Morille. Ils utilisaient aussi les spores de Vesses-de-loup pour arrêter les saignements de nez, et le Polypore soufré pour transporter le feu. Bref, un peu partout, le champignon a toujours été à la fois craint et apprécié. Au Québec, c’est surtout la crainte qui domine. Chaque petit Québécois recevait de sa mère la consigne prudente de ne jamais toucher aux champignons sauvages.

Denis Lebrun et Anne-Marie Guérineau, Champignons du Québec et de l’est du Canada, 1988.

229-c1-webC’est de manière intéressée que j’ai acheté la version électronique d’À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession d’Olivier Ducharme (17,99$ + taxes). D’abord et avant tout, j’ai cherché à consulter ce livre pour vérifier s’il y était question d’un motif qui insiste dans mes recherches : le choix affirmé du cinéaste Bernard Gosselin, critiqué en actes par le cinéaste Pierre Falardeau, de « ramasser la fierté des Québécois qui nageait par-dessus la soupe de la misère » en « cadrant la beauté » plutôt qu’en filmant le pays incertain dans la laideur brute qui peut sembler y prévaloir[1]. Toutefois, je n’ai trouvé aucune référence directe (par CTRL+F) aux légions de « gars en culottes mauves avec des souliers blancs » que Gosselin et Pierre Perrault se seraient minutieusement assurés de laisser hors-champ en Abitibi (et sur lesquels Falardeau affirmait vouloir braquer son objectif). Bien entendu, cette absence n’implique pas que le travail de Ducharme sur Perrault ne puisse pas contribuer à une réflexion critique sur les rapports entre esthétique et politique au Québec. Cela implique simplement que nous posons le problème différemment, ou que nous travaillons à partir de points de départ distincts. Reste à voir, when push comes to shove – quand il ne suffit pas de déblayer et qu’il faut sortir pelleter pour de vrai –, la teneur des complicités qui peuvent se nouer.

Dans mes recherches hâtives, au tout début de ma lecture, je n’ai trouvé aucune référence à Falardeau, ni aux autres héritiers directs ou indirects de Perrault et Gosselin. Aucune référence à Richard Desjardins et Robert Monderie, par exemple, dont le documentaire Le peuple invisible (ONF, 2007) sur les Algonquins a été reçu comme un exemple de fidélité « à la pure tradition des grands documentaires de Pierre Perrault ou d’Arthur Lamothe ». Aucune référence non plus à Denys Desjardins, qui a pourtant explicitement repris et continué le cycle abitibien de Perrault et Gosselin en retournant filmer le fier colon Hauris Lalancette et sa famille à Rochebeaucourt, dans Au pays des colons (ONF, 2007).

Cette absence de référence m’a paru plus étrange et, surtout, plus problématique que l’absence d’une discussion de la tournure imagée de Gosselin sur le cadrage des beaux-frères et des mon’oncles habillés tout croche… C’est que le livre est explicitement mis sous le signe d’une urgente nécessité d’hériter de la colère et des méthodes de Perrault!

Or, l’auteur réactualise bien cet héritage, cet hériter – ce geste toujours un peu étrange qui part d’un désir de reconnaître, recevoir et relancer un legs qui nous précède tout en concevant le fait de se nommer légataire comme un premier pas dans cette direction, que le légateur nous ait choisi ou non –, mais les films des deux Desjardins suggèrent justement que Ducharme n’est pas le premier à hériter de Perrault. Chaque légataire hérite à sa manière unique, selon son positionnement, son histoire, son tempérament, surtout lorsqu’il est question d’œuvres et de pensée. Toutefois, s’il s’agit, par cet essai publié chez Écosociété, d’encourager ou de créer des solidarités nouvelles à partir ou autour de la pensée politique exprimée dans et par l’œuvre de Pierre Perrault, il me semble qu’il aurait été plus porteur et invitant d’affirmer d’emblée chercher à activer des solidarités existantes et à intensifier des affinités clamées depuis plusieurs années déjà, plutôt que de se présenter comme un pionnier abordant seul un territoire inconnu.

En ces temps sombres où les tirages rétrécissent et les choix éditoriaux se font chaque fois plus pragmatiquement, la simple publication de ce livre témoigne, à mon avis, de l’existence avérée d’une appréciable communauté de réception et d’intérêt gravitant autour du nom de Perrault. L’éditeur croit de toute évidence pouvoir vendre. En se procurant À bout de patience, le lectorat cherchera pour sa part à confirmer et à démultiplier la force que procure l’impression de possibilités d’action exprimée à la fin du poème Speak White par un énoncé constatif qui est peut-être aussi performatif : « Nous savons que nous ne sommes pas seuls. » Or, si ce livre montre bien que « nous ne sommes pas seuls » à hériter de la colère et des méthodes de Perrault, il le fait par un chemin passablement sinueux.

À cet égard, j’ai été saisi par l’ouverture de la troisième section de l’introduction. Ducharme y écrit :

On s’intéresse rarement à l’œuvre perraultienne des années 1970 et à la réflexion politico-économique que l’on retrouve dans les cycles abitibien – Un royaume vous attend (1975), Le retour à la terre (1976), C’était un Québécois en Bretagne, madame! (1977) et Gens d’Abitibi (1980) – et amérindien – Le goût de la farine (1977) et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi (1980) » (p. 23).

Je venais tout juste de revoir le cycle amérindien de Perrault et Gosselin à partir du site de l’ONF – dans des conditions matérielles plus propices que celles de mon visionnement initial de copies VHS, à l’hiver 2005 ou 2006, sur un petit téléviseur à la cinémathèque de l’Université Laval pour un travail assez moyen rédigé pour le cours légendaire Voyages dans l’économie-monde d’André C. Drainville… Surtout, par-delà mon intérêt anecdotique pour les cycles abitibien et amérindien, l’énoncé de Ducharme m’a paru faux – ou du moins, il m’a paru relever de manière primordiale d’une mise en scène, d’un positionnement de l’auteur en pionnier qui efface, pour cela, des présences réelles.

De mon point de vue d’amateur, en effet, ce champ de recherche et de réflexion me semble parcouru, arpenté, défriché même, travaillé, voire exploité – c’est un territoire habité. Au commencement d’un texte qui promet de problématiser la dépossession par le capitalisme colonial et l’impérialisme libéral, ce positionnement en pionnier m’a paru étrange. J’ai dû ralentir, sinon arrêter ma lecture pour clarifier ce qui paraitra sans doute un simple détail.

Tout tourne ici autour de l’interprétation de la rareté dont il est question dans l’expression « on s’intéresse rarement », citée plus haut. Sans compter le film Au pays des colons, il me semble qu’une quantité de textes – des mémoires et des thèses universitaires, des articles et des livres – ont été écrits et publiés à propos de « l’œuvre perraultienne des années 1970 et [de] la réflexion politico-économique que l’on retrouve dans les cycles abitibien […] et amérindien ». J’ai tenté de vérifier si cette impression était fondée.

Je connaissais déjà le mémoire de maîtrise en sciences politiques d’Amélie-Anne Mailhot, Penser l’encircularisation à travers le geste épistémologique de Pierre Perrault (UQAM, 2011), qui porte sur les rapports entre l’œuvre de Perrault et la pensée circulaire que Georges Sioui, notamment, retrouve chez plusieurs peuples autochtones d’Amérique du Nord. Cette pensée circulaire a pour caractéristique de se différencier radicalement de la pensée occidentale dominante, linéaire et hiérarchique. Il est vrai, cependant, que les films y sont considérés dans une perspective épistémologique au même titre que les écrits de Perrault. En ce sens, ils ne sont pas étudiés pour eux-mêmes – mais dans le livre de Ducharme, le sont-ils vraiment?

Pour sa part, le mémoire de maîtrise en études cinématographiques de Luc Laporte-Rainville, De la postmodernité : Pierre Perrault et la culture innue (Université de Montréal, 2012), se concentre explicitement sur les films Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi de Perrault et Gosselin. En introduction, Laporte-Rainville énonce lui aussi une certaine rareté pour situer son travail, écrivant de Perrault que

son diptyque sur les Innus a été très peu étudié dans les milieux savants. On pourrait dire que le mémoire d’Isabelle Clément (« Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi de Pierre Perrault : une expérience de l’altérité ») fait presque figure d’exception dans l’univers académique » (p. 8).

Ce mémoire en études cinématographiques d’Isabelle Clément a été déposé à l’Université de Montréal en 1995. Cette exception n’en est d’ailleurs pas une, dans la mesure où Yves Lacroix, critique et sémiologue enseignant à l’UQAM, publiait en 1981 une minutieuse analyse sémiologique du dyptique dans la revue Copie zéro, aujourd’hui disponible sur le site internet de la Cinémathèque québécoise. L’intérêt « savant » pour les films de Perrault sur et avec les Innus est peut-être rare, mais il n’est pas inexistant, ni même récent.

Du côté des articles savants, justement, je connaissais « Le territoire de l’âme, l’écriture, la matière. Politique de la parole de Pierre Perrault », de Dalie Giroux, paru dans Globe : revue internationale d’études québécoises (vol. 5, no 1-2, 2012, pp. 265-285), où il est explicitement question d’une pensée politique « matérialiste libertaire » exprimée dans l’œuvre de Perrault. J’ai par ailleurs découvert l’article récent « Réel et fabulation au Mouchouânipi » de César Guimarães, paru dans le numéro 25 de Théorème dirigé par Juliana Araujo et Michel Marie. Ce numéro, intitulé À grande allure. L’œuvre de Pierre Perrault, découle d’une rétrospective et d’un colloque international sur Perrault organisé par l’association brésilienne Balafon, avec le soutien de l’Université de Montréal, qui s’est tenu à Rio de Janeiro les 24, 25 et 26 mai 2012. L’intérêt pour le rapport de Perrault au territoire et aux choses, ou à l’économie au sens large, n’est donc ni inédit, ni exclusif au Québec.

Enfin, du côté des livres, je note que Pierre Perrault and the Poetic Documentary de David Clandfield (Wilfrid Laurier University Press, 2004) contient un chapitre entier sur le cycle abitibien et un chapitre intitulé « Hunting and Survival », qui porte sur le cycle amérindien et sur le film La bête lumineuse. Je note aussi la thèse de doctorat de Daniel Laforest, qui a été publiée en livre : L’archipel de Caïn. Pierre Perrault et l’écriture du territoire (XYZ, 2010), quoiqu’il y soit moins question des films que de l’écriture proprement dite, et plus précisément de la poésie – mais Perrault ne se considérait-il pas justement comme un poète dans toutes ses entreprises créatrices, y compris dans son « cinéma de la parole »? L’ouvrage collectif Traversées de Pierre Perrault (Fides, 2009), sous la direction de Michèle Garneau et Johanne Villeneuve, argumente en ce sens en réunissant les travaux de « trois générations de chercheurs » sur l’œuvre de Perrault!

Cet inventaire partiel suggère l’existence d’une quantité appréciable de recherches sur « la réflexion politico-économique » de Pierre Perrault. Cette quantité est-elle petite, minime ou négligeable? Si oui, il est alors justifié sur le plan du savoir de parler d’une rareté de l’intérêt pour la politique des cycles abitibien et amérindien, surtout en contraste avec l’intérêt plus établi pour le cycle de l’île aux Coudres, ou même pour La bête lumineuse, ainsi qu’en contraste avec l’intérêt explicite pour la poétique de Perrault. Notons cependant que, dans plusieurs cas, l’intérêt pour la poétique est pensé et présenté comme une façon de poursuivre le travail sur une œuvre qu’on sait déjà politique… Sinon, si la quantité des recherches existantes contredit puissamment l’énoncé de Ducharme, l’énonciation d’une rareté en contexte d’abondance relative aura toutes les apparences d’un geste de pouvoir, d’un positionnement relevant de la tactique ou de la stratégie de voilement dans un champ polémique où on cherche à se démarquer, à se singulariser. Le cas échéant, on nous fera admettre que c’est de bonne guerre, comme on dit… Comment faire autrement? N’est-ce pas là la manière la plus simple et admise de soutenir la pertinence et de mettre en scène l’importance d’un travail, d’une recherche, d’un énoncé : signaler un manque d’attention, remarquer une rareté de l’intérêt, alléguer « un trou dans la littérature » et s’offrir pour y remédier? Une bonne introduction sert même précisément à cela : positionner l’ouvrage et montrer sa valeur ajoutée.

Plus généreusement, je crois que la méfiance affirmée de Ducharme envers les foules et les mouvements de masse – qu’il raconte avoir éprouvée au début de la grève étudiante de 2012, alors qu’il était chargé de cours mal-payé-mais-payé-quand-même, avant de véritablement sentir la colère et l’indignation surgir en lui face à l’ignoble Loi spéciale du 17 mai 2012 – pourrait constituer une explication suffisante de la décision affirmée de se présenter seul devant et avec l’œuvre de Perrault. En effet, l’auteur nous dit en actes qu’il laisse de côté les masses de commentaires existants, les ramassis d’interprétations qui circulent et s’entrecroisent, les monticules de gloses et de gloses de gloses qui s’accumulent. Ce geste serait celui d’un véritable philosophe, self-reliant sinon souverain, affrontant seul – nécessairement seul –, par la pensée et l’écriture, une prenante quête de vérité et d’émancipation.

À la fin de son avant-propos, Ducharme écrit en ce sens :

Dans cet essai, je prends position, je ne tente pas de me cacher derrière une prétendue objectivité ou de me jucher dans les hauteurs d’une analyse philosophique. Je me réapproprie la parole critique de Perrault avec l’espoir qu’elle nous inspire et nous aide à mieux saisir le monde contemporain. En évoquant la pensée de Pierre Perrault, je garde présente à l’esprit la rougeur du printemps 2012, la colère et l’impatience qui sont nées à ce moment et qui s’incarnent encore en moi (p. 14).

Mon souci tenace des échos et résonances, de l’inscription de ces mots dans un champ de discours existant doit peut-être être attribué à une déformation disciplinaire et professionnelle : c’est un penchant des sciences sociales, de la science politique en particulier, de lier le nouveau à l’ancien. La philosophie fait autre chose – ou du moins, la véritable philosophie, celle qui se distinguerait ainsi de l’entre-glosage scolastique « dans les hauteurs » et des vertigineux conflits de notes de bas de pages, de ponctuation et de traduction hérités de longues traditions grises et plates, fait autre chose. Une philosophie vivante, un souffle frais du large plutôt qu’un grattage obsessif de vieux palimpsestes suffocants dans des caves humides. Quelle promesse!

En parcourant le livre placé sous le patronage de poètes patriarches – dans l’ordre : Gilles Hénault pour l’ensemble, Gaston Miron pour l’avant-propos, Félix Leclerc pour l’introduction, puis Pierre Perrault lui-même pour la troisième partie, et Pierre Morency pour la conclusion –, on comprend toutefois que l’auteur (peut-être sous l’impulsion de l’éditeur) a choisi avec soin d’évoquer certaines complicités, certaines alliances et certaines affinités. Il a donc probablement aussi choisi d’en taire d’autres, s’il sait qu’elles existent.

Ducharme, en effet, ne se présente pas véritablement seul devant Perrault. Il s’inscrit dans une nébuleuse interprétative, dans un réseau d’analyse politico-économique contemporain. Dans les notes de l’introduction, outre les références à Perrault, il précise ainsi que son concept central de « dépossession » s’inscrit en filiation directe avec un livre récent de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) paru chez Lux. Il affirme aussi que son usage de la notion d’« économie de la haine » fait écho ou référence aux travaux d’Alain Deneault parus chez Écosociété. Enfin, il emprunte des statistiques sur l’accroissement récent des inégalités économiques aux États-Unis au livre Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty. C’est ce qu’on appelle se camper à gauche, bien en vue, les voiles hautes et droites.

Les références aux analyses développées au Québec et ailleurs autour des aspects politiques de l’œuvre de Perrault ont peut-être déjà été traitées dans l’ouvrage précédent de Ducharme, Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault (Nota Bene, 2016), co-écrit avec Pierre-Alexandre Fradet, quoique la quatrième de couverture laisse entendre qu’il y est plus question de philosophes européens (Heidegger, Nietzsche, Deleuze, Bourdieu, Michel Henry et Quentin Meillassoux) que de pensée politique en Amérique du Nord francophone. Mais passons, puisque je n’ai pas lu Une vie sans bon sens. Ayant quelque peu déplié – sans les régler – les problèmes que je voyais dans l’introduction d’À bout de patience, j’ai repris ma lecture.

Outre l’avant-propos, l’introduction et la conclusion, le livre d’Olivier Ducharme sur Pierre Perrault et la dépossession se divise en trois parties et deux « entre-deux ». Chaque partie principale porte sur un cycle de films : dans l’ordre, le cycle de l’île aux Coudres, « Du bois au fer » (pp. 25-51); le cycle abitibien, « L’enclos sera prêt pour les bestiaux » (pp. 73-103); et le cycle amérindien, « Le caribou dans les fers » (pp. 123-170). Les deux « entre-deux » servent à lier les cycles les uns aux autres et à travailler certaines notions transversales. Le premier s’intitule « Aux armes braconniers » (pp. 53-72) et le second s’intitule « La grande saignée machinique » (pp. 105-122). Les chapitres sont courts (de deux à cinq pages environ), l’écriture est fluide et le livre se termine par un magnifique « Cahier photos » (c’est l’endroit du livre où Bernard Gosselin est le plus présent).

Selon l’auteur, chaque cycle de films raconte, par le recueillement et le montage des témoignages de petites gens, les conséquences à la fois historiques et quotidiennes de grandes transformations économiques sur les formes de vie au Québec. Ces transformations sont mises sous le signe général de la dépossession et ses principaux agents sont nommés : « l’ennemi », selon le mot de Perrault repris par Ducharme, c’est le système capitaliste et ses impératifs (l’accumulation primitive, la monétarisation, la recherche de la maximisation des profits, l’expropriation des moyens de production, la concentration des richesses, la modernisation technologique, etc.), doublé du système étatique qui se soumet à ces impératifs et facilite leur réalisation.

À l’île aux Coudres, la prolétarisation a suivi la fin des petites goélettes transportant le bois sur le fleuve, laissant la maîtrise de la navigation – du pays – aux grands compagnies et aux gros navires de fer et éradiquant le savoir des eaux et des embarcations des répertoires populaires. La colonisation de l’Abitibi a quant à elle échoué parce qu’elle a été pensée par l’État comme une réponse temporaire (moins coûteuse que l’aide directe) à la grande crise économique de 1929 – il n’a jamais été véritablement question d’y établir un « royaume », pour reprendre la notion centrale travaillée par Perrault. Les réserves amérindiennes ont aussi été pensées comme « camps de réfugiés temporaires », en attendant l’assimilation complète, bien qu’elles servent désormais à organiser des résistances. À plusieurs reprises, l’auteur signale que malgré le confort matériel (acheté à crédit) et les avancées techniques (accélérant le capitalisme), la situation de dépossession n’a fait qu’empirer depuis la sortie des films de Perrault. Ducharme réitère que l’horizon contemporain semble sans espoir de changement radical, y compris par la violence.

L’auteur cite plusieurs « autorités » pour soutenir ses analyses politico-économiques, dont Walter Lippmann et Friedrich Hayek du côté des libéraux (du côté du système capitaliste) et Maurizio Lazzarato, Ellen Meiksins Wood, David Harvey, David Graeber, Karl Marx, ou Pier Paolo Pasolini et Georges Didi-Huberman sur les lucioles, du côté de la critique du libéralisme. Certains noms sont étonnamment absents, comme par exemple celui du jésuite Michel de Certeau, qui n’est pas mobilisé pour penser le braconnage, ou celui de Jacques Derrida, sur qui portait le mémoire de maîtrise en philosophie de Ducharme et dont le concept de « désappropriation » et les questionnements du propre, de la propriété, de la propreté et de l’appropriation auraient pu ouvrir l’ouvrage à un horizon autre que celui d’une recherche de contre-souveraineté ou de maîtrise accrue face à la dépossession, la perte de maîtrise ou l’expropriation.

À plusieurs reprises, un livre québécois – de Jean-Pierre Charland, Les pâtes et papiers au Québec, de Louis-Edmond Hamelin, Le rang d’habitat. Le réel et l’imaginaire, ou de Jean-Jacques Simard, La réduction. L’Autochtone inventé et les Amérindiens d’aujourd’hui, par exemple –, vient supporter de très nombreux extraits des films et des écrits de Perrault. L’ensemble vient donner une « couleur locale » aux analyses générales, ou concrétiser les explications abstraites en liant ensemble le singulier et l’universel.

Fait intéressant, c’est dans la troisième partie sur le diptyque amérindien ou autochtone que Ducharme convoque le plus longuement des sources anciennes. Ces sources concernent le droit des gens (préfiguration du droit international moderne) et les débats qui ont eu trait à la légalité et à la légitimité de la colonisation des Amériques au moment de la première colonisation européenne. Ducharme convoque donc Vitoria sur le droit de découverte, le droit de guerre et le droit de commerce; Grotius sur le droit de naviguer et le droit d’occupation en terra nullius; et Locke sur le droit de propriété et la production de la valeur par le travail. Cette lecture du rapport étroit entre colonisation et capitalisme se fonde principalement sur les travaux d’Ellen Meiksins Wood en histoire sociale des idées. Ces chapitres servent à clarifier la perspective du gouvernement Bourassa lorsqu’il lança le projet hydro-électrique de la Baie-James sans consultation et fut ensuite forcé de négocier ce qui allait devenir la Convention de la Baie-James et du Nord québécois.

Un motif à la fois crucial et surprenant de l’essai de Ducharme est celui d’une des bases matérielles de toute forme de vie : l’alimentation. L’interprétation du cycle abitibien et du cycle amérindien s’articule ainsi à une réflexion sur le rapport à l’agriculture et à la chasse, et en particulier sur le rapport à la viande. Il est question de l’absence d’abattoirs en Abitibi – les bœufs abitibiens étaient tués à Toronto puis rapatriés en camion pour être mangés en Abitibi (p. 108) – et des horribles abattoirs de l’est montréalais, documenté par Perrault pour l’émission de radio J’habite une ville. Il est aussi question de la chasse au caribou avec les Innus, de la chasse à l’orignal mise en images dans La bête lumineuse et, plus généralement, de la chasse aux images.

Parmi les réflexions sur les différents rapports des groupes et des individus humains aux animaux, il est étonnant de ne pas voir mentionné ce passage remarquable du Pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi, où Adéline Ashini s’indigne du fait que l’anthropologue Serge-André Crête rit du porc-épic qui vient d’être tué et dont elle va brûler les épines sur le feu. Elle demande alors en innu qu’on lui dise de ne pas manquer de respect à l’animal. L’animal est tellement goûteux que le chasseur Dominique Ashini dira à la caméra qu’il sera réservé aux Innus et que les Blancs n’en auront pas un morceau : « Trop bon à manger! »[2]

gout-de-la-farine-1Ducharme parle assez peu du Mouchouânipi. Il se concentre plutôt sur Le goût de la farine. Une expression chère à Perrault, « le goût de la farine » est à penser en opposition au « goût du caribou », selon la description que fait José Mailhot (figure centrale du diptyque amérindien) de la culture innue après « le contact » avec les Blancs (p. 152). Le goût de la farine symbolise en effet l’importance des transformations dans les formes de vie des peuples autochtones suite à l’arrivée des colons européens et de leurs descendants sur leurs territoires traditionnels. Une fois ce goût acquis, le goût du caribou manque assurément, mais la forêt devient aussi moins attirante – surtout qu’elle est simultanément transformée par l’exploitation commerciale du bois par les Blancs, ce qui empêche aussi de continuer à vivre comme avant. Perrault parle par ailleurs du « goût du Pepsi » et du « goût de la Molson », lorsqu’il parle des habitants de Montréal, par exemple. Ducharme nous rappelle ainsi que les papilles sont une force politique trop souvent négligée dans l’analyse, que la salivation et la digestion sont des processus à la fois individuels et sociaux qui mettent en mouvement ou immobilisent, qui font accélérer ou ralentir, qui orientent, désorientent ou réorientent[3]. Les Amériques n’ont-elles pas été « découvertes » par des Européens de la fin du XVe siècle qui cherchaient (entre autres choses) une voie alternative à la « route des épices » contrôlée par l’Empire ottoman?

Tout au long de son livre, Ducharme raconte les maintes déceptions de Perrault quant à ses tentatives d’intervenir efficacement dans la conscience collective par ses œuvres. Le cycle de l’île aux Coudres semble participer à une « folklorisation » de l’endroit. Le cycle abitibien est perçu comme réactionnaire car trop terrien (ou terreux) dans le Québec technologique des années 1970. Perrault désespère souvent comme Pasolini se désolait de « la mort des lucioles » (p. 174), pour reprendre avec Ducharme un motif que plusieurs contemporains reconnaîtront suite au populaire essai Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2009). Malgré tout, Perrault reste indigné, en colère, jusqu’à la fin, même si cela épuise. « Il aura espéré conserver un espoir pour que la vie étonne encore et inspire la parole », écrit Ducharme (p. 176). C’est sur un appel au refus de l’uniformisation et de la vie homogène, ainsi que sur un appel à l’accroissement de la maîtrise et de la liberté que se clôt À bout de patience.

Dans son mémoire de maîtrise en histoire intitulé « Que restera-t-il de nous : Pour la suite du monde? » : une étude de la tradition et du rôle des aînés dans la réflexion identitaire de Pierre Perrault, 1956-1999 (Université de Sherbrooke, 2014), Anne Bruneau-Poulin rappelle le ton testamentaire des derniers écrits de Perrault, notamment de l’essai L’Oumigmatique ou l’objectif documentaire (L’Hexagone, 1995). Dans l’entretien avec Perrault inclus dans le deuxième volume du coffret DVD publié par l’ONF, Perrault parle d’un testament qui se cherche des héritiers (contrairement à Hannah Arendt qui parlait d’un héritage sans testament…). Bruneau-Poulin souligne qu’en 1999, Perrault semble être décédé avec l’impression que cette quête d’héritiers avait été vaine. À mon sens, Ducharme aurait pu faire en sorte de mieux montrer que cette dernière déception était infondée, c’est-à-dire que l’héritage de Perrault est déjà reçu, repris, travaillé et relancé par plusieurs depuis longtemps, que l’indifférence n’a pas été le dernier mot quant à ses interventions.

Je reste sur l’impression que ce livre s’est fait au prix de complicités et d’alliances concrètes. Sans doute faut-il les activer, les intensifier à partir de lui, plutôt que d’escompter qu’il s’en charge d’avance! À cet égard, j’aimerais rappeler la présence de Yolande Simard-Perrault, veuve du cinéaste, au lancement de la réédition de Du fond de mon arrière-cuisine (BQ, 2015) de Jacques Ferron, à la défunte Médiathèque littéraire Gaëtan-Dostie. C’était bien là un lieu de tissage et de transmission de la colère et du savoir. Il aurait été question d’y héberger des archives de Perrault. Qu’en est-il, aujourd’hui, de ce projet concret d’héritage mis en suspens, sinon en échec, par la crainte d’éventuels champignons?


Notes

[1] Remarque exégétique. Le choix de Gosselin, responsable des images de plusieurs films de Pierre Perrault, est rapporté par Falardeau à au moins deux moments : dans un texte du début des années 1980, « Le boxeur et le boulanger » (repris dans La liberté n’est pas une marque de yogourt. Lettres, articles, projets, Montréal, Stanké, 2000, p. 37) et dans des entretiens réalisés au tournant des années 2000, notamment avec Jean-Philippe Gravel (« Entretien avec Pierre Falardeau, réalisateur de 15 février 1839 », Ciné-Bulles, vol. 19, n° 2, 2001, p. 11). On entend aussi Falardeau raconter les reproches que Gosselin et Michel Brault lui ont adressés à propos de la laideur mise en évidence dans Pea Soup dans les commentaires audio du coffret DVD Falardeau/Poulin, À force de courage. Anthologie 1975-1995 (Vidéographe, 2004). Cette répétition à plusieurs années d’intervalle suggère que ce problème du cadrage du beau et du laid était déterminant dans la compréhension que Falardeau, qui se réclamait de l’héritage cinématographique et politique des Perrault, Gosselin, Brault et Groulx, avait de son propre travail.

[2] Dans le film, on assiste aussi à une remarquable animalisation de l’anthropologue lorsque Adéline et son mari Jean-Baptiste Ashini sont tranquillement assis ensemble sur des roches et qu’on voit apparaître Crête à l’arrière, montant lentement, très essoufflé. La grand-mère demande alors en innu à son mari : « Qu’est-ce qu’on entend souffler fort comme ça? » Suite à cette scène comique, la grand-mère dit à Crête en innu qu’ils ne le comprennent pas quand il essaie de leur parler en innu. Elle constate aussi qu’il ne les comprend pas du tout, quand ils lui parlent en innu. Crête regarde alors au loin en silence, encore un peu essoufflé.

[3] Pour une enquête auto-ethnographique sur l’alimentation sur la route entre l’Outaouais et la Côte-Nord, des gâteaux Vachon à la banique innue, voir Dalie Giroux et Amélie-Anne Mailhot, « Manger en Amérique », Cahiers européens de l’imaginaire, no 5 (Manger ensemble), avril 2013, pp. 172-176.

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L’emplacement des sources (II)

Critique du film Le goût d’un pays, de Francis Legault, Zone 3, 2016, 102 min.

Par Simon Labrecque

Étant Québécois, j’ai déjà dit que les coïncidences me fascinent.

[…] C’est que l’écriture considérée comme une connaissance rend aveugle.

Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville

le-gout-dun-paysLe dernier film de Francis Legault est d’une grande beauté. Visuellement, l’expérience du réalisateur dans la mise en images des pratiques cuisinières et artisanales se traduit par une capacité à faire très bien sentir la texture, le travail manuel lié au temps des sucres. Sur le plan auditif, l’anecdote inaugurale de Fred Pellerin racontant la symphonie qu’il a entendu, silencieux au milieu d’une érablière de 250 arbres coulant chacun à son rythme propre, donne le ton à la construction attentive d’une trame sonore enveloppante. L’ancêtre Gilles Vigneault qui pousse un « Les gens de mon pays » presqu’a capella à côté d’un poêle à bois m’a même tiré une larme que je ne peux pas mettre sur le dos de ma conjonctivite hivernale.

Avant d’en arriver à la question de la beauté du propos de l’œuvre, cependant, deux détours préliminaires s’imposent. Ils permettront de préciser l’état d’esprit dans lequel je suis allé voir le film, au milieu d’un projet d’écriture sur l’emplacement des sources mis (ou remis) en branle par mon trouble face à la géographie fictive et la référence aux Atikamekw réels dans Fatale-Station. Ici, en tous cas, la géographie des sucres cherche à être authentique, réelle, quoiqu’on ne présente aucune carte et qu’on ne nomme pas systématiquement les lieux filmés. Bien sûr, il est aussi question d’une part de fiction, puisqu’il s’agit de méditer les conditions et les effets de l’invention de traditions.

 

Encabanages et émancipation

Avant d’aller voir Le goût d’un pays un matin de semaine au cinéma Beaubien, dans le quartier Rosemont à Montréal, j’ai (finalement) acheté et lu La route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois (Atelier 10, 2016), que j’avais mentionné au passage dans ma critique pour Trahir du dernier livre de Yan Hamel, Le cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota Bene, 2016). J’en ai d’abord retenu deux passages qui concernent justement Rosemont, où j’habite en locataire depuis six ans. Fait singulier, ces deux passages concernent deux objets hérités par Livernois – la chemise carottée Mackinaw de son grand-père Labelle et un meuble à décaper provenant de la même famille – qui relancent sa réflexion sur la recherche d’une certaine authenticité québécoise.

Né en 1982, originaire de Saint-Constant en Montérégie, le professeur d’histoire littéraire et intellectuelle à l’Université Laval décrit ainsi sa relation à la chemise patrimoniale, qu’il tente de distinguer d’un rapport parodique ou ironique de style « hipster » aux vêtements d’ouvriers, de bucherons et de paysans. En hégélien camouflé dans le souci des bonnes intentions et de la justesse, Livernois semble malgré lui attribuer la réflexivité ou la conscience des symbolisations à un moment nécessairement second ou ultérieur (le sien) du Progrès de l’Esprit dans l’Histoire :

À l’époque, quand j’ai décidé de porter cette veste sur la promenade Masson à Montréal, il s’agissait pour moi de reproduire les gestes de mon grand-père, lesquels n’avaient rien d’ironique et ne se situaient nulle part ailleurs qu’au premier degré. Pas de charge symbolique, par exemple, que les littéraires de mon acabit pourraient y accorder (p. 23).

Livernois cherche à dépasser l’ironie, mais l’époque ne lui rend pas la tâche facile… Le passage sur le meuble à décaper offre ensuite une description plus détaillée des lieux en jeu; il fait aussi sentir l’humour et la capacité d’autodérision de l’auteur :

J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. Voilà un quartier qui m’adonne : secteur ouvrier du début du siècle, relativement à l’aise pendant les années 1970, ne payant pas de mine dans les années 1990, suivant ensuite le modèle du Plateau voisin avec 15 ans de retard. Depuis, se côtoient, de la 1re Avenue au boulevard Saint-Michel, les BMW et les Chevrolet Cavalier. Mixité sociale de l’enfer. Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connait un bout sur l’authenticité.

Sur un mode presque nietzschéen, en plus de vouloir vivre la troisième métamorphose du Zarathoustra (du chameau bête de somme au lion prédateur à l’enfant créateur de valeurs), l’ébéniste du dimanche découvre au bout de son enthousiasme qu’il n’y a pas de véritable fond « authentique bois » à son meuble hérité. Celui-ci est plutôt peint, maquillé, masqué dès le départ avec un faux fini. Leçon de choses : il y a toujours un autre masque derrière le dernier masque, ou encore, « it’s turtles all the way down ». Dans et par sa réflexion écrite, Livernois cherche néanmoins à collectiviser une forme d’amour du pays réel, « le vrai Québec », qui lui semble souvent soit s’aimer trop peu, soit s’aimer trop mal.

Pour ma part, c’est la lecture de la conclusion de La route du Pays-Brûlé qui m’a poussé à aller voir Le goût d’un pays, dont j’avais vu la bande-annonce quelques jours auparavant. Gilles Vigneault en bougrine et casquette marines et Fred Pellerin en mackinaw et col roulé tricoté qui parlent « du pays » dans une cabane à sucre? J’étais curieux et sceptique. Le fait que Livernois termine son bouquin sur l’évocation d’une cabane à sucre a toutefois fait en sorte que j’ai senti devoir y aller. Aurait-on là un lieu, un motif et une pratique permettant de penser de manière non-triviale l’habitation contemporaine de la vallée du Saint-Laurent?

En discutant de sa troisième proposition néopatriotique, « Créer un patriotisme qui s’ancre dans ce que le Québec pourrait être, réellement », après avoir critiqué les « néocanadiens-français » à la sauce Beauchemin pour leur nombrilisme pessimiste, puis cité La vigile du Québec de Fernand Dumont sur la conjugaison de l’archaïsme et du progressisme et L’humaine condition de Hannah Arendt sur Thomas Jefferson et la préservation d’espaces publics citoyens nécessaires à l’agir en commun, Livernois écrit :

Ces lieux d’invention du pays, de solidarité, sont nombreux, de la place publique à la réunion d’amis. Pour moi, et je suis conscient que c’est là une expérience bien personnelle, il s’agit de la cabane à sucre de mes amis Maëcha et Simon, à Mansonville, en Estrie. Ça n’a rien du paradis perdu de l’enfance, de la nostalgie d’un passé plus grand que notre présent ou d’un musée des traditions d’antan. On n’y vit pas, non plus, à l’extérieur de l’Histoire. Habitant et travaillant tous deux à Montréal, Simon et Maëcha n’ont rien de ces citadins qui effectuent un retour à la campagne; loin de toute poésie nationaliste mielleuse, ils ont tout simplement construit un lieu, ouvert à tous. Une cabane où l’on ne se regarde pas en train de jouer à faire les sucres, mais bien où l’on fait les sucres, c’est tout. Ici, les vestes Mackinaw sont utilisées pour ce qu’elles sont, réellement : des vêtements d’extérieur pas trop salissants. Certes, Maëcha et Simon connaissent le poids de leurs gestes, la tradition dans laquelle ils s’inscrivent – mais ils sont en 2016, comme tout le monde. Le joug du sucrier, symbole du porteur d’eau, est accroché au mur. Ce n’est pas tant qu’il soit un rappel du passé c’est bien plutôt qu’il ne sert plus et n’a jamais très bien fonctionné, de toute manière.

Mes amis ne se regardent pas en train de jouer à créer un pays; ils créent un pays. Rien de flamboyant, sinon la solidarité de ceux qui produisent du sirop d’érable comme ça, presque pour rien (pp. 68-69).

Je me suis dit que Le goût d’un pays devait offrir un récit similaire sur la cabane à sucre comme lieu déjà-là d’une émancipation possible car effectivement en cours – un lieu charismatique, en quelque sorte[1]. Pour voir si c’était bien le cas, j’ai dû aller au cinéma.

 

Encabanages d’enfermement

Deuxième et dernier préliminaire, cependant : avant d’aller voir Le goût d’un pays, les hasards de la lecture (qui ne sont pas vraiment des hasards) ont aussi mis sur mon chemin quelques lignes sur une cabane à sucre autrement plus étrange que celle de Livernois, une cabane inquiétante, horrifiante même. Ces lignes se retrouvent dans Les enfants du sabbat d’Anne Hébert (Seuil, 1975), alors qu’il est question du mode d’habitation du couple d’Adélard et de Philomène Labrosse, le père et la mère qui bouillent la bagosse et qui figurent le Diable et la Goglue, le Bouc et la Sorcière dans de marquantes violences sexuelles, familiales autant que villageoises. Il s’agit plus précisément d’une vision troublante qui hante la sœur du Précieux-Sang Julie Labrosse quant à sa propre origine, avec son frère Joseph. Tout au long du roman, la vision récurrente d’une cabane déploie plus avant et approfondi le mot d’ordre lancé dès le deuxième paragraphe :

L’intention d’user à jamais une image obsédante. Se débarrasser de la cabane de son enfance. S’en défaire, une fois pour toutes. Et surtout, ah, surtout! être délivrée du couple sacré qui présidait à la destinée de la cabane, quelque part, dans la montagne de B…, parmi les roches, les troncs d’arbres enchevêtrés, les souches et les fardoches (p. 7).

Au milieu du roman, Hébert écrit ces paragraphes sur une vision d’hiver primordiale, concernant l’encabanage nomade du couple de « squatteurs » et de leur progéniture parmi les érables :

Peut-être même est-ce la première cabane de la série de toutes les cabanes habitées? Cabane à sucre abandonnée? Camp de chasseur oublié? La cabane originelle, avec un seul sac de couchage grignoté par les mulots, posé sur le plancher, au milieu de la pièce. Un vieux gros poêle rouillé sur ses pattes torses. Les immenses chaudrons noirs servent à bouillir le sirop d’érable. Les palettes de bois minces et grises, si utiles autrefois pour étendre la tire sur la neige. Tout le vieux matériel encore utilisable est resté là, en vrac. Les bouilleurs de cru sont inventifs et capables de tout.

Pour peu que l’on ait le courage de regarder à l’intérieur de la cabane, attentif à tous les détails, respirant à pleines bouffées le remugle d’écurie chaude et d’algues pourries qui s’échappe du sac de couchage placé au centre de la pièce, on se rend très bien compte qu’il s’agit ici du lieu d’origine.

Deux géants paisibles dorment, enfermant avec eux, dans leur double chaleur, leurs petits tremblants de froid.

On pourrait se croire à nouveau dans le ventre de la mère, gardé par la force du père. Mais lorsque le père livre combat à la mère, il chasse impitoyablement les enfants du sac de couchage.

— Dehors, mes petits maudits! (p. 85).

Quand on sait ce que ces deux enfants ont souffert, , la description de la cabane à sucre pourrie comme lieu d’habitation/enfermement originaire prend une couleur particulièrement glauque. Mais toute cette violence, toutes ces violences, n’est-ce pas aussi ça, le goût, l’odeur, la démanche de ce pays-ci, comme peut-être de toutes les autres contrées d’ailleurs? Il faut assurément en rendre compte dans une enquête sur les modes d’habitation d’un territoire qui prendrait déjà la cabane à sucre comme le lieu d’une douce et paisible réinvention.

Les amis de Livernois, habitant Montréal mais faisant les sucres « pour le vrai » en Estrie, auraient-ils racheté, dans les années 2000 ou 2010, cette vieille cabane abandonnée dans les années 1920 ou 1930 dans « la montagne de B… »? Ou plutôt, puisque Hébert situe « B… » près de la ville de Québec (Beaupré? Beaumont? Beauport? Bernières? Breakeyville? Batiscan? Bourg-Louis-Station?), quelque autre cabane vétuste avec une histoire aussi trouble? Pour pouvoir répondre, il m’a fallu voir le film.

 

Canner un pays

Le monde est petit, comme on dit! J’ai pu voir la cabane à sucre de Simon et Maëcha et elle m’a semblé très jeune, le bois encore jaune et les vitres encore claires, contrairement à celle de Roméo Bouchard et de son fils Geronimo, par exemple. Quelle ne fut pas ma surprise, en effet, de retrouver Simon Tessier et Maëcha Nault, habitants de Montréal, parents de trois enfants et propriétaires d’une petite cabane à sucre de quelques 300 entailles à Mansonville, en Estrie, parmi les intervenants du film Le goût d’un pays! De toute évidence, ce sont eux, les amis de Livernois. Ce dernier n’est pas parmi les intervenants nommés dans le film, mais tout se passe comme si Le goût d’un pays illustrait la conclusion de La route du Pays-Brûlé sur la cabane à sucre comme lieu d’émancipation par l’habitation incarnée – ou, à l’inverse, tout se passe comme si le livre publié dans la collection Documents d’Atelier 10, associée à la revue Nouveau projet, avait été écrit pour accompagner la sortie du film de Legault, produit par Zone 3.

Dans un entretien accordé au Voir, Legault a raconté l’origine de l’essai documentaire qui tourne autour d’une rencontre entre Gilles Vigneault et Fred Pellerin, deux acériculteurs amateurs ou artisanaux, au temps des sucres dans une petite érablière familiale qu’on suppose située à Saint-Élie-de-Caxton. Le réalisateur dit :

C’est moi qui ai provoqué la rencontre de Fred Pellerin et de Gilles Vigneault dans le cadre de l’émission L’autre midi à la table d’à côté [à la radio de Radio-Canada]. À la fin de l’enregistrement, Gilles Vigneault a regardé par la fenêtre en faisant une réflexion sur les sucres qui s’en venaient. Les deux se sont ensuite mis à échanger sur le sujet et l’idée de les rassembler dans une érablière avec comme trame de fond la question du pays était née.

L’idée du film serait de loin antérieure au livre de Livernois, car l’épisode de L’autre midi à la table d’à côté avec Fred Pellerin et Gilles Vigneault aurait été diffusé pour la première fois le 8 juillet 2006. Le livre d’Atelier 10 a quant à lui été imprimé en mai 2016; on peut supposer qu’il a été écrit en 2015, ou tôt en 2016, l’auteur ne mentionnant pas un vieux projet qui traînait ou un motif similaire.

Il se peut que Legault ait découvert Simon et Maëcha par Livernois, puisqu’il semble graviter autour de Nouveau projet. Notons en effet que Roméo Bouchard, qui intervient dans le film à partir de sa cabane à sucre dans le comté de Kamouraska, a publié le cinquième essai dans la collection Documents, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie (Atelier 10, 2014). Néanmoins, au sein même des échos ou des résonances entre le livre et le film, des écarts ou des différences se font sentir et les distinguent. Dans le chapitre que Livernois consacre à la chemise Mackinaw de son grand-père, par exemple, il termine par un paragraphe sur un incident rapporté et amplifié par la rumeur, concernant justement une cabane à sucre :

En mars 2007, ça a été la panique au Bas-Canada : des musulmans, venus festoyer dans une cabane à sucre de Mont-Saint-Grégoire, ont fait retirer le lard de la soupe aux pois et ont prié sur un plancher de danse. Nos plus ardents symboles laurentiens étaient ainsi mis en péril. Les médias se sont emparés de l’affaire, relançant à n’en plus finir la soi-disant crise des accommodements raisonnables. Évidemment, l’histoire avait été complètement déformée – il n’y avait eu aucune demande du groupe de mulsulmans (p. 36).

Dans Le goût d’un pays, la psychologue interculturelle Rachida Azdouz raconte le même incident, répétant que les musulmans ont demandé qu’on enlève le porc et, plutôt que d’une prière sur le plancher de danse, parle d’une demande d’arrêter la musique. Elle se sert ensuite de cet incident pour dire la puissance symbolique de la cabane à sucre : à ce moment, l’identité québécois elle-même s’est sentie menacée, croyant qu’on essayait de la changer de l’intérieur même de l’un de ses lieux traditionnels. Qui ne voit que le film ne doutera donc pas qu’une demande, voire une plainte a été faite, du moins quant au porc omniprésent à la cabane à sucre.

Quoi qu’il en soit, le propos du film ressemble beaucoup à celui de Livernois. Pellerin et Vigneault, la famille Tessier-Nault, Bouchard et son fils, la famille Vermette, quatrième génération d’agriculteurs et d’acériculteurs professionnels (près de 10 000 entailles!), et Hermine et Gaétan Ouimet nous parlent de leurs cabanes à sucre; le chef Martin Picard parle de celle du Pied de cochon et la critique Lesley Chesterman du rapport des anglophones au sucre d’érable; l’historien Daniel Turcotte, Fabien Cloutier, Gabriel Nadeau-Dubois, Boucar Diouf, Rachida Azdouz et Kim Thuy nous parlent de leur rapport personnel avec les produits de l’érable et, selon différents angles, de l’analogie entre faire les sucres et faire un pays, le tout sur de splendides images forestières.

 

État + Capital + normes de genre

Revenant sur « le projet de pays », plusieurs intervenants laissent entendre que l’indépendance, l’autonomie ou la souveraineté juridique du Québec ne suffirait pas à « faire un pays » comme ils et elles (mais surtout ils) l’entendent. Fabien Cloutier est sans doute l’intervenant le plus clair à ce sujet, refusant explicitement le nationalisme dit identitaire et ses tenants favorisant la peur des autres et les certitudes sur soi. Nadeau-Dubois en parle aussi explicitement, au comptoir d’un restaurant devant deux crêpes et une bouteille de sirop (préparait-il « Faut qu’on se parle »?). Voter « Oui » à un référendum ne saurait suffire à émanciper un peuple; il n’est pas vrai, pour ces intervenants, que « l’indépendance n’est ni de gauche, ni de droite, mais en avant », selon la formule de Bernard Landry. Il faut un « projet social » véritablement centré sur la justice. L’idéal demeure néanmoins une forme de souveraineté, de contrôle véritable et de possession effective de soi et de ses moyens, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Fait intéressant, on entend peu les acériculteurs professionnels sur le sujet.

Sur le plan économique, il est d’abord question du sirop d’érable comme produit. Seules les familles Vermette et Ouimet en produisent et en vendent pour la peine, comme exploitants agricoles ou comme exploitants d’une cabane à sucre commerciale. Les autres intervenants ont des « exploitations » familiales qui servent un assez petit cercle d’amis, souvent sous la forme de dons ou d’échanges de sirop contre de l’aide pour faire les sucres. C’est la rémunération pour un travail qui est aussi sa propre récompense.

À un moment, Gilles Vigneault formule remarquablement bien un certain rapport des Québécois au travail, disant que de voir son père ou sa mère être exploités et manger de la misère donne naturellement aux enfants l’idée tenace que « le travail, c’est d’la marde » (dixit le patriarche de Natashquan en bougrine marine assis sur une souche). Chose triste, les enfants concluent souvent qu’il faut alors devenir patron et exploiter plutôt que d’être exploités. Il dit pour sa part que « faire d’un territoire un pays » requiert une forme de travail toute autre : marcher le territoire, le semer, l’essoucher, l’entailler, en prendre soin.

Roméo Bouchard (en grand-père à la barbe blanche) donne même une leçon d’économie politique marxiste en racontant l’histoire du capitalisme comme forme d’expropriation des producteurs du rapport direct à leurs produits et comme forme de concentration et d’accumulation dans les mains d’un petit nombre des profits générés par la (re)vente des produits aux producteurs salariés. Autour de la bouilleuse en marche et d’un plat de fèves au lard, il est aussi question de l’année des légumineuses de l’ONU, Geronimo Bouchard disant que l’organisation devrait plutôt faire respecter ses propres règles à ses membres qui bombardent des pays étrangers à la ronde.

Enfin, Fred Pellerin se fait crypto-žižékien (ou pseudo-jamesonien) en énonçant qu’on imagine mieux la fin de l’humanité que la fin du capitalisme. Il discute ensuite la proposition avec Vigneault, dont il se présente comme un digne héritier – y compris dans cette sorte de masculinité douce et calme, sans trace d’agressivité et capable de pleurer. La teneur grave de ces réflexions politiques à l’échelle mondiale au milieu du temps des sucres pourrait étonner, mais Bouchard rappelle bien les vertus du travail manuel pour la pensée, racontant comment en trayant lentement une vache la tête contre son ventre chaud, par exemple, on n’a que ça à faire : penser.

 

Cadrer la beauté

De toute évidence, Legault a choisi de filmer la belle cabane à sucre de Jonathan Livernois – et ce, d’ailleurs, très littéralement –, plutôt que de filmer l’effrayante cabane à sucre de Anne Hébert. Peut-il en être autrement s’il est question, même à demi-mots, d’un renouvellement du patriotisme?

Dans un texte antérieur publié lors du festival OFF.T.A., ainsi que dans un projet inédit sur le cinéma québécois, j’ai rappelé l’opposition que Pierre Falardeau voyait entre son travail, notamment dans le documentaire Pea Soup réalisé à Montréal avec Julien Poulin, et le travail de Bernard Gosselin, notamment dans le documentaire Un royaume vous attend réalisé en Abitibi avec Pierre Perrault. Falardeau reprenait un récit que Gosselin lui faisait : « En Abibiti, il y avait des milliers de gars avec des pantalons mauves et des souliers blancs. Mais j’ai toujours essayé de montrer le plus beau de l’Abitibi. Je cadrais à côté. » Falardeau, lui, affirmait au contraire cadrer la laideur le plus directement possible; la laisser dans l’ombre, ça ne nous aidera pas à nous comprendre.

Bien entendu, Le goût d’un pays ressemble moins aux films de Falardeau qu’aux films de Bernard Gosselin sur des « artisans de fin de ligne », comme les nomme Dalie Giroux[2]. Des films lents, d’une grande beauté visuelle et sonore, comme César et son canot d’écorce (ONF, 1971) sur la construction d’un canot à la manière atikamekw par César Newashish de Manawan, ou bien Discours de l’armoire (ONF, 1978) sur la construction d’une armoire à panneaux par le menuisier Louis Lebeau, par exemple. Le tout filmé par un réalisateur connu comme un artisan du son et de l’image, « un orfèvre » qui a notamment reçu plusieurs prix pour son travail sur l’émission de cuisine À la di Stasio. Dans Le goût du pays, qui part à la fois de la parole et de l’image pour donner à penser ce point de rencontre singulier de l’espace et du temps qu’est le temps des sucres au Québec (dixit Fred Pellerin), Legault est indubitablement au sommet de son art.

maudite-poutine

Maudite poutine

Même politiquement, il semble qu’assez peu de laideur se soit introduite ou ait été laissée dans le film – une rareté par les temps qui courent. On ne peut s’empêcher, cependant, d’être dès lors suspicieux et de se demander si quelque chose nous échappe. Tout cela n’est-il pas trop lisse, trop… sirupeux? Peut-être qu’une même œuvre ne peut pas bien cadrer à la fois le beau et le laid qui trament le quotidien en pays incertain. Dans ce cas, la pluralité des œuvres pourrait peut-être parvenir à nous donner un aperçu du « pays réel », de ses complicités compliquées et de ses complexes compulsions. Il faut bien sûr expérimenter, interpréter ces connexions – le multiple n’est pas donné, il est à faire.

À cet égard, Maudite poutine de Karl Lemieux promet à mon sens d’aider à relancer la pensée après Le goût d’un pays. Le noir et blanc rappelle d’emblée Elle veut le chaos de Denis Côté. Un synopsis nous raconte : « Témoin de la déchéance de son frère jusqu’à son suicide, Vincent devra se battre pour conserver un fragile équilibre dans un univers rural où règne l’insidieuse violence du quotidien. » Un autre synopsis nous donne cette reformulation : « Entre accablement et désœuvrement, le quotidien s’orchestre dans un univers rural et malsain. » Il faudra retourner au cinéma.


Notes

[1] Sur la singulière définition du charisme que j’emprunte à Jean-Luc Évard, je me permets de renvoyer à mon article « Traduire un au-delà en un déjà-là : les ressorts charismatiques de la voix politologique de Jacques Rancière », Sens public, 15 nov. 2015.

[2] Dalie Giroux, « Homi Bhabha et le Québec : appel à un “acte insurgeant de traduction culturelle” », Spirale. Arts, lettres et sciences humaines, dossier « La traduction omniprésente mais transparente », sous la dir. René Lemieux et Pier-Pascale Boulanger, n258, automne 2016, p. 42.

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Classé dans Simon Labrecque

L’emplacement des sources (I)

Critique de la série Fatale-Station, de Stéphane Bourguignon, présentée sur ICI Tou.tv EXTRA, 2016, 10 épisodes.

Par Simon Labrecque

Si je n’ai pas commencé ce livre avant aujourd’hui, il ne faut pas y voir d’autres raisons que celle-là : certaines choses, pour s’écrire, demandent un lieu privilégié qui les rend possible.

Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville

Puisque dans son ascension qu’on lui souhaite irrésistible vers l’écriture professionnelle (payante), Docteur Caustique lui-même, en personne, a été engagé (et, souhaitons-le, dignement rémunéré) par VICE-Québec pour couvrir le débat en français de la course à la chefferie conservatrice sur un ton assez proche du style gonzo que j’ai réclamé dans Trahir pour intensifier la destinée de Steven Blaney, je peux vaquer sans regret dans les sentiers plus lents du grand air de la critique. Inextricablement esthétiques et politiques, lesdits sentiers m’ont fait méditer sur les conditions de possibilité et sur les effets d’une nouvelle télésérie, Fatale-Station, ainsi que d’un film, Le goût d’un pays. Ce premier texte sur le thème que je formule comme l’emplacement des sources prend la série comme objet ou comme point de départ. Un second texte sur le même thème prendra bientôt le film pour objet, comme lieu de reprise ou de recommencement.

 

Nom plausible

fatal-stationComme au temps de Saints-Martyrs-des-Damnés, film culte de Robin Aubert, le titre même de Fatale-Station, la dernière série de Stéphane Bourguignon diffusée sur la nouvelle plateforme électronique radio-canadienne ICI Tou.tv EXTRA (il faut s’abonner, payer 7$), invite à penser le rapport entre langage et territoire. Sur le plan narratif, dans ce cas-ci, on se demande d’emblée si une fatalité oubliée, sise quelque part aux origines de la station en question mais dotée d’une efficace tenace, expliquerait la tournure singulière qu’y prend le présent. Dès les premières scènes, la facture visuelle, la musique de Dear Criminals et le rythme de l’action crient : ici, il y a de l’intrigue! Mais où c’est, au juste, ce « ici »? Cette question m’a accompagné tout au long de la série.

Selon l’expérience commune et la Commission de toponymie du Québec, le nom de « station » n’est pas inusité en ces contrées. Dans la seule région de Chaudière-Appalaches, en plus des chemins, avenues et rues de la Station, on retrouve ces 24 hameaux, villages ou lieux-dits : Laurier-Station, dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Lotbinière; Saint-Éphrem-Station, dans la MRC de Beauce-Sartignan; Saint-Victor-Station, dans la MRC Robert-Cliche; Broughton Station, East Broughton Station, Coleraine Station et Garthby Station, dans la MRC des Appalaches; Cumberland Station, Morisset Station, Sainte-Germaine-Station, Sainte-Justine-Station, Sainte-Rose-Station et Sainte-Sabine-Station, dans la MRC des Etchemins; Armagh Station, Saint-Damien-Station, Saint-Malachie-Station, Saint-Nérée-Station, Saint-Vallier-Station, dans la MRC de Bellechasse; Cap-Saint-Ignace-Station, Saint-Apoline-Station et Saint-François-Station dans la MRC de Montmagny; et Sainte-Louise-Station, Saint-Jean-Port-Joli-Station et Trois-Saumons-Station, dans la MRC de L’Islet[1].

On trouve des noms similaires, quoiqu’en quantité beaucoup plus modeste, dans presque toutes les régions québécoises : Bas-Saint-Laurent (9), Estrie (7), Capitale-Nationale (6), Montérégie (6), Centre-du-Québec (5), Mauricie (5), Outaouais (5), Laurentides (3), Lanaudière (3), Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (3), Abitibi-Témiscamingue (2), Nord-du-Québec (1), Saguenay-Lac-Saint-Jean (1) et Laval (1). Sans surprise, malgré le « brin de folie » qui persiste parfois dans la toponymie québécoise, il n’existe aucun lieu répertorié nommé Fatale-Station.

Généralement, la station dont il est question dans ces noms est (ou fut) une gare de train, érigée sur le parcours d’un chemin de fer construit au XIXe ou au XXe siècle. Faire l’inventaire de ces toponymes, c’est donc faire réémerger aux yeux des contemporains le tracé d’un vecteur circulatoire privilégié de la Révolution industrielle (et, partant, de la décolonisation colonisatrice d’une mare à l’autre, le Dominion canadien s’émancipant de l’Empire britannique par les rails, la vapeur et les magouilles attenantes, selon ce qu’on nous racontera en cette année de 150e anniversaire du Canada et de la publication du premier tome de Das Kapital de Karl Marx). D’abord le long des rivières, puis à travers bois, avant d’être rejoint puis souvent supplanté par les routes asphaltées (sauf dans quelques coins reculés du pays), ce réseau de valorisation capitaliste sur le terrain a marqué de façon durable les modes d’habitation du territoire et les paysages. Tous ces arrêts ferroviaires sont des sommets de notre graphe historique, des points de notre réseau matériel-symbolique contingent.

 

Réseaux relationnels

Comme Frédéric Parent le signalait récemment dans Un Québec invisible (Presses de l’Université Laval, 2015, voir ma critique dans Trahir), des guerres de clocher ont longtemps opposé les municipalités de la gare ou de la station, jadis plus petites mais plus densément peuplées, urbaines et industrielles, aux municipalités voisines dites de la paroisse ou du village, plus grandes mais peu peuplées, agricoles et tournées vers les rangs. La vie dans certains villages contemporains nés de la fusion de telles municipalités garderait des traces vives de l’ancienne opposition. En témoigneraient la mésentente héréditaire entre quelques familles « de souche », ou la suspicion tenace d’habitants de secteurs délimités envers les mœurs, les intentions et le caractère des gens d’autres secteurs. Qui n’est pas de la place – comme Sarah, par exemple, l’étrangère jouée par Macha Limonchik dans Fatale-Station – devra s’y faire en mettant au jour, du moins pour soi, la cartographie obscure et d’apparence arbitraire de ces réseaux d’affects sédimentés.

Ces réseaux sont depuis longtemps des moteurs dramatiques et dramaturgiques, au Québec comme ailleurs. Dans Fatale-Station, la « descouverture » progressive par Sarah des rapports entre le maire bien-intentionné, généreux mais fatigué (Denis Bernard), le poétique mais impulsif gérant de l’unique resto-bar (Claude Legault), la serveuse intelligente qui est aussi travailleuse du sexe pour payer la résidence de sa mère malade (Marilyn Castonguay), le boucher géant orphelin, amoureux d’elle et jaloux de ses amants/clients (Guillaume Cyr), et la rigide matriarche Jean O’Gallagher, qui tire les ficelles de toutes les magouilles (Micheline Lanctôt), rythme la série comme une longue variation sur ce motif. Comme le dit l’aspirant maire (Alexis Martin) à « la O’Gallagher » dans un moment d’emportement, on peut venir du même village mais appartenir à des mondes distincts, selon la classe et le tempérament.

À Fatale-Station, que les personnages nomment le plus souvent Fatale tout court, il est toutefois moins question d’une opposition « interne » entre la station et le village, ou entre la gare et la paroisse, sinon le rang, qu’entre la station, qui est le village où se situe l’arrêt ferroviaire (où passe un train par jour) et l’église (fermée depuis une décennie), et le bois. Ici, en effet, il n’est pas question d’agriculture mais de forêts, et un peu de mines. Il est question d’une sorte de wilderness, de « frontière », voire d’un farouest québécois, comme le disent Bourguignon et le réalisateur Rafaël Ouellet dans le « webdocumentaire » qui a accompagné la sortie des cinq premiers épisodes de la série, le 20 décembre 2016. Notons au passage qu’au moment d’écrire cette critique, je n’ai pas encore visionné les cinq derniers épisodes, mis en ligne le 20 janvier 2017.

 

Lieu improbable

Provenant de l’entre-deux-rivières de la Chaudière et des Etchemins, sur la rive sud de Québec, et intéressé par les manières de nommer, de dire et de taire, de clarifier et d’obscurcir, d’invoquer et de conjurer cette origine en particulier et les origines en général – ce que je nommerai l’emplacement des sources –, c’est la singulière prévalence des toponymes appalachiens en « station » qui m’a poussé à regarder Fatale-Station. La série se déroulerait-elle sur le territoire de mon enfance – ce sol que je qualifierais personnellement d’hapax généalogique, car en amont comme en aval, avant comme après sur l’arbre filial, personne de ma famille proche ou lointaine n’en est sauf moi?

J’avais peu d’espoir d’en avoir le cœur net. La prolifération des « stations » dans l’ensemble de la toponymie québécoise suggère plutôt un désir de l’auteur de brouiller les pistes, de noyer le poisson, ou de ne pas être limité par les exigences de la mise en scène d’un lieu réel. Fatale-Station, ce n’est pas La grande séduction; Fatale, ça pourrait être n’importe où au Québec, voire même ailleurs si ce n’était de la langue et de quelques autres phénomènes… L’auteur a-t-il l’impression d’ainsi se rapprocher de l’universel?

Au cours de la série, cependant, on en apprend plus sur le lieu de l’action et ses particularités. D’une part, en effet, on apprend le nom d’au moins une autre ville fictive, Cap-aux-Anges, qui n’est pas uniquement desservie par le train ou la route : dans ce lieu intermédiaire, situé « à deux heures de char », il est possible de prendre un autobus pour aller en ville. Sinon, « la ville » elle-même est à quelque six heures de route, selon un typique calcul québécois de la distance en temps. Fatale, c’est « la fin de la route », une sorte de Natashquan sans fleuve ni Gilles Vigneault ni tourisme.

D’autre part, tout au long de Fatale-Station, l’intrigue principale concernant l’arrivée au village isolé de Sarah qui fuit un homme violent et la ville (Montréal? Québec? Trois-Rivières?) est d’emblée et constamment entremêlée à une intrigue proprement géopolitique. Dès le premier épisode, en effet, on apprend que « la nouvelle route » vers Fatale-Station (plus directe, rapide, donc moins coûteuse que l’ancienne pour qui a besoin de voyager ou de commercer) est bloquée par « les Atikamekw », qui mettent de l’avant « des revendications » sur lesquelles on saura assez peu de choses. On apprendra cependant que le barrage a trop peu d’impacts économiques pour forcer le gouvernement fédéral à écouter. On saura aussi qu’un jeune prônant l’organisation d’une « milice de Blancs » passera proche de faire sauter une bombe et que le fils de Jean O’Gallagher semble, contrairement à sa mère, être un allié des Atikamekw.

À mon sens, cet aspect de l’intrigue situe l’action (et Fatale) sur un territoire beaucoup plus précis – qui n’est assurément pas Chaudière-Appalaches. Quel type de nom est « atikamekw »? Ne s’agit-il pas à la fois d’un ethnonyme et d’un toponyme, dans la mesure où le peuple ou la nation qu’il désigne habite un territoire assez bien connu et délimité? C’est du moins de ce que je crois avoir appris, il y a plusieurs années déjà.

 

Nouilles aux grillades de lard, fumée de sauge

Cet apprentissage modeste et somme toute incertain du sens du nom Atikamekw en lien avec l’emplacement d’un territoire, je l’ai fait en deux ou trois temps.

Premièrement, entre ma première et ma onzième année de vie, j’allais quatre ou cinq jours par semaine chez la même gardienne, originaire de Sainte-Marie-de-Beauce. L’ancienne institutrice que je considérais comme ma tante a eu un rôle crucial dans le développement de mon rapport aux livres, aux images, au langage et aux jeux mimétiques. Dans le grand bungalow à un étage, je croisais aussi le père de famille, que je considérais comme mon oncle. Également originaire de Beauce, il travaillait dans la construction. Or, une année, il a effectué un voyage de plusieurs semaines, voire plusieurs mois à Weymontachie (Wemotaci), pour y construire des maisons. Ce nom autochtone, je l’ai appris avant même celui de Wendake, pourtant beaucoup plus proche.

De ce voyage que je trouvais fascinant car il avait nécessité de prendre un hydravion, il était resté une ou deux photographies et, surtout, un grand dessin en noir, rouge et jaune sur un beau papier blanc crème, représentant un beau danseur autochtone en mouvement. Ce portrait fut accroché pour aussi longtemps que je me souvienne à un mur du sous-sol. Depuis longtemps, Wemotaci – le nom d’une communauté atikamew en Mauricie – fut pour moi synonyme de loin, de difficilement accessible et d’intéressant, tout à la fois. Je ne suis pas sûr que Bourguignon se serve du nom « Atikamekw » pour autre chose que dire cela : le lointain.

Deuxièmement, quelques années plus tard lors de la première édition des Fêtes de la Nouvelle-France à Québec (après l’étrange aventure des Médiévales…), j’ai pris seul pour la première fois le traversier de Lévis et j’ai passé une bonne partie d’un après-midi d’été avec un vieil homme, assis près d’un feu de bois dans « le village amérindien » qui avait été installé dans la partie inférieure du parc Montmorency, au milieu de la Côte de la Montagne. L’homme m’a dit être atikamekw et venir de Manawan. Il m’a appris qu’il y avait d’autres Atikamekw à Wemotaci, justement, et à Obedjiwan (Opitciwan), au nord de Trois-Rivières et de La Tuque. En rentrant, j’ai vérifié une carte et j’ai commencé à découvrir cette vaste région aux confins de la Mauricie, du Lac-Saint-Jean et de l’Abitibi-Témiscamingue – comme si l’espace habité de la vallée du Saint-Laurent se refermait, . Plus haut, c’est le nord, la vraie wilderness

Encore plus tard, j’ai fait un road trip festif à La Tuque avec des amis. Pour la première fois, j’ai été témoin des rapports d’ignorance mutuelle qui semblent caractériser les relations dites interculturelles dans les villes « frontières ». Je ne savais pas que dans les bars, par exemple, on peut pratiquement tracer une ligne de démarcation territoriale… Je crois désormais savoir assez bien où se trouve la frontière sud du territoire des Atikamekw, ou du moins, du territoire que l’État canadien leur réserve aujourd’hui. De ce que je sais, en tous cas, ça ne ressemble pas à Fatale, esthétiquement.

 

Res(t)ituer

Selon la page Wikipédia sur les Atikamekw,

Ils vivent au Québec dans la vallée de la rivière Saint-Maurice et nomment leur territoire Nitaskinan (signifiant « Notre terre »). Ils ont d’ailleurs déclaré unilatéralement leur souveraineté sur ce territoire de 80 000 km2 en 2014. Ils sont divisés en trois bandes, Manawan, Opitciwan et Wemotaci, regroupées sous le Conseil de la Nation Atikamekw [orthographe préféré par la nation] basé à La Tuque. Ensemble, elles ont une population inscrite totale de 7747 membres en 2016. Les Attikameks [orthographe recommandé par l’Office québécois de la langue française] parlent l’atikamekw, une langue de la famille linguistique algonquienne proche mais différente du cri, ainsi que le français. L’atikamekw est toujours utilisé quotidiennement par les Atikamekw de nos jours, faisant de celle-ci l’une des langues autochtones du Canada les moins menacées d’extinction. Traditionnellement, ils pratiquent la pêche, la chasse et la cueillette. Historiquement, ils sont alliés avec les Innus.

Selon Google Maps, Manawan et Wemotaci sont tous deux à environ trois heures et demi de route de Trois-Rivières. Pour sa part, Opitciwan est à environ huit heures et demi de route (surtout forestière) de l’embouchure du Saint-Maurice, et à six heures et demi d’Alma, au Lac-Saint-Jean[2]. On ne sait pas trop si le barrage sur la route de Fatale-Station se situe au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest des deux premières communautés. Il est peu probable, cependant, que le village se situe au nord d’Opitciwan, vu les distances et la rareté des routes, y compris forestières. Or, le drame en requiert deux, une vieille et une nouvelle!

800px-vuepartielleparentSi Fatale-Station se situait tout près de Rapide-Blanc-Station, au nord de La Tuque, cela la placerait à seulement trois heures de route de Trois-Rivières – et non à six heures de « la ville »… L’ancienne municipalité du village de Parent, plus à l’ouest, désormais un secteur de la nouvelle (immense) ville de La Tuque, est probablement le lieu réel le plus plausible pour placer la fictive Fatale-Station. Avec sa scierie qui fonctionne sans arrêt, Parent est toutefois un village beaucoup plus forestier que Fatale semble l’être, visuellement. Car s’il est question du bois dans la fiction de Bourguignon, il n’est pas véritablement question de l’industrie forestière, de ses bruits et de ses odeurs, etc. La teneur de l’économie locale est en vérité laissée grandement indéterminée, bien qu’on sache que « la O’Gallagher » y joue un rôle prépondérant et qu’elle est fière que son village n’ait pas eu à « s’inventer un festival » pour survivre… Mais comment habiter de cette façon, c’est-à-dire sur un mode urbain, mais aussi loin, « au bout de la route », sans qu’une forme précise d’industrie (prospère ou en déclin, voire disparue) ne détermine les conversations de manière notoire, surtout à l’oreille d’une étrangère qui y débarque pour ce qui semble être la première fois?

 

Écrire, filmer

Même s’il était explicitement question de l’industrie forestière dans les textes de Bourguignon, les images de Ouellet n’en montrent pratiquement aucune trace. Inversement, il n’est pas directement question de cette industrie en mots, mais on pourrait tout de même la voir à l’œuvre et sentir sa présence déterminante, comme c’était le cas dans Twin Peaks, par exemple. Ce décalage entre le positionnement narratif du lieu fictif et les images concrètes qu’on nous fait voir pour l’illustrer s’explique aisément par les lieux du tournage réel de Fatale-Station. Ces lieux étaient principalement situés en Montérégie : Saint-Bruno, Boucherville, Saint-Blaise-sur-Richelieu, Saint-Constant, Saint-Basile-le-Grand, Châteaugay, Mercier, Léry, Pierrefonds et l’île Bizarre. Aucune industrie forestière ou minière à l’horizon – et ça se voit!

Si ce choix est profitable à la création d’une atmosphère onirique, et s’il a sans aucun doute été profitable économiquement – tourner 10 épisodes à Parent, ou même à La Tuque, c’est une autre paire de manches –, sert-il bien le propos politique de l’œuvre, pour lequel on mobilise justement le nom des Atikamekw?

En faisant du lieu de tournage un objet de critique dans le souci des relations entre langage et territoire, je ne cherche pas, bien sûr, à récuser le droit d’inventer des histoires, la possibilité de créer des fictions ou la capacité à faire semblant, au cinéma, à la télévision ou ailleurs. Même au théâtre – surtout au théâtre – on peut faire croire à tout avec du carton, des bouts de ficelle ou son seul corps en mouvement, et cela fait partie du défi et du plaisir de créer et de raconter! On peut bien tourner sous un viaduc à Sainte-Foy et prétendre être en Bosnie-Herzégovine ou en Tchétchénie, sans même avoir recours à des locuteurs bosniaques ou tchétchènes. Le décalage, cependant, risque d’attirer l’attention, et si l’intention ou la démarche n’est pas brechtienne, par exemple – si les auteurs ne cherchent pas à montrer par la représentation l’inévitabilité des décalages dans la représentation –, ils considéreront sans doute cela comme un échec de leur part. Des Bosniaques ou des Tchétchènes auront peut-être aussi quelque chose à dire, ou bien on se demandera avec curiosité (sans qu’on nous ait rien demandé…) ce qu’ils en diraient.

Deux films québécois m’invitent à réarticuler ma question et à préciser mon propos sur ce que j’appelle l’emplacement des sources : Les beaux souvenirs et Taureau.

 

Vérité de l’image

Le film Les beaux souvenirs de Francis Mankiewicz (ONF, 1981), avec un scénario de Réjean Ducharme, est sorti un an après Les bons débarras (ONF, 1980), du même réalisateur. Le film se déroule de toute évidence à l’île d’Orléans. Il en est d’ailleurs question dans le résumé qui l’accompagne aujourd’hui sur le site de l’Office national du film et sur d’autres plateformes :

Viviane, une enfant prodigue, cherche à reprendre sa place dans la famille qu’elle a abandonnée, tout comme l’avait fait sa mère. Blessée par l’abandon et l’absence des êtres aimés, son père et sa jeune sœur se sont créés un univers hermétique et trouble sur lequel repose leur sécurité. Viviane, en voulant y trouver une place, verra chanceler son propre équilibre. Un film dur et touchant, tourné dans la splendeur du décor de l’île d’Orléans, à partir d’un scénario de Réjean Ducharme.

Or, à la lecture d’une critique du travail scénaristique de Ducharme, j’ai découvert que Les beaux souvenirs – selon le tapuscrit du scénario archivé à la Cinémathèque québécoise, sur lequel la critique se fonde – est « situé dans l’île Sorel, [où] deux sœurs se disputent l’amour de leur père »![3] Plus loin, la même critique développe une thèse minimaliste sur le rapport entre les lieux dramaturgiques et les images chez le Ducharme scénariste, ou dans ce qu’on pourrait appeler le cinéma de Ducharme, qui se compose des deux films tournés par Mankiewicz et d’un scénario non-tourné, Comme tu dis, écrit autour de 1978 avec Longueuil comme décor :

En général, les scénarios ne déterminent le contenu visuel des images que dans la mesure où ils en spécifient certains éléments essentiels pour la signification. Chez Ducharme, il s’agit de certains lieux et de certains objets. La localisation géographique : Laurentides, île Sorel et Longueuil. La symbolique de l’espace est semblable à celle des romans. La chambre et l’île sont valorisées comme lieu de possession de l’aimé(e), refuge contre l’extérieur et retour au giron; c’est la chambre où Manon veille sa mère et Marie son père comme c’était aussi la chambre de Nicole et André Ferron et la penderie de Man Falardeau, l’île de Bérénice et le bateau de L’océantume. Le bord de l’eau et aussi les ponts (ceux qui mènent à une île ou ne mènent à rien) sont privilégiés. C’est que le lieu est alors accès à l’eau noire, au néant qui fascine les personnages suicidaires : Viviane se jette dans l’eau, Ti-Guy, en mourant, saute en rêve dans la piscine de Madame V.V. Jacques explique la signification symbolique du pont : « Qu’est-ce qu’on pense quand on pense à Longueuil? On pense au pont… au bout du pont… Comme si y avait rien de ce côté-ci du pont, comme si on tombait nulle part en bas du pont. » Ainsi, Iode marche vers l’Océan, « ayant la certitude de marcher vers sa perte[4].

Qu’est-ce qu’on pense quand on pense à « l’île Sorel » et à l’île d’Orléans? Tout d’abord, la seconde a le mérite d’exister en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’île unique, alors que dans les îles de Sorel, qui forment la partie sud de l’archipel du Lac Saint-Pierre complété par les îles de Berthier, au nord, aucune ne porte ce nom seul. L’île Sorel, en vérité, ça n’existe pas.

Les îles de Sorel, quant à elles, sont bien connues comme lieu dramatique : c’est là le pays du Survenant, de Germaine Guèvremont. Ce territoire se distingue précisément par une prolifération, une multiplicité d’îles qu’on peut parcourir en petite embarcation. L’île d’Orléans, au contraire, c’est la grande île ancienne habitée par les « sorciers » (vieux surnom des natifs), qui préserve avec entêtement et difficulté un territoire à la fois patrimonial, touristique et agricole, entre Lévis et Québec, à l’ouest, et entre Charlevoix et Bellechasse, à l’est, au milieu d’un fleuve reconnu pour nécessiter des pilotes aguerris. En 1980-81, c’était déjà la terre du vieux Félix Leclerc, qui n’était pas natif mais qui était aimé. C’était aussi déjà un lieu de luttes et d’échanges, de séduction et de répulsion entre les petits propriétaires héritiers et les nouveaux riches de la ville de Québec et d’ailleurs.

Par les splendides images de Mankiewicz, qui montrent des aspects reconnaissables de l’île d’Orléans (notamment le pont, deux fois très tôt dans le film) ainsi que son rapport de proximité à la ville (le bar de danseuses du père qui semble être dans le quartier Saint-Sauveur ou le vieux Beauport), il me semble que Les beaux souvenirs a changé de lieu dramatique par l’effet de la dramaturgie. En d’autres mots, « la signification » a été infléchie par « la mise en scène ». Quiconque regarde le film avec un brin de savoir géographique sur le Québec (le scénario étant par ailleurs inédit) saura que l’histoire se déroule à l’île d’Orléans[5].

cour-a-scrap

Capture d’écran du film Les beaux souvenirs, de Francis Mankiewicz

L’évidence de cet emplacement a des conséquences sur le sens du reste du film, sur la signification des actions, des images et des mots. Si l’histoire se passe à l’île d’Orléans, on peut identifier d’autres lieux attenants. J’ai parlé de Saint-Sauveur ou du vieux Beauport, où semble se trouver le bar tenu par le père (Paul Hébert) et son acolyte (Michel Daigle). Je crois aussi pouvoir identifier avec plus de précision le lieu dramatique de la scène de la cour à scrap, alors que Marie (Monique Spaziani) s’amuse à chercher un nouveau réservoir d’essence pour la voiture de Rick (R.H. Thomson), le séduisant copain anglophone incompréhensible de sa sœur Vivianne (Julie Vincent). Pour moi, le garagiste nain au volant d’un vieux pick-up bleu pâle travaille à Pintendre Autos, lieu mythique assez près, que Carl Bergeron (voir ma critique dans Trahir) refuse de nommer et que Dalie Giroux nous a magnifiquement décrit.

Quoiqu’il en soit, un processus similaire de déplacement géographique du lieu narratif (écrit) par les images (tournées) est à l’œuvre dans Fatale-Station. Dans Les beaux souvenirs, on ne nomme jamais l’île. La référence structurante aux Atikamekw dans le récit de Bourguignon ne laisse toutefois pas de place à l’ambiguïté. Si le territoire qu’on nous montre est situé sur la rive sud de Montréal – si on n’arrive plus à oublier les lieux de tournage –, n’aurait-il pas fallu nous parler des Mohawks ou des Abénakis? Quant au parler, justement, parle-t-on même atikamekw dans Fatale-Station? Ne connaissant pas la langue, je ne peux pas répondre. Le webdocumentaire se termine toutefois sur cette question. On y entend un acteur atikamekw aider une actrice innu à prononcer ses répliques en atikamekw à Kahnawà:ke. Un détour par la Beauce pourrait peut-être nourrir ma réflexion sur les enjeux de cet enchevêtrement de langues et de territoires.

 

Vérité du langage

Le film Taureau de Clément Perron (ONF, 1973) se déroule au sud de la Beauce, tout près de Saint-Georges. Dans sa capsule « Hier à aujourd’hui », qui présente un montage d’extraits choisis, Normand DeLessard raconte que le tournage s’est effectué en bonne partie à Notre-Dame-des-Pins et que le train a été filmé à Morisset Station. DeLessard indique également que la majorité des participants provenaient de Saint-Georges. Dans la courte description de sa capsule, il ajoute Saint-Simon-les-Mines et Saint-Benjamin dans les lieux de tournage. Il passe toutefois sous silence un fait frappant. Parmi les remarquables interprètes principaux (Marcel Sabourin, Béatrice Picard, Louise Portal, André Melançon, etc.), personne ne vient de la Beauce. Résultat : dans ce film qui « saisit dans sa réalité brutale le comportement des habitants d’un village de la Beauce à l’égard d’une famille de proscrits sur laquelle ils s’acharnent parce que, à leurs yeux, elle incarne le mal » (synopsis de l’ONF), on ne retrouve pratiquement aucune trace du célèbre accent beauceron, de la langue ou du langage typique de ce coin de pays!

Le seul moment où on entend clairement parler beauceron, ou le parler beauceron, est lorsqu’un homme arrive avec la carcasse d’une vache noire attachée sur son toit de voiture, devant plusieurs vieux réunis au magasin général. Ces derniers sont assurément « authentiques », selon leur murmurages. On entend aussi certaines intonations du pays lorsque la bande de jeunes (« les ’eunes », devrais-je dire…) parle ou, plus souvent, invective à la ronde. Encore une fois, un décalage, un écart entre le scénario et le film, l’écriture et les images, semble être créé par les choix de l’équipe de production.

Clément Perron, le scénariste-réalisateur de Taureau, a aussi écrit le scénario de Mon oncle Antoine de Claude Jutra (ONF, 1971), un film qui se déroule tout près, à Black Lake dans L’Amiante, mais qui est aussi tourné dans une langue normalisée, disons « radio-canadienne ». Perron est pourtant né à East Broughton en 1929. Avant Taureau, il a coréalisé C’est pas la faute à Jacques Cartier avec Georges Duffaux (ONF, 1967), démontrant par la parodie un souci certain pour la question des langues et des modes de vie en contexte colonial, tant du côté des Autochtones (il imagine une minorité blanche et un gouvernement autochtone) que du côté des Canadien français (tant dans le rapport aux Canadiens anglais et aux Américains que dans le rapport aux Français)[6]. Après Taureau, qui traite d’une forme de « justice populaire » tenant plutôt de la chasse aux sorcières, Perron a réalisé Partis pour la gloire (ONF, 1975), sur la résistance beauceronne à la conscription lors de la Deuxième Guerre mondiale. C’est comme si, un an après la publication de chaque livre, Perron commentait et continuait Quand le peuple fait la loi. La loi populaire à Saint-Joseph de Beauce de Madeleine Ferron et Robert Cliche (HMH, 1972), dans Taureau, puis qu’il commentait et continuait Les Beaucerons ces insoumis. Petite histoire de la Beauce, 1735-1867, également de Ferron et Cliche (HMH, 1974), dans Partis pour la gloire, qui est aussi le « prologue » à Taureau dans l’univers de la fiction narrative.

Dans l’ethnologie de Ferron et Cliche, une grande place est explicitement faite aux « informateurs locaux » et aux propos des « gens de la place ». Selon l’école ethnologique et folkloriste dite de l’Université Laval, qui a pris son essor avec les travaux et l’enseignement de Marius Barbeau, originaire de Sainte-Marie-de-Beauce, la collecte et la transcription des récits en langue populaire ou en parler vernaculaire est une pratique essentielle. Dans Les revenants de la Beauce de Paul Jacob (Boréal Express, 1977), préfacé par Robert Cliche et proche de l’école de Barbeau, le texte parvient à bien rendre l’oralité beauceronne par l’usage d’élisions et de diverses modifications orthographiques.

Du côté des films de Perron, on sent bien que les récits viennent de la Beauce et que la « normalisation » du langage tente de servir leur plus grande diffusion. On sait par ailleurs que la question de la parlure locale était explicitement problématisée à l’Office national du film depuis la création de « l’équipe française » à la fin des années 1950. On pense évidemment aux films de Pierre Perrault, Michel Brault, Bernard Gosselin, Gilles Groulx, Denys Arcand et tous les autres qu’on a lié de près ou de loin au cinéma « direct » ou « vérité ». Perron et Duffaux ont d’ailleurs réalisé un documentaire intitulé Cinéma et réalité (ONF, 1967) sur les pratiques du cinéma néo-réaliste italien. De quoi justifier l’impression que quelques plans de Taureau, sans parler de la tignasse du jeune André Melançon dans le rôle principal, rappellent les films de Pier Paolo Pasolini…

Dans ce contexte, il faut sans doute rappeler que Taureau s’inscrivait dans le défunt volet « fiction » des activités de l’ONF. N’est-il pas normal, alors, que des acteurs interprètent des personnages qui ne correspondent pas entièrement, voire pas du tout à leurs propres caractéristiques, y compris en ce qui concerne leur apparence, ou même la langue qu’ils parlent et celles qu’ils ne parlent pas? N’est-ce pas là précisément la particularité, le lot du Comédien comme figure? N’est-ce pas pour cela, également, que la philosophie occidentale a une relation tordue avec le mimétisme et le théâtre, faisant du mime ou du comédien de chair l’archétype de l’abjection par manque d’identité propre, un manque permettant de les revêtir toutes temporairement, plus ou moins respectueusement?[7] C’est la philosophie, mais peut-être pas la pensée, qui échoue sur scène.

 

Apories

Cette réflexion est aporétique : elle bloque. J’aboutis à une impasse, je m’embrouille et m’empêtre dans les considérations inquiètes sur les origines et les devenirs, je sens tour à tour que je force la note ou que je passe à côté, que je me détourne trop vite ou que j’insiste trop longtemps. Bourguignon se félicite sans doute avec raison d’avoir imposé une présence autochtone dans et par sa série, à la fois sur le plan dramatique (le récit) et sur le plan dramaturgique (la production). Me trouble néanmoins sa réflexion un peu stéréotypée : les Atikamekw (réels et fictifs) sont l’âme de la série, « quelque chose de souterrain », un gage de « véracité » et un symbole d’un « rapport incarné » au territoire.

Dans le documentaire sur la production de Fatale-Station, l’auteur raconte que la manifestation « plus pacifique » des autochtones au cœur du village, qui défilent lentement plutôt que de bloquer la route et qui « ne revendiquent rien, qui ne font qu’exister » dans la seconde partie de la série, représente un pas vers « la vraie rencontre », sinon vers « la réconciliation ». Sur les lieux du tournage, cependant, une femme pleure de vraies larmes en nous racontant que ses frères véritables se battent pour leur territoire au même moment, dans « la vraie vie ». Je n’arrive pas à me fixer : ces luttes véritables sont-elles servies par la mise en scène de Fatale-Station, ou sont-elles plutôt mises au service du théâtre télévisuel? Ces deux possibilités sont-elles mutuellement exclusives? Une complicité plus complexe peut-elle être pensée, entre réalité et fiction, entre fictionnements bien réels et réalisations fictionnelles?

Pour tenter de cheminer malgré les blocages, de me désempêtrer pour un temps, je reprends un vieux livre illustré qui date de la première année des Fêtes de la Nouvelle-France, me disant que c’est peut-être précisément là que je l’ai acheté, au « village amérindien » dans la Côte de la Montagne. On y présente les 11 nations autochtones du Québec aux gens de la place comme aux touristes. Je lis :

Les Atikamekw sont des Amérindiens de l’intérieur. Ils habitent la Haute-Mauricie, le « Cœur du Québec ». Ce sont des gens de grands lacs et de longues rivières, de forêts de bouleaux, de sapins et d’épinettes. Chasseurs d’orignaux et d’ours noirs, trappeurs de castors, de loutres et de visons, pêcheurs de dorés et de corégones (poisson blanc à la base de leur alimentation, séché ou fumé et mis en réserve pour l’hiver). De surcroît, leur nom signifie « ceux qui vivent de la corégone » bien que l’alimentation traditionnelle se complète par la cueillette de petits fruits sauvages, comme les bleuets (variété d’airelle des bois) et les framboises, dont regorge la forêt boréale. Les Atikamekw de la communauté de Manawan exploitent aussi l’eau d’érable, qui donne le sirop, la tire et tous les autres délicieux produits de la « cabane à sucre ». Ce sont d’ailleurs les Autochtones qui ont enseigné cet art aux arrivants européens au XVIIe siècle[8].

Quelque chose semble insister en moi pour lier Fatale-Station au film Le goût d’un pays de Francis Legault, qui présente Gilles Vigneault et Fred Pellerin en conversation dans une érablière au temps des sucres, justement. C’est donc par la cabane à sucre que je repartirai, que je tenterai de reprendre la question de l’emplacement des sources.


Notes

[1] Il semble que les noms d’origine française (Laurier-Station, Saint-Nérée-Station, etc.) prennent un trait d’union et que les noms d’origine anglaise (Broughton Station, Armagh Station, etc.) n’en prennent pas.

[2] Manawan signifierait « là où l’on trouve des œufs »; Wemotaci, « la montagne d’où l’on observe »; et Opitciwan, « le courant du détroit », selon Nicole O’Bomsawin et Sylvain Rivard, Les Algonquiens, Québec, éditions Cornac, 2012, p. 18.

[3] Jacqueline Viswanathan, « Ducharme scénariste », dans Paysages de Réjean Ducharme, sous la dir. Pierre-Louis Vaillancourt, Montréal, Fides, 1994, p. 71.

[4] Ibid., p. 86.

[5] Dans un entretien diffusé le 13 octobre 1981 dans le cadre de l’émission L’art aujourd’hui, et repris sur le beau site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec « …ils ont dit », Francis Mankiewicz raconte à Richard Guay le travail qu’il a effectué à partir de ce second scénario, que Ducharme avait écrit pour lui en lui disant qu’il pouvait en faire ce qu’il voulait. Le réalisateur en vient à la question dramaturgique du changement de lieu : « En le lisant attentivement, j’ai senti qu’il y avait, au niveau de l’écriture, une qualité du souvenir. Comme si ce scénario-là avait été écrit à partir d’un souvenir qu’il avait. Il l’avait situé, lui, dans les îles de Sorel, dans une grande maison en briques. Puis je suis dans les îles de Sorel, puis il n’y en n’avait pas, de grande maison en briques. Il y avait des maisons en briques, mais elles n’étaient pas aussi grandes que l’impression que j’en avais en lisant le scénario. Et c’est un peu, bon, comme quand on grandit quelque part, dans son enfance on habite dans un appartement puis on s’en souvient comme étant immense. Et quand on y retourne, ce n’est pas du tout ça. Alors, pour Les beaux souvenirs, ce qu’il fallait trouver, au niveau par exemple de la maison qu’il y a dans le film, au niveau de toute l’ambiance du film, c’était cette qualité du souvenir. Il ne fallait pas que ça corresponde réellement à ce qui était écrit, mais que ça évoque ce que l’écriture évoquait en moi. Donc, c’était comme… c’était énormément un travail de chercher à reproduire dans des images l’impression que j’avais du scénario, et non pas retrouver à la lettre ce qui était écrit dans le scénario. » Sur le travail de repérage, Mankiewicz ajoute ensuite : « On a passé six mois à chercher la maison. On a fait, je pense, le Québec de fond en comble. Parce que, encore là, on voyait plein de maisons qui pouvaient faire, qui correspondaient à ce qu’on cherchait, mais qui n’avaient pas cette qualité du souvenir, cette qualité un peu mystérieuse, insaisissable… imprégnée d’un passé. Et au niveau du choix des comédiens, c’est la même chose. »

[6] Un court segment sur la légende de la dame blanche a d’ailleurs été tourné aux chutes Montmorency, face au pont de l’île d’Orléans. Le film présente Paul Hébert en oncle courailleux, Paul Buissoneaux en serveur « franco » à l’orange Julep, à Montréal, et Denys Arcand en boursier snob du Conseil des arts. Une autre scène présente un festival de musique clandestin dans une petite cour à scrap – mais à Pierrefonds, celle-là, selon l’insigne des policiers incompétents qui « interviennent ».

[7] Sur cette question de la mimésis, il faut lire Philippe Lacoue-Labarthe, notamment L’imitation des modernes. Typographies, 2 (Galilée, 1986).

[8] Sylvain Harvey et Michel Noël (sous la dir.), Le Québec amérindien et inuit, Dolbeau, éditions Sylvain Harvey, 1997, p. 24.

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L’esthétique mollement sulfureuse de Lionel à Léon

Critique du film Le Chanoine Lionel Groulx, historien, de Pierre Patry, Office national du film du Canada, 1960, 56 min.

Par Simon Labrecque

L’archive en ligne de l’Office national du film est presque vivante. En effet, elle se métamorphose et grandit selon les impulsions de ses tenancières et tenanciers, ainsi qu’au gré des fonds filmiques et monétaires qui leurs sont impartis. Des films plus ou moins âgés s’y retrouvent fréquemment comme « nouveautés », alors que d’autres disparaissent et que les conditions d’accès (gratuité, restriction aux campus ou location payante) changent à l’occasion. Pendant longtemps, cette archive digitale s’affichait sur fond noir, opaque, et chaque film était suivi de deux ou trois « recommandations » inexpliquées, sans raison explicite. La bande passante tendait aussi à manquer et il fallait souvent recharger le film à plusieurs reprises. Voir un film de 120 minutes pouvait en prendre 150, voire 180. Il fallait le vouloir pour voir un tel film!

Depuis le début de mai, l’archive s’affiche sur fond blanc épuré et le visionnement paraît être plus aisé, plus fluide, quoique la bande passante manque toujours. Il semble s’agir d’un tournant général : « transparence » et « accessibilité » pour l’agence fédérale qui affectionne les buzzwords. Le nouveau site exhibe même une liste de « sujets » qui caractérisent explicitement les films. Cette nouvelle classification thématique est la bienvenue. Elle permet désormais à la curiosité fureteuse de parcourir l’archive de l’ONF de façon plus rationnelle qu’à l’ère des recommandations algorithmiques ne se justifiant que par l’évidence tautologique de leur propre surgissement.

Toute archive permet en principe de rencontrer ou de consulter au présent des documents produits dans un passé plus ou moins vivant et connu. La mission centrale d’une archive devrait être de préserver cette possibilité de rencontre. En plus du moment de la production et des modalités de conservation des documents, le moment de la consultation compte, lui aussi, dans la production du sens de l’archive. Avec d’autres, je m’étonne cependant du fait que les critiques et recensions dans la majorité des médias se limitent habituellement aux documents textuels, filmiques ou musicaux nouvellement publiés, plutôt que de constituer une manière toujours plausible de rendre compte d’une rencontre.

groulx-parlementPour inciter à la production d’un plus grand nombre de « recensions intempestives », en quelque sorte hors du temps quoique nécessairement inscrites dans une (ou plusieurs) conjoncture(s) historique(s) particulière(s), je propose une critique d’un film de 1960 que j’ai vu pour la première fois sur mon ordinateur personnel en 2016 : Le Chanoine Lionel Groulx, historien, de Pierre Patry, originalement produit en deux parties dans la série « Profils et paysages » de l’ONF, mais présenté en un seul document vidéographique de 56 minutes sur le site onf.ca. Un tel document importe, aujourd’hui, car mise à part l’entrée « Lionel Groulx » sur Wikipédia, il risque d’être l’occasion ou la matière des premières rencontres de maints contemporaines et contemporains, voire de la plupart de nos descendantes et descendants, avec l’abbé controversé.

Quoi de mieux, en effet, qu’un bref film d’époque où le principal intéressé apparaît en chair et en os, voire en paroles devant la caméra, pour survoler la vie et l’œuvre de quelqu’un qui a beaucoup écrit, et dans plusieurs styles, des mémoires aux romans en passant par les pamphlets et les manuels d’histoire? Or, comme tout film, celui-ci cadre et monte le réel de façon partielle et partiale. Il met en lumière autant qu’il ombrage; il donne à voir tout en taisant. À mon sens, il importe donc d’évaluer les moyens cinématographiques mis en œuvre dans ce document singulier. À cette fin, j’insisterai principalement sur deux scènes, qui sont aussi deux mises en scène se retrouvant respectivement dans les deux parties du film de Patry.

La première partie du film de l’ONF sur Lionel Groulx concerne principalement son enfance et son adolescence. Né sur le rang des Chenaux à Vaudreuil en 1878, à l’embouchure de la rivière des Outaouais près de Montréal, le futur abbé est le quatrième enfant des cultivateurs Léon Groulx et Philomène Pilon. D’emblée, le film ne nous dit pas que Léon meurt la même année et que la mère du petit Lionel Adolphe se remarie dès 1879 à William ou Guillaume Émond, cultivateur de Vaudreuil avec qui elle aura onze enfants[1]. Si Lionel à Léon à Jean-Baptiste retrace sa généalogie sous le patronyme Groulx jusqu’à un Normand venu à Montréal en 1670 et ayant subséquemment subi « le supplice du feu aux mains des sauvages », retenons que lorsqu’il parle des terres familiales de sa souvenance, d’un deuxième lopin acquis à grands risques et des portes de la grange que son paternel l’a invité à fermer seul pour la première et la dernière fois la veille de son départ du foyer natal pour le collège, le chanoine se réfère en vérité à son beau-père, ou père adoptif. Il a pour lui un grand respect, car il a repris avec diligence la « tâche inachevée » de s’occuper de sa famille[2]. Par ce dédoublement des lignées paternelles se rappelle à nous ce fait crucial : les origines sont rarement aussi simples qu’on les croit.

Groulx 1La première scène sur laquelle j’aimerais attirer l’attention montre un jeune Lionel, joué par un acteur adolescent, croisant devant la grange familiale la route du vieux chanoine, « joué » ou représenté par lui-même. Ce dernier observe en retrait, comme par-delà le temps, le jeune Lionel qui rêvasse sombrement. Il (s’)est donc mis en scène s’observant dans une scène qu’il a relaté comme son propre passé; il se revoit regarder vers demain, fébrile. Vêtu de sa soutane et de son long manteau noirs, coiffé d’un chapeau noir à larges bords et tenant à la main une mallette molle en cuir noir, le vieux Groulx « en vrai » est alors une ombre que le jeune Lionel « imaginé » n’envisage même pas. L’imprévisibilité de son avenir, vue de l’enfance ainsi mise en représentation, est ici symbolisée par le fait que l’acteur ne voit pas l’historien, ou l’aperçoit seulement pour un infime instant, selon les conventions géométriques et les techniques de montage qui régulent les échanges de regards au cinéma.

Nous devons sans doute cette mise en scène singulière à Pierre Patry. À l’époque jeune cinéaste dans la vingtaine, il venait de travailler sur Les mains nettes de Claude Jutra (1957) et avait réalisé Les petites sœurs (1959), sur les Servantes de Jésus-Marie à Hull. Les deux cinéastes allaient bientôt réaliser ensemble Petit discours de la méthode (1963), sur la technologie en France, selon un protocole expérimental récemment relaté par Patry pour Une histoire du cinéma (2014) de Denys Desjardins, œuvre dite « interactive » de l’ONF à l’ère numérique (qui ne mentionne malheureusement pas le film sur Groulx).

Groulx 2La mise en scène de Patry à l’ère de la pellicule est effectivement remarquable car elle entre en résonance avec la perspective du chanoine sur l’étude et le rôle du passé, sur la fonction de l’histoire comme clé du présent, ce moment mélancolique tendu entre ce qui fut et ce qui sera. Le vieux Groulx zieutant curieusement le jeune Lionel inquiet face à la fin de son enfance donne ainsi à voir la bienveillante nostalgie de l’historien national pour son propre passé compris comme l’étape révolue d’un cheminement souffrant vers l’incertitude radicale, soumis à la volonté souveraine de l’autorité divine.

Tout cela, Groulx l’apprendra à l’issu de ses études, en particulier après qu’il eût su hors de tout doute – comme touché par la grâce – que sa vocation était la prêtrise, car il voulait écrire et enseigner. « Les livres me passionnaient, » dit-il, « j’aurais voulu être un monsieur qui aurait fait des livres. » Avant cet épisode qui date du collège, Patry montre à l’écran le vieux Groulx se remémorant sa rencontre avec l’« affaire Riel » dans les journaux, l’occasion de sa première compréhension de ce qu’il nomme « le duel des races au Canada ». Groulx vieillissant assiste alors à l’écran à un défilé reconstitué d’enfants saluant en miliciens au son de La Marseillaise rielliste. Suit le souvenir de débats politiques à l’école, Groulx étant nommé au hasard représentant du parti bleu et sa mère lui disant qu’il serait un jour député « ou quelque chose comme ça ».

Groulx évoque alors son regret de ne pas disposer d’images cinématographiques ou de bandes sonores de ses premières harangues politiciennes. Patry supplée à ce manque en insérant dans le film la voix d’un acteur lisant un pamphlet du chanoine. Le narrateur (qui lit aussi des mots de Groulx) conclut la séquence par ces mots : « J’ai lu en des livres savants que l’âme et la culture d’un peuple se révèlent en la qualité des héros pour lesquels il se passionne. Quand on écrira l’histoire de notre génération, il faudra se rappeler qu’enfants, nous eûmes pour héros le politicien. »

La deuxième scène sur laquelle j’aimerais m’arrêter brièvement se trouve à la fin de la seconde partie du film de Patry, qui porte sur l’âge adulte de Groulx et sa pratique d’historien puis d’intellectuel public, voire d’homme politique. La scène concerne justement l’association entre héroïsme et politique dans la vie du chanoine. Après avoir longuement raconté comment il en est venu à enseigner l’histoire du Canada (qui ne s’enseignait pratiquement pas à l’époque) et à écrire un manuel qui fit date, Groulx parle des espoirs placés en lui par la jeunesse des années 1920 et, surtout, des années 1930. Appelant de ses vœux un État et un pays français et catholique, une réalité politique et spirituelle unique au monde, Groulx est montré comme une silhouette haranguant une foule. Ensuite, le narrateur lit un texte de Groulx regrettant les trahisons, les retournements et les abandons, puis le chanoine parle à la caméra de ses déceptions. La jeunesse lui a beaucoup trop demandé, dit-il. Il a préféré rester dans son œuvre, observant la misère terrible des années 1930 et créant de la déception chez les jeunes.

Ces jeunes cherchaient « une recette, un remède, quelqu’un qui pourrait les sortir de la misère, leur refaire un avenir. Je l’ai bien senti, car ils me l’ont trop dit », raconte Groulx. On lui a parlé d’être chef et le mot l’a crispé… Il y a même eu un article titrant : « L’abbé Groulx, premier ministre de la province de Québec ». Puis, dans sa montée narrative, la voix du chanoine se brise, devient rauque. Il y avait la misère et il y avait ce qu’on lui demandait mais qu’il ne pouvait pas donner… Il se reprend. La confiance qu’on lui témoignait a créé chez lui un état d’âme qui l’a considérablement fait souffrir. Dans la conjoncture politique et religieuse du Québec d’alors, il ne pouvait pas être un chef et il connaissait ses limites. Mais c’est là un état d’âme qui a duré sans cesse pendant quinze ans, chez lui. Sur le bord de verser une larme, Groulx dit alors que ce fait d’être désiré comme chef, de ne pas pouvoir ni vouloir l’être et de voir que la jeunesse n’avait pas confiance en personne d’autre, a jeté « un peu de tragique » dans sa « petite vie ».

Il y a une esthétique que j’aimerais qualifier de sulfureuse – étant donnée la silhouette démoniaque, presque rôdeuse, qui anticipe celle de L’Exorciste au cinéma –, mais que je qualifierai plutôt de molle, chez le Lionel Groulx de Patry. Au mieux, parlons d’une esthétique mollement sulfureuse.

Il y a une érotique étrange, platonique, dans ce film où il est tour à tour question de désirs et d’affectations, de mélancolie, de regret, d’abandon de soi, d’ardeur, de dégoût et d’enthousiasme. Revenant sur son adolescence, par exemple, Groulx parle d’une « débauche de lecture » et se rappelle de Télémaque comme du « livre magique à l’époque, le grand livre ensorceleur » qui donnait le goût d’écrire. « Écrire. Saurais-je jamais écrire? », se demande pathétiquement le chanoine. La suite du film semble vouée à démontrer que, malgré des débuts difficiles, il a finalement réussi à maîtriser cet art de l’écriture au point d’inspirer trop d’espoirs et d’enthousiasme chez son jeune lectorat. Il aurait en quelque sorte trop bien écrit, pamphlétaire d’une trop grande puissance…

En y regardant de plus près, cependant, créer des attentes hypertrophiées n’est peut-être pas un signe de maîtrise pour l’« historien national ». Ce serait plutôt une forme d’échec, le signe que quelque chose ne va pas, ou est allé trop vite. Le signe d’un certain manque de rigueur – une mollesse. C’est peut-être aussi la démonstration que celui qui étudie comment s’est fait l’histoire n’a pas saisi comment la faire, à moins que, par une lecture généreuse, on lui accorde qu’il a précisément appris que l’histoire n’a pas de secret, qu’elle est une suite d’accidents et de contingences imprévisibles et immaîtrisables. Groulx aurait alors été machiavélien plutôt que machiavélique.

Groulx 3Quoiqu’il en soit, de façon pratiquement analogue au récit sur l’art d’écrire, la première partie du film se termine par une longue scène durant laquelle Groulx, seul à son bureau dans la pénombre, récite ou improvise sur des souvenirs de famille, sur le fait que tous ses membres partageaient alors « un projet commun » lié à la culture de la terre et que les personnages et aventuriers de l’histoire nationale qu’il a rencontré par la lecture partageaient eux aussi, tous ensemble, ce « beau projet » de maîtrise et de contrôle tellurique. Apparemment mise en scène pour montrer la virtuosité orale du chanoine, celui-ci s’enfarge toutefois dans ses mots, rate des tournures de phrases qui perdent tout mordant, et préserve de peine et de misère une face qui se veut à la fois solennelle et sympathique. L’incompétence, ou du moins la grande nervosité de l’historien qui performe tout en tension devant la lentille, est démontrée cinématographiquement par le fait que ce qui devait de toute évidence être un plan séquence s’avère être coupé au milieu – il a fallu reprendre, visiblement. Le jeune Patry devait être passablement gonflé pour montrer ainsi son illustre sujet comme un dégonflé.

Toutefois, Patry fait cela en complicité avec Groulx lui-même, puisque c’est dans ses écrits qu’il puise les mots pour le décrire comme un grand nerveux qui ne fait que mimer la maîtrise de soi. Ce mime montrant qu’il mime, comment en évaluer le véritable caractère, la nature profonde, puisqu’il n’est qu’artifices, surfaces et miroirs? Le portrait filmique de Patry n’est assurément pas en mesure de réduire la réputation d’anguille de celui qui naquit à l’embouchure de la rivière des Outaouais, vieux lieu de montaison aujourd’hui menacé pas des centrales hydroélectriques. Ce n’est peut-être pas plus mal, pour la suite du monde.


Notes

[1] Pierre Hébert, Lionel Groulx et L’appel de la race, avec Marie-Pier Luneau, Montréal, Fides, 1996, p. 14.

[2] Peter Gossage, « Marginal by Definition? Stepchildren in Quebec, 1866-1920 », dans Mapping the Margins: The Family and Social Discipline in Canada, 1700-1975, sous la dir. Nancy Christie et Michel Gauvreau, Montréal, Kingston, London et Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2004, pp. 158-159.

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Herméneutique – critique des origines: Avant les rues de Chloé Leriche

Critique du film Avant les rues de Chloé Leriche (réal.), Les Films de l’Autre, 2016.

Par René Lemieux, Montréal | ce texte est aussi disponible en format pdf

Affiche Avant les ruesProjeté en finale des Rendez-vous du cinéma québécois, le film Avant les rues, réalisé par Chloé Leriche, est le premier long métrage de fiction tourné en atikamekw, langue algonquine parlée principalement dans trois communautés : Manawan, Obedjiwan et Wemotaci. Le film raconte l’histoire de Shawnouk (Rykko Bellemare) qui cause accidentellement la mort d’un homme et se réfugie par la suite dans la forêt. Avec le concours d’une aînée, il tentera d’expier son geste et son mal-être par des rituels traditionnels. L’expression « avant les rues » peut avoir au moins deux sens : géographique, elle désigne, dans le mouvement vers la réserve, les chemins de terre que l’on doit emprunter pour arriver à la communauté; historique et diégétique, elle fait référence à la démarche spirituelle qu’entreprend Shawnouk pour se libérer, une démarche dont l’histoire précède la présence de la civilisation euro-canadienne.

Ce sont les notions d’antériorité et de retour que j’aimerais développer ici. Les deux notions peuvent se retrouver, de manière compliquée, dans l’acte traductif. Elles remettent en question l’image un peu trop facile d’une « authenticité » attribuée à des films dont la langue principale a ses origines avant la colonisation des Amériques, mais sans la questionner. Le titre d’un entretien avec Chloé Leriche mentionne l’« authenticité » sans plus s’étendre sur la question. J’ai l’impression qu’il est devenu un peu trop facile de brandir ce concept pour parler de tout ce qui réfère aux pratiques autochtones sans trop en questionner ses fondements philosophiques. On oublie ainsi que l’authenticité est fondamentalement un concept conservateur car il ne peut se maintenir comme concept qu’à une condition, celle d’un jugement à partir d’une mesure. Or, Avant les rues n’est pas un film conservateur : ce film ne se mesure ni à l’aune d’un passé qu’il devrait répéter ni d’une identité à laquelle il devrait se conformer.

 

Traduire dans une langue autochtone

« Traduire dans une langue autochtone » pourrait se comprendre comme un syntagme absurde – un oxymore. L’« autochtonie » dit la présence ancestrale d’un peuple « de la terre ». Du grec ancien, les ἀυτόχθωνοι (autokhthônoi) étaient les enfants sans ancêtres, ils se seraient auto-engendrés sans géniteurs, sans histoire autre que celle qu’ils produisent au temps présent. Ils sont ab origine, aux origines des choses – comme l’indique l’équivalent anglais Aboriginal qui, lui, vient du latin. Ce sont paradoxalement les États-Unis d’Amérique qui, par excellence, se représenteront de cette manière : coupés de toute tradition européenne, croyaient-ils, les Pères fondateurs de la nation à la destinée manifeste espéraient voir leur constitution s’étendre indéfiniment sur un territoire qu’ils ont toujours voulu vierge – terra nullius, la terre nullifiée.

ALR - thérapeutique 2La traduction se pense de manière diamétralement opposée : elle est toujours ontologiquement seconde par rapport à un texte original. Elle n’a de sens qu’à condition de tenir ce sens d’une altérité qu’elle ne peut égaler. Je dis « ontologiquement » parce que son degré d’être est toujours inférieur à ce qu’elle doit imiter : l’original est premier, primaire, primordial, la traduction, elle, est sa pauvre copie ou son simulacre, au mieux sa répétition mimétique, au pire sa parodie. Une « traduction autochtone » n’aurait donc de sens que dans un sens : celui des langues autochtones vers les langues coloniales. Comme l’a bien dit Victor-Lévy Beaulieu à propos des peuples autochtones, leurs langues ne pourraient être qu’« au commencement des choses, nulle part ailleurs »[1]. Chloé Leriche a su récuser cette opinion commune dans un travail de traduction, d’abord de son récit vers l’atikamekw, mais aussi en en faisant le cœur même du récit avec le parcours du personnage principal.

Comme elle le mentionne dans son entrevue avec Karina Chagnon, Leriche avait déjà produit un premier dialogue en français avant de les faire traduire par les comédiens qui avaient à improviser les scènes. Un premier travail de traduction a donc été accompli par les participants du film qui, à partir de la direction de Leriche, devaient développer eux-mêmes leurs répliques. Quand j’ai vu le film la première fois, j’ai tout de suite été intrigué par les sous-titres en français, leur provenance, leur adéquation avec ce qui pouvait être dit en atikamekw. Leriche, qui ne parle pas l’atikamekw, raconte qu’au moment du montage, elle a dû faire appel à une artiste atikamekw, Marie-Pier Ottawa, qui a fait un premier travail de traduction avec le sous-titrage des scènes. Une techno-linguiste de Wemotaci, Nicole Petiquay, a par la suite vérifié la concordance entre les sous-titres en français et les paroles en atikamekw.

C’est pendant ce long processus de sous-titrage que Leriche a perçu des différences entre son scénario d’origine et la version filmée. L’improvisation comme méthode de mise en scène permet une création plus grande de la part des comédiens. Ce passage du premier scénario en français à sa mise en dialogue en atikamekw a amplifié la charge émotive et l’amplitude sémantique permettant une appropriation des dialogues par les participants au film, ceux-ci adaptant les idées de la réalisatrice pour les connecter avec leur réalité. Ainsi, le retour vers le français peut devenir une opération plus compliquée de prime abord, mais cela devient aussi un enrichissement pour le français qui se lira dans les sous-titres. Faire retour – du français à l’atikamekw pour ensuite revenir au français – n’équivaut pas à la redécouverte d’une identité ou d’une équivalence : cela produit plutôt du dissemblable, du différent, du nouveau.

De manière un peu grossière, on pourrait poser au moins deux manières de penser la traduction comme opération intellectuelle. Une première serait mécanique, elle fonctionnerait à partir d’une totale réversibilité, comme la mécanique newtonienne qui s’énonce comme une invariance en rapport à l’inversion du temps. Pour l’illustrer, on donne souvent l’exemple des boules de billard se déplaçant sur une table. Si on filme ce mouvement et qu’on projette le film, le spectateur ne pourra pas faire la différence entre la version originale et une deuxième version où le temps serait inversé. Si une telle situation traductive était possible, les dialogues en atikamekw auraient été, après la traduction, les mêmes que ceux écrits par la réalisatrice au départ. Or, ici, le passage par la langue atikamekw a affecté le scénario original.

Une deuxième manière de comprendre la traduction serait d’inclure le problème du temps. Contre une mécanique atemporelle, on aurait quelque chose comme une chimie des composés : une fois accomplie la transformation des éléments dans leur mélange, ils demeurent indécomposables (sauf à en affecter leur nouvelle nature). La double traduction à l’œuvre dans Avant les rues me semble se rapprocher de cette transsubstantiation. S’il y a retour, ce qui compte avant tout est le passage, l’entre-deux. Le spectateur francophone, même s’il ne parle pas l’atikamekw, découvrira certainement de l’extériorité dans la langue qu’il maîtrise.

 

Le retour comme éthique et politique pour notre temps

ALR - thérapeutiqueCet aller-retour entre les langues – qui pourrait se voir simplement comme un problème technique – n’est pas si différent de ce qui est en jeu dans le récit du film. La tripartition de l’espace dans Avant les rues – la communauté, le lieu de la faute et le lieu de la guérison – participe d’un double mouvement de retour : une première sortie de la communauté conduira Shawnouk à causer la mort d’un homme, une deuxième sortie lui donnera la chance de se délivrer. Si un retour n’est jamais identique, c’est aussi que la faute n’est jamais effacée – mais la douleur peut être maîtrisée. Il n’y a pas d’indemnité à retrouver – on ne revient jamais intact, parfaitement conservé, sauf à imaginer ou à fantasmer un idéal qui n’a rien de réel. Le retour est lui aussi douloureux, mais il fait grandir. Il faudrait peut-être amender le titre du film : à Avant les rues – qui peut faire référence au temps avant l’arrivée des colons européens, mais aussi à la route de terre avant les rues de la communauté –, je lui ajouterai peut-être un après les rues, parce que ce qui vient après vaut autant sinon plus que ce qu’il y avait avant.

L’intérêt que suscite la question autochtone aujourd’hui est lié, je pense, à un même désir thérapeutique que celui de Shawnouk, mais cette fois devant la catastrophe qui vient. Notre civilisation est malade : c’est le diagnostic, entre autres, du philosophe huron-wendat Georges E. Sioui. À la « Ligne » (la pensée euro-canadienne linéaire), il oppose le « Cercle » amérindien (cercle de guérison) :

De grandes parties de l’Europe, au moment où ce continent arriva accidentellement en Amérique, n’étaient qu’un grand foyer d’épidémies, tellement la Ligne avait intégralement remplacé le Cercle. On pourrait même dire que l’Europe, chroniquement et mortellement malade, a frénétiquement cherché un remède et son salut à la fin du XVe siècle. Ainsi, le seul sens acceptable d’une célébration de l’arrivée des Européens ici en 1492 serait le salut physique d’une Europe condamnée à mort, puis son retour graduel à la santé physique, mentale et spirituelle, dans l’air sain et salutaire de la Grande Île amérindienne. Cette guérison, toujours très incomplète, est une tâche à laquelle les Amérindiens continuent de vouloir contribuer. Voilà ce à quoi nous réfléchissons, nous dont le cœur bat au rythme de celui de cette Amérique, terre de vie pour tous, pendant que d’autres cœurs célèbrent encore un vieux monde que l’on a fui parce qu’il ne promettait que la mort[2].

Plutôt que de voir seulement un avant et un après les rues, dans une pensée linéaire du progrès, on pourrait suggérer que ces moments temporels sont les mêmes et sont toujours-déjà là, présents, enfouis peut-être sous les rues. On comprendrait alors mieux l’intérêt pour une nouvelle temporalité au cœur des réflexions éthiques contemporaines. C’est notamment le cas de Jean-Pierre Dupuy, le philosophe du catastrophisme éclairé, à qui on lui faisait remarquer la maxime amérindienne selon laquelle « La Terre nous est prêtée par nos enfants ». Je le cite un peu longuement :

Certes, [cette maxime] se réfère à une conception du temps cyclique, qui n’est plus la nôtre. Je pense, cependant, qu’elle prend encore plus de force dans la temporalité linéaire, au prix d’un travail de re-conceptualisation qu’il s’agit d’accomplir. Nos « enfants » – comprendre les enfants de nos enfants, à l’infini – n’ont d’existence ni physique ni juridique, et pourtant, la maxime nous enjoint de penser, au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent « la Terre », ce à quoi nous tenons. Nous ne sommes pas les « propriétaires de la nature », nous en avons l’usufruit. De qui l’avons-nous reçu? De l’avenir! Que l’on réponde « mais il n’a pas de réalité! », et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future : nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir.

Or la maxime ne se limite pas à inverser le temps : elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. La maxime nous invite donc à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous-mêmes engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pouvons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir, car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons[3].

Je concéderais peut-être qu’on puisse parler d’authenticité, mais à condition de revoir le concept : on ne parlera plus d’une authenticité par rapport à ce qui nous précède, mais en la mesurant à ce qui nous suivra. C’est, je pense, ce que fait Avant les rues : le film ne tente ni de répéter une image du passé, ni de se conformer à une identité présente, il transforme en vue d’un avenir – et cette transformation n’est possible qu’à travers une rencontre. Si une nouvelle temporalité est urgente pour notre époque, c’est qu’avec elle on peut développer une nouvelle éthique et une nouvelle politique. Cette éthique et cette politique doit passer par un travail de désappropriation avant toute réappropriation, un travail du sens ou une herméneutique de l’autre – passage dans la langue de l’autre, l’autre langue qui m’échappe, mais aussi qui, parce qu’elle n’est pas équivalente, transforme ma propre langue – comme une herméneutique (thérapeutique) du soi. Moi, comme personne, nous, comme civilisation.


 

Notes

[1] Victor-Lévy Beaulieu, Docteur Ferron. Pèlerinage, Montréal, Éditions Stanké, 1991, p. 294.

[2] Georges E. Sioui, « Point de vue wendat sur les transferts culturels Europe-Amérique, 992-1992 », dans Georges E. Sioui, Histoires de Kanatha, vues et contées : essais et discours, 1991-2008, sélection et présentation par Dalie Giroux, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008, p. 46-47.

[3] Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 16.

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