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Lukács: L’Esthétique traduite et le monde ne s’est pas effondré

Critique de L’Esthétique, de Georg Lukács, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, deux tomes (tome I : 2021, 920 pages.; tome II : 2022, 952 pages).

Par Dominic Lapointe, la légende objective

Titien, Vénus anadyomène, c. 1520

On ne peut faire admettre abstraitement la valeur d’une œuvre philosophique, ni prouver dogmatiquement qu’elle était indispensable si l’on veut sérieusement apprendre quelque chose assez rapidement non seulement sur le domaine qu’elle traite, mais aussi sur l’ensemble de l’être, sur ce qui existe. Il faut donner en quelques lignes un aperçu assez général pour couvrir cette œuvre dans sa totalité, assez précis pour en décrire le centre, et assez ouvert pour la situer dans le débat philosophique. Alors seulement pourra-t-on faire pressentir pourquoi la culture française a dû se développer depuis six ou sept décennies en l’absence des écrits polémiques et substantiels qui doivent néanmoins être qualifiés d’indispensables.

Il faudrait donc supposer que la philosophie française n’a rien produit d’important sur la question de l’être, sur ce qui existe, ni sur l’art, puisqu’il lui manquait d’entrer en contact avec L’Esthétique de Georg Lukács. Sans rien dire, sans protester, on présumerait qu’elle s’est plutôt embourbée dans la mystification, la falsification ou tout au moins dans le déni de l’être, au point que ce dernier mot lui semble à l’opposé de l’expression de « réalité objective » qu’emploie Lukács, dans un engagement polémique déclaré contre la philosophie idéaliste, un engagement en faveur des deux courants chauds qui s’y opposent, les deux attitudes complémentaires qui seules pourraient venir à bout d’une explicitation philosophique de la réalité : le matérialisme historique et le matérialisme dialectique.

Ce n’est pas tout, car la culture française doit se passer encore de deux livres indispensables à une bonne compréhension de L’Esthétique : les Prolégomènes à une esthétique marxiste, sans lesquels on ne peut pas bien comprendre pourquoi c’est la catégorie de la particularité qui joue le rôle central dans l’activité esthétique, et les Contributions à l’histoire de l’esthétique, qui situent toute la réflexion par rapport aux discussions entre Schiller et Goethe, à la prise de distance de l’idéalisme objectif de Hegel face à son prédécesseur Kant, et à des auteurs aussi différents que Vischer, Tchernychevski, Mehring, Marx. Nous devrons attendre encore, mais d’ici là, il y a L’Esthétique.

Les œuvres d’art offrent un reflet[1] de la réalité objective. L’activité esthétique consiste à reproduire dans l’esprit une reconfiguration spécifique de la réalité objective. Ce reflet n’est pas un reflet mécanique. Au contraire, il a besoin de la catégorie complexe de la mimésis pour être un reflet esthétique. Le reflet esthétique est un reflet pour nous, un reflet jouant un rôle dans le processus d’émancipation de l’humanité. La mimésis, catégorie aristotélicienne, est une catégorie militante, une catégorie qui prend parti. Aristote est un compagnon de lutte! Le reflet va chercher grâce aux moyens de la mimésis une vision du monde, grâce à la manière qu’a la mimésis de choisir puis de donner forme à certains éléments, certaines idées, c’est-à-dire non pas au hasard, mais en vue d’obtenir une évocation précise, une évocation qui, dans sa complétude, fait apparaître à la conscience le plus vivement qu’on puisse imaginer une partie de la réalité ou plutôt une totalité réellement existante. L’évocation n’a nulle part ailleurs une force de conviction aussi intime, aussi persistante que dans l’activité esthétique, et seule cette activité peut la susciter.

Le monde, lui, est unitaire. Il n’y a qu’une réalité objective et elle est bien sûr en mouvement. Elle est le contenu des œuvres d’art, et dans la dialectique du contenu et de la forme, le contenu possède une priorité qui ne peut que renforcer la nécessité formelle. Les genres artistiques rassemblent des moyens sous forme de légalités, des façons d’amener à la conscience, qui sont appropriées à certains sujets, et le choix du sujet dans un genre déterminé est la question esthétique décisive, comme on le voit dans la discussion entre Goethe et Schiller sur la différence entre la poésie épique et lyrique, ou celle entre le drame et le roman. La mimésis, la catharsis sont peut-être des catégories militantes, mais la catégorie du genre est un champ de bataille entre liberté et servitude, entre réalité transcendante (religion) et monde concret (classes sociales), et ce, peu importent les opinions subjectives de ceux qui s’engagent dans l’activité esthétique (auditeurs, artistes, visiteurs d’un bâtiment, etc.). « Ils ne le savent pas, mais ils le font » (Karl Marx). Le reflet esthétique est un type de reflet qui s’est spécialisé, différencié peu à peu et sur de très longues périodes historiques, mais ce reflet spécialisé est évocateur, peut restituer des étapes entièrement disparues de l’évolution de l’humanité (l’exemple d’Homère est significatif) et contribue à sa perspective d’avenir.

Chaque étape de ce cursus s’accompagne de la vive polémique qui jaillit contre les différentes affirmations de l’idéalisme subjectif (Kant, Fichte, pour les classiques) ou objectif (Hegel). Ceci dit, Lukács se réfère régulièrement à la pratique d’artistes comme Rembrandt, Diderot, Léonard de Vinci, Dante, Brecht, Byron, Mozart, Pavese ou Giotto, pour montrer combien la pratique dépasse toujours la théorie, de par la nature même de l’activité esthétique. Pour se défendre ici, l’idéalisme subjectif devra prouver par exemple qu’une œuvre d’art n’est pas un reflet, même complexe, que la réalité n’est pas unitaire, même en mouvement, ou que l’objectivité recule vraiment devant la subjectivité; mais ces preuves sont vraiment difficiles à établir devant un Lukács qui ne concède pas un pouce de terrain. Voilà pourquoi même l’idéaliste convaincu, le subjectiviste par exemple, le relativiste ou même le nihiliste peuvent en apprendre autant avec le philosophe Lukács qui, même lorsqu’on est sûr qu’il exagère, nous enseigne quelque chose, rien que de la manière avec laquelle il développe son argumentation, et en voyant sur quels savoirs il l’appuie. Ceux qui veulent apprendre passeront auprès de lui une période d’étude fructueuse; il joue presque le même rôle pour notre époque que Hegel pour le dix-neuvième. « Et lorsque je m’exprime ici avec passion, écrit-il dans sa préface, contre l’idéalisme philosophique, cette critique est toujours tournée contre mes propres tendances de jeunesse[2]. » Qui n’entendrait pas ici les accents de Hegel contre l’« enthousiasme » de la connaissance dans la célèbre préface à La Phénoménologie de l’esprit? Il était impossible au temps de Lukács, et il est impossible dans le nôtre, de ne pas grandir et recevoir sa formation intellectuelle ou spirituelle sous le toit de chaume de l’idéalisme subjectif, et il est impossible encore aujourd’hui de s’en dégager sans une étude libre, une étude du marxisme. À cet égard, Lukács est de loin le formateur le plus divertissant et le plus original, d’ailleurs beaucoup plus drôle que tous les postmodernes réunis.

Mis à part l’originalité de l’élaboration de l’œuvre majeure de ce grand philosophe, une découverte dont il est l’auteur mérite d’être mentionnée ici. Ivan Pavlov a en son temps distingué deux systèmes de signalisation dans la pratique humaine : celui des « impressions détectées par les appareils récepteurs des animaux » (cf. Pavlov[3]), puis celui de la parole, les signaux secondaires, « signaux des signaux primordiaux ». Lukács en découvre un autre, situé entre les deux, particulièrement mobilisé par l’activité esthétique. C’est lui qui permet de comprendre, entre l’universalité et la singularité, la sphère concrète de la particularité, qui est le cœur, comme nous l’avons mentionné, des catégories esthétiques (onzième et douzième chapitres, premier tiers du tome II). À part cette découverte, ou cette hypothèse, le reste du livre ne devrait être, si on doit en croire Lukács, qu’une reformulation utile de ce que tout citoyen progressiste devrait savoir, une suite conséquente des principes du matérialisme dialectique, mise au service d’une bataille inévitable, d’un choc frontal avec les conclusions habituelles de l’idéalisme sur la question de l’art.

Encore aujourd’hui, notre aile gauche intellectuelle s’appuie sur Heidegger, ou même Nietzsche, ou Dilthey, Sartre, Simmel, Foucault, Adorno, Max Weber, et pourtant, le besoin ne se fait-il pas souvent sentir de pouvoir renoncer fermement, et d’une manière cohérente, au relativisme dans la conception de l’histoire, à l’agnosticisme dans la théorie de la connaissance, au darwinisme social, au néolibéralisme, au fatalisme, à l’eschatologie, à la censure, au nihilisme dans la conception de l’être, à l’irrationalisme, à la mythologie et au subjectivisme dans l’attitude quotidienne devant la vie : éthique, politique, esthétique et pratique où tout s’unifie sur le plan de l’action? Que dire si cette opposition cohérente et multifonctionnelle peut s’établir tout en se basant sur une tradition historique qui inclut dans son sillage la Renaissance, Spinoza, les Lumières, la Révolution française, Goethe, Hegel, l’antifascisme et le féminisme? Ne serait-ce que par curiosité, les éternels étudiants ouverts d’esprit trouveront une entrée riche et favorable aux découvertes dans L’Esthétique, et non un dernier labyrinthe hermétique devant lequel la raison doit s’incliner.


Notes

[1] Les traducteurs Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu ont choisi d’employer le mot « reflètement », qui désigne l’action. Sans chercher à nuire à leur projet, nous avons plutôt choisi d’utiliser le mot « reflet », plus habituel, qui désigne la chose au lieu de l’action.

[2] Georg Lukács, L’Esthétique, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, 2021, tome 1, p. 35.

[3] Ibid., p. 38.

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