Critique du documentaire The Doctrine de Gwendolen Cates, présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.
Par Philippe Blouin, Université McGill
—
On se surprend, lorsqu’on se met en voie de décolonisation, à ne plus se souvenir au juste ce qui nous a amené ici. Le documentaire The Doctrine, de Gendolyn Cates, présenté le 17 août dernier en clôture du festival Présence autochtone, s’ouvre sur un front de mer aux vagues agitées. On pense à l’Amérique, mais des scènes ultérieures suggèrent le littoral néozélandais – plus exactement au large de Ngāti Porou – où Cates a entre autres tourné. Plus loin, on voit l’amertume qui envahit une jeune autochtone des Plaines soi-disant américaines lorsqu’elle rencontre une caravelle mouillée pour les touristes dans le port de Lisbonne. C’est ce bois-là qui a transporté les colons où bon leur a semblé, pour en prendre possession sommairement et sans vergogne. À leurs mains – et dans leur tête – il y avait du bois, encore, celui duquel chauffe la fameuse civilisation du livre. Les conquistadors espagnols, nous rappelle le film, étaient tenus de lire à haute voix un papier, le Requerimiento espagnol de 1513, pour légaliser leur massacre en ayant d’abord eu la « due diligence » d’offrir aux autochtones de se convertir, même s’ils n’en comprenaient pas un traître mot. Curieux dispositif. Et sans doute une croix, aussi de bois, dont l’enfoncement suffisait pour marquer la prise de terre. Le fondement de cette « doctrine de la découverte » – sur laquelle repose encore la plupart de la paperasse juridique justifiant l’occupation coloniale du monde –, a été signée par le pape Alexandre VI le 4 mai 1494 sur une archipaperasse que The Doctrine visite au Portugal avec les mêmes autochtones des Plaines. Selon la bulle Inter caetera, les souverains chrétiens d’Europe pouvaient légalement saisir et s’approprier tous les territoires n’étant pas « effectivement possédés par quelque autre Roi ou Prince Chrétien ». Suffisait d’y planter sa croix. Le droit de propriété est un droit canon.
La force du fond de The Doctrine (on ne saurait se prononcer sur sa forme vu l’état inachevé du film présenté au festival) est de suivre sur plusieurs années une série de luttes en cours un peu partout dans le monde autochtone contre la perpétuation de la réalité coloniale issue de la doctrine de la découverte. Le film suit l’avocat maya Juan Castro luttant contre la dépossession des terres autochtones au Guatemala, la résistance maorie au 250e anniversaire du débarquement du capitaine Cook en 2018, et un groupe de jeunes autochtones du Minnesota qui se rendent au Vatican pour demander au Saint-Siège d’abroger la doctrine de la découverte. Mitch Walking Elk, éducateur cheyenne dont on devine au macaron sur sa casquette qu’il est un ancien de l’American Indian Movement, organise des ateliers avec elleux pour décortiquer des notions comme terra nullius et étudier la manière dont le christianisme a établi un monopole de toute spiritualité, basée sur une philosophie hiérarchique et désincarnée bien plus éloignée du bon sens des occidentaux contemporains que l’empirisme ancestral des autochtones, ancré dans la nature. Or lorsque le groupe parvient enfin à rencontrer un haut prélat à Rome, ce dernier les écoute comme un psychologue sans rien dire, finissant par défendre (selon la réalisatrice, présente à la projection, étant donné que le prêtre lui avait demandé de fermer sa caméra plus tôt dans la réunion) que de toute façon la bulle papale Inter caetera avait été supplantée par le Sublimis Deus, promulguée par Paul III en 1537, qui reconnaissait l’humanité des autochtones et interdisait de les réduire en esclavage. « Si la doctrine de la découverte n’était même plus valide dans l’Église, pourquoi nous ont-ils colonisés? », se demande une jeune autochtone après la réunion, avant de regretter d’avoir été obligée, par-dessus le marché, de prendre sur elle d’éduquer et d’expliquer à un haut fonctionnaire du Saint-Siège ses propres atrocités.
Le Souverain Pontife révoquera la « doctrine de la découverte » en 2023, après sa visite au soi-disant Canada où il avait fini par reconnaître un génocide. Mais que ses prémisses soient révoquées n’empêchent pas qu’aient lieu l’intensification et l’expansion continues de l’échafaudage colonial dans le monde. Ainsi, dans le film, un juriste explique comment l’affaire Johnson v. McIntosh a institué le droit de propriété étatsunien en 1823 sur l’idée d’un transfert automatique du titre de propriété dès sa découverte. Quand on s’y attarde, le dispositif spécifiquement britannique des land deeds ajoutait à la découverte chrétienne la doctrine de l’improvement de John Locke, selon laquelle tout ce qu’un individu « a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul »[1]. En 1991, dans le premier jugement dans l’affaire Delgamuuk qui mènera en 1997 la Cour suprême du Canada à admettre l’admissibilité de la tradition orale de 48 chefs traditionnels wet’suwet’en et gitxsan en cour, le juge Allan McEachern avait cité Hobbes, selon qui la vie sur l’Île de la Tortue avant l’arrivée des Européens était « nasty, brutish and short »[2]. McEachern plaçait les autochtones de la côte ouest sur le bas d’une échelle allant de la sauvagerie à la civilisation, comme une « société de chasseurs cueilleurs qui ne pouvait pas posséder de stratifications ni d’unités sociales en mesure de posséder et de gérer une propriété, ou même d’avoir un système de loi »[3]. « Sans écriture, véhicules à roues ou chevaux », ces sociétés ne pouvaient que vivre sur une terre « vaste et vide », une res nullius que tout colon était libre de s’approprier pour « l’améliorer ». On surnommait McEachern « Allan Tin Ears » après qu’il ait refusé d’entendre un cycle de chants traditionnel gitxsan en exigeant d’en avoir une version écrite. Il n’entendait certainement rien à rien.
Après avoir légalisé le meurtre et le vol colonial, l’empreinte du droit canon persiste dans le système de propriété colonial et le lotissement continu du territoire, alors même que ses prémisses sembleraient presque psychotiques à la plupart de nos contemporains. C’est dire que le droit repose sur un non-droit : la violence fondatrice de droit, disait Benjamin[4]. En son temps, la doctrine de la découverte préconisait un véritable free-for-all hors d’Europe, par l’extension aux autres continents de l’état d’exception et du non-droit propres à l’espace océanique qui y menait. On traça des lignes au beau milieu des mers – dans l’Atlantique avec le traité de Tordesillas en 1529, dans le Pacifique avec le traité de Saragosse en 1529 – au-delà duquel tout était permis. Par-delà les rayas, les terres des « infidèles » étaient soumises au (non-)droit des amirautés, où flibustiers et boucaniers pouvaient opérer en toute liberté, confisquant le contenu de navires à leur guise sans égard au pavillon qu’ils battaient, et où les escarmouches entre troupes européennes ne portaient à aucune conséquence en métropole. Le juriste nazi Carl Schmitt voyait dans cette exportation de la violence et du non-droit hors d’Europe la condition de possibilité du jus publicum europeanum ayant arbitré les disputes sur le vieux continent à l’ère classique : « [L]es lignes de paix et d’amitié n’entreraient en vigueur qu’en deçà d’une certaine limite géographique et qu’au-delà de cette limite régnerait une sorte d’état de nature et de droit du plus fort. »[5] De fait, à l’instar de l’océan, la planète colonisée est tenue dans un état de nature et d’exception antéjuridique en attente d’être départagée par la violence fondatrice du droit du plus fort. Selon Achille Mbembe, ce processus est nécessairement colonial, étant donné qu’il « externalise la violence vers un tiers lieu régi par des conventions et coutumes hors norme »[6] (Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, p. 39).
Vers la fin de The Doctrine, le professeur d’études religieuses S. Brent Rodriguez-Plate note, remarquant que les monuments à la « découverte » de l’Amérique à Madrid et Lisbonne y furent érigés par les régimes fascistes de Franco et Salazar, que le « fascisme est un symptôme de la colonisation ». Deleuze disait qu’« au lieu d’être une politique et une économie de guerre », le néofascisme actuel pacifie le monde par « l’organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma »[7]. Ce fascisme-là, nous le connaissons bien au Québec, dans la droite ligne liant le caquisme à Duplessis, grand admirateur de Salazar (même s’il faut convenir que le « fédéraliste » Mackenzie King était, pour sa part, nettement épris d’Hitler[8]). Mais un mal n’est pas moins mal qu’il est banal. Sa cruauté consiste sans doute précisément à son effort de banalisation, de simplification et d’asservissement du territoire et des êtres qui y vivent à des schémas ingénieurs, repliant la complexité du réel dans l’acier des infrastructures, rendus lisibles et gérables aux « yeux de l’État ». Paul Valéry, à qui le régime salazarien avait demandé d’écrire un texte sur l’idée de dictature, l’avait présentée comme la tentation de réduire tout le processus social à ce qui peut être géré, compris et agi par un seul homme, un souverain soi – que l’infaillible Pontife incarne à merveille, mais que la Réforme finira par distribuer à chaque égo occidental se chargeant de l’improvement divin du monde (dont on a compris qu’il ne visait rien d’autre que son extinction). Pour se poser comme « seule volonté libre », dit Valéry, le dictateur doit tout réduire « à l’état de moyens ou de matière »[9].
Rappelons que cette notion de matière a une lourde histoire en Occident, depuis qu’Aristote avait fait de hylè – le terme grec pour bois – un concept technique référant à ce « de quoi » sont faites les choses. En latin, le sens de « bois » – comme en témoigne l’espagnol madera – s’est associé à celui de la femme, et plus spécifiquement de la mère – mater. Les matrones autochtones, chargées de la suite du monde continûment accouché par la mère-terre comme les mères mohawks le font aujourd’hui à Tekanontak (« deux collines », i.e. le mont Royal) sont véritablement la matrice qu’Aristote avait refoulé à l’état de fond tout à la fois passif et hystérique, vide et trop plein, attendant qu’une conscience dictatoriale, spéculative, désincarnée et nécessairement mâle lui donne forme (Plotin et les néoplatoniciens parleront plus tard de « raison séminale »). Ainsi, la doctrine de la découverte est d’abord celle de l’isolement d’une telle chose que la matière. « [L]’Occident n’est pas à l’Ouest. Ce n’est pas un lieu, c’est un projet »[10], écrivait Edouard Glissant. Lorsqu’on songe donc aux caravelles de bois qui nous débarquèrent naguère sur ce continent, il faut voir comment son projet était de mettre les forêts en état de (saint-)siège, afin de construire d’autres caravelles afin d’en assiéger d’autres. Le Royaume du Saguenay ne contenait peut-être pas l’or que Cartier pensait y trouver, mais après que les Anglais aient vidé les forêts du Nitassinan ilnuash, du Nitaskinan atikamekw et de l’Eeyou Itschee cri de leur majestueux chênes et pins blancs (l’arbre de la paix rotinonhsión:ni) pour en faire les mats de l’invincible armada, le ministère québécoise pure laine de la Colonisation aura pris le relais pour y planter, après défrichement, une véritable bombe à retardement. On se prend donc, à visionner The Doctrine céans à l’été 2023, à penser aux 1,5 millions d’hectares qui ont brûlé en territoires non cédés ces derniers mois, après que le gouvernement québécois les a eu entièrement consacrés à fournir le nord-est américain en papier de toilette, avec des essences aussi inflammables que leur produit. Et on se prend donc à penser que le bois des caravelles aussi bien que le papier des bulles papales auraient sans doute mieux servi ainsi.
Post-scriptum, 9 septembre 2023
Nous référons au « papier des bulles papales » pour les besoins de l’allégorie, bien que, comme le note judicieusement Simon Labrecque en commentaire, la bulle Inter Caetera avait plutôt été rédigée sur un parchemin de peau animale.
Notes
[1] John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Calixte Volland Libraire,1802, p. 70.
[2] Antonia Mills, « Problems of Establishing Authority in Testifying on Behalf of the Witsuwit’en », Polar 19 (2), 1996, p. 40.
[3] Ibid.
[4] Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence », Œuvres I. Mythe et violence, traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, pp. 121-148.
[5] Carl Schmitt, « Changement de structure du droit international », 1943. https://theatrum-belli.com/changement-de-structure-du-droit-international-carl-schmitt-1943/
[6] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 39.
[7] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Éditions de Minuit, 2003.
[8] https://nationalpost.com/news/canada/he-loves-flowers-the-insane-true-story-of-the-day-canadas-prime-minister-met-hitler
[9] Paul Valéry, « Note sur l’idée de dictature », Variété : premier volume, Éditions de la N.R.F., 1934. https://fr.wikisource.org/wiki/Vari%C3%A9t%C3%A9/Note_sur_l%E2%80%99id%C3%A9e_de_dictature
[10] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1995, p. 11.