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Comment le caduc domine encore pourtant le monde

Critique du documentaire The Doctrine de Gwendolen Cates, présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par Philippe Blouin, Université McGill

On se surprend, lorsqu’on se met en voie de décolonisation, à ne plus se souvenir au juste ce qui nous a amené ici. Le documentaire The Doctrine, de Gendolyn Cates, présenté le 17 août dernier en clôture du festival Présence autochtone, s’ouvre sur un front de mer aux vagues agitées. On pense à l’Amérique, mais des scènes ultérieures suggèrent le littoral néozélandais – plus exactement au large de Ngāti Porou – où Cates a entre autres tourné. Plus loin, on voit l’amertume qui envahit une jeune autochtone des Plaines soi-disant américaines lorsqu’elle rencontre une caravelle mouillée pour les touristes dans le port de Lisbonne. C’est ce bois-là qui a transporté les colons où bon leur a semblé, pour en prendre possession sommairement et sans vergogne. À leurs mains – et dans leur tête – il y avait du bois, encore, celui duquel chauffe la fameuse civilisation du livre. Les conquistadors espagnols, nous rappelle le film, étaient tenus de lire à haute voix un papier, le Requerimiento espagnol de 1513, pour légaliser leur massacre en ayant d’abord eu la « due diligence » d’offrir aux autochtones de se convertir, même s’ils n’en comprenaient pas un traître mot. Curieux dispositif. Et sans doute une croix, aussi de bois, dont l’enfoncement suffisait pour marquer la prise de terre. Le fondement de cette « doctrine de la découverte » – sur laquelle repose encore la plupart de la paperasse juridique justifiant l’occupation coloniale du monde –, a été signée par le pape Alexandre VI le 4 mai 1494 sur une archipaperasse que The Doctrine visite au Portugal avec les mêmes autochtones des Plaines. Selon la bulle Inter caetera, les souverains chrétiens d’Europe pouvaient légalement saisir et s’approprier tous les territoires n’étant pas « effectivement possédés par quelque autre Roi ou Prince Chrétien ». Suffisait d’y planter sa croix. Le droit de propriété est un droit canon.

La force du fond de The Doctrine (on ne saurait se prononcer sur sa forme vu l’état inachevé du film présenté au festival) est de suivre sur plusieurs années une série de luttes en cours un peu partout dans le monde autochtone contre la perpétuation de la réalité coloniale issue de la doctrine de la découverte. Le film suit l’avocat maya Juan Castro luttant contre la dépossession des terres autochtones au Guatemala, la résistance maorie au 250e anniversaire du débarquement du capitaine Cook en 2018, et un groupe de jeunes autochtones du Minnesota qui se rendent au Vatican pour demander au Saint-Siège d’abroger la doctrine de la découverte. Mitch Walking Elk, éducateur cheyenne dont on devine au macaron sur sa casquette qu’il est un ancien de l’American Indian Movement, organise des ateliers avec elleux pour décortiquer des notions comme terra nullius et étudier la manière dont le christianisme a établi un monopole de toute spiritualité, basée sur une philosophie hiérarchique et désincarnée bien plus éloignée du bon sens des occidentaux contemporains que l’empirisme ancestral des autochtones, ancré dans la nature. Or lorsque le groupe parvient enfin à rencontrer un haut prélat à Rome, ce dernier les écoute comme un psychologue sans rien dire, finissant par défendre (selon la réalisatrice, présente à la projection, étant donné que le prêtre lui avait demandé de fermer sa caméra plus tôt dans la réunion) que de toute façon la bulle papale Inter caetera avait été supplantée par le Sublimis Deus, promulguée par Paul III en 1537, qui reconnaissait l’humanité des autochtones et interdisait de les réduire en esclavage. « Si la doctrine de la découverte n’était même plus valide dans l’Église, pourquoi nous ont-ils colonisés? », se demande une jeune autochtone après la réunion, avant de regretter d’avoir été obligée, par-dessus le marché, de prendre sur elle d’éduquer et d’expliquer à un haut fonctionnaire du Saint-Siège ses propres atrocités.

Le Souverain Pontife révoquera la « doctrine de la découverte » en 2023, après sa visite au soi-disant Canada où il avait fini par reconnaître un génocide. Mais que ses prémisses soient révoquées n’empêchent pas qu’aient lieu l’intensification et l’expansion continues de l’échafaudage colonial dans le monde. Ainsi, dans le film, un juriste explique comment l’affaire Johnson v. McIntosh a institué le droit de propriété étatsunien en 1823 sur l’idée d’un transfert automatique du titre de propriété dès sa découverte. Quand on s’y attarde, le dispositif spécifiquement britannique des land deeds ajoutait à la découverte chrétienne la doctrine de l’improvement de John Locke, selon laquelle tout ce qu’un individu « a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul »[1]. En 1991, dans le premier jugement dans l’affaire Delgamuuk qui mènera en 1997 la Cour suprême du Canada à admettre l’admissibilité de la tradition orale de 48 chefs traditionnels wet’suwet’en et gitxsan en cour, le juge Allan McEachern avait cité Hobbes, selon qui la vie sur l’Île de la Tortue avant l’arrivée des Européens était « nasty, brutish and short »[2]. McEachern plaçait les autochtones de la côte ouest sur le bas d’une échelle allant de la sauvagerie à la civilisation, comme une « société de chasseurs cueilleurs qui ne pouvait pas posséder de stratifications ni d’unités sociales en mesure de posséder et de gérer une propriété, ou même d’avoir un système de loi »[3]. « Sans écriture, véhicules à roues ou chevaux », ces sociétés ne pouvaient que vivre sur une terre « vaste et vide », une res nullius que tout colon était libre de s’approprier pour « l’améliorer ». On surnommait McEachern « Allan Tin Ears » après qu’il ait refusé d’entendre un cycle de chants traditionnel gitxsan en exigeant d’en avoir une version écrite. Il n’entendait certainement rien à rien.

Après avoir légalisé le meurtre et le vol colonial, l’empreinte du droit canon persiste dans le système de propriété colonial et le lotissement continu du territoire, alors même que ses prémisses sembleraient presque psychotiques à la plupart de nos contemporains. C’est dire que le droit repose sur un non-droit : la violence fondatrice de droit, disait Benjamin[4]. En son temps, la doctrine de la découverte préconisait un véritable free-for-all hors d’Europe, par l’extension aux autres continents de l’état d’exception et du non-droit propres à l’espace océanique qui y menait. On traça des lignes au beau milieu des mers – dans l’Atlantique avec le traité de Tordesillas en 1529, dans le Pacifique avec le traité de Saragosse en 1529 – au-delà duquel tout était permis. Par-delà les rayas, les terres des « infidèles » étaient soumises au (non-)droit des amirautés, où flibustiers et boucaniers pouvaient opérer en toute liberté, confisquant le contenu de navires à leur guise sans égard au pavillon qu’ils battaient, et où les escarmouches entre troupes européennes ne portaient à aucune conséquence en métropole. Le juriste nazi Carl Schmitt voyait dans cette exportation de la violence et du non-droit hors d’Europe la condition de possibilité du jus publicum europeanum ayant arbitré les disputes sur le vieux continent à l’ère classique : « [L]es lignes de paix et d’amitié n’entreraient en vigueur qu’en deçà d’une certaine limite géographique et qu’au-delà de cette limite régnerait une sorte d’état de nature et de droit du plus fort. »[5] De fait, à l’instar de l’océan, la planète colonisée est tenue dans un état de nature et d’exception antéjuridique en attente d’être départagée par la violence fondatrice du droit du plus fort. Selon Achille Mbembe, ce processus est nécessairement colonial, étant donné qu’il « externalise la violence vers un tiers lieu régi par des conventions et coutumes hors norme »[6] (Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, p. 39).

Vers la fin de The Doctrine, le professeur d’études religieuses S. Brent Rodriguez-Plate note, remarquant que les monuments à la « découverte » de l’Amérique à Madrid et Lisbonne y furent érigés par les régimes fascistes de Franco et Salazar, que le « fascisme est un symptôme de la colonisation ». Deleuze disait qu’« au lieu d’être une politique et une économie de guerre », le néofascisme actuel pacifie le monde par « l’organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma »[7]. Ce fascisme-là, nous le connaissons bien au Québec, dans la droite ligne liant le caquisme à Duplessis, grand admirateur de Salazar (même s’il faut convenir que le « fédéraliste » Mackenzie King était, pour sa part, nettement épris d’Hitler[8]). Mais un mal n’est pas moins mal qu’il est banal. Sa cruauté consiste sans doute précisément à son effort de banalisation, de simplification et d’asservissement du territoire et des êtres qui y vivent à des schémas ingénieurs, repliant la complexité du réel dans l’acier des infrastructures, rendus lisibles et gérables aux « yeux de l’État ». Paul Valéry, à qui le régime salazarien avait demandé d’écrire un texte sur l’idée de dictature, l’avait présentée comme la tentation de réduire tout le processus social à ce qui peut être géré, compris et agi par un seul homme, un souverain soi – que l’infaillible Pontife incarne à merveille, mais que la Réforme finira par distribuer à chaque égo occidental se chargeant de l’improvement divin du monde (dont on a compris qu’il ne visait rien d’autre que son extinction). Pour se poser comme « seule volonté libre », dit Valéry, le dictateur doit tout réduire « à l’état de moyens ou de matière »[9].

Rappelons que cette notion de matière a une lourde histoire en Occident, depuis qu’Aristote avait fait de hylè – le terme grec pour bois – un concept technique référant à ce « de quoi » sont faites les choses. En latin, le sens de « bois » – comme en témoigne l’espagnol madera – s’est associé à celui de la femme, et plus spécifiquement de la mère – mater. Les matrones autochtones, chargées de la suite du monde continûment accouché par la mère-terre comme les mères mohawks le font aujourd’hui à Tekanontak (« deux collines », i.e. le mont Royal) sont véritablement la matrice qu’Aristote avait refoulé à l’état de fond tout à la fois passif et hystérique, vide et trop plein, attendant qu’une conscience dictatoriale, spéculative, désincarnée et nécessairement mâle lui donne forme (Plotin et les néoplatoniciens parleront plus tard de « raison séminale »). Ainsi, la doctrine de la découverte est d’abord celle de l’isolement d’une telle chose que la matière. « [L]’Occident n’est pas à l’Ouest. Ce n’est pas un lieu, c’est un projet »[10], écrivait Edouard Glissant. Lorsqu’on songe donc aux caravelles de bois qui nous débarquèrent naguère sur ce continent, il faut voir comment son projet était de mettre les forêts en état de (saint-)siège, afin de construire d’autres caravelles afin d’en assiéger d’autres. Le Royaume du Saguenay ne contenait peut-être pas l’or que Cartier pensait y trouver, mais après que les Anglais aient vidé les forêts du Nitassinan ilnuash, du Nitaskinan atikamekw et de l’Eeyou Itschee cri de leur majestueux chênes et pins blancs (l’arbre de la paix rotinonhsión:ni) pour en faire les mats de l’invincible armada, le ministère québécoise pure laine de la Colonisation aura pris le relais pour y planter, après défrichement, une véritable bombe à retardement. On se prend donc, à visionner The Doctrine céans à l’été 2023, à penser aux 1,5 millions d’hectares qui ont brûlé en territoires non cédés ces derniers mois, après que le gouvernement québécois les a eu entièrement consacrés à fournir le nord-est américain en papier de toilette, avec des essences aussi inflammables que leur produit. Et on se prend donc à penser que le bois des caravelles aussi bien que le papier des bulles papales auraient sans doute mieux servi ainsi.

Post-scriptum, 9 septembre 2023

Nous référons au « papier des bulles papales » pour les besoins de l’allégorie, bien que, comme le note judicieusement Simon Labrecque en commentaire, la bulle Inter Caetera avait plutôt été rédigée sur un parchemin de peau animale.


Notes

[1] John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Calixte Volland Libraire,1802, p. 70.

[2] Antonia Mills, « Problems of Establishing Authority in Testifying on Behalf of the Witsuwit’en », Polar 19 (2), 1996, p. 40.

[3] Ibid.

[4] Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence », Œuvres I. Mythe et violence, traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, pp. 121-148.

[5] Carl Schmitt, « Changement de structure du droit international », 1943. https://theatrum-belli.com/changement-de-structure-du-droit-international-carl-schmitt-1943/

[6] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 39.

[7] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Éditions de Minuit, 2003.

[8] https://nationalpost.com/news/canada/he-loves-flowers-the-insane-true-story-of-the-day-canadas-prime-minister-met-hitler

[9] Paul Valéry, « Note sur l’idée de dictature », Variété : premier volume, Éditions de la N.R.F., 1934. https://fr.wikisource.org/wiki/Vari%C3%A9t%C3%A9/Note_sur_l%E2%80%99id%C3%A9e_de_dictature

[10] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1995, p. 11.

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Sans esprit, il n’y a pas de lutte

Critique des films Our Ways, de Autumn Angelique Godwin et Amanda Lickers (2022), et La rebelión de las flores, de María Laura Vásquez (2022), présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par Ana Kancepolsky Teichmann, Université de Montréal

Sin espíritu, no hay lucha, dit la sage-femme mapuche María Quiñelén dans La rebelión de las flores. Voici la réflexion et les sensations qui m’habitent après avoir vu les deux films projetés au Cinéma du Musée le 10 août dans le cadre du festival Présence Autochtone : la résistance, la résilience, ne peuvent se soutenir que grâce à la reconnexion avec une dimension spirituelle. Les femmes qui s’expriment dans ces deux documentaires puisent leurs voix des courants d’eau, du mouvement des abeilles, de la texture de la peau d’un orignal, pour se faire entendre au-delà des rues et des murs de béton.

La séance de ce jeudi a commencé par le court métrage Our Ways, un assemblage d’images et d’entretiens tournés pendant une session de tannage de peau d’orignal à Tiohtià:ke dans le cadre du projet « Buckskin Babes », filmés et montés par Autumn Angelique Godwin et Amanda Lickers, participantes du projet, dans le cadre d’un cours de cinéma. Si, comme elles l’ont déclaré avant la projection, le film peut avoir des « imperfections techniques », il réussit à transmettre l’expérience multisensorielle du contact avec la peau de l’animal et le rythme du travail collectif. Les gros plans des fleurs, des textures et des couleurs nous lient de manière intime à l’entourage naturel, tandis que les plans larges généraux nous rappellent que l’on est, après tout, dans la ville de Montréal. Surgissent alors les critiques au capitalisme et les dénonciations (« Indigenous peoples have been living the apocalypse since 1492 »), mais l’expérience du labeur manuel et collectif permet aussi d’imaginer un avenir différent, stimulé par la transmission intergénérationnelle des savoirs traditionnels. La projection a été suivie d’une petite période de questions où les réalisatrices ont décrit le projet « Buckskin Babes », qui permet à des personnes de différentes nations de se rassembler et d’apprendre les techniques de tannage à travers la pratique située.

Arrive donc le moment que j’attendais avec impatience, animée moins par l’intérêt rationnel que par le désir caché de revoir « ma terre natale », l’Argentine, grâce à La rebelión de las flores, documentaire réalisé par María Laura Vásquez. Le film commencé, mon souffle a été coupé par les images des incomparables paysages de la Patagonie et, en même temps, j’ai senti l’emballement produit par le chant des femmes : mujeres indígenas, mujeres resistiendo, la lucha por las tierras ya está floreciendo. On aurait dit une voix jaillissant des montagnes et des rivières. Femmes autochtones, femmes en résistance, la lutte pour les terres est en floraison.

On se trouve tout d’abord dans le Puelmapu, le territoire ancestral mapuche, car le film orbite surtout autour de la figure de Moira Millán, femme mapuche activiste. Son expérience de militantisme et de luttes politiques lui permettra d’agir en tant que mentore d’un groupe de femmes qui voyageront ensemble vers la capitale pour occuper le ministère de l’Intérieur et réclamer justice pour leurs familles, leurs communautés et leurs territoires. On assiste alors aux premières réunions du Movimiento de mujeres indígenas por el buen vivir (le Mouvement des femmes autochtones pour le bien-vivre[1]), où des femmes autochtones de tout le pays se rassemblent pour partager leurs conflits et pour planifier des actions collectives. On les entend parler d’une réalité brutale : en Argentine, l’autochtonie est synonyme d’exclusion et de pauvreté extrême, ce qui conduit aussi à de hauts degrés de violence institutionnelle et policière. Les enfants autochtones sont criminalisés et battus, font parfois même l’objet d’enlèvement par la police, qui jouit d’une impunité garantie par un système de justice et un État absents. En même temps, les territoires occupés par les communautés autochtones sont menacés et parfois détruits par les projets de barrages électriques et d’extraction minière. Les communautés vivent sous menace d’éviction. La terre est en danger. C’est contre ce « terricide » et ces injustices que l’on voit le groupe de femmes s’organiser. C’est aussi contre l’organisation patriarcale qui a toujours priorisé la voix des hommes dans l’espace public, obligeant les femmes à prendre soin des familles et des terres à l’intérieur du foyer.

On accompagne donc vingt-deux femmes autochtones de différentes Nations (Tapiete, Qom, Mapuche, Mbya, Guaraní et Mociví) pendant les onze jours d’occupation d’un petit secteur du ministère de l’Intérieur, à Buenos Aires. On est témoin de l’absence de réponses des autorités gouvernementales face à leurs demandes, on vit le sentiment d’impuissance de ces femmes qui ont voyagé des milliers de kilomètres dans l’espoir d’être entendues, et qui se retrouvent encore une fois face au silence et à la négligence d’un État dont les péripéties bureaucratiques cachent un racisme profondément systématisé. Mais on écoute aussi la puissance de leurs voix, qui portent en elles-mêmes l’énergie de la Pacha, la Terre Mère, et la force des rivières. L’esprit de l’eau est toujours présent sous la forme de contrastes: les cours d’eau de la Patagonie, libres entre les montagnes, et le fleuve de La Plata qui s’étouffe derrière les gratte-ciels de Puerto Madero; le manque d’eau des communautés guaranies et les verres remplis posés sur la table des réunions de la salle où le ministre Rogelio Frigerio déclare « ne rien pouvoir faire ». Et l’eau des rivières revient encore une fois à la fin, au Puelmapu, pendant que l’on écoute doucement l’accouchement et la naissance de la petite-fille de Millán. C’est, peut-être, un message d’espoir que la réalisatrice souhaite nous transmettre après tant d’angoisses.

Filmé en 2019, La rebelión de las flores ne pourrait être plus pertinente à l’heure actuelle : en Argentine, il y a à peine un mois, des organisations autochtones et non autochtones ont manifesté dans les rues de Jujuy pour contester la sanction d’une réforme constitutionnelle de la province qui criminalisera les protestations sociales et priorisera l’extractivisme minier contre les droits d’occupation des territoires des communautés. Le gouvernement de Jujuy, présidé par Gerardo Morales, actuellement candidat à la vice-présidence de l’Argentine pour le même parti politique au pouvoir en 2019, a répondu avec une répression policière brutale, condamnée par plusieurs organisations sociales et humanitaires. Dans une année électorale où l’extrême droite semble prendre de plus en plus de pouvoir, le pays vit, encore une fois, un moment d’extrême fragilité politique, sociale et économique. Les plus affecté·es sont les communautés les plus pauvres et marginalisées, dont plusieurs sont autochtones, et aussi les terres et les ressources naturelles, menacées par le modèle extractiviste. Mais ces terres, et les êtres qui les habitent, ne sont plus silencieux. Les femmes de La rebelión de las flores l’ont déjà dit : Sembraron terricidio, cosecharán rebelión.


Note

[1] Le « buen vivir » est un concept provenant du Quechua « Sumak kawsay », qui fait référence à un mode de vie en accord avec les principes des cultures autochtones d’Amérique latine, un mode d’organisation social communautaire en harmonie et en équilibre avec la nature.

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Deux femmes, un combat

Critique du film Two Rivers (Dos Ríos) de Laura Bermúdez et Anaïs Taracena (2022), présenté dans le cadre du festival Présence autochtone.

Par Mélissa Major, Cégep de Saint-Jérôme

Le 9 août dernier, au cours de la 33e édition du Festival international Présence autochtone a été présenté le documentaire Two Rivers, aussi connu sous le titre Dos Ríos[1]. Ce film, sorti à l’automne 2022, est le fruit du travail de deux réalisatrices : l’Hondurienne Laura Bermúdez et la Guatémaltèque Anaïs Taracena. Two Rivers raconte, en parallèle, la lutte de deux écologistes. Au Honduras, on retrouve Betty Vásquez Rivera alors qu’au Guatemala, on rencontre María Caal Xol, une Maya Q’eqchi’. Le documentaire ne leur permet pas de se rencontrer en chair et en os, mais rend possible une conversation téléphonique entre les deux militantes, durant laquelle María Caal Xol remercie Betty Vásquez Rivera pour son militantisme et son influence positive. La visée des deux femmes est de préserver les rivières sacrées de leur territoire, dont la rivière Ulúa au Honduras et la rivière Cahabón au Guatemala. Il est aussi essentiel, pour elles, de partager leur amour du territoire avec leurs enfants, à qui elles apprennent l’importance de respecter la nature et son caractère sacré.

La rivière Cahabón est à la merci d’entreprises hydroélectriques, et les défenseurs des rivières doivent se méfier de leur gouvernement, qui les criminalise. D’ailleurs, le frère de María Caal Xol, Bernardo Caal Xol, a été emprisonné à cause de son militantisme écologique[2]. Il s’est opposé à un grand projet hydroélectrique, soit la construction d’un barrage par l’entreprise OXEC sur les rivières Oxec et Cahabón. Le site internet du Comité pour les droits humains en Amérique latine nous apprend que ce projet de barrage est lié à Florentino Pérez, un homme d’affaires espagnol, aussi président du club de football Real Madrid[3]. En 2018, Bernardo Caal Xol a été condamné à sept ans de prison, alors que les peines des défenseurs des rivières peuvent aller jusqu’à 30 ans d’emprisonnement. Sa sœur, qui fait partie du regroupement communautaire « La Resistencia », a elle-même eu maille à partir avec les autorités et a dû s’enfuir dans les montagnes. Elle précise que les attaques qui visent les femmes militantes sont encore plus violentes que celles à l’endroit des hommes militants. María Caal Xol poursuit aujourd’hui un second combat, cette fois pour la libération de son frère, qu’elle va régulièrement visiter en prison et à qui elle apporte des repas issus de la cuisine traditionnelle q’eqchi’. Elle explique que ses activités de militante écologiste lui demandent de faire de grands sacrifices, comme de devoir se séparer régulièrement de sa famille pour participer à des réunions et à des manifestations, mais que ces sacrifices sont essentiels pour la préservation de son territoire. Elle travaille aussi à recruter et à former d’autres militants écologistes, qui pourront à leur tour protéger le territoire sacré et ses rivières.

Betty Vásquez Rivera défend elle aussi son territoire – et les rivières le traversant – qui est victime de projets d’extractions, mais aussi d’ouragans dévastateurs tels que les ouragans Eta et Iota, résultant des changements climatiques. Le documentaire présente une cérémonie où des femmes se réconcilient avec une rivière sacrée qui a semé la destruction lors d’une de ces tempêtes. Elles font des offrandes à la rivière et lui adressent la parole pour lui faire part des douleurs qu’elle leur a fait subir, mais surtout pour la remercier de ce qu’elle leur apporte au quotidien.

Le documentaire présente de manière touchante à la fois la beauté des paysages du Honduras et du Guatemala, dont leurs rivières, et deux femmes d’une grande simplicité et d’une détermination acharnée. On ne peut que se sentir ému et interpellé par leur lutte et leur courage.


Notes

[1] La bande annonce de ce documentaire est disponible sur le site de Présence autochtone : https://presenceautochtone.ca/programmation/two-rivers/.

[2] Le site du Comité pour les droits humains en Amérique latine rend disponible une lettre écrite en prison par Bernardo Caal Xol, https://www.cdhal.org/guatemala-les-messieurs-qui-achetent-des-rivieres/.

[3] « Guatemala : Les messieurs qui achètent des rivières », Comité pour les droits humains en Amérique latine, 2021, https://www.cdhal.org/guatemala-les-messieurs-qui-achetent-des-rivieres/ [consulté le 13 août 2023].

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Présentation de la programmation de la 33e édition du festival Présence autochtone (2023)

Par René Lemieux, Université Concordia

Mardi dernier s’est tenue la conférence de presse pour la présentation du programme du festival Présence autochtone. Comme à l’habitude, André Dudemaine a mené le « bal » : littéralement cette fois-ci en invitant les journalistes présents à participer à une première performance, celle de danseurs kahnawa’kehró:non. La performance a donné le ton à la programmation de la 33e édition du festival qui, selon les organisateurs, aura pour fil conducteur la résilience des femmes autochtones.

Spectacle Femmes puissantes

On retrouvera en effet cette année plusieurs œuvres qui mettent en valeur la vie, les œuvres et le militantisme de femmes autochtones. Le lundi 14 août à la place des festivals, un grand spectacle intitulé Femmes puissantes réunira des militantes autochtones de Guyane française et des femmes mi’kmaq. Du côté du cinéma – qui représente, année après année, la part du lion du festival –, on pourra voir un nouveau documentaire de Katsi’tsakwas Ellen Gabriel, la célèbre militante kanehsata’kehró:non, Kanatenhs – When The Pine Needles Fall, le dimanche 13 août, ainsi que le documentaire Twice Colonized le mardi 8 août qui suit la militante inuk Aaju Peter dans sa quête pour récupérer sa langue et sa culture. On pourra aussi assister le jeudi 17 août à la projection d’une version presque achevée (work in progress) du documentaire The Doctrine de la militante américaine Gwendolen Cates qui traite de la doctrine de la découverte et de la bulle papale Inter Cætera (1493)[1]. Sera aussi projeté en plein air le film Whale Rider (réal. Niki Caro, 2002), dans lequel la représentation des femmes autochtones est à l’honneur.

Witi Ihimaera

Ce dernier film fait partie d’une série présentée dans le cadre du festival de films adaptés de l’œuvre de l’écrivain maori Witi Ihimaera, invité d’honneur du festival. On pourra notamment voir les films Mahana (The Patriarch) (réal. Jitesh Mahana et Lee Tamahori, 2016) et White Lies (Tuakiri Huna) (réal. Dana Rotberg, 2013). La part littéraire est cette année plus importante. On pourra ainsi assister à une causerie avec Ihimaera le vendredi 11 août, en compagnie de la professeure de littérature Isabelle St-Amand (Université Queen’s) qui organise depuis plusieurs années des événements scientifiques dans le cadre du festival.

Défilé de l’Amitié Nuestroamericana

Notons également d’autres activités culturelles avec la musique, où l’on pourra entendre un projet fort intéressant sur les instruments traditionnels de Bolivie, No Hay Banda: Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos, les arts visuels (notamment avec les portraits photographiés de Martin Akwiranoronh Loft présentés sur la rue Sainte-Catherine) et même la cuisine avec les créations du chef cuisinier abénakis Jacques Watso. Notons également, le samedi 12 août, une nouvelle édition du classique défilé de l’Amitié Nuestroamericana célébrant la fraternité entre les peuples en Amérique.

Soleil Launière

D’autres événements musicaux accordant une grande place aux femmes autochtones attendent les festivaliers. Notons une collaboration entre la célèbre chanteuse métisse Moe Clark et la chorégraphe australienne Victoria Hunt le mercredi 9 août ainsi que le spectacle de la chanteuse atikamekw Laura Niquay le dimanche 13 août. L’artiste multidisciplinaire innue Soleil Launière, que certains connaissent pour son œuvre théâtrale, présentera ses dernières chansons avec le groupe CHANCES. Leur premier album est à paraître le 13 octobre prochain.

Lors de la présentation de la programmation, on a beaucoup mis l’accent sur la résilience des femmes autochtones, mais un autre thème s’est dessiné, qui n’est pas si éloigné conceptuellement : l’adaptation. D’abord celle entre les œuvres littéraires et le cinéma (les textes de l’écrivain Witi Ihimaera, notamment), mais aussi adaptation au sens d’une « survivance » des peuples autochtones.

Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos

Le spectacle de l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos, de Bolivie, me semble à cet égard tout à fait original dans le contexte de la production d’œuvres autochtones, car ici on a affaire à un certain retournement de la notion d’adaptation habituellement employée dans le domaine de la culture. La notion s’applique généralement lorsqu’on parle d’un « contenu » autochtone (un récit, une histoire, etc.) transféré dans un nouveau médium (jugé généralement comme « non autochtone »), en quelque sorte pour le « moderniser ». C’est bien ce qu’on comprend lorsqu’on parle de l’adaptation de l’œuvre de Witi Ihimaera au cinéma, par exemple. Mais dans le cas de l’orchestre bolivien, on joue avec des instruments traditionnels autochtones des musiques composées par des allochtones, démontrant que ces instruments sont tout aussi « actuels » que n’importe quels autres. Il y a là quelque chose de tout à fait novateur, où ce sont les Autochtones qui « prennent en charge » des contenus d’ailleurs, leur donnent forme, les font entendre. En ce sens, le festival Présence autochtone continue d’innover en mettant en scène de nouvelles formes d’hybridité culturelle auxquelles participent pleinement les artistes autochtones.

Le festival Présence autochtone se tiendra du 8 au 17 août 2023. Sa programmation complète est disponible en ligne.


Note

[1] Cette bulle est revenue dans l’actualité dernièrement lorsque le Vatican a réfuté la thèse selon laquelle la doctrine découlait de l’enseignement catholique. Voir à ce sujet « L’Église aux autochtones : la “doctrine de la découverte” n’a jamais été catholique » (Vatican News, mars 2023). Il sera intéressant de voir comment cette nouvelle position du Vatican est interprétée par la documentariste.

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Sur quelques inexactitudes parfois dommageables – lecture « sensible » de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit

Critique de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit, Boréal, 2022.

Par René Lemieux, Université Concordia | ce texte est aussi disponible en format pdf

Caroline Montpetit est journaliste. Dans Le Devoir elle a fait il y a maintenant cinq ans une série d’articles sur les langues autochtones du Québec. Un article par langue, composant un dossier paru à l’été 2017. Dans ce dossier, il y avait onze articles pour faire connaître les onze langues des nations autochtones du Québec. Le livre Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec (Boréal, 2022) reprend ces articles[1], les révise peu (on le verra bientôt) et n’apporte pas grand-chose de plus. La critique qui va suivre peut se voir comme une banale recension des erreurs commises par l’autrice. D’abord dans la posture du correcteur d’épreuve, je vais revoir la copie et corriger certaines fautes (s’il y a une deuxième édition, mon texte pourra servir sur ce plan pragmatique). Je continuerai par la suite ma critique en montrant des problèmes autrement plus sérieux : ma posture deviendra celle d’une personne soucieuse de la préservation du patrimoine linguistique que représentent les langues autochtones au Québec. Cette critique devra donc se voir comme une réflexion plus large sur la manière dont on parle des langues autochtones au Québec.

Quelques fautes symptomatiques

Le texte de Montpetit contient des coquilles qu’un bon correcteur d’épreuve aurait pu remarquer. Par exemple, certains noms de personnes sont orthographiés différemment dans le même volume : on lit « Allan et Christian Nabicanaboo », les deux chanteurs naskapis en page 33, mais les « frères Nabinacaboo » un peu plus loin et par la suite (dans l’article du Devoir du 10 juillet 2017, cette faute ne s’y trouve pas – c’est le dernier nom qui est bien orthographié). Daniel Nolett est aussi orthographié « Nollet » au moins une fois (p. 50), une autre faute qui ne se retrouve pas dans l’article du Devoir du 24 juillet 2017).

Des erreurs d’orthographe des mots dans les langues autochtones se sont glissées dans le texte (je vais me contenter des langues que je connais le plus). Pour l’abénakis, le livre indique que « Bonjour! » se dit « Kway! », « Comment vas-tu? » se dit « Tanni Kd’alanwzi? » et « Merci. », « Wliwnié » (p. 53), trois formulations mal orthographiées si on veut respecter l’orthographe généralement utilisée par la communauté aujourd’hui. On devrait plutôt lire respectivement « Kwaï! », « T8ni kd’al8wzin? » et « Wliwni ». Dans l’article du Devoir, la première et la dernière sont orthographiées comme on le fait généralement dans la communauté, mais la deuxième est plutôt orthographiée comme dans le livre. L’erreur factuelle proviendrait-elle d’une première version de l’article, corrigée ensuite par le journal? Comment alors la différence orthographique aurait-elle pu se retrouver dans le livre?

En kanien’kéha (mohawk), c’est le contraire. Alors que l’article du Devoir du 11 septembre 2017 dit pour « Comment allez-vous? », « Skennen’ko` : wa ken? » (espaces des deux côtés des deux-points et une sorte d’accent grave à côté du o plutôt qu’au-dessus – signes d’un problème de clavier), le livre dit « Skennen’kò:wa ken? » (p. 83). Même chose pour « Merci! » : « nia` : wen! » devient « Nià:wen! » (p. 84). Toutefois, on voit plus souvent le ton ascendant dans les deux cas : « Skennen’kó:wa ken? » et « Niá:wen! », mais c’est déjà une amélioration. Le texte du livre inclut néanmoins une espace fine avant le deux-points à la page 79 (« Kenien’kehá :ka Onkwawén :na », même chose dans l’article du Devoir), un élément typographique que nos logiciels francophones ajoutent automatiquement et auquel on doit faire attention.  

Dernière faute d’orthographe : le beau projet de correspondance entre auteurs autochtones et allochtones de Laure Morali s’intitule « Aimititau! » (version en innu-aimun de « Parlons-nous ») et pas « Aimito! » (p. 98). Dans certains cas, un relecteur ayant quelques notions des langues autochtones aurait pu repérer ces erreurs. Dans d’autres, des locutrices et locuteurs des langues autochtones auraient dû être embauchés pour revoir les épreuves finales.

Des erreurs factuelles se sont également glissées dans le livre, peut-être parce qu’elles ont été émises par les personnes interviewées (ces erreurs devraient quand même être corrigées à mon avis). Par exemple, l’autrice écrit qu’une disposition discriminatoire envers les femmes « a été annulée devant les tribunaux » en 1985 (p. 51; aussi mentionné dans l’article du Devoir sur l’abénakis). En fait, si on veut faire référence à la cause Lovelace ici, c’est à l’ONU que Sandra Lovelace a eu gain de cause, et c’était en 1981. C’est bien connu que la Cour suprême du Canada a refusé de remettre en question le statut discriminatoire de la Loi sur les Indiens avec le jugement Canada c. Lavell prononcé en 1973. Ici, une vérification auprès de spécialistes du droit autochtone ou de l’histoire du féminisme autochtone aurait été bénéfique.

Sur les langues autochtones, Montpetit rapporte les propos de Nicole Petiquay qui aurait dit que l’atikamekw « est la seule langue autochtone qui utilise le son r » (p. 73; l’article du Devoir du 5 septembre 2017 dit plutôt « qui a gardé le son r »). C’est inexact (le kanien’kéha possède le « r », prononcé « l » à Ahkwesáhsne), mais comme Petiquay mentionne immédiatement après l’innu et le cri et donne en exemple une suite de mots (« iriwin, innu, eeyoo ») dont les phonèmes r, n et y descendent tous du « l » proto-algonquien, elle voulait probablement dire (ou a dit, et cela a mal été noté) que l’atikamekw est la seule langue algonquienne ayant le phonème r (ou en tout cas du continuum cri-naskapi-atikamekw-innu; ce serait à vérifier pour les autres langues algonquiennes). Dans tous les cas, une petite vérification auprès d’une personne spécialiste des langues autochtones aurait aidé.

Comme la série d’articles date de cinq ans, il se peut que des situations personnelles aient changé depuis ce temps-là. C’est le cas du professeur d’abénakis Philippe Charland qui enseigne non seulement dans les communautés abénakises, mais aussi – comme l’indique Montpetit – au cégep du Vieux-Montréal, à l’UQAM et à Kiuna (p. 52 – une information qui ne se trouve pas dans l’article du Devoir sur la langue abénakise). Mais elle aurait aussi pu ajouter qu’il enseigne maintenant l’abénakis à l’Université de Sherbrooke depuis 2019 et à l’Université Bishop’s depuis 2021 : un ajout qui me semble important dans le contexte d’un livre qui traite justement de la revitalisation des langues autochtones. L’autrice mentionne aussi la professeure de wendat Arakwa Sioui qui, selon le livre, remplace Megan Lukaniec partie terminer sa thèse aux États-Unis (c’est exactement la même information qui se trouve dans l’article du Devoir du 14 août 2017). Mais Lukaniec a depuis ce temps terminé son doctorat, en 2018, et sa thèse est disponible en ligne. Un petit coup de téléphone pour rejoindre les personnes interviewées et vérifier leur situation actuelle aurait été utile. En plus, cela aurait permis de constater les changements qui ont cours en ce qui a trait aux langues autochtones au Québec.

Parler des Autochtones et de la situation des langues autochtones

La rédaction sur les enjeux autochtones n’est pas facile – la terminologie a beaucoup changé ces dernières années et continue à changer. L’autrice fait un bel effort de normalisation des noms des langues selon la préférence des communautés. Ainsi, elle cite Arakwa Sioui qui demande qu’on utilise « wendat » plutôt qu’« huron » pour désigner sa langue (p. 63), tout comme elle parle du « mohawk » par le terme « kanien’kéha » (orthographié « kanien’keha ») et mentionne l’ancien nom de l’« innu » : « montagnais ». Elle orthographie aussi correctement « atikamekw » (on a préféré la forme suggérée par l’OQLF dans l’article du Devoir : « attikamek »), mais elle n’utilise pas « abénakis » qui est généralement préféré à « abénaquis » (orthographe suggérée par l’OQLF). L’autrice n’a pas modifié le terme « algonquin » (mais mentionne « Anishnaabe » pour le peuple) ni le terme « cri » ou le terme « micmac ». C’est un choix qui peut aussi être celui des personnes interviewées.

Mais parler des Autochtones de manière correcte n’est pas seulement une question de terminologie. Notre manière d’aborder ces enjeux peut avoir un grand impact sur la perpétuation de clichés entretenus au sujet des Autochtones. Gregory Younging qui a écrit en anglais un petit livre sur la question[2] retient trois sources d’où proviennent les termes inappropriés : 1) le langage des explorateurs et des missionnaires qui a été conservé et qui posait notamment la nécessité de convertir ou de moderniser les peuples autochtones; 2) les disciplines de l’anthropologie et de l’archéologie qui voient, certes de moins en moins, les peuples autochtones comme des vestiges du passé; et ce qu’il nomme 3) la terminologie kitsch, c’est-à-dire tout l’imaginaire de la littérature et du cinéma sur les Autochtones, y compris une tendance à la généralisation. Dans les trois cas, on retient une même idée : les peuples autochtones sont « des races en voie d’extinction ». C’est le mythe de la « vanishing race », qui dit que les peuples autochtones sont destinés à disparaître.

Le langage de Montpetit tombe très souvent dans ces catégories. On lit par exemple chez elle beaucoup de généralisations abusives. Elle attribue par exemple une « douceur propre aux gens du Nord » lorsqu’une femme inuk s’adresse à l’autrice en français (p. 85; même expression dans l’article du Devoir du 7 août 2017). Sur l’usage du français, elle aurait aussi pu se garder une petite gêne lorsqu’elle tient à dire d’une locutrice atikamekw qu’elle parle « dans un très bon français » (p. 71; même expression dans l’article du Devoir).

Un misérabilisme est présent tout au long du livre, de l’introduction où l’on parle de mots « perdus » (p. 9) ou de la réalité « moribonde » des langues (p. 13) à l’effacement de la culture (p. 95 – j’y reviendrai), en passant par la « langue chantante et oubliée » des ancêtres de Daniel Nolett (p. 49). Bien sûr, il est facile de montrer tous les facteurs qui empêchent le développement des langues autochtones – il est plus difficile de montrer les réussites. Mais le problème n’est pas tellement là, que dans la manière de parler de la situation. L’autrice énonce ou rapporte des propos qui placent les langues et cultures dans le passé. Elle écrit par exemple qu’outre la langue, « c’est toute une culture, tout un mode de vie qui s’efface avec l’arrivée des Autochtones dans la modernité » (p. 95, dans une entrevue sur l’innu avec Joséphine Bacon), une manière de dire que les Autochtones qui demeurent sont des reliques du passé. Peu après, elle cite les propos de la linguiste Lynn Drapeau qui affirme que « [s]i tu ne connais pas le mode de vie traditionnel, les mots n’ont aucun sens pour toi » (p. 96), refaisant l’erreur de Bertrand Russell qui disait que pour savoir comment traduire le mot « fromage », il fallait en avoir déjà goûté[3].

Cette manière de s’exprimer perpétue le mythe de la « vanishing race » et place les langues autochtones dans un passé lointain tout en leur interdisant une existence au présent. Les langues autochtones ne sont pas des « vieilles » langues (malgré ce qu’en dit un interviewé, p. 22), ce sont des langues capables d’exprimer ce qu’elles ont besoin d’exprimer. En laissant des jugements passéistes sur les langues autochtones émailler son ouvrage, l’autrice participe à ce qu’on pourrait appeler une « romantisation » des langues. Le livre laisse dire, par exemple, que le wendat et l’atikamekw sont des langues imagées (respectivement aux pages 64 et 74; même expression dans les articles du Devoir). Mais l’autrice n’hésite pas à affirmer tout aussi facilement que les langues autochtones sont plus « concrètes » (et le français est lui, évidemment, plus abstrait; p. 29) en citant un dictionnaire français-cri écrit par un missionnaire oblat (Louis-Philippe Vaillancourt). Il peut s’agir d’une remarque sur la manière de traduire des concepts d’une langue à une autre, comme ça semble être le cas ici. Mais il faut savoir réaffirmer que toute langue a la capacité d’être abstraite et concrète, autrement on tombe dans une vision idéalisée des langues, mais surtout, dans le dernier cas mentionné, on laisse entendre implicitement que les locuteurs de ces langues sont incapables de raisonnement abstrait. Or, ce type de jugement sur l’« immaturité » de certaines cultures a servi à mettre en place plusieurs mesures coloniales, dont la Loi sur les Indiens.

Je suis d’accord avec l’autrice qui dit, en introduction, que le Québec est « un désert d’informations au sujet des langues autochtones » (p. 14); je n’irais peut-être pas jusqu’à parler de désert, mais il y a certainement un manque criant, en particulier pour un livre qui informerait sur les langues autochtones tout en vulgarisant des éléments de linguistique. En anglais, les Presses de l’Université de Regina en Saskatchewan offrent plusieurs collections qui traitent de langues autochtones (qui vont des outils de référence aux livres destinés au grand public à la recherche d’information). Le livre de Montpetit ne répond malheureusement pas à ce manque.

Le livre de Caroline Montpetit est problématique à plusieurs égards. J’ai voulu montrer, avec une certaine gradation, que les petites coquilles pouvaient rapidement se transformer en problèmes de perceptions des réalités autochtones. Dans plus d’un cas, la maison d’édition semble avoir failli à sa tâche : pour la plupart, un réviseur ayant des connaissances générales sur les langues autochtones aurait pu percevoir la majorité des erreurs (sans doute y en a-t-il plusieurs autres). Dans d’autres cas, il aurait été louable de demander l’aide d’un ou une spécialiste de questions plus pointues. Finalement, il serait peut-être nécessaire de réfléchir, du côté des maisons d’édition, à l’embauche de ce qu’on nomme des lecteurs ou lectrices sensibles (sensitivity readers), moins pour éviter de choquer ou d’offenser le lecteur ou la lectrice, que pour éviter les clichés qui sont dommageables pour la perception qu’a le grand public des cultures autochtones. Les éditeurs ont la responsabilité de prendre les moyens nécessaires, notamment sur le plan matériel et financier, pour que leurs publications participent vraiment à améliorer la compréhension du public sur des enjeux si pressants.

Il faut bien admettre que le livre de Caroline Montpetit, en l’état, n’apporte rien de plus à la série d’articles publiés dans Le Devoir (j’ai voulu, à chaque fois qu’il était possible de le faire, comparer les versions pour m’en assurer). À part pour des reformulations très mineures, il ne semble pas y avoir de grands changements depuis 2017. Mais pour être plus exact, il faudrait dire que les articles sont supérieurs au livre au moins pour un élément qu’ils ont et que le livre n’a pas : chacun des articles comportait une petite vidéo où l’on pouvait entendre les mots prononcés par la principale personne interviewée.

Encore une fois, tout est à (re)faire.


Notes

[1] Seulement neuf, en fait. Deux articles du dossier de 2017 écrits par une autre journaliste, Marie-Michèle Sioui, sur le cri et l’innu, ne figurent pas dans le livre. D’autres entrevues ont dû être faites par Montpetit pour préparer les chapitres de son livre sur ces deux langues.

[2] Gregory Younging, Elements of Indigenous style: A guide for writing by and about Indigenous peoples, Brush Education, 2018, voir en particulier le chapitre 6 sur la terminologie.

[3] Le problème est classique en traductologie. Une réponse forte à Russell a été formulée par Roman Jakobson dans « On linguistic aspects of translation », Reuben Arthur Brower (dir.), On translation, Harvard University Press, 1959.

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Truchements interculturels: les rapports des autochtones à la justice à partir des sources coloniales

Par Andrew Fletcher, Université de Sherbrooke | ce texte est disponible en format pdf

La question que mes recherches tentent de résoudre est épistémologique : comment est-ce qu’on peut comprendre les ordres juridiques historiques des autochtones? La plupart des informations proviennent des archives coloniales, écrites par des Français, des Britanniques ou des Espagnols. Ces sources sont eurocentriques et ne s’intéressent à la question de la justice qu’indirectement. Les auteurs coloniaux ont retenu des anecdotes, des faits étonnants; bref les faits saillants. Pour lire la suite, cliquez ici.


Ce texte fait partie du dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux ».

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Traduire l’histoire: autour d’un projet de manuels scolaires autochtones

Claude Gélinas, Université de Sherbrooke | ce texte est disponible en format pdf

À certains égards, le travail d’un anthropologue s’apparente à celui d’un traducteur, dans la mesure où il consiste à rendre intelligibles des systèmes de pensée et de comportements entre populations culturellement distinctes. Du même souffle, cette tâche exige du chercheur un effort de distanciation par rapport à ses propres schèmes culturels, pour éviter que ceux-ci ne biaisent l’interprétation et la représentation des réalités exogènes qu’il cherche à traduire. Or, même lorsque l’on est professionnellement sensibilisé en ce sens, une telle exigence peut être plus simple à exprimer qu’à mettre en pratique. C’est ce que je compte illustrer ici à partir d’une expérience personnelle. Pour lire la suite, cliquez ici.


Ce texte fait partie du dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux ».

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Sur le nom de Louis-de-Gonzague Bessette, curé de Saint-Magloire dans Le ciel de Québec de Jacques Ferron

Par Simon Labrecque, Montréal | cet article est aussi disponible en format pdf

Résumé

Le présent article propose une enquête intertextuelle sur le contexte et les effets du choix de Jacques Ferron de baptiser Louis-de-Gonzague Bessette le curé de Saint-Magloire de Bellechasse, un personnage-clé de son roman Le ciel de Québec, paru en 1969. Ce choix témoigne du souci de Ferron de travailler, par la fiction, les enjeux du métissage et des autres modes de relation entre Canadiens français et Autochtones, dans la deuxième moitié des années 1960. Ce travail s’effectue notamment à partir de la matière textuelle que Jacques Ferron trouve, en collaboration avec sa sœur Madeleine, dans les monographies de paroisse et les autres documents qui témoignent de la vie des classes populaires en territoire québécois.

Dans le petit monde de la grande ferronnerie, il est bien établi que le nom donné par Jacques Ferron à l’ancien curé de la paroisse de Saint-Magloire dans Le ciel de Québec (éd. du Jour, 1969), Louis-de-Gonzague Bessette, fait référence au critique et écrivain Gérard Bessette. C’est Ferron lui-même qui l’écrit dans une lettre à Yvan Lamonde, datée du 26 novembre 1968, alors qu’il était à composer son plus gros[1], sinon son plus grand roman :

Je vous écris à l’imparfait parce que j’en ai déjà fini avec Sainte-Catherine [de la Jacques-Cartier] ou à peu près, et que j’ai ramené mon récit à Québec pour le relancer vers Mastaï et l’abbé Louis-de-Gonzague Bessette (ainsi nommé en l’honneur de Gérard), vicaire incendiaire et futur curé-fondateur de la paroisse Sainte-Eulalie, ex-village des Chiquettes, dont le pôle s’oppose à celui de Saint-Catherine[2].

C’est la première occurrence d’un avatar de Gérard Bessette dans l’œuvre de Ferron. Plusieurs autres suivirent, et Bessette lui-même rétorqua en incluant des références à Ferron dans certains de ses écrits, créant une constellation unique de « personnages réciproques »[3]. Dans Le ciel de Québec et ailleurs, Ferron s’amuse en outre à rapprocher le nom de l’anticlérical Gérard de celui du très pieux thaumaturge frère de Sainte-Croix André Bessette, mieux connu sous le nom de saint Frère André.

Si cette origine joueuse du patronyme Bessette est bien établie, personne ne semble s’être penché sur la source du prénom du curé de Saint-Magloire dans Le ciel de Québec, Louis-de-Gonzague. Il n’est pourtant pas très sorcier, aujourd’hui, de la trouver, cette source. Le prénom évoque d’abord un jeune étudiant jésuite, mort à Rome au service des pestiférés en 1591 et canonisé sous le nom de saint Louis de Gonzague en 1726. Mais, par ailleurs, et sauf erreur de ma part, personne n’a encore insisté sur le fait que, très tôt dans la monographie de la véritable paroisse de Saint-Magloire de Bellechasse apparaît un dénommé « Ls de Gonzague ». Ce livre, simplement intitulé Monographie de Saint-Magloire de Bellechasse, a été publié par l’abbé Wilfrid Roy en 1925[4]. Ne tient-on pas là une origine toute simple, plus que plausible, pour le nom du curé du village fabulé de Saint-Magloire? La vérité historique aurait ainsi nourri la fiction, tout simplement.

Mais pourquoi ce « Ls de Gonzague » aurait-il intéressé Jacques Ferron, ou pourquoi ce dernier aurait-il remarqué ou retenu le nom du premier, même à son insu? Après tout, la présence de « Ls de Gonzague » dans un texte sur Saint-Magloire pourrait n’être qu’un hasard sans conséquence. De surcroît, il semble que la monographie en question ne fasse pas partie de la bibliothèque personnelle qui a survécu à notre auteur. A-t-il jamais feuilleté ce livre? Cette absence de la bibliothèque personnelle de Ferron ne signifie pas, bien entendu, que celui-ci n’ait jamais lu la monographie de Saint-Magloire écrite par l’abbé Wilfrid Roy. Il aurait très bien pu la consulter ailleurs. Une part des lectures de l’auteur reste à jamais inaccessible à ses lecteurs.

Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, un échange épistolaire entre Jacques Ferron et sa sœur Madeleine nous apprend que cette dernière a justement fait connaître la monographie de Saint-Magloire à son frère ainé, en janvier 1969[5]. Madeleine écrit : « Il y a aussi les monographies de paroisse. Je tâcherai de t’apporter celle de Saint-Magloire de Bellechasse en fin de semaine, un modèle dans le genre : travail du curé de la paroisse. » Tout indique que Madeleine Ferron a bel et bien apporté le livre en question de Saint-Joseph de Beauce à Longueuil, car dans une lettre datée du 3 février 1969, Jacques Ferron commente longuement l’ouvrage en signalant les passages les plus marquants. Il parle surtout du curé-fondateur, Camille-Stanislas Brochu, et du troisième curé, Jean-B.-G. Boulet. Il termine sa lettre par ces mots :

Voilà, chère Merluche. Je te remercie du livre. Un de ces jours j’irai voir le grand autel français de Saint-Magloire, le portrait de Messire Camille-Stanislas dans la sacristie et peut-être monterai-je sur le Bonnet, l’antagoniste du Champ-Grelot, d’où l’on peut voir onze clochers « quand l’aquilon dissipe les nuées ».

Rien ne laisse croire que ce voyage se soit concrétisé. L’enthousiasme de Jacques Ferron pour la monographie de Wilfrid Roy est toutefois indéniable!

Néanmoins, cet échange épistolaire daté de janvier et février 1969 ne saurait démontrer que la monographie de Saint-Magloire est la source directe du prénom du curé Louis-de-Gonzague Bessette dans Le ciel de Québec, puisque la lettre à Yvan Lamonde citée plus haut, qui contient déjà ce nom, est datée de novembre 1968. Il serait plus adéquat d’écrire que la monographie en question est l’une des sources du prénom. Je crois ainsi pouvoir montrer que la rencontre du nom « Ls de Gonzague » sous la plume de Roy a pu nourrir l’écriture de Ferron, si ce n’est qu’en lui suggérant qu’il avait bien choisi, c’est-à-dire que sa fiction se rapprochait adéquatement de la réalité pour l’éclairer d’un jour inédit.

Qu’en est-il de cette présence d’un certain « Ls de Gonzague » dans la monographie de Saint-Magloire? Fait étonnant, elle est liée de très près à un phénomène qui intéressait Ferron au plus haut point dans la deuxième moitié des années 1960 : les origines autochtones de certains toponymes, et même de certains patronymes, au Québec.

L’intérêt de Jacques Ferron pour cette question est évident dans sa correspondance avec sa sœur Madeleine. Au mois d’août 1965, les deux s’échangèrent une série de lettres portant sur l’histoire des Abénakis dans la Beauce, à partir d’informations trouvées dans des ouvrages des abbés Joseph-Pierre-Anselme Maurault et Honorius Provost[6]. Dans ces lettres, il est notamment question de la migration des Abénakis de la Nouvelle-Angleterre vers le comté de Dorchester, puis vers leurs territoires actuels d’Odanak, sur la rivière Saint-François tout près de Pierreville, sur la rive sud du Saint-Laurent, en face du comté de Maskinongé, et de Wôlinak, sur la rivière Bécancour. La tribu fictive des Chiquettes vit plus à l’est, à la frontière des territoires qui furent habités par les Abénakis, les Malécites, les Etchemins (possiblement un autre nom des Malécites) et d’autres peuples autochtones.

Près de dix ans plus tard, Madeleine Ferron se servira notamment de ces échanges pour structurer la section inaugurale du livre Les Beaucerons ces insoumis, intitulée « La société primitive »[7]. Pour sa part, Jacques Ferron reprendra les intuitions et les conclusions exprimées dans ces lettres sur le métissage, et même sur les déplacements des Abénakis, dans plusieurs autres textes, dont les premiers paragraphes de la deuxième partie de son roman La chaise du maréchal ferrant[8]. Dans ces lignes, nous rencontrons justement le nom qui nous intéresse : Louis de Gonzague. En brodant un récit sur les origines de son personnage Jean Goupil, Ferron écrit :

L’Amérindien pouvait se franciser en ne gardant de son nom antérieur que des syllabes françaises comme il en fut pour les Nolet [Wawanolet], mais le plus souvent ils optaient pour leur nom de baptême, et comme il y a eu un aumônier et un chef de la nation des Abénakis qui portèrent le nom de Louis de Gonzague, on peut se demander si la plus grande partie de nos Jean Goupil ne nous est pas venue par le truchement du premier sacrement[9].

En fait, un passage fort similaire se retrouve déjà dans Le ciel de Québec, au début du chapitre XVIII, alors que le récit revient justement de l’Ouest canadien et de Saint-Catherine-de-la-Jacques-Cartier vers Québec, Beauport et l’institut psychiatrique Saint-Michel-Archange (Robert-Giffard), aussi surnommé Mastaï, comme il est dit dans la lettre de 1968 à Yvan Lamonde. De retour au palais cardinalice, Mgr Camille (Roy) rapporte longuement au cardinal Rodrigue (Villeneuve) sa rencontre avec l’abbé Louis-de-Gonzague Bessette. Il se permet une digression apparente :

– Cet abbé, Éminence, est le fils de sa mère, brave dame portée à la perfection chrétienne, ancienne institutrice. Elle a épousé un rustaud. Son fils est sa revanche. Chose curieuse, elle l’a revendiqué dès sa naissance : Louis-de-Gonzague est son propre nom de famille.

– Gonzague? Une italienne alors?

– J’en douterais : nous avons une famille de ce nom à Pierreville. Quand j’ai étudié la vie de Charles Gill, je l’avais rencontré dans son ascendance. Il s’agit d’un nom de baptême, devenu patronyme, qui remonte sans doute aux anciens jésuites. Un curé de Pierreville l’a porté, de même qu’un des chefs de la Réserve. Il est normal de le retrouver dans la Beauce : avant de se rabattre sur celui de la rivière Saint-François, les Abénakis avaient leur domaine dans les bassins de la Chaudière et de la Kennebec, deux rivières qui s’aboutent et font chemin de Québec à Boston. Autrefois, tous les Américains étaient des Bastonnais, ainsi nommés par les Abénakis. Le nom avait fait fortune en Nouvelle-France. Les gouverneurs eux-mêmes l’employaient dans leurs rapports au roi.

– Ah! Vous revoilà, vous, avec vos métis!

– D’autant plus plaisants à dénicher qu’on a tout fait pour les cacher. Tout prénom employé comme patronyme ouvre une piste. Les Joseph, les Michel de la baie des Chaleurs sont assurément des métis. Il arrivait aussi que le Sauvage ne gardait de son nom amérindien qu’une partie, celle qui avait une résonance européenne. Tous nos Nolet, Nolette, Nolette se nommaient à l’origine Wawanollett.

– Très intéressant, Monseigneur Camille, mais revenons, voulez-vous bien, à l’abbé Bessette.

– Éminence, je ne l’ai pas quitté!

– Vous trouvez?

– En effet, s’il est le fils de sa mère, Marie-Josephte Louis-de-Gonzague, sa parenté ne se trouve pas à Saint-Magloire, mais dans sa future paroisse [de Sainte-Eulalie, l’ancien village des Chiquettes], plus près de Moïse à Joseph à Chrétien [le chef métis] que de tous les Bessette de la terre, à l’exception peut-être du frère André[10].

Les liens établis entre Saint-Magloire et Pierreville, via les Abénakis et le nom Louis-de-Gonzague, à la fois prénom et patronyme, suggèrent que ce passage a été écrit, ou qu’il a du moins été renforcé, suite à la lecture de la monographie de Wilfrid Roy.

Le dénommé « Ls de Gonzague » qui est cité dans la monographie de Saint-Magloire de Bellechasse est évoqué, voire invoqué, à titre de spécialiste de la langue abénakise, par Wilfrid Roy. Ce dernier commence son livre par une présentation de la mission du canton Roux, dans Bellechasse. La section intitulée « Situation géographique » est rapidement suivie d’une section intitulée « Origine des noms », où il est question des noms de saint Magloire, du chemin Mailloux et des cantons Roux, Bellechasse, Rolette, Panet et Daaquam. Ce dernier canton « porte le nom de la rivière qui le borne au nord. Cette rivière fut appelée ainsi parce qu’elle porte beaucoup d’eau. Daaquam a, dit-on, cette signification en indien »[11]. À cette dernière phrase, Roy adjoint cette longue note :

Ces renseignements proviennent du Bulletin des Recherches Historiques et des Noms géographiques de la Province de Québec, de M. Pierre-Georges Roy.

Au sujet de ce mot Daaquam, nous croyons que son origine vient d’un mot indien; les Canadiens lui ont fait probablement subir des modifications qui lui donnent l’apparence d’un mot latin. En 1860, les plans géographiques des arpenteurs indiquent le nom de cette rivière Daaquam, ce qui anéantit les légendes de certains hommes qui prétendent que ce nom a été donné tout récemment par quelque chasseur assoiffé.

Nous avons écrit à un missionnaire canadien, M. de Gonzague, qui connaît bien la langue des Abénakis, pour connaître l’origine de ce mot. Voici la réponse qu’il nous adressa[.][12]

Suit une transcription d’une lettre de ce M. de Gonzague à Wilfrid Roy.

Odanak, 17 novembre 1924.

Mon cher M. Roy,

Mes interprètes ont eu de la misère avec votre Daaquam; il n’y a pas de Daaquam dans la langue abénakis aujourd’hui. On pense que ce mot a subi des modifications. Nous avons dans la langue abénakis le mot jaquam, qui veut dire : le gros bout d’un billot, la botte d’un billot. Ce mot se prononce oudzaquam; le j se prononce dj. Il y a plusieurs mots qui se terminent en quam, tel que applesquam, pommier, azawanim-naquam, prunier; les arbres fruitiers se terminent en quam.

Il faudrait savoir si la rivière Daaquam a un autre nom, soit français, soit anglais; quelle est sa source, son embouchure, si elle est navigable; le terrain est-il plat ou montagneux, de quelle sorte de bois est-il boisé? Des sauvages ont-ils déjà eu des habitations en cet endroit? Autant de questions qui aideraient les [A]bénakis à trouver l’origine du mot Daaquam.

La plupart de ces mots ont été changés pour [en] faciliter la prononciation.

Voilà à peu près tout ce que nous pouvons dire de ce mot.

Espérant que ce peu de renseignements vous serviront à quelque chose, je me dis,

Votre tout dévoué,

Ls de Gonzague, ptre, miss[13].

Serait-ce l’aumônier de Gonzague dont il est question dans La chaise du maréchal ferrant? Serait-ce le curé Louis-de-Gonzague, de Pierreville, dont il est question dans Le ciel de Québec? Cela est peu probable, car son homonyme, le chef abénakis Louis de Gonzague, ou Degonzague, était déjà mort en 1924 : il est né à Odanak en 1798, de Louis de Gonzague et Cécile Hannis, et est mort à Odanak en 1870[14]. Ce chef eut toutefois neuf enfants avec Louise Onlinasse, puis neuf autres avec Théotiste Courchesne. Parmi les enfants de cette dernière union se trouvent Louis-Philippe de Gonzague (né le 21 août 1847), Louis-de-Gonzague de Gonzague (né et baptisé le 20 février 1854, mort le lendemain), Louis-Napoléon de Gonzague (né le 6 octobre 1864) et Joseph de Gonzague (né le 6 octobre 1865)[15].

Fait intéressant, le dernier né de cette lignée, Joseph de Gonzague, est répertorié comme membre du clergé catholique, bien que la date de naissance qui lui est attribuée dans le Dictionnaire biographique du clergé canadien-français semble plutôt avoir été celle de son frère ainé, Louis-Napoléon.

GONZAGUE (L’abbé Joseph de), né à Pierreville, comté d’Yamaska, le 4 octobre 1864, de Louis de Gonzague et de Théotiste Courchesne, fit ses études à Nicolet, où il fut ordonné le 30 août 1891. Vicaire à Saint-Zéphirin (1891-1892), à Saint-Pierre-les-Becquets (1892-1893), à Saint-Grégoire-de-Nicolet (1895); curé des Abénaquis de Pierreville, depuis 1895[16].

Dans un article récent du quotidien trifluvien Le Nouvelliste, il est écrit que cet abbé Joseph de Gonzague s’est retrouvé dans une situation assez rare : il fut prêtre missionnaire chez son propre peuple, les Abénakis[17]. Dans l’article, nous apprenons en outre qu’il donna son dernier sermon le 19 mai 1935 et qu’il mourut le 23 juillet 1937. Notons ce hasard objectif : il s’agit là de l’année durant laquelle se déroule l’action du Ciel de Québec. Jacques Ferron aurait-il vu dans ces faits un signe, par exemple à l’effet que le prénom de Louis-de-Gonzague, choisi pour son curé Bessette, pouvait aussi honorer l’abbé Joseph de Gonzague?

S’il ne fait pas directement référence à l’abbé Joseph de Gonzague, il semble néanmoins que Ferron ait trouvé chez les Abénakis ce prénom singulier de Louis-de-Gonzague. Dans le contexte historique qui intéressait Ferron, les prénoms et les patronymes semblent avoir subi de nombreuses modifications sans qu’une règle stricte puisse permettre de les retracer ou de les déchiffrer. Ces questions prennent aujourd’hui une intensité politique insoupçonnée, dans le contexte des débats contemporains sur les « Métis de l’Est ».

Quoi qu’il en soit, ce rapprochement du nom du fictif curé Bessette du monde véritable des Abénakis de la rive sud du Saint-Laurent, monde tramé de multiples pistes entre Sorel et Kamouraska, nous permet de mieux comprendre au moins deux réalités.

D’abord, cela permet de mieux saisir le nom même de la nouvelle paroisse du Ciel de Québec, Sainte-Eulalie. En effet, la paroisse de Sainte-Eulalie, au Québec, se trouve précisément dans la région de Nicolet-Yamaska, près de Pierreville et d’Odanak, d’où provenait le véritable abbé de Gonzague. L’érection canonique de Sainte-Eulalie fut décrétée le 3 octobre 1857.

Ensuite, ce rapprochement permet d’interpréter cette remarque critique selon laquelle Louis-de-Gonzague Bessette serait « issu lui-même du petit village et vraisemblablement de souche amérindienne »[18]. Cette observation ne va pas de soi, même pour qui a lu le roman plus d’une fois, car nous retenons surtout l’hostilité initiale du curé Bessette à l’endroit du « petit village » des Chiquettes. Cependant, le récit n’est pas seulement l’histoire de « l’enquebecquoisement » de Frank-Anacharsis Scott. Il est aussi, parmi beaucoup d’autres récits encore, l’histoire d’une certaine reconversion du curé Bessette à l’amour de son prochain. En effet, Louis-de-Gonzague Bessette acceptera de devenir le pasteur de cette communauté des Chiquettes qu’il avait déjà tenté de faire périr dans les flammes, avec les chiens ensauvagés de la région du ruisseau des Chians, qui l’ont férocement mordu au sang, en retour.

Le ciel de Québec est le livre par excellence de la complication sans fin de toute origine. C’est notamment à ce titre qu’il nous reste aujourd’hui essentiel.

Au Canada, depuis 1996, le 21 juin est la Journée nationale des peuples autochtones. Dans le calendrier liturgique catholique, c’est aussi la fête de saint Louis de Gonzague (1568-1591), que le pape Pie XI a déclaré « patron céleste de toute la jeunesse chrétienne », le 21 juin 1925.


Notes

Je remercie Julien Vallières, Pierre Cantin et Marcel Olscamp pour leurs lectures, leurs commentaires et leurs recommandations, qui ont aidé à améliorer ce texte, dont une première version a été complétée en 2018.

[1] Jean Éthier-Blais, « La galette de Papa Boss », Le Devoir, 27 septembre 1969.

[2] Jacques Ferron, « Lettres à Yvan Lamonde », présentées par Yvan Lamonde, Littératures, no 2,1988, p. 143.

[3] Voir Guy Monette, « Gérard Bessette et Jacques Ferron : personnages réciproques », Voix et images, vol. 22, no 1 (« Effets autobiographiques au féminin »), automne 1996, pp. 126-147.

[4] Wilfrid Roy, Monographie de Saint-Magloire de Bellechasse, Québec, s.é., 1925. Remarquons que ce patronyme, Roy, reviendra à plusieurs reprises dans le présent texte, y compris dans la fiction de Ferron.

[5] Cet échange épistolaire m’a été signalé par Marcel Olscamp, alors qu’il préparait, avec Lucie Joubert, le troisième tome des correspondances entre Jacques Ferron, Madeleine Ferron et Robert Cliche, paru depuis chez Leméac. Les citations qui suivent proviennent des deux lettres en question, d’abord données à lire par le professeur Olscamp avec l’autorisation du fils de Jacques Ferron, Jean-Olivier Ferron. Elles sont désormais accessibles à toutes et à tous dans Jacques Ferron, Madeleine Ferron et Robert Cliche, Le monde a-t-il fait la culbute? Correspondances 3, 1966-1985, éd. préparée par Marcel Olscamp et Lucie Joubert, Montréal, Leméac, coll. « L’écritoire », 2019.

[6] Jacques Ferron, Madeleine Ferron et Robert Cliche, Le Québec n’est pas une île. Correspondances 2, 1961-1965, éd. préparée par Marcel Olscamp et Lucie Joubert, Montréal, Leméac, coll. « L’écritoire », 2015, pp. 507-523.

[7] Madeleine Ferron, avec la collaboration de Robert Cliche, Les Beaucerons ces insoumis. Petite histoire de la Beauce, 1735-1867, Montréal, Hurtubise HMH, 1974, pp. 15-56.

[8] Jacques Ferron, La chaise du maréchal ferrant, Éditions du Jour, 1972, pp. 61-66.

[9] Ibid., pp. 65-66.

[10] Jacques Ferron, Le ciel de Québec, préface de Luc Gauvreau, édition préparée par Pierre Cantin et Luc Gauvreau avec la collaboration de Marie Ferron et Gaëtanne Voyer, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2009, pp. 178-179.

[11] Wilfrid Roy, Monographie de Saint-Magloire de Bellechasse, op. cit., pp. 11-12.

[12] Ibid., p. 12 (note).

[13] Ibid.

[14] Claude Jutras, « Degonzague », Site de données généalogies, [en ligne] http://www.cjutras.org/CJ_0D0287.html (page consultée le 23 janvier 2018).

[15] Ibid.

[16] J.-B.-A. Allaire, Dictionnaire biographique du clergé canadien-français. Premier supplément, Montréal, Imprimerie de l’École Catholique des Sourds-Muets, 1910,p. 77.

[17] Louis Caron, « Un missionnaire amérindien chez les Abénakis d’Odanak », Le Nouvelliste, 5 août 2011, [en ligne] https://www.lenouvelliste.ca/archives/un-missionnaire-amerindien-chez-les-abenakis-dodanak-2deb13d0b911cf95ac7101bc00e11ccc (page consultée le 23 janvier 2018).

[18] Alonzo Le Blanc, « Le discours social dans Le ciel de Québec, roman de Jacques Ferron », Québec français, no 92, hiver 1994, p. 75.

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Entrevue avec Caroline Monnet: le rôle de la traduction dans Bootlegger

Accordée à René Lemieux le 27 octobre 2021[1]

Tourné en français, en anglais et en anishinaabemowin, le film Bootlegger est le premier long métrage de l’artiste multidisciplinaire Caroline Monnet. Le film raconte le retour de Mani (jouée par Kawennáhere Devery Jacobs), étudiante de maîtrise en droit, dans sa communauté. Son retour fait ressurgir des conflits – anciens et nouveaux – au sein de la communauté, notamment avec le personnage de Laura (jouée par Pascale Bussières), une blanche impliquée dans le trafic d’alcool de contrebande. Le film a été à l’affiche de la Maison du Cinéma de Sherbrooke au cours du mois d’octobre 2021. Il est encore à l’affiche à Montréal au Cinéma du Parc et au Cinéma Beaubien.

Quelles langues autochtones sont parlées dans Bootlegger?

Dans le film, la langue autochtone est l’anishinaabemowin. Ça se passe en territoire algonquin parce que, pour moi, c’est la langue de mon grand-père et c’est la langue de Kitigan Zibi, la communauté de ma mère et de mon grand-père. Ça avait du sens que mon film soit en anishinaabemowin. J’essaie de réapprendre la langue en suivant des cours et écrire un scénario me permet d’être exposée à la langue le plus possible.

J’ai cru entendre de l’innu…

Non! Il n’y a pas d’innu, même si Joséphine Bacon fait partie du film et qu’il y a des Innus dans le film. C’est vraiment juste l’anishinaabemowin. Le français, l’anglais et l’anishinaabemowin.

Joséphine Bacon, Kawennáhere Devery Jacobs et C. S. Gilbert Crazy Horse dans une scène de Bootlegger (2021)

Comment avez-vous travaillé avec Joséphine Bacon pour qu’elle puisse le parler? L’a-t-elle appris par elle-même? Ou est-ce qu’on lui a expliqué comment le prononcer?

C’est sûr que l’innu et l’anishinaabemowin ne sont pas si loin l’une de l’autre. Ce sont, après tout, deux langues algonquiennes. Mais, effectivement, il y avait un coach de langue pour tous les acteurs qui ne parlaient pas l’anishinaabemowin comme Devery Jacobs, qui est mohawk. Donc elle a dû apprendre un peu d’anishinaabemowin, pareil pour Joséphine au niveau de l’intonation et du rythme de la langue.

Avez-vous eu des échos de gens qui parlent l’anishinaabemowin par rapport au film? Quelles ont été leurs réactions par rapport au film?

Je n’ai pas eu de retour direct. On a présenté le film à Trois-Rivières et beaucoup d’Atikamekws sont venus et malheureusement les sous-titres ne fonctionnaient pas. Donc beaucoup de francophones ont quitté la salle parce que, bien sûr, ils ne comprenaient pas, par exemple, ce que le grand-père disait. Mais, tous les Atikamekws sont restés parce qu’ils comprenaient même si ce n’est pas exactement leur langue. En tout cas, c’est sûr qu’avec les cours de langues et le travail des traducteurs, on s’est vraiment assuré que la compréhension soit là. J’ai fait écouter à plusieurs Algonquins aussi juste pour s’assurer si la prononciation était bonne, si l’on comprenait ce qui était dit, si les sous-titres étaient bons. Bref, il y a eu tout un travail à ce niveau.

Est-ce que le film a été présenté dans une communauté anishinaabe jusqu’à maintenant? Est-ce que ça va l’être?

On a présenté le film à Kitigan Zibi. Ils ont été les premiers à voir le film parce que ç’a été filmé chez eux. C’était important pour moi qu’ils soient les premiers à le voir. La semaine prochaine, on s’en va à Val-d’Or pour le présenter là-bas. On essaie de faire une projection au Lac-Rapide. On est en processus pour organiser une tournée.

À propos de la traduction, aviez-vous écrit le scénario d’abord en français pour ensuite le traduire? Vous me dites que vous êtes en train de réapprendre la langue ; aviez-vous déjà en tête certains concepts, certains mots de l’anishinaabemowin lors de l’écriture du scénario?

Pas en mots, ça c’est sûr puisque je n’ai pas une assez grande connaissance de la langue pour écrire le scénario dans la langue directement. Il a été écrit en français. Au niveau des concepts, c’est sûr que la culture anishinaabe, je la porte, je la connais, je suis familière avec elle. Le processus d’écriture était intéressant puisque ç’a d’abord été écrit en français, mais la communauté de Kitigan Zibi est anglophone. On a donc traduit le texte vers l’anglais afin de fournir le texte aux acteurs sur place. Par exemple, l’acteur qui campe le rôle du grand-père ne parle que l’anglais et l’anishinaabemowin. Pour que celui-ci puisse traduire vers sa langue, on a dû premièrement traduire le scénario vers l’anglais pour après le livrer en anishinaabemowin, et finalement le retraduire vers le français. C’était un drôle de processus d’écriture, mais on a fait de belles découvertes dans tout ça. Mon approche avec les acteurs était que je voulais que ceux-ci transmettent plus ou moins le message que j’avais en tête. Après, ils l’ont mis dans leurs propres mots et l’on sait tous que les langues autochtones ont une poésie, c’est un regard sur le monde qui est différent lorsqu’il est temps de décrire les choses. Ç’a donc apporté autre chose que ce qui était écrit sur papier, mais l’écriture en français était déjà très poétique.

Dans les critiques et commentaires de votre film, on parle peu du fait que le personnage principal est une étudiante à la maîtrise en droit qui s’intéresse aux droits autochtones, et qui va dans la communauté comme une forme d’étude pour son mémoire. J’ai l’impression que c’est la première fois qu’on met en récit cette résurgence contemporaine du droit autochtone, cette légitimation du droit autochtone. D’où vous est venue l’idée de parler du droit autochtone aujourd’hui?

Je pense qu’à la base c’était plutôt une volonté de montrer cette jeunesse qui veut changer les choses. Visiblement, les structures en place ne fonctionnent pas et ça fait plusieurs années que c’est ainsi. Dans des images d’archives qui avaient été tournées il y a plus de trente ans, le discours du Chef Wilson est encore d’actualité[2]. Donc en trente ans, il n’y a pas eu de grands changements. J’avais cette volonté de mettre en scène une jeunesse qui veut s’impliquer, qui veut travailler, qui veut changer les structures en place. On parle beaucoup de la légitimité du conseil de bande et de la justice autochtone. J’avais vraiment envie de mettre ça en lumière. Des métiers comme avocat ou médecin étaient peu accessibles aux Autochtones jusqu’à récemment. Je pense qu’il y a une volonté de vouloir changer les choses, de vouloir rétablir le passé. Par exemple, la Loi sur les Indiens, ça fait partie du droit, et si l’on veut la changer et l’amender pour faire en sorte qu’elle disparaisse, on doit passer par le droit. C’est pour cela que le personnage principal est une jeune étudiante en droit. Je trouvais ça intéressant l’idée qu’elle aille étudier son propre peuple. Il y a comme une certaine obligation de se réapproprier sa culture là où il y a eu une coupure entre les générations, celle de ses grands-parents et la sienne. Il y a une volonté de réapprendre tout ça, mais dans cette réappropriation on doit passer par les structures coloniales. Comment fait-on pour décoloniser tout ça? Je n’ai pas la réponse. Ce sont des questionnements importants tout de même.

Affiche du film

Peut-être une dernière question sur le personnage de Laura, joué par Pascale Bussières, la seule blanche vivant dans la communauté. C’est un personnage vraiment négatif, et en même temps, elle est l’envers du personnage principal, Mani. Alors que Mani ne parle pas la langue et doit faire un retour dans la communauté, Laura parle un peu la langue, ce qu’on apprend avec une scène au dépanneur, mais on la force à sortir de la communauté. Il y a donc un croisement. Peut-être est-ce plutôt un commentaire, mais je me demandais : qu’est-ce qu’on fait de cette situation-là? Qu’avez-vous voulu donner comme message?

C’est exactement ça! Ce sont deux antagonistes, deux forces opposées, mais qui se ressemblent. Elles veulent toutes les deux apporter de l’alcool dans la communauté, l’une légalement, l’autre illégalement. Je pense que le film est aussi à propos du sentiment d’appartenance : que veut dire « un sentiment d’appartenance »? D’où vient-on? Où est-ce que l’on se sent bien comme individu? Où sont nos racines? Je trouvais ça intéressant que la Bootlegger soit presque plus ancrée dans la communauté parce qu’elle est en couple avec une personne de la communauté, elle parle un peu la langue, tout le monde la connaît. Elle ne vient pas de là, mais elle y vit depuis quelques années déjà. Au contraire du personnage principal qui revient après plusieurs années d’absence, les gens ne la reconnaissent plus; parce qu’elle a changé, elle ne parle plus sa langue, et elle cherche sa place. J’avais envie de décortiquer toute la complexité des choses. Les zones grises sont plus intéressantes.

Un dernier mot sur le film?

Je pourrais peut-être ajouter que je pense que tout est connecté au territoire. C’est pour ça que le territoire est très important dans le film. Tout ce qu’on est, notre culture, nos langues, notre façon d’interagir, le rythme, tout est connecté au territoire. Pour moi, c’était important de filmer le territoire algonquin comme un personnage au même titre que les autres.


[1] L’intervieweur tient à remercier William Roy pour l’aide à la transcription de l’entrevue.

[2] Note de la rédaction : Caroline Monnet fait référence à Bill Wilson, chef héréditaire kwakwa̱ka̱ʼwakw. Les images d’archives présentes dans le film peuvent être visionnées dans le documentaire en deux parties Dancing around the table de Maurice Balbulian (ONF, 1987, en ligne)

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Entre tabou et censure: la longue amnésie des pensionnats de l’esprit

Par Jean Morisset, Montréal, le 10 juillet 2021[1]

À la question posée par Stéphane Baillargeon (Le Devoir, 4 juin dernier), à savoir Pourquoi les Québécois refusent-ils de se voir en colonisateurs et en oppresseurs des Autochtones, surgit une interrogation complémentaire. Serait-ce plutôt que les Québécois sont eux-mêmes leurs propres oppresseurs cultivant sans se l’avouer une colonisation dirigée contre eux-mêmes? Et partant, qu’ils ne font qu’attribuer à l’endroit des Autochtones ce dont ils se gratifient… doublant ainsi la mise?

À l’échelle de la Nord-Amérique in toto, je me suis souvent avoué que nous sommes et avons été à la fois les plus grands alliés et les plus grands traîtres des Nations premières. Faut-il rappeler que c’est l’appareil colonial français qui a toujours fait usage de l’appellation Nation pour désigner les Peuples premiers. Vocable tabou qu’on ne trouve pas dans le vocabulaire juridique anglo et strictement prohibé à Ottawa jusqu’au tournant des années 1980. La nomination qui avait cours et qui se poursuit toujours aux États-Unis était Indian ou Native Tribes et parfois Native Bands. L’usage actuel du mot autochtone aux racines grecques demeure unpalatable en anglais et n’aura jamais cours.

Avant cependant de s’adresser au « Pourquoi les Québécois refusent-ils… », il apparait essentiel de se demander d’abord ce que le Québec entretient comme vision globale de sa propre image et de sa trajectoire. Et tenter de saisir la nature du récit qu’on s’est raconté et qu’on évoque comme allant de soi pour se séduire à travers la désignation Québec. Et partant, ce qu’on a voulu se masquer et refouler par le rejet de notre appellation antérieure de Canada datant bientôt de quelque cinq siècles.

Assumer alors comme accrédité que John A. Macdonald soit le père du Canada est une aberration totale. Il est de fait l’anti-canadien qui a proclamé « I was born a British Subject and I shall die a British Subject » et s’il faut lui attribuer quelque paternité c’est celle d’être le père des pensionnats[2].

Et cela d’autant plus que les deux toponymes Canada et Québec sont issus l’un et l’autre du voisinage des mêmes marées depuis la grande voie d’eau répondant à l’origine au chant vocal de Grande rivière de Canada menant directement au Mississipi-Missouri par son bassin-versant continental.

Mais comme le Québec vient du Canada… et le Canada du Québec, ce sont là des désignations autochtones francisées in situ qui ne doivent à l’Europe franco que leur mise en évidence. Ainsi la question qui nous est adressée coule d’évidence… À quel Manitou faut-il donc se vouer pour porter à la fois un nom autochtone et attaquer l’univers autochtone, tel l’animal qui se mord la queue?

Il y a là une tautologie tenue sous silence qui ne cesse de nous tarauder le cortex historique sachant trop bien que ce sont les Français qui nous ont appelé Canadiens ou Créoles canadiens. Cela en raison à leurs yeux – et quel que soit le quantum sanguin en présence ou en absence – d’un ensauvagement précoce si intense qu’il s’est assimilé illico à l’appel hors contrôle du fond des bois.

Un tel constat se laisse sentir à un point tel que deux assertions demeurent jusqu’à ce jour viscéralement prégnantes. Soit… On n’est pas des Sauvages et On n’est pas sorti du bois.

J’écris assertion, mais il s’agit plutôt d’une double affirmation-dénégation à laquelle tout le Québec paraît se fonder. Devant un tel paradoxe, la proposition du « tricoté serré » a vite fait de voler en éclats. Jamais le pèlerin de la Fleur-de-Mai, le brave anglo des treize colonies à l’orient des Appalaches n’a eu à prouver à la mère-reine-patrie qu’il n’était pas un Sauvage et qu’il se trouvait bel et bien sorti du bois puisqu’il y est à peine entré. S’il est donc un tricoté serré, c’est en Nouvelle-Angleterre qu’il se situe.

Sitôt qu’on prend pour acquis que le Québec procède de l’espace résiduel du parcours ancestral à travers la Nord-Amérique première, force est de reconnaître qu’il est issu à son corps défendant ou pas du giron géographique autochtone. Quelle que soit la couleur de sa peau et la couleur de son accent.

À cet effet, l’interrogation de Stéphane Baillargeon prend un tout autre sens. À chacun d’y apporter sa réponse. Et pour ma part, afin d’avoir quelque éclairage historique à ce sujet, je rappelle les mots de Henri Bourassa, fondateur du Devoir, qui se lisent ainsi :

Après cent cinquante ans de bons et loyaux services à des institutions [britanniques] que nous aimons, à une Couronne que nous avons appris à respecter, nous avons mérité mieux que d’être considérés comme les sauvages des anciennes réserves… (Propos extrait de Pour la justice. Montréal, Imprimerie du Devoir, 1912, p. 33)

Lorsque j’ai pris connaissance de cette déclaration au moment du premier référendum au tournant des années 1980, un monde s’est effondré. Que faire devant le constat d’un tel asservissement de la part de celui qu’on considère comme l’un des plus grands tribuns parmi les hommes d’État canadiens. Lequel vient réclamer auprès de l’Empire sa montée en grade afin que la Couronne britannique respecte à son endroit ce qu’il estime être sa préséance intrinsèque vis-à-vis de l’Être autochtone!

À parcourir ces lignes, se laisse déjà ressentir l’esprit olfactif des mises en pensionnat du corps et de l’esprit aussi bien chez le Canadien que chez l’« Indien ». Mais avec une différence énorme, à savoir que c’est le Canadien lui-même qui se verra, en tant que sujet de l’Empire et produit du pensionnat classique, l’instrument de la mise en pensionnat et de la mise en réserve et de l’Autochtone et de la Terre première.

C’est pourquoi une correction s’impose, à savoir que les anciennes réserves dont parle Henri Bourassa avaient déjà acquis une permanence qui toujours va perdurer. Tout comme il en est du village natal et du lieu de sa gestation nous ayant projeté en naissance, à moins de se voir acculé à un exil forcé par le démantèlement de son tee-pee ou de sa pierre d’assise. C’est ce qu’a voulu attenter Pierre Trudeau par la publication de son Livre Blanc en 1969 proposant d’abolir les réserves comme des lieux périmés en marge de la modernité. Mais le Livre Rouge du Métis Harold Cardinal lui a fait baisser pavillon.

Ce qui n’a pas empêché pour autant la poursuite du jeu de l’âme, du corps et de l’esprit à travers le pensionnat physique et mental.

À cet effet, je retiens un impedimentum du poète Paul Chamberland prononcé dans les années 1970 je crois et que je cite de mémoire. « Il faut tuer en nous le Canadien-Français », affirma-t-il avec vigueur et vindicte! Bref, nous sommes désormais en Terre-Québec et le Canada, dont nous sommes pourtant à l’origine, est l’ennemi à combattre. Est-ce là l’assassinat du Père ou un demi-suicide intérieur? Ce que j’en retiens, c’est qu’une telle proposition s’apparente de près à l’objectif des pensionnats commandant de tuer le Sauvage dans le corps de l’« Indien », bien qu’en l’occurrence le processus se voit plutôt à demi renversé. Est-ce le même Canadien tentant de s’arracher une partie de lui-même qui se verra confié comme mission d’arracher le Sauvage de sa propre terre humaine au cœur battant?

À cette interrogation, un triple oui s’ensuit. À moins qu’il faille trois demis pour faire un seul oui? Et tout ce que je peux en dire, c’est que l’Indien, l’Autochtone, le Métis a toujours su.

L’extraction en nous de la papille French Canadian que l’Empire avait inséré dans le giron national pour s’emparer pour lui-même du nom de Canadien-Canadian semblait poursuivre un autre objectif en se faisant Québec. Soit de montrer à la Société des Nations et à la France en particulier que nous étions à la fois bel et bien sortis et du Bois et du Sauvage. Et l’issue qui nous était impartie était de se faire les instruments des pensionnats pour bien se prouver à nous-mêmes que « Sauvages », nous ne l’avions jamais été, malgré le doute anglo à ce sujet. Et jamais nous ne le saurions, puis que nous acceptions de jouer le jeu de l’Empire en contrôlant les pensionnats.

J’emploie un nous collectif, parce qu’il nous concerne dans notre totalité et sans exception. Et force est d’affirmer qu’il n’y ait aucun Premier Ministre, aucun partisan du Refus Global, aucun membre du Haut-Clergé, aucun écrivain, aucun musicien, qui se soit levé pour dire Basta. Et Basta vis-à-vis de soi-même puisque les orphelins de Duplessis ont goûté à la même formule que celle des pensionnats.

J’ai fréquenté trois pensionnats à l’époque du cours classique et le discursus était toujours le même à partir d’un mandat élitiste dont on nous faisait les vedettes. Soit de combattre les humanités naturo-sapinages du coureur de bois par le recours aux humanités gréco-latines, tout autant que de domestiquer le « colon des rangs » et de partout ailleurs par une ponce religieuse qui était de fait une atteinte à l’intégrité de l’illettré.

J’ai aussi connu des pensionnats dans l’Ouest et les T. N.-O. au cours des années 1965-67 dont Kamloops, Lebret en Saskatchewan, Fort Résolution et Smith, du côté du grand lac des Esclaves. Et tout ce que je peux dire, c’est que j’étais loin d’être en terrain inconnu, mais avec une différence de taille. My dear native children of the woods, « Mes enfants chéris des bois… », comme se plaisait à l’exprimer la Reine Victoria… étaient mis en pensionnat à l’âge de cinq-six ans – certains plus jeunes encore –et devaient participer à la corvée des poêles à bois, etc.

Alors que pour nous l’entrée au pensionnat se faisait à onze-douze ans dans des institutions qui transpiraient à la fois le grand luxe, la répétition constante et abusive que nous formions l’élite d’une société et, pour la plupart, le contact maintenu avec nos parents et des soins attentifs en cas de maladie. En contrepartie, sur les plans affectif et sensoriel, régnait une censure de tous les instants, nous étions assujettis à un contrôle permanent qui finissait par être internalisé ou sinon, au renvoi du pensionnat.

Le recours à l’Église catholique – les Oblats au Dominion, les Jésuites aux États-Unis non sans quelques échanges – allait de soi en raison de la présence des Métis déjà partout sur place. Et cela, on oublie de le dire. Les gouvernements se sont vus forcés, aussi bien à Londres (Ottawa) et Washington de faire appel à l’Église catholique en raison de la présence de Métis polyglottes en trois ou quatre langues sauf l’anglais. Les prêtres européens dominaient avec des Canadiens à leur service, à quelques exceptions près, entre autres Lacombe et Taché.

On ne voulait pas se l’avouer et on s’y refuse toujours jusqu’à maintenant, mais les missionnaires étaient des mercenaires de l’assimilation pour le compte de l’Empire britannique et de l’Empire étoilé par la vertu du catholicisme.

Parlant à peine anglais, ces missionnaires acceptaient d’enseigner dans une langue qui n’était pas la leur à des enfants et des adolescents dont c’était encore moins la langue. Par contre, une fois à l’extérieur des classes, les enfants jouaient à leur langue, mais pour certains des prêtres et des religieuses, le savonnage sur la langue était de mise si on parlait sauvage, métchiff ou canayen. Alors que dans les cuisines des pensionnats, la langue courante était le canayen sous la tutelle du français de France.

Prétendre alors qu’il y a au Québec une amnésie par rapport au monde autochtone est un leurre, car c’est une amnésie plus globale qui prévaut. Celle de sa propre histoire et de sa propre mémoire impliquant une fermeture à soi et, au sens premier du mot, à sa propre créolité comme la voie nécessaire à l’ouverture à l’autre. Et cela pour nier depuis toujours que c’est la présence huronne-wendat, algonquienne et athapaskane qui a permis à ce pays d’exister bien au-delà de Champlain et de tous les autres.

S’il est une découverte qui reste en suspens, c’est la nôtre soumise à la tondeuse à gazon de l’esprit. Et à la prétention que l’amnésie procède d’un état naturel qui suit le cours des choses plutôt que d’être une production politique.

Il existe des dizaines de milliers de pages écrites par les missionnaires et tant qu’on n’aura pas lu entre les lignes ce qu’ils racontent et ce qu’ils taisent, notre histoire continuera de nous échapper… malgré l’oralité de la mémoire créolisée qui court comme des feux follets à travers la prairie, les bois, la toundra, la muskègue, etc. À quelques exceptions près, ce sont des Européens francophones qui ont traité à la fois des Peuples Premiers et des Canadiens analphabètes à moitié déblanchis mentalement (un paso atrás… un pas en arrière, comme l’exprimait le discours colonial espagnol). Et seul le regard extérieur permet de saisir par la bande ce qu’il en a été de ce peuple en mouvance à travers tout l’ouest nord-américain et dont les effectifs mélangés dépassent la population d’un Québec actuel dont il est pourtant issu en bonne partie.

L’histoire écrite de notre histoire à tous s’est vue gommée à plusieurs épaisseurs et elle ne pourra jamais nous être révélée à partir de nous-mêmes. Nous sommes rendus trop loin à travers les couches de dénégation. Pierre Perrault a écrit un jour : « Ne cherchez pas ce peuple à travers sa littérature, vous ne le trouverez jamais. » Il a payé cher pour un tel pronunciamento. Et qu’en est-il aujourd’hui? La réponse se trouve quelque part emportée par les vents, les feux de brousse, les trade-off identitaires et les changements climatiques de l’âme.

Il y a eu une Commission intitulée « Vérité et réconciliation » qui en est venue, sans qu’on s’en rende vraiment compte, à se faire doubler par des instances politiques insaisissables qui ont peu à peu renversé la proposition en imposant la réconciliation comme prélude à la vérité. Il importe désormais de reprendre la formulation initiale dans une perspective globale qui nous prenne tous à son bord.


[1] Écrivain. Paru chez Boréal, son dernier ouvrage s’intitule Sur la piste du Canada errant — Déambulations géographiques à travers l’Amériques inédite.

[2] Voir Jean Morisset, « Les pensionnats pour blanchiment dans le rêve du Canada [British America] ». Postface à l’ouvrage de Marie-Pierre Bousquet et Karl S. Hele, La blessure qui dormait à poings fermés. L’héritage des pensionnats autochtones au Québec. Montréal, Recherches amérindiennes au Québec. 2019, pp. 247-259. Titre d’origine : Les grands brûlés de l’âme.

Un poème faisant suite à ce texte est maintenant disponible en ligne : « Combien de Gros Père-Lord? »

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