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Sur quelques inexactitudes parfois dommageables – lecture « sensible » de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit

Critique de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit, Boréal, 2022.

Par René Lemieux, Université Concordia | ce texte est aussi disponible en format pdf

Caroline Montpetit est journaliste. Dans Le Devoir elle a fait il y a maintenant cinq ans une série d’articles sur les langues autochtones du Québec. Un article par langue, composant un dossier paru à l’été 2017. Dans ce dossier, il y avait onze articles pour faire connaître les onze langues des nations autochtones du Québec. Le livre Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec (Boréal, 2022) reprend ces articles[1], les révise peu (on le verra bientôt) et n’apporte pas grand-chose de plus. La critique qui va suivre peut se voir comme une banale recension des erreurs commises par l’autrice. D’abord dans la posture du correcteur d’épreuve, je vais revoir la copie et corriger certaines fautes (s’il y a une deuxième édition, mon texte pourra servir sur ce plan pragmatique). Je continuerai par la suite ma critique en montrant des problèmes autrement plus sérieux : ma posture deviendra celle d’une personne soucieuse de la préservation du patrimoine linguistique que représentent les langues autochtones au Québec. Cette critique devra donc se voir comme une réflexion plus large sur la manière dont on parle des langues autochtones au Québec.

Quelques fautes symptomatiques

Le texte de Montpetit contient des coquilles qu’un bon correcteur d’épreuve aurait pu remarquer. Par exemple, certains noms de personnes sont orthographiés différemment dans le même volume : on lit « Allan et Christian Nabicanaboo », les deux chanteurs naskapis en page 33, mais les « frères Nabinacaboo » un peu plus loin et par la suite (dans l’article du Devoir du 10 juillet 2017, cette faute ne s’y trouve pas – c’est le dernier nom qui est bien orthographié). Daniel Nolett est aussi orthographié « Nollet » au moins une fois (p. 50), une autre faute qui ne se retrouve pas dans l’article du Devoir du 24 juillet 2017).

Des erreurs d’orthographe des mots dans les langues autochtones se sont glissées dans le texte (je vais me contenter des langues que je connais le plus). Pour l’abénakis, le livre indique que « Bonjour! » se dit « Kway! », « Comment vas-tu? » se dit « Tanni Kd’alanwzi? » et « Merci. », « Wliwnié » (p. 53), trois formulations mal orthographiées si on veut respecter l’orthographe généralement utilisée par la communauté aujourd’hui. On devrait plutôt lire respectivement « Kwaï! », « T8ni kd’al8wzin? » et « Wliwni ». Dans l’article du Devoir, la première et la dernière sont orthographiées comme on le fait généralement dans la communauté, mais la deuxième est plutôt orthographiée comme dans le livre. L’erreur factuelle proviendrait-elle d’une première version de l’article, corrigée ensuite par le journal? Comment alors la différence orthographique aurait-elle pu se retrouver dans le livre?

En kanien’kéha (mohawk), c’est le contraire. Alors que l’article du Devoir du 11 septembre 2017 dit pour « Comment allez-vous? », « Skennen’ko` : wa ken? » (espaces des deux côtés des deux-points et une sorte d’accent grave à côté du o plutôt qu’au-dessus – signes d’un problème de clavier), le livre dit « Skennen’kò:wa ken? » (p. 83). Même chose pour « Merci! » : « nia` : wen! » devient « Nià:wen! » (p. 84). Toutefois, on voit plus souvent le ton ascendant dans les deux cas : « Skennen’kó:wa ken? » et « Niá:wen! », mais c’est déjà une amélioration. Le texte du livre inclut néanmoins une espace fine avant le deux-points à la page 79 (« Kenien’kehá :ka Onkwawén :na », même chose dans l’article du Devoir), un élément typographique que nos logiciels francophones ajoutent automatiquement et auquel on doit faire attention.  

Dernière faute d’orthographe : le beau projet de correspondance entre auteurs autochtones et allochtones de Laure Morali s’intitule « Aimititau! » (version en innu-aimun de « Parlons-nous ») et pas « Aimito! » (p. 98). Dans certains cas, un relecteur ayant quelques notions des langues autochtones aurait pu repérer ces erreurs. Dans d’autres, des locutrices et locuteurs des langues autochtones auraient dû être embauchés pour revoir les épreuves finales.

Des erreurs factuelles se sont également glissées dans le livre, peut-être parce qu’elles ont été émises par les personnes interviewées (ces erreurs devraient quand même être corrigées à mon avis). Par exemple, l’autrice écrit qu’une disposition discriminatoire envers les femmes « a été annulée devant les tribunaux » en 1985 (p. 51; aussi mentionné dans l’article du Devoir sur l’abénakis). En fait, si on veut faire référence à la cause Lovelace ici, c’est à l’ONU que Sandra Lovelace a eu gain de cause, et c’était en 1981. C’est bien connu que la Cour suprême du Canada a refusé de remettre en question le statut discriminatoire de la Loi sur les Indiens avec le jugement Canada c. Lavell prononcé en 1973. Ici, une vérification auprès de spécialistes du droit autochtone ou de l’histoire du féminisme autochtone aurait été bénéfique.

Sur les langues autochtones, Montpetit rapporte les propos de Nicole Petiquay qui aurait dit que l’atikamekw « est la seule langue autochtone qui utilise le son r » (p. 73; l’article du Devoir du 5 septembre 2017 dit plutôt « qui a gardé le son r »). C’est inexact (le kanien’kéha possède le « r », prononcé « l » à Ahkwesáhsne), mais comme Petiquay mentionne immédiatement après l’innu et le cri et donne en exemple une suite de mots (« iriwin, innu, eeyoo ») dont les phonèmes r, n et y descendent tous du « l » proto-algonquien, elle voulait probablement dire (ou a dit, et cela a mal été noté) que l’atikamekw est la seule langue algonquienne ayant le phonème r (ou en tout cas du continuum cri-naskapi-atikamekw-innu; ce serait à vérifier pour les autres langues algonquiennes). Dans tous les cas, une petite vérification auprès d’une personne spécialiste des langues autochtones aurait aidé.

Comme la série d’articles date de cinq ans, il se peut que des situations personnelles aient changé depuis ce temps-là. C’est le cas du professeur d’abénakis Philippe Charland qui enseigne non seulement dans les communautés abénakises, mais aussi – comme l’indique Montpetit – au cégep du Vieux-Montréal, à l’UQAM et à Kiuna (p. 52 – une information qui ne se trouve pas dans l’article du Devoir sur la langue abénakise). Mais elle aurait aussi pu ajouter qu’il enseigne maintenant l’abénakis à l’Université de Sherbrooke depuis 2019 et à l’Université Bishop’s depuis 2021 : un ajout qui me semble important dans le contexte d’un livre qui traite justement de la revitalisation des langues autochtones. L’autrice mentionne aussi la professeure de wendat Arakwa Sioui qui, selon le livre, remplace Megan Lukaniec partie terminer sa thèse aux États-Unis (c’est exactement la même information qui se trouve dans l’article du Devoir du 14 août 2017). Mais Lukaniec a depuis ce temps terminé son doctorat, en 2018, et sa thèse est disponible en ligne. Un petit coup de téléphone pour rejoindre les personnes interviewées et vérifier leur situation actuelle aurait été utile. En plus, cela aurait permis de constater les changements qui ont cours en ce qui a trait aux langues autochtones au Québec.

Parler des Autochtones et de la situation des langues autochtones

La rédaction sur les enjeux autochtones n’est pas facile – la terminologie a beaucoup changé ces dernières années et continue à changer. L’autrice fait un bel effort de normalisation des noms des langues selon la préférence des communautés. Ainsi, elle cite Arakwa Sioui qui demande qu’on utilise « wendat » plutôt qu’« huron » pour désigner sa langue (p. 63), tout comme elle parle du « mohawk » par le terme « kanien’kéha » (orthographié « kanien’keha ») et mentionne l’ancien nom de l’« innu » : « montagnais ». Elle orthographie aussi correctement « atikamekw » (on a préféré la forme suggérée par l’OQLF dans l’article du Devoir : « attikamek »), mais elle n’utilise pas « abénakis » qui est généralement préféré à « abénaquis » (orthographe suggérée par l’OQLF). L’autrice n’a pas modifié le terme « algonquin » (mais mentionne « Anishnaabe » pour le peuple) ni le terme « cri » ou le terme « micmac ». C’est un choix qui peut aussi être celui des personnes interviewées.

Mais parler des Autochtones de manière correcte n’est pas seulement une question de terminologie. Notre manière d’aborder ces enjeux peut avoir un grand impact sur la perpétuation de clichés entretenus au sujet des Autochtones. Gregory Younging qui a écrit en anglais un petit livre sur la question[2] retient trois sources d’où proviennent les termes inappropriés : 1) le langage des explorateurs et des missionnaires qui a été conservé et qui posait notamment la nécessité de convertir ou de moderniser les peuples autochtones; 2) les disciplines de l’anthropologie et de l’archéologie qui voient, certes de moins en moins, les peuples autochtones comme des vestiges du passé; et ce qu’il nomme 3) la terminologie kitsch, c’est-à-dire tout l’imaginaire de la littérature et du cinéma sur les Autochtones, y compris une tendance à la généralisation. Dans les trois cas, on retient une même idée : les peuples autochtones sont « des races en voie d’extinction ». C’est le mythe de la « vanishing race », qui dit que les peuples autochtones sont destinés à disparaître.

Le langage de Montpetit tombe très souvent dans ces catégories. On lit par exemple chez elle beaucoup de généralisations abusives. Elle attribue par exemple une « douceur propre aux gens du Nord » lorsqu’une femme inuk s’adresse à l’autrice en français (p. 85; même expression dans l’article du Devoir du 7 août 2017). Sur l’usage du français, elle aurait aussi pu se garder une petite gêne lorsqu’elle tient à dire d’une locutrice atikamekw qu’elle parle « dans un très bon français » (p. 71; même expression dans l’article du Devoir).

Un misérabilisme est présent tout au long du livre, de l’introduction où l’on parle de mots « perdus » (p. 9) ou de la réalité « moribonde » des langues (p. 13) à l’effacement de la culture (p. 95 – j’y reviendrai), en passant par la « langue chantante et oubliée » des ancêtres de Daniel Nolett (p. 49). Bien sûr, il est facile de montrer tous les facteurs qui empêchent le développement des langues autochtones – il est plus difficile de montrer les réussites. Mais le problème n’est pas tellement là, que dans la manière de parler de la situation. L’autrice énonce ou rapporte des propos qui placent les langues et cultures dans le passé. Elle écrit par exemple qu’outre la langue, « c’est toute une culture, tout un mode de vie qui s’efface avec l’arrivée des Autochtones dans la modernité » (p. 95, dans une entrevue sur l’innu avec Joséphine Bacon), une manière de dire que les Autochtones qui demeurent sont des reliques du passé. Peu après, elle cite les propos de la linguiste Lynn Drapeau qui affirme que « [s]i tu ne connais pas le mode de vie traditionnel, les mots n’ont aucun sens pour toi » (p. 96), refaisant l’erreur de Bertrand Russell qui disait que pour savoir comment traduire le mot « fromage », il fallait en avoir déjà goûté[3].

Cette manière de s’exprimer perpétue le mythe de la « vanishing race » et place les langues autochtones dans un passé lointain tout en leur interdisant une existence au présent. Les langues autochtones ne sont pas des « vieilles » langues (malgré ce qu’en dit un interviewé, p. 22), ce sont des langues capables d’exprimer ce qu’elles ont besoin d’exprimer. En laissant des jugements passéistes sur les langues autochtones émailler son ouvrage, l’autrice participe à ce qu’on pourrait appeler une « romantisation » des langues. Le livre laisse dire, par exemple, que le wendat et l’atikamekw sont des langues imagées (respectivement aux pages 64 et 74; même expression dans les articles du Devoir). Mais l’autrice n’hésite pas à affirmer tout aussi facilement que les langues autochtones sont plus « concrètes » (et le français est lui, évidemment, plus abstrait; p. 29) en citant un dictionnaire français-cri écrit par un missionnaire oblat (Louis-Philippe Vaillancourt). Il peut s’agir d’une remarque sur la manière de traduire des concepts d’une langue à une autre, comme ça semble être le cas ici. Mais il faut savoir réaffirmer que toute langue a la capacité d’être abstraite et concrète, autrement on tombe dans une vision idéalisée des langues, mais surtout, dans le dernier cas mentionné, on laisse entendre implicitement que les locuteurs de ces langues sont incapables de raisonnement abstrait. Or, ce type de jugement sur l’« immaturité » de certaines cultures a servi à mettre en place plusieurs mesures coloniales, dont la Loi sur les Indiens.

Je suis d’accord avec l’autrice qui dit, en introduction, que le Québec est « un désert d’informations au sujet des langues autochtones » (p. 14); je n’irais peut-être pas jusqu’à parler de désert, mais il y a certainement un manque criant, en particulier pour un livre qui informerait sur les langues autochtones tout en vulgarisant des éléments de linguistique. En anglais, les Presses de l’Université de Regina en Saskatchewan offrent plusieurs collections qui traitent de langues autochtones (qui vont des outils de référence aux livres destinés au grand public à la recherche d’information). Le livre de Montpetit ne répond malheureusement pas à ce manque.

Le livre de Caroline Montpetit est problématique à plusieurs égards. J’ai voulu montrer, avec une certaine gradation, que les petites coquilles pouvaient rapidement se transformer en problèmes de perceptions des réalités autochtones. Dans plus d’un cas, la maison d’édition semble avoir failli à sa tâche : pour la plupart, un réviseur ayant des connaissances générales sur les langues autochtones aurait pu percevoir la majorité des erreurs (sans doute y en a-t-il plusieurs autres). Dans d’autres cas, il aurait été louable de demander l’aide d’un ou une spécialiste de questions plus pointues. Finalement, il serait peut-être nécessaire de réfléchir, du côté des maisons d’édition, à l’embauche de ce qu’on nomme des lecteurs ou lectrices sensibles (sensitivity readers), moins pour éviter de choquer ou d’offenser le lecteur ou la lectrice, que pour éviter les clichés qui sont dommageables pour la perception qu’a le grand public des cultures autochtones. Les éditeurs ont la responsabilité de prendre les moyens nécessaires, notamment sur le plan matériel et financier, pour que leurs publications participent vraiment à améliorer la compréhension du public sur des enjeux si pressants.

Il faut bien admettre que le livre de Caroline Montpetit, en l’état, n’apporte rien de plus à la série d’articles publiés dans Le Devoir (j’ai voulu, à chaque fois qu’il était possible de le faire, comparer les versions pour m’en assurer). À part pour des reformulations très mineures, il ne semble pas y avoir de grands changements depuis 2017. Mais pour être plus exact, il faudrait dire que les articles sont supérieurs au livre au moins pour un élément qu’ils ont et que le livre n’a pas : chacun des articles comportait une petite vidéo où l’on pouvait entendre les mots prononcés par la principale personne interviewée.

Encore une fois, tout est à (re)faire.


Notes

[1] Seulement neuf, en fait. Deux articles du dossier de 2017 écrits par une autre journaliste, Marie-Michèle Sioui, sur le cri et l’innu, ne figurent pas dans le livre. D’autres entrevues ont dû être faites par Montpetit pour préparer les chapitres de son livre sur ces deux langues.

[2] Gregory Younging, Elements of Indigenous style: A guide for writing by and about Indigenous peoples, Brush Education, 2018, voir en particulier le chapitre 6 sur la terminologie.

[3] Le problème est classique en traductologie. Une réponse forte à Russell a été formulée par Roman Jakobson dans « On linguistic aspects of translation », Reuben Arthur Brower (dir.), On translation, Harvard University Press, 1959.

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