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Traduire la performance en français: une lecture de Joshua Price

Par René Lemieux, Université Concordia[1]

Joshua Price analyse dans son livre Translation and Epistemicide (2023) quelques cas de traduction où le passage d’une langue à une autre est souvent synonyme d’une destruction des savoirs dans un lieu donné – ce qu’on nomme depuis Boavantura de Soussa Santos un « épistémicide ». Dans le chapitre 4, intitulé « Translating Performance in Latin America », Joshua Price présente bien les enjeux d’un possible épistémicide dans le domaine de la traduction des sciences humaines et sociales, un champ de la traductologie relativement peu exploré. Il s’agit, en anglais, des « Performance Studies », qu’on pourrait traduire en français par « études de la performance » – mais le peut-on vraiment? Les lignes qui suivent pourraient se voir comme une réflexion sur la traductibilité du nom de la discipline, à défaut de la discipline elle-même que je réserve pour un autre moment.

Selon Joshua Price, les chercheur·ses des Performance Studies ont un rapport paradoxal au monde « subalterne » de l’Amérique latine. Price fait remarquer que les rapports entre le travail intellectuel du Nord et la « matière » latino-américaine sont déterminés par une certaine division du travail hiérarchisée. Il n’hésite pas à parler d’« appropriation intellectuelle » pour qualifier cette situation :

Yet an ideology often runs in the background. By a kind of circular logic, these ploys have often been justified (sometimes implicitly, some­times explicitly) by a conceit that only the West does “theory.” “Latin America produces great literature,” a colleague remarked to me, but he went on to say that only Western Europe and the United States pro­duce great philosophy and original theory. The literary contributions and achievements of novelists Gabriel García Márquez, Clarice Lispector, and Juan Rulfo are widely acknowledged in the Western-dominated academy. However, when it comes to theory and philosophy, so this commonplace runs, theory means Western or Eurocentric theory (Price 2023, 109).

En effet, d’origine anglo-américaine, les Performance Studies offriraient la « forme » (ou la theory selon l’expression utilisée par Price), tandis que le monde latino-américain, lui qui produit les multiples manifestations de la « performance », s’occupe du « fond » :

Latin America provides the grist, so to speak, for Europe’s theorizing. Within the worldview of Eurocentrism, Latin America (or South Asia, Arab countries, the entire continent of Africa, and so on) does not produce philosophy. In other words, philoso­phers, critics, and theorists from the non-West are largely ignored in the European pantheon of analytic and continental philosophy (Price 2023, 109).

Rappelons quand même, ce que ne fait pas Price, que « theory » a un sens particulier aux États-Unis, assez bien explicité par François Cusset dans French Theory (2003) où les auteurs « théoriques » (en particulier provenant de France) gagnent, dans une certaine réception, la capacité à être mobilisés par des champs disciplinaires de plus en plus restreints. Autrement dit, la capacité de déplacement s’agrandit plus le sujet sur lequel porte la théorie est, lui, pointu. Price donne quelques exemples de concepts utilisés, comme la traduction radicale de Quine, la gouvernementalité de Foucault, les rhizomes de Deleuze et Guattari ou la vie nue d’Agamben. On ne s’étonne donc pas de voir cités Foucault en études littéraires, Deleuze en études de genre, Derrida en études architecturales, Baudrillard en études cinématographiques ou Lacan en études juridiques. Le succès d’une réception est souvent dû à la plasticité d’une pensée (souvent française) dont le signe est sa capacité à être reprise par d’autres. Cela ne va pas sans une certaine modalité de l’académie, dominé par l’America ou Anglo-Amérique[2].

L’analyse de Joshua Price est intéressante à plus d’un titre. Pour les besoins de ce petit texte, je ne rappellerai qu’un point, l’intraduisibilité supposée du terme « performance » en Amérique latine. En effet, on n’hésite pas à affirmer que le terme doit être transféré tel quel. Price cite notamment Diana Taylor :

Despite charges that performance is an Anglo word and that there is no way of making it sound comfortable in either Spanish or Portuguese, scholars and practitioners are beginning to appreciate its multivocal and strategic qualities. The word may be foreign and untranslatable, but the debates, decrees, and strategies arising from the many traditions of embodied practices and corporeal knowledge are deeply rooted and embattled in the Americas (Taylor 2003, 47; citée dans Price 2023, 115)[3].

Je voudrais profiter de ce débat pour discuter, dans un premier détour, de la traduisibilité du terme en français. En effet, comme beaucoup d’autres, j’ai moi-même eu à traduire « performance », et c’est même un exercice que j’ai donné à faire en classe à quelques reprises, notamment dans le cadre d’un cours que j’ai donné à l’Université de Sherbrooke en 2020. L’exercice a été refait à l’Université Concordia avec les étudiant·es du séminaire de traduction avancée en sciences humaines et sociales. Il s’agissait de traduire un extrait d’une intervention de Judith Butler (je mets en évidence les termes qui nous intéressent) :

Another example from Turkey is the “standing man” in Taksim Square in June of 2013 who was part of the protest movements against the Erdoğan government, including against its policies of privatization and its authoritarianism. The standing man was a performance artist, Erdem Gündüz, who obeyed the state’s edict, delivered immediately after the mass protests, not to assemble and not to speak with others in assembly—an edict by Erdoğan that sought to undermine the most basic premises of democracy: freedom of movement, of assembly, and of speech. So, one man stood, and stood at the mandated distance from another person, who in turn stood at the mandated distance from another. Legally, they did not constitute an assembly, and no one was speaking or moving. What they did was to perform compliance perfectly, hundreds of them, filling the square at the proper distance from one another (Butler 2020).

L’exercice ne visait pas à dire aux étudiant·es quelle était la bonne traduction, mais à discuter avec elles et eux la manière avec laquelle ils et elles ont traduit le concept de « performance » (à condition évidemment de le reconnaître comme tel) et ses dérivés. Inévitablement, deux « écoles » se forment parmi les étudiant·es : soit on reconnaît le lien conceptuel entre les deux termes et on tente de trouver des mots pour rendre ce lien, soit on pense que faire ce lien est fautif parce que les ressources terminologiques ne le reconnaissent pas. Dans ce dernier cas, les étudiant·es se réfèrent très souvent à Termium, la banque terminologique alimentée par le gouvernement fédéral. Cet outil nous rappelle que « performance » en anglais devrait se traduire par « spectacle », « interprétation » ou « représentation », ou encore que « street performance » devrait se traduire par « spectacle de rue ». « Performance art » pourrait toutefois être traduit par « performance ». Le terme n’est donc pas exclu. Le nom commun « performer » n’est, lui, jamais traduit par « performeur », on parlera par exemple d’« artiste » ou d’« interprète ». Et le verbe « performer » pour traduire « to perform » est pour sa part jugé comme un anglicisme, comme l’indique une notice de Termium (Services publics et Approvisionnement Canada 2015) :

On doit réserver l’emploi du verbe performer à des objets :

  • Un appareil qui performe mieux que le modèle précédent.
  • Avec ce système d’exploitation, mon vieil ordinateur performe enfin!

Pour parler de personnes ou de choses abstraites, le verbe performer n’est pas encore attesté en français, bien qu’il se soit répandu. Seuls les termes performance, performant et performeur/performeuse (« athlète qui a obtenu un résultat exceptionnel dans une compétition ») sont répertoriés.

Au Canada, il est toutefois acceptable d’employer cet emprunt critiqué quand il est associé au sport, à la compétition, à l’exploit ou à la réussite remarquable. Dans ces contextes, performer est largement répandu dans l’usage canadien :

  • Il nous faudra donc performer, démontrer que nous pouvons et savons le faire. (Le Devoir)
  • Les élèves ont bien performé au concours de dictée.
  • Cette joueuse de tennis a bien performé.

Le domaine des arts est absent de cette fiche, et on ne penserait jamais l’utiliser comme un verbe transitif[4], ce que l’extrait de Butler demande.

L’autre manière de traduire, celle qui voudrait conserver un lien conceptuel entre les termes, parlerait peut-être d’Erdem Gündüz comme d’un « artiste performeur » ou simplement d’un « performeur », et oserait peut-être ensuite traduire « to perform compliance perfectly » par « performer parfaitement le décret », formulation absolument contraire aux règles actuelles de la langue française. Dans le cadre du cours, j’essaie de faire comprendre aux étudiant·es que les deux solutions sont légitimes, mais seulement selon le contexte de réception de l’auteur ou de l’autrice (voir à ce propos Lemieux 2019). Puisque Judith Butler est reconnue comme une théoricienne de la « performativité », il est tout à fait normal de voir dans les traductions de son œuvre un « accroc » aux règles « normales »[5].

Pourtant, ce que j’ai perçu dans la manière de traduire que j’enseigne comme une ouverture de la langue française aux nouveautés de l’étranger doit être aussi critiqué, et Joshua Price me permet de le faire. Comme Price le démontre très bien, ce que j’ai vu comme une plasticité nouvelle du français peut aussi se voir comme une forme de colonisation par la traduction. Ce que j’enseignais comme une ouverture vers la différence de l’anglais – une forainisation comme Karen Bennett l’exemplifie de son côté dans son travail sur la retraduction de Foucault (2017) –, pourrait aussi bien se voir comme une nouvelle forme de colonisation par la traduction. Je me propose ainsi de faire un deuxième détour, cette fois par l’étymologie, en questionnant l’origine du mot « performance » qui, en anglais comme en français, s’écrit de la même manière. À première vue, et sans le prononcer, rien ne nous dit si le mot est écrit en anglais ou en français.

J’ai d’abord tout bonnement pensé que le mot était lié étymologiquement à « former », et que le suffixe « per- » était à entendre comme pour le verbe « périr » ou « perforer », c’est-à-dire « passer à travers ». C’est ce qu’on aurait pu croire en lisant le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française :

Le verbe performer est un emprunt hybride de l’anglais to perform, lui-même emprunté à l’ancien français parformer. Performer, qui s’emploie en parlant de personnes, d’objets, d’appareils, etc., est d’usage répandu au Québec et très fréquent en français européen. Même s’il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, cet emprunt est acceptable en français. Le champ sémantique de performer est celui d’une famille ancienne, productive, aux dérivés corrects : le substantif performance est dans la langue depuis le XIXe siècle, l’adjectif performant est largement admis. De plus, cet emprunt s’intègre facilement sur les plans orthographique et phonétique (Office québécois de la langue française 2013)[6].

Et pourtant, l’étymologie est bien plus compliquée. En anglais, les dictionnaires étymologiques indiquent ce qui suit :

c. 1300, performen, “carry into effect, fulfill, discharge, carry out what is demanded or required,” via Anglo-French performer, performir, altered (by influence of Old French forme “form”) from Old French parfornir “to do, carry out, finish, accomplish,” from par– “completely” (see per-) + fornir “to provide” (see furnish). Church Latin had a compound performo “to form thoroughly, to form.”

Si le dictionnaire étymologique en ligne est exact et que le mot anglais vient en fait du français, son origine n’est pas à chercher du côté de « former », c’est-à-dire de la branche noble du français (à savoir le latin), mais plutôt de sa branche bâtarde, c’est-à-dire du francique, car c’est de là que provient « fornir » (aujourd’hui on dirait « fournir », et en anglais « furnish ») :

*frumjan (« accomplir, effectuer ») → voir frommen (« être utile, servir à »), fromm (« observant, servant Dieu, pieux ») en allemand, to frame (« construire, manigancer ») en anglais, de fruma « bénéfice, avantage ».

Ce mot s’est vu ajouter un suffixe, « par- », qui lui vient bien du latin « per- », comme on le retrouve dans « pardon », « parfait » ou « parvenu », marquant un achèvement. La forme « performe » (avec le « per- ») serait en quelque sorte le résultat d’une orthopédie latinisante, celle-là même qui performe au sens de mettre dans sa forme achevée.[7]

Alors qu’est-ce à dire? D’abord que l’origine est obscure, non identifiable, mélangée – métissée (pour utiliser un terme que Price reprend en conclusion de son livre) : une hybridité, una mistura, une mixture, comme le qualifierait peut-être José María Arguedas (2024). On aurait pensé que le terme venait de l’anglais, mais, finalement, son origine était du côté du français, et précisément de sa branche germanique. Tout est question, dès l’origine, d’une certaine « contamination », pour reprendre un terme de la linguistique prescriptiviste, un terme aussi cher à Jacques Derrida, mais pour différentes raisons.

Toute cette dynamique ressemble fort à une autre problématique que j’ai eu l’occasion d’étudier il y a quelques années avec le quasi-concept de « différance » chez Derrida[8]. L’intérêt que j’avais dans ce cas était que cette mobilité entre le français et l’anglais n’est pas du tout évidente en espagnol ou en portugais. Tout comme pour « différance », l’espagnol et le portugais ne produisent pas si facilement les mots en -ance (pas autant qu’en français, ou pas de la même manière). En espagnol, il faudrait parler de « performancia » (un terme qui n’existe pas; le verbe « performar » non plus). En portugais, c’est différent, j’ai vu qu’on se permet d’utiliser « perfórmance » (avec un accent), mais aussi « performância » et « performação ». On pourrait donc conclure que certaines tentatives de « domestication » du mot selon la phonologie de la langue sont possibles en portugais. Autrement, la tendance est forte d’emprunter le terme « performance » directement de l’anglais et d’affirmer simplement son intraduisibilité. 

Que doit-on conclure de ces détours? Peut-être faut-il repenser ce que nous dit Joshua Price, qui, au fond, semble affirmer, d’une manière assez proche de Lydia Liu (1995), que pour penser la performance, les penseurs d’Amérique du Sud ont besoin d’utiliser un concept étranger et de se conformer à ce concept. En d’autres mots, et c’est celui autour duquel on tourne depuis le début, les artistes latino-américains ont besoin de performer le concept. Ce n’est pas tellement différent de la problématique de Lydia Liu avec la langue de la chambre du maître et celle de la chambre d’ami (voir Lemieux 2023) : la langue anglaise transporte un concept comme un invité apporte un cadeau à la personne qui le reçoit, mais rapidement, comme un hôte insolent, l’anglais finit par prendre toute la place, à un point tel qu’on ne peut plus penser qu’avec et dans la « forme » de l’anglo-américain.

Mais si on pouvait espérer, avec Lydia Liu, revisiter une forme ancienne du chinois, classique, dont on aurait pu être nostalgique (c’est l’impression que j’avais eue en la lisant), Price n’offre rien de ce genre : pas d’Ancien Monde sur lequel on pourrait faire retour. Comme pour chacun des chapitres de son livre, Price nous laisse nus devant l’aporie[9] : les Performance Studies nous donne accès aux « performances » de l’Amérique latine, mais aux conditions de la mise en forme de ces performances selon le regard (et le cadre) anglo-américain. En lisant Price, on pourrait se remémorer la formule devenue emblématique qu’offrait l’écrivaine Audre Lorde (1983) : « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House », qu’on peut voir traduit en français par : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». En lisant Price, on pourrait avoir cette impression qu’il veut répondre à la formule choc de Lorde en rétorquant simplement ceci : « Mais que devons-nous faire quand ces outils sont les seuls dont nous disposons? » Peu importe où l’on regarde, il n’y en a pas d’autres : nul passé ne nous ramènera des outils oubliés, nulle transcendance ne nous en apportera de nouveaux.

Sans avoir de solution définitive à apporter – y en a-t-il même une? ne serait-ce pas dans le cas par cas que se décèlerait un mode de vie possible, à chaque fois repensé? –, je repense à ce que disait Barbara Cassin de la relativité en traduction, dans un commentaire sur la réponse que Protagoras donne à Socrate (dans le Théétète de Platon) :

[Protagoras] fait passer de l’opposition binaire vrai/faux au comparatif : « meilleur » et, plus précisément encore, à ce que je propose d’appeler le comparatif dédié : « meilleur pour ». Le meilleur est en effet défini comme « le plus utile », le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que les Grecs nomment kairos, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces khrêmata dont l’homme serait mesure, non pas les « choses », les « étants » (pragmata, onta), mais ce dont on se sert, les khrêmata, objets d’usage, richesses, à utiliser et à dépenser, richesses dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie (Cassin 2010).

À chaque aporie, son issue, à chaque problème, sa traduction, et tout est toujours à refaire.

Bibliographie

Arguedas, José María. 2024. « Entre le qheswa et le castillan : l’angoisse du mestizo ». Traduit par René Lemieux et Ana Kancepolsky Teichmann. Trahir 15 (février). En ligne.

Bennett, Karen. 2017. « Foucault in English: The Politics of Exoticization ». Target. International Journal of Translation Studies 29 (2): 222‑243. En ligne.

Butler, Judith. 2020. « Judith Butler on Rethinking Vulnerability, Violence, Resistance ». Verso (blog). 6 mars 2020. En ligne.

Cassin, Barbara. 2010. « Relativité de la traduction et relativisme ». In La Pluralité interprétative. Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, par Alain Berthoz, Carlo Ossola, et Brian Stock. Paris: Collège de France. En ligne.

Cusset, François. 2003. French Theory: Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis. La Découverte.

Féral, Josette. 2013. « De la performance à la performativité ». Communications, no 92: 205‑218. En ligne.

Kusch, Rodolfo. 1979. El pensamiento indígena y popular en América. Hachette.

Kusch, Rodolfo. 2010. Indigenous and Popular Thinking in América. Traduit par María Lugones et Joshua M. Price. Duke University Press.

Lemieux, René. 2009. « Force et signification à l’épreuve de la traduction: la différance derridienne et son transport à l’étranger ». Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry 29 (2‑3): 33‑58.

Lemieux, René. 2019. « Traduction philosophique et signature: le cas de l’indécidable derridien entame en anglais ». TTR 32 (2): 217‑42.

Lemieux, René. 2023. « Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu ». Trahir 14 (février). En ligne.

Liu, Lydia H. 1995. Translingual Practice: Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937. Stanford: Stanford University Press.

Lorde, Audre. 1983. « The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House ». In This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color, par Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa, 2nd edition, 98‑101. Latham, New York: Kitchen Table: Women of Color Press.

Louder, Dean R., Jean Morisset, et Eric Waddell. 2001. Vision et visages de la Franco-Amérique. Les éditions du Septentrion.

Morisset, Jean. 2019. « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco ». Trahir 10 (mai). En ligne.

Office québécois de la langue française. 2013. « performer ». In Grand dictionnaire terminologique. En ligne.

Ottoni, Paulo. 2012. « Traduire la différance en portugais ». Traduit par René Lemieux. Trahir 3 (novembre). En ligne.

Price, Joshua M. 2023. Translation and Epistemicide: Racialization of Languages in the Americas. Tucson: University of Arizona Press.

Services publics et Approvisionnement Canada. 2015. « performer ». In Termium Plus. En ligne.

Taylor, Diana. 2003. The archive and the repertoire: Performing cultural memory in the Americas. Duke University Press.

Université de Sherbrooke. 2024. « performer ». In Usito. En ligne.


Notes

[1] Ce texte fut d’abord présenté dans le cadre du groupe de lecture de l’Observatoire de la traduction autochtone où, de septembre à décembre 2023, nous avons lu le plus récent livre de Joshua Price. Il s’agissait du deuxième livre lu dans le cadre de ce groupe (le premier étant Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937 de Lydia H. Liu, qui a aussi faire l’objet d’un commentaire critique). Encore une fois, je tiens également à offrir mes excuses auprès des étudiant·es du séminaire FTRA 612/542 Traduction avancée en sciences humaines et sociales qui ont eu à subir mes élucubrations sur les étymologies compliquées du terme « performance ».

[2] Je fais référence par ces termes à Price lui-même qui, dans sa conclusion, utilise le terme espagnol « América », contre l’anglais America, pour faire connaître cette autre Amérique inaudible pour les États-Unis. Cette idée qu’il reprend de Rodolfo Kusch (1979; Price a cotraduit le livre avec María Lugones en 2010) est très proche des thèses formulées au Québec par Jean Morisset et d’autres, qu’on retrouve parfois sous le nom de « Franco-Amérique » ou d’« Amérique franco ». Voir notamment Louder, Morisset et Waddell (2001) ainsi que l’article « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco » (Jean Morisset, Trahir 10, 2019).

[3] Comme il s’agit ici d’une chercheuse américaine, la critique peut sembler un peu facile. Or Price donne beaucoup d’autres exemples, y compris par des artistes latino-américains (Price 2023, 118 sqq.).

[4] Le Grand Dictionnaire terminologique (Office québécois de la langue française 2013) et Usito (Université de Sherbrooke 2024), des ressources terminologiques bien plus à jour que Termium, acceptent le verbe « performer » au sens de « faire, donner, offrir une performance artistique », mais il est toujours intransitif.

[5] L’usage de « performer » comme verbe transitif, sans être très courant, est tout de même repérable dans les publications en français. Pour ne donner qu’un exemple où l’on met en relation les Performance Studies et Judith Butler : « Performer l’identité à travers le genre, la race ou toute autre construction culturelle, c’est donc aussi la jouer, tout comme nous jouons à être ou à nous comporter de telle ou telle manière dans notre environnement culturel et social. » (Féral 2013, 215)

[6] Usito explique l’étymologie de manière encore plus simple. Pour « performer » : « 1985 (in TLFQ); de l’anglais to perform »; et pour « performance » : « 1839; mot anglais ».

[7] Je dis « orthopédie » parce que c’est de la noblesse du latin que vient la forme finale de « performer », mais si cela avait été d’une langue jugée moins noble, comme le francique ou le bas-breton, on aurait facilement parlé de « corruption ». Il faudra bien un jour prendre conscience de notre manière de parler des relations entre les langues, en particulier en traductologie, et repenser notre rapport à l’indemne et à l’intact.

[8] Voir notamment Lemieux (2009) et ma traduction de Paulo Ottoni (2012) pour une discussion sur la traduction portugaise de « différance ».

[9] Je fais évidemment référence au concept de « desnudo » que Joshua Price utilise en conclusion de son livre et qu’il emprunte au conquistador Álvar Núñez Cabeza de Vaca.

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Classé dans René Lemieux

Entre le qheswa et le castillan: l’angoisse du mestizo

Par José María Arguedas [1] | cette traduction est aussi disponible en format pdf

Traduit par René Lemieux, Université Concordia, et Ana Kancepolsky Teichmann, Université de Montréal[2]

Préface à la traduction

La présente traduction a d’abord été pensée comme une « traduction privée », alors que nous participions à un groupe de lecture autour du livre Translation and Epistemicide. Racialization of Languages in the Americas de Joshua M. Price (University of Arizona Press, 2023). Dans ce livre, Price propose une analyse comparée entre un texte classique, mais relativement méconnu du milieu traductologique, de José María Arguedas (1911-1969), et un deuxième bien plus connu en traductologie, « Die Aufgabe des Übersetzers » (« La tâche du traducteur ») de Walter Benjamin (1892-1940). À travers cette comparaison, Price veut dénoncer la méconnaissance du monde anglophone envers l’œuvre d’Arguedas en particulier, et la pensée latino-américaine en général. Si le texte bien connu de Benjamin a été traduit en français à plusieurs reprises, à notre connaissance, aucune traduction du texte d’Arguedas n’a paru en français. Notre traduction, qui se voulait d’abord un projet privé pour un petit groupe de lecture, est ainsi devenue progressivement une réponse à l’appel de Price à mieux faire connaître l’œuvre de cet auteur péruvien, cette fois dans le monde francophone.

La présente version du texte d’Arguedas résulte d’une collaboration entre deux traductaires aux parcours linguistiques et culturels très distincts. Cette expérience en traduction de l’espagnol vers le français a représenté, pour les deux, un exercice intellectuel stimulant. Notre traduction se veut une proposition, voire une invitation auprès de nouvelles personnes qui voudraient se lancer dans l’aventure de la traduction du texte d’Arguedas, pour produire une version meilleure que la nôtre. Nous aimerions lire une version plus sensible au « génie du qheswa », au plurilinguisme manifesté dans l’écriture d’Arguedas. Pour la présente traduction, nous n’avons pas employé de stratégies préétablies, nous avons plutôt suivi notre intuition, en dialoguant sur les possibles traductions, segment par segment. Alors que l’un préconisait une plus grande idiomaticité dans la traduction, l’autre suggérait une proximité plus grande avec le texte original. En a résulté une traduction teintée d’une certaine étrangeté, voire métissée – nul autre terme ne peut mieux définir son style. Mais pour qui lit l’original sera manifeste l’affinité certaine entre cette traduction et le style du texte d’Arguedas.

Le poète César Vallejo marque le début de la différenciation entre la poésie de la côte et celle des montagnes du Pérou. Car il inaugure une période intense où l’habitant des Andes ressent le conflit entre son monde intérieur et le castillan comme langue propre. Ce problème s’exprime principalement à travers le changement abrupt entre Los Heraldos negros et Trilce. L’intellectuel espagnol José Bergamín a déjà souligné que le style sombre de Trilce découle principalement de la lutte entre l’âme du poète et la langue. Bergamín ne connaissait pas la cause intime de ce conflit, mais nous, oui. Et ce conflit explique d’ailleurs le retard de notre poésie dont le thème et l’inspiration sont mestizas.

Le qheswa[3] est l’expression légitime de l’habitant de cette terre, de ceux qui sont nés de ce paysage et de cette lumière. À travers le qheswa, on parle de manière profonde, on décrit et on dit l’âme de cette lumière et de ces terres comme beauté et comme séjour.

Mais d’autres personnes sont venues avec une langue différente, une autre langue exprimant une autre race et un autre paysage. Pendant longtemps, ceux nés de ce côté du Pérou ont produit avec cette langue une mauvaise littérature. L’harmonie entre l’habitant de la côte et cette langue s’est établie sur quatre siècles. Et elle s’est établie rapidement, parce que la yunka offrait moins de résistance culturelle que le qheswa. Le paysage côtier a moins d’influence sur les habitants que ce monde andin et ses habitants sont plus indépendants de la terre; l’impact de l’espagnol et de l’Occident a été plus violent et plus continu sur la côte. Après quatre siècles, des écrivains tels que José María Eguren et Emilio Adolfo Westphalen parlent le castillan comme les Français leur français, ou les Hispaniques leur espagnol.

Chez nous, le peuple des Andes, le conflit linguistique a vraiment commencé il y a peu de temps à travers notre littérature, depuis Vallejo jusqu’au dernier poète des Andes. C’est le même conflit ressenti, bien que de manière plus brusque, par Huamán Poma de Ayala. Si nous parlons en pur castillan, nous n’exprimons ni le paysage ni notre monde intérieur, parce que le mestizo[4] n’a pas encore maîtrisé le castillan comme langue et le qheswa reste son moyen d’expression légitime. Mais si nous écrivons en qheswa, nous produisons une littérature limitée et condamnée à l’oubli.

Permettez-moi d’évoquer ici mon propre problème, qui est certainement un exemple type. Lorsque j’ai commencé à écrire, à raconter la vie de mon peuple, j’ai ressenti de manière angoissante l’incapacité du castillan à rendre compte du ciel, de la pluie de ma terre, et plus encore de la tendresse que nous éprouvions envers l’eau de nos séguias, envers les arbres de nos ravins, et surtout, l’incapacité du castillan à rendre compte, avec toute l’exigence de notre âme, de nos haines et de nos amours . Parce que la victoire de l’indigène, en tant que race et en tant que paysage, s’étant produite en moi, ma soif et ma joie s’exprimaient haut et fort en qheswa. Cela a donné lieu au style particulier qu’on retrouve dans Agua, dont un critique littéraire a dit subtilement et dédaigneusement qu’il n’était ni du qheswa ni du castillan, mais une « mixture ». C’est vrai, mais seulement ainsi, avec cette langue, j’ai partagé l’âme de mon peuple et de ma terre avec d’autres peuples. C’est une mixture, oui, et bien plus encore. C’est le style de Huamán Poma de Ayala; si on veut connaître le génie et la vie des peuples indigènes de la colonie, c’est à lui qu’on doit faire appel.

Cette mixture a un signe : l’habitant des Andes n’a pas trouvé l’équilibre entre son besoin d’expression intégrale et le castillan comme langue obligatoire. Actuellement, le mestizo s’efforce encore de maîtriser le castillan avec empressement et désespoir.

La littérature castillane produite jusqu’à récemment dans les montagnes, mauvaise et arriviste, ne permet pas de conclure de façon définitive que le castillan est inapproprié pour l’expression du mestizo. Jusqu’au début du xxe siècle, seuls les déracinés de notre sol, ceux qui ne ressentaient pas notre paysage et qui vivaient très isolés des préoccupations et de l’âme de notre peuple, ont produit de la littérature ici. Cela explique la pauvreté et l’insignifiance de cette littérature.

Mais aujourd’hui, lorsque l’habitant authentique de cette terre ressent le besoin de s’exprimer dans une langue qu’il a peu utilisée, il se trouve confronté à cette triste réalité : le castillan qu’il a appris à la dure, à l’école, au collège ou à l’université ne lui permet pas de traduire pleinement et profondément son âme ou le paysage du monde dans lequel il a grandi. Et le qheswa, qui est encore sa langue authentique, celle avec laquelle il parle de ses soucis et avec laquelle il décrit son peuple et sa terre au point de satisfaire son besoin d’expression le plus profond, est une langue sans prestance et sans valeur universelle.

L’empressement actuel du mestizo à maîtriser le castillan découle de ce dilemme. Mais lorsqu’il y parviendra, lorsqu’il pourra parler et faire de la littérature en castillan, avec la maîtrise absolue avec laquelle il s’exprime maintenant en qheswa, ce castillan ne sera plus le castillan d’aujourd’hui, avec une influence qheswa insignifiante et à peine quantifiable, mais il portera en lui beaucoup du génie qheswa et peut-être de la syntaxe intime du qheswa. Car le qheswa, expression légitime de l’habitant de cette terre né de ce paysage et de cette lumière, demeure une partie essentielle de son être et de son génie.

Cet empressement à maîtriser le castillan conduira le mestizo à la pleine possession de la langue. Et sa réaction au castillan provient du fait qu’il ne cessera jamais d’adapter cette langue à son besoin d’une expression absolue, c’est-à-dire de traduire jusqu’à la dernière exigence de son âme, là où sa part indigène est à la fois commandement et origine.

Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on voit cette part émerger dans la littérature? Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on perçoit les effets du choc entre le mestizo et le castillan vu comme sa langue? Pendant presque toute la période républicaine, le mestizo a été maintenu dans la même condition d’infériorité et de silence que durant la période coloniale. C’est pourquoi, ni dans la littérature coloniale ni dans celle du début de la période républicaine, il n’y a d’œuvres exprimant véritablement le peuple andin et le paysage dans lequel il vit. J’ai déjà évoqué cette question dans une autre partie de mon article. Mais les mestizos ont continué à croître, tant numériquement que culturellement, se constituant comme peuple, la majorité dans les Andes du Pérou. L’Occident n’a pas réussi à dominer ces mestizos, défendus par leurs profondeurs indigènes. Ainsi, ils ont lutté, et ils luttent encore pour créer leur propre personnalité culturelle.

Alors que le mestizo conquérait le domaine spirituel du peuple andin, la lutte entre sa part indigène et sa part espagnole, amorcée avec le premier mestizo, prenait forme dans son âme. Cette part indigène prédomine désormais dans la psychologie du mestizo péruvien, remportant cette bataille grâce au soutien de tout le monde andin : la terre, l’air, la lumière et le vaste peuple indigène représentant encore soixante pour cent de la population péruvienne. Ainsi, dans l’esprit du mestizo, il est déjà plus Indigène qu’Espagnol, empêchant le castillan pur de devenir sa langue légitime.

Cette réalité sociale et humaine que j’ai décrite ne pouvait pas ne pas trouver son expression dans la littérature. En tant que puissance numérique et spirituelle, la littérature issue des Andes du Pérou est une littérature mestiza. À travers toute cette littérature, on ressent l’angoisse du mestizo, son empressement à trouver un moyen d’expression légitime. Et c’est à cause de cet empressement, de cette angoisse, que la quasi-totalité de cette littérature n’a encore que peu de valeur. Et les œuvres écrites ici ayant véritablement du mérite sont souvent le fruit d’individus qui ont su s’exprimer dans un castillan déjà influencé par le qheswa.

Nous assistons ici à l’agonie du castillan en tant qu’entité spirituelle et en tant que langue pure et intacte. Je l’observe et je le ressens quotidiennement quand j’enseigne le castillan au collège Mateo Pumaccahua de Canchis. Mes élèves mestizos, dont l’âme est dominée par leur part indigène, forcent le castillan, et dans la morphologie intime de ce castillan qu’ils parlent et écrivent, dans sa syntaxe éclatée, je reconnais le génie du qheswa.


[1] Écrit originellement à Sicuani, au Pérou, en 1939, et publié une première fois dans La Prensa de Buenos Aires.

[2] Les traductaires souhaitent remercier Simon Labrecque et Paola Mancosu pour leurs conseils et la révision du texte.

[3] N. D. T. : Dans l’original, Arguedas utilise une orthographe aujourd’hui non standard, « kechwa ». En français, on parlerait plutôt de « quechua », orthographe également utilisée en espagnol et en anglais. Toutefois, en langue quechua, on utilise aussi « runasimi », littéralement la langue (simi) du peuple (runa). Nous avons pour notre part préféré utiliser le mot et l’orthographe « qheswa » qui, aujourd’hui, peut désigner, en quechua, la langue, mais signifie originellement une « vallée montagneuse en hauteur » et qui s’oppose, topographiquement, à la yunka, la forêt des basses terres. L’orthographe choisie provient du Diccionario Quechua–Español–Quechua/Qheswa–Español–Qheswa Simi Taqe, de l’Academia mayor de la langua quechua/Qheswa simi hamut’ana kurak suntur, 2édition, Cusco, Pérou, 2005. Ailleurs, on retrouve également l’orthographe « qhichwa ».

[4] N. D. T : Nous avons préféré garder le terme « mestizo » original en espagnol, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, le terme « métis » (ou « Métis ») possède des connotations particulières au Canada. Sans majuscule, il désigne généralement une personne « issue de l’union de deux personnes d’origines ethniques différentes ». Avec la majuscule, il désigne généralement une nation autochtone reconnue, « d’ascendance mixte européenne et autochtone, principalement de l’Ouest canadien » (Dictionnaire Usito). Nous avons préféré ici garder la minuscule, comme Arguedas le faisait, en interprétant « mestizo » non pas comme un ethnonyme singulier (ce qui nécessiterait en français la majuscule), mais comme une réalité nouvelle qu’Arguedas percevait dans le territoire péruvien à son époque.

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« White Power », ou La fierté aux abords de la possibilité plausible de nier

Par Sagi Cohen

Traduction par René Lemieux, Université Concordia*

Même si on peut affirmer que toute « culture » est basée sur de la connerie ou sur le mensonge, est-ce que ça devrait servir à la condamner? Même avant Marx, ce mensonge était déjà présent chez Platon, dans le folklore, dans les mythologies faites de dieux et de héros qui osaient leur tenir tête. Machiavel dévoile la fiction dans le récit originel de Rome qu’il voyait comme le cœur de ce qu’il pensait être la meilleure « foi romaine », où elle se reconstitue pour mieux s’orienter. En effet, ce « saint mensonge » permettait à la culture de se distinguer, là même où sa sécurité était compromise, mais sa fierté affirmée.

Ce qui était vrai pour les Romains l’est aussi pour les adeptes contemporains de la « fierté blanche », à une différence près : les premiers y voyaient une fiction, les seconds, un fait. Ces derniers perçoivent également comme inférieurs et arriérés les « mythes » et « religions » des peuples autochtones de l’île de la Grande Tortue, ceux-là même qui devaient subir la « destinée manifeste » d’une quasi-extinction aux mains des Blancs. La « foi démystifiée » de ces derniers brandit ici une autre forme de fierté, une fierté particulièrement blanche : son identité est posée comme un écran parfaitement vide sur lequel la plus petite anfractuosité apparaît comme une aberration, quelque chose de contingent ou de déplacé. « Étrangement formé », pensera-t-on, parce que ça possède vraiment une forme. C’est ce qu’il faut retenir à propos de la « fierté blanche » : c’est la fierté des humbles. Son histoire ne fabrique pas de fictions : sans rituels bizarres ni mythes traditionnels ou plus ou moins modernisés, mais seulement des valeurs universelles et des vérités historiques. Une page blanche d’hospitalité d’apparence parfaitement inoffensive – mais c’est un piège.

Le piège réside dans la manière avec laquelle la fierté blanche entre en relation avec les autres fiertés. J’ai longuement étudié la façon avec la laquelle le principe d’humilité éthico-métaphysique du christianisme entrait en relation avec le judaïsme, tant avec sa fierté qu’avec, scandaleusement (ce mot ne vient pas de moi), sa distinction, sa séparation du « tout ». La pensée occidentale, dans le sillage de la Réforme et des Lumières (mais on pourrait remonter aussi loin qu’à saint Augustin), a trouvé un moyen d’inverser cette position de « distinction absolue » en une position de « réconciliation absolue ». MAIS!

Mais même inversé, un point de contact crucial (voire inamovible dans ce cas-ci) de la distinction absolue doit demeurer. Où est-il allé? Après la Réforme, le point n’était plus localisable comme ce que le jeune Hegel a appelé l’institution « positive » de l’« Église » (« positive » au sens d’une entité distincte dotée d’une présence et d’un pouvoir politiques). Pour être vraiment inversée de manière à ce qu’elle disparaisse au moins de la vue, la séparation s’est constituée à travers l’« humanité » alors en plein essor, ainsi que toutes les dimensions attribuées à ses « membres individuels ». Comme on peut le constater, l’« humain » est la catégorie des humbles, et toutes les spécificités, que ce soit la religion, la culture et même le genre, sont maintenant sous contrôle de la catégorie « individu humain ». Ça semble scientifique, et à bien des égards ce l’est, puisque ça s’organise à travers une sorte de savoir basé sur des observations et des hypothèses. En deux mots comme en cinq : choix rationnel = choix de rat.

La violence ici, c’est-à-dire la manière qu’a l’humilité d’étouffer discrètement la fierté et la distinction – une vérité qu’on doit aux « fauteurs de haine » du white power (qui semblent souffrir le plus de cet étrange « retournement ») –, a été conçu de manière à être difficile à percevoir. Il s’agit toujours, d’abord et avant tout, d’une violence qu’on s’inflige à soi-même, car elle continue d’étouffer l’expression de la distinction que ce soit l’amour propre, la reconnaissance (et le respect) pour « l’ennemi » ou autre chose, comme étant des affaires « privées ».

Quoi donc? Pensiez-vous que lorsque le « marché libre » du capitalisme imposait la privatisation comme mesures d’austérité – au détriment de la planète entière –, ce n’était pas pour incarner cette ancienne force religio-messianique? (Un bon livre sur le sujet, se concentrant sur l’histoire plutôt sanglante de ce « marché libre » et sur les manières avec lesquelles il en est venu à être (imposé), est Sovereignty, Property and Empire 1500-2000 d’Andrew Fitzmaurice.)

Cependant, comme Nietzsche, j’aimerais me pencher sur les implications éthiques de ce type de manœuvre subtile – aussi subtile que le fait de tuer par inadvertance des milliers d’Autochtones de l’île de la Grande Tortue avec des couvertures infestées des maladies du « Vieux Monde », données avec les meilleures intentions du monde.

Cette violence semble trop abstraite pour en prendre conscience – la culture populaire peut toutefois nous y aider. Ce qu’il y a de bien avec « la décence fondamentale de la culture du Blanc » est qu’elle ne cesse de se justifier (à en devenir risible à l’heure actuelle avec la soi-disant épidémie « woke »). Il faut regarder l’extrait qui suit, tiré de Star Trek : The Next Generation (« Peak Performance », saison 2, épisode 22) :

Il faut remarquer l’esthétique de cette rencontre, et les forces morales qu’elle met en œuvre : le visage prononcé et expressif, aux nuances multiples, de l’extraterrestre en face d’un autre, fade, entièrement blanc et inexpressif. Le visage inexpressif cache pourtant une stratégie offensive visant à vaincre son adversaire (tandis que le visage de l’extraterrestre exprime toujours ses émotions). Or l’offensive inexpressive est celle qui est dirigée non pas contre cet adversaire-là – qu’on rencontre dans un contexte concret –, mais contre l’« adversaire » comme catégorie (universelle). Elle ne vise pas cet adversaire spécifique, mais la supposition fondamentale, celle-là même qui rend le jeu amusant, c’est-à-dire avoir un adversaire et tout le reste (par exemple se distinguer en gagnant la partie).

C’est précisément ce que la violence de l’inexpressivité blanche ruine : la possibilité de se distinguer. Jouer pour un match nul, c’est jouer contre le jeu – ce qui n’est pas autre chose qu’une attaque. Apparemment plus humaine, puisqu’elle met le « moi » hors-jeu, cette attaque est néanmoins ressentie, et de manière dévastatrice, comme une manigance et une humiliation, contre laquelle il est difficile de rétorquer. Une violence subtile, une violence métaphysique.

La particularité de cet exemple est qu’il montre au niveau « individuel » – ce qui est malheureusement le cadre par défaut de notre laïcité pour juger la légitimité morale – ce qui a lieu à des niveaux historique, métaphysique et méthodologique, là où le jugement, crypté, n’est accessible qu’au petit nombre.

L’inexpressif « Lieutenant-Commandeur Data » incarne en fait le paradoxe des suprémacistes blancs : une fierté inexpressive – comment? Ils éprouvent, comme le reste d’entre nous, le pouvoir de la « blancheur » autour d’eux, comme ils éprouvent également la précarité de cette fierté (et agissent pour la défendre – comme ce fut le cas à Charlottesville).

Mais ils éprouvent aussi, à leur manière, la boutade de Data : « Au sens le plus strict, je n’ai pas gagné. »


* Ce texte est la traduction de « White Power: Between Pride and Deniability » (10 juin 2020) de Sagi Cohen, disponible en ligne sur son blogue. Le traducteur remercie Simon Labrecque pour sa relecture.

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Présentation de la programmation de la 33e édition du festival Présence autochtone (2023)

Par René Lemieux, Université Concordia

Mardi dernier s’est tenue la conférence de presse pour la présentation du programme du festival Présence autochtone. Comme à l’habitude, André Dudemaine a mené le « bal » : littéralement cette fois-ci en invitant les journalistes présents à participer à une première performance, celle de danseurs kahnawa’kehró:non. La performance a donné le ton à la programmation de la 33e édition du festival qui, selon les organisateurs, aura pour fil conducteur la résilience des femmes autochtones.

Spectacle Femmes puissantes

On retrouvera en effet cette année plusieurs œuvres qui mettent en valeur la vie, les œuvres et le militantisme de femmes autochtones. Le lundi 14 août à la place des festivals, un grand spectacle intitulé Femmes puissantes réunira des militantes autochtones de Guyane française et des femmes mi’kmaq. Du côté du cinéma – qui représente, année après année, la part du lion du festival –, on pourra voir un nouveau documentaire de Katsi’tsakwas Ellen Gabriel, la célèbre militante kanehsata’kehró:non, Kanatenhs – When The Pine Needles Fall, le dimanche 13 août, ainsi que le documentaire Twice Colonized le mardi 8 août qui suit la militante inuk Aaju Peter dans sa quête pour récupérer sa langue et sa culture. On pourra aussi assister le jeudi 17 août à la projection d’une version presque achevée (work in progress) du documentaire The Doctrine de la militante américaine Gwendolen Cates qui traite de la doctrine de la découverte et de la bulle papale Inter Cætera (1493)[1]. Sera aussi projeté en plein air le film Whale Rider (réal. Niki Caro, 2002), dans lequel la représentation des femmes autochtones est à l’honneur.

Witi Ihimaera

Ce dernier film fait partie d’une série présentée dans le cadre du festival de films adaptés de l’œuvre de l’écrivain maori Witi Ihimaera, invité d’honneur du festival. On pourra notamment voir les films Mahana (The Patriarch) (réal. Jitesh Mahana et Lee Tamahori, 2016) et White Lies (Tuakiri Huna) (réal. Dana Rotberg, 2013). La part littéraire est cette année plus importante. On pourra ainsi assister à une causerie avec Ihimaera le vendredi 11 août, en compagnie de la professeure de littérature Isabelle St-Amand (Université Queen’s) qui organise depuis plusieurs années des événements scientifiques dans le cadre du festival.

Défilé de l’Amitié Nuestroamericana

Notons également d’autres activités culturelles avec la musique, où l’on pourra entendre un projet fort intéressant sur les instruments traditionnels de Bolivie, No Hay Banda: Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos, les arts visuels (notamment avec les portraits photographiés de Martin Akwiranoronh Loft présentés sur la rue Sainte-Catherine) et même la cuisine avec les créations du chef cuisinier abénakis Jacques Watso. Notons également, le samedi 12 août, une nouvelle édition du classique défilé de l’Amitié Nuestroamericana célébrant la fraternité entre les peuples en Amérique.

Soleil Launière

D’autres événements musicaux accordant une grande place aux femmes autochtones attendent les festivaliers. Notons une collaboration entre la célèbre chanteuse métisse Moe Clark et la chorégraphe australienne Victoria Hunt le mercredi 9 août ainsi que le spectacle de la chanteuse atikamekw Laura Niquay le dimanche 13 août. L’artiste multidisciplinaire innue Soleil Launière, que certains connaissent pour son œuvre théâtrale, présentera ses dernières chansons avec le groupe CHANCES. Leur premier album est à paraître le 13 octobre prochain.

Lors de la présentation de la programmation, on a beaucoup mis l’accent sur la résilience des femmes autochtones, mais un autre thème s’est dessiné, qui n’est pas si éloigné conceptuellement : l’adaptation. D’abord celle entre les œuvres littéraires et le cinéma (les textes de l’écrivain Witi Ihimaera, notamment), mais aussi adaptation au sens d’une « survivance » des peuples autochtones.

Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos

Le spectacle de l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos, de Bolivie, me semble à cet égard tout à fait original dans le contexte de la production d’œuvres autochtones, car ici on a affaire à un certain retournement de la notion d’adaptation habituellement employée dans le domaine de la culture. La notion s’applique généralement lorsqu’on parle d’un « contenu » autochtone (un récit, une histoire, etc.) transféré dans un nouveau médium (jugé généralement comme « non autochtone »), en quelque sorte pour le « moderniser ». C’est bien ce qu’on comprend lorsqu’on parle de l’adaptation de l’œuvre de Witi Ihimaera au cinéma, par exemple. Mais dans le cas de l’orchestre bolivien, on joue avec des instruments traditionnels autochtones des musiques composées par des allochtones, démontrant que ces instruments sont tout aussi « actuels » que n’importe quels autres. Il y a là quelque chose de tout à fait novateur, où ce sont les Autochtones qui « prennent en charge » des contenus d’ailleurs, leur donnent forme, les font entendre. En ce sens, le festival Présence autochtone continue d’innover en mettant en scène de nouvelles formes d’hybridité culturelle auxquelles participent pleinement les artistes autochtones.

Le festival Présence autochtone se tiendra du 8 au 17 août 2023. Sa programmation complète est disponible en ligne.


Note

[1] Cette bulle est revenue dans l’actualité dernièrement lorsque le Vatican a réfuté la thèse selon laquelle la doctrine découlait de l’enseignement catholique. Voir à ce sujet « L’Église aux autochtones : la “doctrine de la découverte” n’a jamais été catholique » (Vatican News, mars 2023). Il sera intéressant de voir comment cette nouvelle position du Vatican est interprétée par la documentariste.

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Jury Duty: la téléréalisation de la personne raisonnable ordinaire

Par René Lemieux, Université Concordia

Sorti récemment sur Amazon Freevee, la petite série Jury Duty a peu fait parler d’elle[1] jusqu’à maintenant. Cette série présente en huit épisodes la « création d’un héros », comme l’expliquent les créateurs de la série dans le huitième épisode, qui se présente comme un « making-of ». Ce héros est Ronald Gladden, présenté comme un « everyday man », un homme du commun, voire l’image typique de la « personne raisonnable ordinaire », cette fiction du droit qui permet de juger une situation en procès dans la tradition de la common law[2]. Gladden s’imagine participer à un documentaire sur l’institution du jury. En fait, il participe sans le savoir à une sorte de « téléréalité » où tout le monde sauf lui joue un rôle. Il s’agit en quelque sorte d’un canular où le centre d’attention est en fait Gladden lui-même. Il est le seul à ne pas savoir qu’il ne joue pas un rôle; il est le seul à « jouer son propre rôle » (à une exception près, sur laquelle je reviendrai). À la fois documentaire sur le système de justice, expérience psychologique, éloge du métier d’acteur, mais aussi, paradoxalement, critique du phénomène de la téléréalité. Je me propose dans les prochaines lignes d’expliciter chacune de ces dimensions une après l’autre.

Un documentaire sur le jury

La série se présente elle-même comme un documentaire sur l’institution du jury. Il s’agit d’une affirmation quelque peu exagérée. Certes, certains éléments de l’institution et ses mécanismes sont abordés, mais il est peu probable qu’on visionne cette série pour en apprendre plus sur le jury. D’ailleurs, au début d’un épisode, il est écrit que certaines règles qui devraient être observées par de véritables jurés ont été éliminées de la série, dont l’interdiction pour les jurés de parler de la cause avant les délibérations visant à rendre le verdict. Il est toutefois intéressant de noter que plusieurs des acteurs clés du procès ont fait carrière en droit ou ont été autrefois avocat. C’est le cas du juge (joué par Alan Barinholtz qui avait joué dans un film en 1976) et des deux procureurs (de la partie demanderesse, Debra LaSeur jouée par Trisha LaFache, et de la partie défenderesse, Shaun Sanders joué par Evan Williams, tous deux anciens avocats).

Le procès, ici au civil, est complètement loufoque et visait sans doute à susciter la méfiance chez Gladden, ce qu’il ne semble pas vraiment avoir ressentie (bien qu’il mentionne une fois qu’un film devrait être réalisé sur le documentaire dans lequel il croit jouer, étant donné les péripéties invraisemblables qui s’accumulent au fil des jours). Au contraire, il s’est intéressé très tôt à ce qui se passait au procès et a pris très au sérieux les éléments présentés par les procureurs. Une certaine « fabrique du droit » a dû se faire, dans ce cas-ci du côté des producteurs de l’émission puisque, explique-t-on dans le dernier épisode, ils se sont retrouvés à devoir rattraper Gladden dans sa réflexion sur la cause présentée en procès.

Sur le jury, le propos de la série est très intéressant, d’une manière inattendue par les producteurs de la série. De toute la diversité des personnes participant au jury – diversité souvent nécessaire dans le cadre d’un procès (une femme âgée, un homme noir, un homme originaire du sous-continent indien, une femme d’origine hispanique, etc.) – celui qui incarne le jury pour les téléspectateurs est Ronald Gladden, un « homme-blanc-cis-hétéro ». La personne raisonnable ordinaire est ici incarnée par une certaine « norme » ou, comme la nommait Gilles Deleuze et Félix Guattari, par la « majorité », au sens où elle se constitue comme « un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue »[3]. Mais cette majorité, c’est aussi « Personne » (comme Ulysse), car elle ne s’incarne que pour montrer que ce qui se trouve autour d’elle est bien plus intéressant qu’elle. Dans notre cas, le choix de cet « homme-blanc-cis-hétéro » s’explique peut-être ainsi par le fait que ça prenait quelqu’un de particulièrement naïf pour accepter telle quelle la réalité qu’on lui présentait, même la plus délirante.

Une expérimentation psychologique

Au début, j’ai hésité à écouter cette série. J’avais peur d’assister à un « dîner de con ». Les producteurs de la série ont, à cet égard, fait preuve de beaucoup de doigté, à la fois pour maintenir télévisuellement une certaine dignité pour l’objet télévisé, Ronald Gladden, mais aussi pour ne pas franchir une limite où celui-ci aurait refusé net, à la toute fin, la diffusion de la série (dans tous les cas, le 100 000 $ qu’on lui offre aura sûrement aidé à le convaincre). À l’écoute de cette série, on se demande bien comment Gladden a été aussi dupe. D’abord, il fallait ne reconnaître aucun des acteurs impliqués, sauf James Marsden, un acteur assez reconnaissable, qui a joué dans quelques films de l’univers Marvel. Ensuite, il fallait accepter toutes les situations improbables arrivant à Gladden (comme je l’écris plus haut, quelque chose me dit qu’un homme-blanc-cis-hétéro était la parfaite catégorie pour trouver quelqu’un d’aussi crédule).

Sans entrer dans les détails, il est intéressant de noter les quelques moments de « lucidité » de Gladden rapidement stoppés par d’autres ou par lui-même. Par exemple, après avoir mentionné qu’il savait qu’un événement extraordinaire allait arriver pendant le procès, une des jurés, Barbara Goldstein (jouée par Susan Berger) lui demande « How are you that psychic? » et il répond, « ‘Cause it happens everyday, Barb! There’s not been a single day that we have that was just smooth. There’s always something crazy that comes up. This literally feels like reality TV. » Un autre passage fascinant arrive au deuxième épisode lorsque Gladden apprend qu’il sera le « foreperson », la personne responsable du groupe. Le juré Lonnie Coleman (joué par Ishmel Sahid) lui dit alors « Maybe that’s the universe trying to tell you something. »

Le sang-froid de ces acteurs est incroyable, et je me suis rendu compte, plus la série avançait, que je m’intéressais bien plus à leur travail et à la fiction qu’ils créaient qu’aux réactions de Gladden. Le « pacte fictionnel », c’est-à-dire l’illusion volontaire, est ici abandonné, mais au profit d’autre chose : on regarde le travail du comédien à travers les yeux de Gladden.

Un éloge au travail d’acteur

Plus que le système de justice, c’est le système hollywoodien et le travail des acteurs qui me semblent être le cœur de cette série. On suit en effet leur incroyable travail d’improvisation tout au long de la série. On en vient à se demander comment Gladden a été incapable de se rendre compte que toutes les personnes autour de lui étaient des acteurs. On peut se surprendre qu’il n’ait pas pu reconnaître personne[4], sauf le plus reconnaissable d’entre eux, l’acteur qui joue le rôle d’un acteur. Autre figure de la « majorité », au sens où il est Personne, James Marsden joue son propre « rôle », puisqu’il joue le rôle d’un acteur hollywoodien dont le nom serait « James Marsden ». Ce rôle est celui d’une version exagérée d’un acteur, vain, égocentrique et verbeux. Il y a un running gag tout au long de la série où Marsden essaie de rappeler à tout le monde, et en particulier à Gladden, dans quels films il a joué (revenant très souvent sur Sonic the Hedgehog, son dernier succès, ou encore sur Sex Drive, une comédie de route (road comedy) de 2008 qui a reçu « mixed or average reviews » selon Metacritic). On est frappé de constater à quel point il joue mal sont rôle, ses réactions étant complètement disproportionnées, « surjouées », mais il s’agissait peut-être justement d’un moyen de détourner le regard de Gladden des autres acteurs.

Un des ressorts du récit est la possibilité que Marsden puisse obtenir un rôle au cinéma. Risquant de manquer une audition et, donc, l’occasion de décrocher un rôle, celui du « everyday man » justement, un épisode le met en scène en train de se filmer pour donner la réplique, une sorte de mise en abyme du travail d’acteur, et c’est à Gladden qu’il demande de participer à cette fausse audition en différée. Cette scène est très intéressante puisqu’elle met en scène le travail d’arrière-scène de la comédie, avec un acteur qui joue le rôle d’un acteur en train de donner la réplique, et ce, à quelqu’un qui ne sait pas qu’il est celui qui est le centre d’intérêt de la caméra. On a là une image intéressante en miroir où les deux « vedettes » de la série s’échangent la réplique, mais s’échangent aussi, symboliquement, les rôles, puisque celui qui prétend désirer obtenir le rôle du « everyday man » interagit avec celui qu’on nous présente comme le « vrai » everyday man, la personne raisonnable ordinaire typique d’un jury. Le « rôle » involontaire joué par Gladden est en quelque sorte réverbéré par le travail de l’acteur Marsden jouant supposément son propre rôle.

Une critique des téléréalités

Cet échange symbolique entre les rôles a été présenté dans les commentaires sur la série comme une téléréalité. Elle possède en effet ses caractères les plus évident : multiplication des caméras, scènes de témoignage individuel ou en groupe servant de commentaires sur une situation présentée, absence de narration externe, etc. D’abord un documenteur (mockumentary), la série possède au moins quelques éléments formels qui pourraient nous faire croire qu’on regarde une téléréalité ou en tout cas une émission où les personnes impliquées feignent participer à une téléréalité. À cet égard, un parallèle a été fait avec The Truman Show (Peter Weir, 1998) mettant en vedette Jim Carrey. Ce film sorti à la fin des années 1990 représentait, à l’époque, tout ce qu’on pouvait s’imaginer être les effets néfastes de la société de surveillance, alors même qu’on voyait apparaître un nouveau genre de série avec Big Brother au Pays-Bas en 1999 (la première émission à présenter des gens ordinaires filmés en permanence dans un endroit clos). Pourtant, Jury Duty ne répète que superficiellement ce type de format télévisuel.

Certes, le protagoniste est filmé quasiment en permanence, et il est le centre d’attention de la série, mais une différence importe ici : le choix de la personne retenue. Peut-être est-ce mon interprétation de ce qu’est la téléréalité qui n’est pas la bonne, mais j’ai l’impression que pour faire une émission de téléréalité efficace, ça prend des personnes avec des personnalités fortes, divergentes les unes des autres, si possible détestables ou à tout le moins dont on peut mesurer l’écart avec le spectateur type. Dans une téléréalité, on place le spectateur en juge : on juge les personnes filmées, on les évalue (parfois littéralement, dans le cadre de concours où il y a vote du public), mais aussi on se compare à ces gens et, comme le dit l’adage, quand on se compare, on se console. La téléréalité devient un défoulement nécessaire pour prendre conscience que notre existence, finalement, n’est pas si pire.

Ce qui me semble intéressant avec la série Jury Duty, c’est à quel point Gladden n’est en fin de compte pas le centre d’intérêt, à tout le moins pour nous, spectateurs et spectatrices. Il prend notre place et on se trouve plutôt à juger ou à évaluer tout le reste, et notamment le travail des acteurs, mais aussi à l’occasion le procès en cause (le fait qu’on sache dès le départ qu’il s’agit d’un faux procès, assez farfelu par ailleurs, nous empêche malheureusement de vraiment s’investir dans ce qui se passe en cour). Il ne nous viendrait pas à l’idée de juger Gladden comme on jugerait un candidat à The Voice, par exemple, tout simplement parce que le format de l’émission ne le permet pas. En ce sens, Jury Duty n’est pas une téléréalité, mais se propose plutôt comme une critique de la téléréalité en démontrant qu’en mettant en scène du monde véritablement ordinaire, c’est tout le reste qui devient le sujet de l’attention. Le dernier épisode est à cet égard une forme de révélation, où sont exposés en détails tout ce qui, justement, méritait notre attention, et qu’on aura capté ou pas au cours de la série, à commencer par le travail des acteurs, mais aussi la très grande maîtrise de la production de l’émission et, en définitive, peut-être, les enjeux de procédures juridiques qui peuvent aussi faire l’objet d’une appréciation de notre part.


Notes

[1] Notons au moins deux exceptions : « How Jury Duty Became a Meme-Worthy Breakout for Amazon’s Freevee » par Natalie Jarvey dans Vanity Fair (11 mai 2023) et « Jury Duty Is Terrific TV. It Shouldn’t Get Another Season » par Shirley Li dans The Atlantic (15 mai 2023).

[2] Je me permets de renvoyer à un de mes articles sur la question : « De la scène de crime à la scène de procès : implications philosophiques de l’effet CSI », dans Lambert-Perreault, M. C., Allard, J. O., Després, E., & Harel, S. (dir.), Télé en séries, Éditions XYZ, 2017.

[3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 133.

[4] Les acteurs sont, il est vrai, assez peu reconnaissables. On se plaît en tout cas dès le début de la série à se mettre à la place de Gladden et à se dire, « tiens, moi, j’aurais reconnu Kirk Fox, le propriétaire de la cour à scrap dans Reservation Dogs et l’ex-chum de Britta dans la troisième saison de Community ».

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Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu

Par René Lemieux, Université Concordia*

Pour ceux qui s’intéressent à la traduction du sacré, et en particulier à la traduction de la Bible, un site web permet de faire l’expérience de la diversité des langues du monde. Le nom de ce site est « Translation insights and perspectives », aussi appelé « TIPs », il est géré par un groupe dénommé « United Bible Societies » (en français : Alliance biblique universelle). Selon le site web, leur intérêt pour la traduction de la Bible est celui-ci :

God’s communication with humanity was intended from the beginning for “every nation, tribe, and language.” While all languages are equally competent in expressing the message of the Bible, each language has particular and sometimes unique capacities to communicate certain biblical messages in exceptionally enriching ways that other languages cannot. The Translation Insights & Perspectives (TIPs) tool collects these outstanding translation insights so they can be made available to everyone in the church as well as researchers and other interested parties.

J’ai assisté il y a quelques années à une présentation de cet outil, dans les bureaux de l’OTTIAQ, dans le cadre de l’Année internationale des langues autochtones. Le présentateur, Jost Zetsche, a pour l’occasion donné l’exemple de la création d’un pronom neutre en chinois mandarin pour exprimer la divinité. Un billet est disponible sur le site de TIPs pour raconter cette création, j’en cite un extrait :

God transcends gender, but most languages are limited to grammatical gender expressed in pronouns. In the case of English, this is traditionally confined to “he” (or in the forms “his,” “him,” and “himself” in many English Bible translations when referring to the persons of the Trinity with the capitalized “He,” “His,” “Him,” or “Himself”), “she” (and “her,” “hers,” and “herself”), and “it” (and “its” and “itself”).

Modern Chinese, however, offers another possibility. Here, the third-person singular pronoun is always pronounced the same (tā), but it is written differently according to its gender (他 is “he,” 她 is “she,” and 它/牠 is “it” and their respective derivative forms). In each of these characters, the first (or upper) part defines the gender (man, woman, or thing/animal), while the second element gives the clue to its pronunciation.

In 1930, after a full century with dozens of Chinese translations, Bible translator Wang Yuande (王元德) coined a new “godly” pronoun: 祂. Chinese readers immediately knew how to pronounce it: tā. But they also recognized that the first part of that character, signifying something spiritual, clarified that each person of the Trinity has no gender aside from being God.

Grâce à la création de ce nouveau sinogramme, le chinois mandarin a pu avoir un caractère de genre neutre exprimant la divinité.

Mais est-ce bien le cas?

Image représentant le Mouvement du 4 mai, un mouvement anticolonialiste chinois qui a commencé le 4 mai 1919.

Dans son introduction à son livre Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937, Lydia H. Liu formule une belle manière de décrire les luttes de pouvoir entre les langues. Dans une perspective d’histoire des idées, elle veut pouvoir exprimer la place qu’occupent les langues dans leurs rapports inégalitaires. Au lieu de parler de « langue source » ou de « langue cible » (ou en anglais : source language et target language), elle crée une expression à partir du chinois mandarin. Je la cite :

Instead of continuing to subscribe to such metaphysical concerns perpetuated by the naming of a source and a target, I adopt the notions “host language” and “guest language” in this book (the Chinese equivalents, zhufang yuyan and kefang yuyan, would even more radically alter the relationship between the original and translation), which should allow me to place more emphasis on the host language than it has heretofore received (p. 27).

Il est plutôt difficile de nommer, en français, le host language et le guest language, puisque le français possède un même mot pour les deux notions : « hôte ». Mais puisque le féminin change, on pourrait parler de « langue hôte » (guest) et « langue hôtesse » (host) (voir « hôte » sur Usito), mais tout cela est peu pratique. Pour trouver une autre traduction, j’ai cherché du côté du chinois.

Au risque de surinterpréter la langue de Liu, je proposerais de traduire le deuxième (客房语言 kèfáng yǔyán) par « langue de la chambre d’ami » (语言 yǔyán signifiant tout simplement « langue »). 客房 (kèfáng) désigne la chambre pour les invités (guest room), il se compose de 客 (), invité, visiteur, voyageur, client, et de (fáng), bâtiment, maison, chambre, pièce. 客 () réprésenterait une personne logée sous un toit (宀), mais isolée des autres (各), car n’étant pas libre (夂) de dialoguer (口) avec le reste de la maisonnée. 客 () est l’« hôte de passage », hébergé temporairement.

De même, je me permettrais de traduire la deuxième expression, 主房语言 (zhǔfáng yǔyán), par « langue de la chambre des maîtres ». 主房 (zhǔfáng) désigne habituellement la « salle principale » d’une maison, voire la demeure elle-même. Nous avons déjà vu 房 (fáng) qui signifie le bâtiment, la maison, la chambre ou la pièce. 主 (zhǔ) désigne l’hôte au sens du propriétaire, il serait composé originellement d’un sinogramme aujourd’hui disparu et qui représentait une lampe d’argile surmontée d’une flamme (丶). Alors composé d’un trait supérieur incurvé, le sinogramme a depuis été assimilé à celui représentant le prince (王) qui relie (par le trait vertical) les trois puissances du monde : le ciel, la terre et entre les deux l’humanité. À ce sinogramme, on ajoute encore une fois une flamme (丶). 主 (zhǔ) est l’hôte qui accueille, mais aussi le propriétaire, le souverain, le maître ou encore le fonctionnaire.

Ainsi, retraduit en français, on aurait « langue de la chambre d’ami » et « langue de la chambre des maîtres ». Utiliser de telles expressions pour interroger l’histoire du transfert ou de la mutation des concepts, propose Liu, nous permettrait peut-être de voir différemment les interactions entre les langues dans un contexte colonial.

Des exemples que Lydia Liu donne pour expliciter ses concepts, deux me paraissent à propos. Le premier est « démocratie » qui a pu se dire pendant longtemps au XIXe siècle 德謨克垃西 (démókèlāxī). Une vérification du sens de chacun des caractères nous aide peu pour comprendre le sens. Le premier, 德, désigne « vertu », mais le troisième, 克, signifie « gramme » au sens de poids, et celui qui suit immédiatement, 垃, est asignifiant lorsqu’il est isolé (mais accompagné de 圾, il signifie « ordure »). Le dernier, 西, a peut-être été choisi spécifiquement pour la nouvelle notion puisqu’il désigne l’ouest (ou l’Occident). Ce concept à cinq caractères (chose rare en chinois contemporain) est évidemment une translittération (ou emprunt lexical) où la sonorité des syllabes a été à peu près calquée selon la phonologie du chinois mandarin.

Une deuxième traduction de « démocratie », datant elle aussi du XIXe siècle, a progressivement remplacé la première, par l’entremise du japonais minshu (みんしゅ) qui s’écrit, en caractère chinois (ou kanji du point de vue japonais), 民主 (mínzhǔ). On reconnaîtra peut-être le deuxième (hôte, propriétaire, prince, maître, fonctionnaire…), le premier pour sa part désigne le peuple. Voici le commentaire que fait Liu de ce qui est maintenant une resémantisation (ou emprunt sémantique) d’une notion qui existait déjà en chinois classique :

[I]t would be a mistake to equate the classical minzhu with the loan translation on the basis of their identical written forms. Classical minzhu has a genitive structure (roughly, “ruler of the people”), which cannot be further removed from the subject-predicate semantic structure of the modern compound (“people rule”) (p. 36).

On comprend ainsi que le sens premier du chinois classique (en gros : « le dirigeant du peuple ») a été oublié au profit d’un autre, « le peuple dirige ».

L’autre exemple est celui du genre en chinois mandarin contemporain. Alors qu’en chinois classique, il n’y avait qu’un seul pronom à la troisième personne (du singulier) pour désigner des personnes, 他 (), est introduit progressivement dans les années 1920 un pronom féminin qui se prononce de la même manière, 她 (), pour faciliter la traduction de la littérature européenne (par exemple de l’anglais ou du français, des langues qui distinguent les genres pour les pronoms de la troisième personne du singulier). Alors que le premier 他 () était au départ non genré, dû à la pression sémantique de 她 (), il va progressivement devenir « masculin » même si cette division genrée était inexistante en chinois classique. Le sinogramme de ce pronom devenu masculin se compose de 人 (rén), qui désigne un individu, et d’un caractère adverbial complémentaire qui, ici, est asignifiant (也, ). Le premier caractère qui compose 她 () est pour sa part 女 (nǚ) qui désigne la femme (son opposé est 男 nán qui désigne l’homme). Alors que pendant des millénaires, nous dit Liu, le chinois classique a très bien pu exprimer le monde sans genrer la troisième personne du singulier, le contact avec les littératures européennes a complètement changé la manière dont les Chinoises et les Chinois concevaient leur langue :

Some Chinese perceived the absence of an equivalent [for the third-person feminine pronoun] as an essential lack in the Chinese language itself, and efforts were made to design neologisms to fill this lack (p. 36).

C’est cette impression qu’avaient les locuteurs du chinois mandarin de « manquer » de quelque chose par rapport aux langues étrangères qui motivent Lydia Liu à remettre les pendules à l’heure sur le transfert des concepts entre l’Europe et la Chine au tourant du XXe siècle.

À la question « Mais est-ce bien le cas? » posée précédemment, on a peut-être un début de réponse, et on comprend mieux ce que cherche à faire Lydia Liu lorsqu’elle écrit à la fin de son introduction que « there is another kind of violence not so acutely felt but all the more damaging, which is amnesia, a forgetting of the discursive history of the past » (p. 42). Qu’on en arrive à affirmer, comme le fait Jost Zetsche sur le site d’un groupe missionnaire, que la traduction de la Bible a permis au chinois mandarin de développer un genre neutre pour exprimer le divin, on fait du chinois mandarin une langue qui était dans le « manque » et nécessitait l’intervention d’un concept apporté par des étrangers. On oublie aussi, du même coup, que le problème du genre dans les pronoms découlait de la traduction de la littérature européenne et datait d’à peine dix ans. C’est le comble de l’aliénation.

Comment en arrive-t-on là, au point où non seulement on oublie d’où provient le problème, mais plus encore qu’on oublie que la solution répondait à un problème créé par ceux qui brandissent la solution? Pour reprendre la nouvelle dichotomie théorique proposée par Lydia Liu, c’est quand l’« ami » s’invite dans la « chambre du maître » et agit comme le propriétaire de la maisonnée.


Notes

* Je remercie mes collègues Philippe Blouin, Bianca Laliberté, Mélissa Major, William Roy et Nicholas G. S. Saul pour les discussions que nous avons eues sur Lydia H. Liu. Je les invite par ailleurs à continuer cette réflexion sur l’autrice dans les pages de la revue Trahir. Je tiens également à offrir cette fois mes excuses auprès des étudiantes et étudiants du cours FTRA 414 Histoire de la traduction qui ont eu à subir mes premières tentatives de réflexion un peu brouillonne sur la traduction en chinois mandarin.

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Sur quelques inexactitudes parfois dommageables – lecture « sensible » de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit

Critique de Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec de Caroline Montpetit, Boréal, 2022.

Par René Lemieux, Université Concordia | ce texte est aussi disponible en format pdf

Caroline Montpetit est journaliste. Dans Le Devoir elle a fait il y a maintenant cinq ans une série d’articles sur les langues autochtones du Québec. Un article par langue, composant un dossier paru à l’été 2017. Dans ce dossier, il y avait onze articles pour faire connaître les onze langues des nations autochtones du Québec. Le livre Bonjour! Kwe! À la rencontre des langues autochtones du Québec (Boréal, 2022) reprend ces articles[1], les révise peu (on le verra bientôt) et n’apporte pas grand-chose de plus. La critique qui va suivre peut se voir comme une banale recension des erreurs commises par l’autrice. D’abord dans la posture du correcteur d’épreuve, je vais revoir la copie et corriger certaines fautes (s’il y a une deuxième édition, mon texte pourra servir sur ce plan pragmatique). Je continuerai par la suite ma critique en montrant des problèmes autrement plus sérieux : ma posture deviendra celle d’une personne soucieuse de la préservation du patrimoine linguistique que représentent les langues autochtones au Québec. Cette critique devra donc se voir comme une réflexion plus large sur la manière dont on parle des langues autochtones au Québec.

Quelques fautes symptomatiques

Le texte de Montpetit contient des coquilles qu’un bon correcteur d’épreuve aurait pu remarquer. Par exemple, certains noms de personnes sont orthographiés différemment dans le même volume : on lit « Allan et Christian Nabicanaboo », les deux chanteurs naskapis en page 33, mais les « frères Nabinacaboo » un peu plus loin et par la suite (dans l’article du Devoir du 10 juillet 2017, cette faute ne s’y trouve pas – c’est le dernier nom qui est bien orthographié). Daniel Nolett est aussi orthographié « Nollet » au moins une fois (p. 50), une autre faute qui ne se retrouve pas dans l’article du Devoir du 24 juillet 2017).

Des erreurs d’orthographe des mots dans les langues autochtones se sont glissées dans le texte (je vais me contenter des langues que je connais le plus). Pour l’abénakis, le livre indique que « Bonjour! » se dit « Kway! », « Comment vas-tu? » se dit « Tanni Kd’alanwzi? » et « Merci. », « Wliwnié » (p. 53), trois formulations mal orthographiées si on veut respecter l’orthographe généralement utilisée par la communauté aujourd’hui. On devrait plutôt lire respectivement « Kwaï! », « T8ni kd’al8wzin? » et « Wliwni ». Dans l’article du Devoir, la première et la dernière sont orthographiées comme on le fait généralement dans la communauté, mais la deuxième est plutôt orthographiée comme dans le livre. L’erreur factuelle proviendrait-elle d’une première version de l’article, corrigée ensuite par le journal? Comment alors la différence orthographique aurait-elle pu se retrouver dans le livre?

En kanien’kéha (mohawk), c’est le contraire. Alors que l’article du Devoir du 11 septembre 2017 dit pour « Comment allez-vous? », « Skennen’ko` : wa ken? » (espaces des deux côtés des deux-points et une sorte d’accent grave à côté du o plutôt qu’au-dessus – signes d’un problème de clavier), le livre dit « Skennen’kò:wa ken? » (p. 83). Même chose pour « Merci! » : « nia` : wen! » devient « Nià:wen! » (p. 84). Toutefois, on voit plus souvent le ton ascendant dans les deux cas : « Skennen’kó:wa ken? » et « Niá:wen! », mais c’est déjà une amélioration. Le texte du livre inclut néanmoins une espace fine avant le deux-points à la page 79 (« Kenien’kehá :ka Onkwawén :na », même chose dans l’article du Devoir), un élément typographique que nos logiciels francophones ajoutent automatiquement et auquel on doit faire attention.  

Dernière faute d’orthographe : le beau projet de correspondance entre auteurs autochtones et allochtones de Laure Morali s’intitule « Aimititau! » (version en innu-aimun de « Parlons-nous ») et pas « Aimito! » (p. 98). Dans certains cas, un relecteur ayant quelques notions des langues autochtones aurait pu repérer ces erreurs. Dans d’autres, des locutrices et locuteurs des langues autochtones auraient dû être embauchés pour revoir les épreuves finales.

Des erreurs factuelles se sont également glissées dans le livre, peut-être parce qu’elles ont été émises par les personnes interviewées (ces erreurs devraient quand même être corrigées à mon avis). Par exemple, l’autrice écrit qu’une disposition discriminatoire envers les femmes « a été annulée devant les tribunaux » en 1985 (p. 51; aussi mentionné dans l’article du Devoir sur l’abénakis). En fait, si on veut faire référence à la cause Lovelace ici, c’est à l’ONU que Sandra Lovelace a eu gain de cause, et c’était en 1981. C’est bien connu que la Cour suprême du Canada a refusé de remettre en question le statut discriminatoire de la Loi sur les Indiens avec le jugement Canada c. Lavell prononcé en 1973. Ici, une vérification auprès de spécialistes du droit autochtone ou de l’histoire du féminisme autochtone aurait été bénéfique.

Sur les langues autochtones, Montpetit rapporte les propos de Nicole Petiquay qui aurait dit que l’atikamekw « est la seule langue autochtone qui utilise le son r » (p. 73; l’article du Devoir du 5 septembre 2017 dit plutôt « qui a gardé le son r »). C’est inexact (le kanien’kéha possède le « r », prononcé « l » à Ahkwesáhsne), mais comme Petiquay mentionne immédiatement après l’innu et le cri et donne en exemple une suite de mots (« iriwin, innu, eeyoo ») dont les phonèmes r, n et y descendent tous du « l » proto-algonquien, elle voulait probablement dire (ou a dit, et cela a mal été noté) que l’atikamekw est la seule langue algonquienne ayant le phonème r (ou en tout cas du continuum cri-naskapi-atikamekw-innu; ce serait à vérifier pour les autres langues algonquiennes). Dans tous les cas, une petite vérification auprès d’une personne spécialiste des langues autochtones aurait aidé.

Comme la série d’articles date de cinq ans, il se peut que des situations personnelles aient changé depuis ce temps-là. C’est le cas du professeur d’abénakis Philippe Charland qui enseigne non seulement dans les communautés abénakises, mais aussi – comme l’indique Montpetit – au cégep du Vieux-Montréal, à l’UQAM et à Kiuna (p. 52 – une information qui ne se trouve pas dans l’article du Devoir sur la langue abénakise). Mais elle aurait aussi pu ajouter qu’il enseigne maintenant l’abénakis à l’Université de Sherbrooke depuis 2019 et à l’Université Bishop’s depuis 2021 : un ajout qui me semble important dans le contexte d’un livre qui traite justement de la revitalisation des langues autochtones. L’autrice mentionne aussi la professeure de wendat Arakwa Sioui qui, selon le livre, remplace Megan Lukaniec partie terminer sa thèse aux États-Unis (c’est exactement la même information qui se trouve dans l’article du Devoir du 14 août 2017). Mais Lukaniec a depuis ce temps terminé son doctorat, en 2018, et sa thèse est disponible en ligne. Un petit coup de téléphone pour rejoindre les personnes interviewées et vérifier leur situation actuelle aurait été utile. En plus, cela aurait permis de constater les changements qui ont cours en ce qui a trait aux langues autochtones au Québec.

Parler des Autochtones et de la situation des langues autochtones

La rédaction sur les enjeux autochtones n’est pas facile – la terminologie a beaucoup changé ces dernières années et continue à changer. L’autrice fait un bel effort de normalisation des noms des langues selon la préférence des communautés. Ainsi, elle cite Arakwa Sioui qui demande qu’on utilise « wendat » plutôt qu’« huron » pour désigner sa langue (p. 63), tout comme elle parle du « mohawk » par le terme « kanien’kéha » (orthographié « kanien’keha ») et mentionne l’ancien nom de l’« innu » : « montagnais ». Elle orthographie aussi correctement « atikamekw » (on a préféré la forme suggérée par l’OQLF dans l’article du Devoir : « attikamek »), mais elle n’utilise pas « abénakis » qui est généralement préféré à « abénaquis » (orthographe suggérée par l’OQLF). L’autrice n’a pas modifié le terme « algonquin » (mais mentionne « Anishnaabe » pour le peuple) ni le terme « cri » ou le terme « micmac ». C’est un choix qui peut aussi être celui des personnes interviewées.

Mais parler des Autochtones de manière correcte n’est pas seulement une question de terminologie. Notre manière d’aborder ces enjeux peut avoir un grand impact sur la perpétuation de clichés entretenus au sujet des Autochtones. Gregory Younging qui a écrit en anglais un petit livre sur la question[2] retient trois sources d’où proviennent les termes inappropriés : 1) le langage des explorateurs et des missionnaires qui a été conservé et qui posait notamment la nécessité de convertir ou de moderniser les peuples autochtones; 2) les disciplines de l’anthropologie et de l’archéologie qui voient, certes de moins en moins, les peuples autochtones comme des vestiges du passé; et ce qu’il nomme 3) la terminologie kitsch, c’est-à-dire tout l’imaginaire de la littérature et du cinéma sur les Autochtones, y compris une tendance à la généralisation. Dans les trois cas, on retient une même idée : les peuples autochtones sont « des races en voie d’extinction ». C’est le mythe de la « vanishing race », qui dit que les peuples autochtones sont destinés à disparaître.

Le langage de Montpetit tombe très souvent dans ces catégories. On lit par exemple chez elle beaucoup de généralisations abusives. Elle attribue par exemple une « douceur propre aux gens du Nord » lorsqu’une femme inuk s’adresse à l’autrice en français (p. 85; même expression dans l’article du Devoir du 7 août 2017). Sur l’usage du français, elle aurait aussi pu se garder une petite gêne lorsqu’elle tient à dire d’une locutrice atikamekw qu’elle parle « dans un très bon français » (p. 71; même expression dans l’article du Devoir).

Un misérabilisme est présent tout au long du livre, de l’introduction où l’on parle de mots « perdus » (p. 9) ou de la réalité « moribonde » des langues (p. 13) à l’effacement de la culture (p. 95 – j’y reviendrai), en passant par la « langue chantante et oubliée » des ancêtres de Daniel Nolett (p. 49). Bien sûr, il est facile de montrer tous les facteurs qui empêchent le développement des langues autochtones – il est plus difficile de montrer les réussites. Mais le problème n’est pas tellement là, que dans la manière de parler de la situation. L’autrice énonce ou rapporte des propos qui placent les langues et cultures dans le passé. Elle écrit par exemple qu’outre la langue, « c’est toute une culture, tout un mode de vie qui s’efface avec l’arrivée des Autochtones dans la modernité » (p. 95, dans une entrevue sur l’innu avec Joséphine Bacon), une manière de dire que les Autochtones qui demeurent sont des reliques du passé. Peu après, elle cite les propos de la linguiste Lynn Drapeau qui affirme que « [s]i tu ne connais pas le mode de vie traditionnel, les mots n’ont aucun sens pour toi » (p. 96), refaisant l’erreur de Bertrand Russell qui disait que pour savoir comment traduire le mot « fromage », il fallait en avoir déjà goûté[3].

Cette manière de s’exprimer perpétue le mythe de la « vanishing race » et place les langues autochtones dans un passé lointain tout en leur interdisant une existence au présent. Les langues autochtones ne sont pas des « vieilles » langues (malgré ce qu’en dit un interviewé, p. 22), ce sont des langues capables d’exprimer ce qu’elles ont besoin d’exprimer. En laissant des jugements passéistes sur les langues autochtones émailler son ouvrage, l’autrice participe à ce qu’on pourrait appeler une « romantisation » des langues. Le livre laisse dire, par exemple, que le wendat et l’atikamekw sont des langues imagées (respectivement aux pages 64 et 74; même expression dans les articles du Devoir). Mais l’autrice n’hésite pas à affirmer tout aussi facilement que les langues autochtones sont plus « concrètes » (et le français est lui, évidemment, plus abstrait; p. 29) en citant un dictionnaire français-cri écrit par un missionnaire oblat (Louis-Philippe Vaillancourt). Il peut s’agir d’une remarque sur la manière de traduire des concepts d’une langue à une autre, comme ça semble être le cas ici. Mais il faut savoir réaffirmer que toute langue a la capacité d’être abstraite et concrète, autrement on tombe dans une vision idéalisée des langues, mais surtout, dans le dernier cas mentionné, on laisse entendre implicitement que les locuteurs de ces langues sont incapables de raisonnement abstrait. Or, ce type de jugement sur l’« immaturité » de certaines cultures a servi à mettre en place plusieurs mesures coloniales, dont la Loi sur les Indiens.

Je suis d’accord avec l’autrice qui dit, en introduction, que le Québec est « un désert d’informations au sujet des langues autochtones » (p. 14); je n’irais peut-être pas jusqu’à parler de désert, mais il y a certainement un manque criant, en particulier pour un livre qui informerait sur les langues autochtones tout en vulgarisant des éléments de linguistique. En anglais, les Presses de l’Université de Regina en Saskatchewan offrent plusieurs collections qui traitent de langues autochtones (qui vont des outils de référence aux livres destinés au grand public à la recherche d’information). Le livre de Montpetit ne répond malheureusement pas à ce manque.

Le livre de Caroline Montpetit est problématique à plusieurs égards. J’ai voulu montrer, avec une certaine gradation, que les petites coquilles pouvaient rapidement se transformer en problèmes de perceptions des réalités autochtones. Dans plus d’un cas, la maison d’édition semble avoir failli à sa tâche : pour la plupart, un réviseur ayant des connaissances générales sur les langues autochtones aurait pu percevoir la majorité des erreurs (sans doute y en a-t-il plusieurs autres). Dans d’autres cas, il aurait été louable de demander l’aide d’un ou une spécialiste de questions plus pointues. Finalement, il serait peut-être nécessaire de réfléchir, du côté des maisons d’édition, à l’embauche de ce qu’on nomme des lecteurs ou lectrices sensibles (sensitivity readers), moins pour éviter de choquer ou d’offenser le lecteur ou la lectrice, que pour éviter les clichés qui sont dommageables pour la perception qu’a le grand public des cultures autochtones. Les éditeurs ont la responsabilité de prendre les moyens nécessaires, notamment sur le plan matériel et financier, pour que leurs publications participent vraiment à améliorer la compréhension du public sur des enjeux si pressants.

Il faut bien admettre que le livre de Caroline Montpetit, en l’état, n’apporte rien de plus à la série d’articles publiés dans Le Devoir (j’ai voulu, à chaque fois qu’il était possible de le faire, comparer les versions pour m’en assurer). À part pour des reformulations très mineures, il ne semble pas y avoir de grands changements depuis 2017. Mais pour être plus exact, il faudrait dire que les articles sont supérieurs au livre au moins pour un élément qu’ils ont et que le livre n’a pas : chacun des articles comportait une petite vidéo où l’on pouvait entendre les mots prononcés par la principale personne interviewée.

Encore une fois, tout est à (re)faire.


Notes

[1] Seulement neuf, en fait. Deux articles du dossier de 2017 écrits par une autre journaliste, Marie-Michèle Sioui, sur le cri et l’innu, ne figurent pas dans le livre. D’autres entrevues ont dû être faites par Montpetit pour préparer les chapitres de son livre sur ces deux langues.

[2] Gregory Younging, Elements of Indigenous style: A guide for writing by and about Indigenous peoples, Brush Education, 2018, voir en particulier le chapitre 6 sur la terminologie.

[3] Le problème est classique en traductologie. Une réponse forte à Russell a été formulée par Roman Jakobson dans « On linguistic aspects of translation », Reuben Arthur Brower (dir.), On translation, Harvard University Press, 1959.

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Notes sur la traduction et l’hospitalité

Par René Lemieux, Université Concordia | ce texte est disponible en format pdf

Bonjour à tous et à toutes,

Je voudrais simplement vous souhaiter la bienvenue à ce colloque intitulé « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux », que Claude Gélinas, Adriana Șerban et moi avons proposé aux Rencontres scientifiques Sherbrooke–Montpellier. Ma contribution à ce colloque sera mince, car je me contenterai, comme je vous l’ai dit, de vous souhaiter la bienvenue. Ce faisant, je proposerai toutefois aussi de réfléchir à ce que peut signifier cette expression, « souhaiter la bienvenue », disons ici, dans ce lieu, à Sherbrooke. Cela implique une réflexion sur l’hospitalité, mais aussi, et c’est là le propos de ma présentation, une réflexion sur les manières de penser la traduction en relation avec cette notion d’hospitalité. Pour lire la suite, cliquez ici.


Ce texte fait partie du dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux ».

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Dossier sur la traduction interculturelle et ses enjeux sociaux

Le dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux » fait suite à un colloque du même nom coorganisé dans le cadre des 7es Rencontres scientifiques Sherbrooke–Montpellier par Claude Gélinas et René Lemieux du côté de l’Université de Sherbrooke et par Adriana Şerban du côté de l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3.

Ce colloque qui s’est tenu le jeudi 20 juin 2019 se proposait d’explorer les diverses avenues de recherches contemporaines en traduction interculturelle, en particulier dans sa dimension sociale. L’occasion était ainsi de partager des problématiques théoriques liées à des recherches dont la traduction interlinguistiques et interculturelles était partie prenante. Elle était également l’occasion de performer cette traduction en faisant œuvre d’échange d’idées en vue de collaborations futures.

Dans les prochains jours seront publiées des versions remaniées de communications présentées lors du colloque :

  1. René Lemieux (Université Concordia), « Notes sur la traduction et l’hospitalité » (disponible en format pdf)
  2. Aïcha Louzir (Université Paul-Valéry – Montpellier 3), « Traduire la différence : les divergences culturelles comme espace de (ré) conciliation » (disponible en format pdf)
  3. Raphaël Mathieu Legault-Laberge (Université de Sherbrooke), « Une note herméneutique à propos des traductions de Premchand effectuées par Fernand Ouellet » (disponible en format pdf)
  4. Nicole Côté (Université de Sherbrooke), « The Blue Clerk: Ars Poetica in 59 Versos de Dionne Brand : l’interprétation à l’aune d’un genre éclaté » (disponible en format pdf)
  5. Claude Gélinas (Université de Sherbrooke), « Traduire l’histoire : autour d’un projet de manuels scolaires autochtones » (disponible en format pdf)
  6. Paola Artero (Université d’Avignon), « Traduction interculturelle et littérature de jeunesse : traduire la nourriture » (disponible en format pdf)
  7. Andrew Fletcher (Université de Sherbrooke), « Truchements interculturels : les rapports des autochtones à la justice à partir des sources coloniales » (disponible en format pdf)
  8. Patricia Godbout (Université de Sherbrooke), « Traduire l’Atlantique noir » (disponible en format pdf)
  9. Adriana Şerban (Université Paul-Valéry – Montpellier 3), « Poésie, sous-titrage : rencontres pour un cinéma hors normes? » (disponible en format pdf)

Nous tenons à remercier Simon Trépanier, ancien étudiant du cheminement en traduction littéraire et traductologie de la maîtrise en littérature canadienne comparée, pour son aide à la révision et à l’édition des textes.

Nous vous souhaitons bonne lecture!


Ce texte fait partie du dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux ».

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Classé dans Adriana Şerban, Claude Gélinas, René Lemieux

Martti Koskenniemi se traduit-il en totonaque?

Commentaire du 12e chapitre du livre To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power, 1300-1870 de Martti Koskenniemi, Cambridge University Press, 2021.

Par René Lemieux, Université de Sherbrooke | ce texte est aussi disponible en format pdf

Note de la rédaction

Ce texte reprend une intervention prononcée le 24 mars 2022 dans le cadre du cercle de lecture « L’imagination juridique au pouvoir », organisé par le Laboratoire pour la recherche critique en droit (LRCD) de l’Université de Sherbrooke et le Centre d’études sur le droit international et la mondialisation (CEDIM), autour de l’ouvrage To the Uttermost Parts of the Earth. Cette séance portait sur la partie IV « Germany : Law, Government, Freedom » (pp. 795-967) et sur la conclusion. Elle était animée par Hélène Mayrand, avec des présentations par Alexandra Kemmerer et René Lemieux, et la participation de Martti Koskenniemi. L’auteur du présent texte tient à remercier Anna Helle (Université de Turku) pour sa relecture du finnois.

Introduction

Dans le cadre de ce court commentaire du livre To the Uttermost Parts of the Earth de Martti Koskenniemi, je vais d’abord brièvement résumer le dernier chapitre, pour ensuite essayer d’offrir une petite réflexion sur mon expérience de lecture à partir de mon lieu disciplinaire, la traductologie.

Résumé du dernier chapitre du livre

Le chapitre que j’avais à lire est dans la quatrième partie du livre. Jusqu’ici, on est passé d’une généalogie de l’État de droit (première partie du livre, chapitres 1 à 4) aux cas de la France (deuxième partie, ch. 5 à 7) et de la Grande-Bretagne (troisième partie, ch. 8 à 10). Tout comme pour ces deux parties axées sur un seul pays, on ne suit pas une chronologie fixe dans le cas de l’Allemagne (quatrième partie, ch. 11 et 12). On brosse plutôt le portrait du monde intellectuel germanique, qui se distingue des deux autres contextes par un accent particulièrement fort mis par l’auteur sur le monde académique (Koskenniemi 2021, 878).

Le douzième et dernier chapitre du livre s’intitule « The End of Natural Law : German Freedom 1734-1821 » et continue la réflexion entamée dans le chapitre précédent sur les transformations du ius naturae et gentium comme « technique protestante dans la fonction de conseiller du prince » (ma traduction) pour établir une véritable science empirique de gestion de la société, en particulier de sa part économique. Les enjeux de souveraineté multiple (du temps du Saint-Empire romain germanique) sont remplacés par des enjeux plus globaux, la diplomatie et la paix en Europe (voir Kemmerer 2021 pour une description plus complète des liens entre les deux derniers chapitres).

Le dernier chapitre s’articule autour de quatre réinterprétations (ou transformations) du droit naturel qui était jusqu’alors le type de pensée juridique dominante du Saint-Empire romain germanique. On pourra parler d’accommodement du droit naturel en réponse aux développements intellectuels, et en particulier celui de l’idée d’histoire ou de progrès (Koskenniemi 2021, 951).

Quatre auteurs (juristes ou philosophes) sont présentés de manière très détaillée : Schmauss, Justi, Kant et Martens. Le premier, Johann Jacob Schmauss (1690-1757) transforme le droit naturel en une science politique empirique, dominée par une pensée anthropologique des pulsions. Selon lui, les caractéristiques humaines se comprennent d’elles-mêmes, sans médiation, et on peut en déduire des préceptes naturels comme « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » (Koskenniemi 2021, 881). Gottfried Achenwall (1719-1772), l’inventeur de la statistique, est placé par Koskenniemi avec Schmauss : il change un peu la perception anthropologique de la vie publique en voyant dans l’État le développement, voire le perfectionnement, des regroupements plus primordiaux comme les premières familles réunies en communauté (Koskenniemi 2021, 887), à l’image de l’État total gérant tout et où le dirigeant est un Landesvater, une figure du « Père de la nation ». La diplomatie en ce sens englobe les relations des nations dirigées par des princes ayant autorité absolue sur leur territoire.

Johann Heinrich Gottlob Justi (1717-1771), pour sa part, adapte le droit naturel pour la science économique. Contrairement à Achenwall, il considère que l’État n’est pas au-dessus du commerce (Koskenniemi 2021, 896), par exemple, car c’est dans la nature du commerce d’être libre. Cette perspective nécessite de penser autrement le rôle de l’État. Le gouvernement aura plutôt un rôle de supervision (avec le caméralisme comme science de l’administration), et son objectif sera d’assurer pour ses sujets leur « bonheur » (Koskenniemi 2021, 901). Il faut quand même savoir tempérer le désir de gestion totale en gardant en tête l’importance de la liberté des sujets. La modération a toujours une place importante chez Justi.

Quant à Emmanuel Kant (1724-1804), il opère la troisième forme de transformation du droit naturel en critiquant le jusnaturalisme, parce que ce dernier pourrait défendre une image mécanique de l’individu, tout en se faisant le continuateur de ce même jusnaturalisme par l’importance qu’il accorde à l’universalisme. Kant donne une nouvelle évaluation à l’anthropologie humaine : pour lui, ce qui compte avant tout, ce n’est pas le bonheur, mais la liberté (Koskenniemi 2021, 874), conçue à la fois comme une autonomie pour chacun (le pouvoir de se donner des règles : la déontologie), et une indépendance par rapport aux choix des autres. Cela se reflète dans sa manière de penser le droit international, avec son projet de Paix perpétuelle, et dans son Rechtslehre, où, dans les deux cas, Kant conçoit pour l’humanité une obligation morale de sortir de sa condition anarchique (au sens que cette humanité n’a pas de droit objectif) pour accéder à une constitution internationale, que Kant appelle une fédération d’États libres ou, plus tard, de Congrès permanent des États (Koskenniemi 2021, 915). C’est le développement d’un droit cosmopolite (notamment pour les étrangers et les réfugiés), qui se distingue d’un droit positif étatique, mais surtout une croyance forte dans le progrès de l’histoire.

Une dernière transformation du droit naturel, que Koskeniemmi intitule « La diplomatie de la Restauration comme droit moderne des nations », est le fait de Georg Friedrich von Martens (1756-1821), qui pense dans un monde où le droit naturel n’a plus vraiment sa place (Koskenniemi 2021, 876). C’est un monde où s’élaborent des traités et des instruments pour la diplomatie de manière positive. Martens a vécu l’occupation napoléonienne. Pour cette raison, Koskeniemmi le présente comme un conservateur, comme le représentant d’une tradition réaliste de la prudence, ayant une méfiance pour les principes abstraits et les grandes théories explicatives, et participant intellectuellement à une conception anthropologique qui perçoit dans la nature humaine un mal inné (Koskenniemi 2021, 930). Il y a un certain empirisme chez Martens, notamment dans sa volonté de classifier les textes de loi (son modèle, ce sont les sciences naturelles). Il ne cherche pas à prescrire le droit, il veut l’expliquer : il veut voir comment ça marche (Koskenniemi 2021, 935).

Pour Koskenniemi, la tradition allemande est celle d’une volonté de parachever le désir de voir le droit s’appliquer partout, qu’on retrouvait déjà dans le ius gentium romain (Koskenniemi 2021, 949), puis amplifié par l’apport chrétien du droit naturel. Ce que fait différemment l’« imagination allemande », c’est d’abord de prendre cet idiome du ius naturae et gentium et de le transformer en technique de gestion étatique opérant comme une machine, pour en faire une science de la vie sociale. Une multitude de questions émergent quant à la naturalité de cette manière de penser le droit : que faire des coutumes européennes? que faire des nations « barbares » non européennes? représentent-elles une phase antérieure de la civilisation ou une déchéance de la civilisation? Si le droit naturel est différent selon qui le pense, ce n’est tout simplement plus du droit naturel – ou bien le droit naturel n’a plus sa place. Ce qui prend sa place, c’est l’histoire, ou le progrès (qui serait, lui, universel). Ce n’est pas tant une éradication du droit naturel que sa transformation en un désir d’universalité.

Un retour sur la conclusion

Je voudrais rapidement revenir sur la question de l’imagination et du bricolage qu’on retrouve en conclusion de l’ouvrage. Le terme « bricolage », rappelons-le, provient de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss.

Ce que je comprends de l’articulation entre l’imagination et le bricolage vient d’abord d’une conception du langage en général, et du langage juridique en particulier. Ce que nous dit Koskenniemi, c’est : oui, le langage juridique d’une époque donnée détermine les limites du monde pensable, mais ça ne veut pas dire que l’imagination n’inclut pas également la possibilité de sortir de ce monde mental. En fait, c’est ce qu’il veut dire par « imagination » : la capacité, dit-il, de traduire entre les langages professionnels (ou disciplinaires) au besoin (on pourrait aussi dire : entre les langues) (Koskenniemi 2021, 953). D’où l’importance, selon lui – ce qui a été maintes fois critiqué ici dans le cadre de ce cercle de lecture – d’une lecture des écrits d’hommes blancs européens. Et la raison est simple : nous vivons dans un monde imaginé par des hommes blancs européens.

Dès la lecture des premiers chapitres, j’avais été étonné de lire le terme « imagination » dans le titre de l’ouvrage. J’ai voulu en savoir plus sur le concept d’« imagination » chez Koskenniemi et je suis tombé par hasard sur le web sur un tout petit texte de Koskenniemi intitulé « Less is More : Legal Imagination in Context » (Koskenniemi 2018), qui provenait d’un colloque. Dans ce texte, Koskeniemmi cite Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte qui représente peut-être bien ce qu’il entendait faire avec son livre (je le cite en français) :

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants (Marx 1969, 9).

C’est à ce moment que Koskenniemi arrête sa citation, mais il serait intéressant de lire ce qui suit ce passage chez Marx :

Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté (Marx 1969, 9; je souligne).

Cette scène nécessite une « mécanique »[1], un artifice, un faux-semblant, une mimésis trompeuse, c’est-à-dire la représentation (au sens théâtral comme au sens poétique ou même politique). Mais qu’est-ce que cela nous dit? Certes il y a des transformations (ou une traduction), mais pour Marx, c’est plus souvent qu’autrement une reprise du passé tournée pour le présent.

Ici la traduction change de sens, ou du moins, la métaphore n’est plus la même. On a l’habitude de penser la traduction comme un transport (comme le mot l’indiquait originellement : « traduire », c’est conduire au-delà – ou avec l’anglais « translation », qui indique lui aussi un déplacement). On prend une idée et on la transporte, par exemple, dans une autre langue ou un autre pays. Mais historiquement – et dans plusieurs langues encore aujourd’hui – la traduction pouvait être pensée différemment, et notamment par le fait de tourner (voir par exemple Simeoni 2014). Le latin convertere l’indique (devenu depuis en français « convertir »). C’est bien ce que suggère le finnois, par exemple, avec kääntää (kääntää sivua : tourner une page; kääntää sivu ranskaksi traduire ou tourner une page en français). Alors, kääntyyko Koskenniemi?

Réflexions à partir de la traductologie

J’ai posé une bien drôle de question avec le titre de ce commentaire : Koskenniemi se traduit-il en langues autochtones? Je vais conclure mon intervention en donnant un bien étrange exemple. Je ne sais pour le livre au complet, mais le titre du livre, voyez-vous, est un exemple donné par le célèbre théoricien de la traduction Eugene Nida (1914-2011) d’une traduction qui, si on veut garder la lettre de l’original, ne fonctionne pas du tout. Nida a été un des présidents de la American Bible Society et a fondé le Summer Institute of Linguistics, l’organe protestant du missionnariat chez les Autochtones d’Amérique et de la traduction de la Bible dans leur langue, encore aujourd’hui[2]. Ce sont ses théories qui sont encore appliquées pour traduire la Bible dans de nouvelles langues. Je disais donc que le titre du livre (qui vient d’un verset des Évangiles[3]), a été discuté par Nida dans son article « Linguistics and Ethnology in Translation-Problems » de 1945 :

[I]n the Totonac language[4] if one translates literally the expression “from the uttermost part of the earth to the uttermost part of heaven,” occurring in Mark, 13.27, the native is likely to be confused, or even to laugh, as one did. He commented that such a distance would be nothing at all. His explanation of the Totonac cosmogony was that the earth and the heavens (this is identical with “sky” in Totonac) are formed like the half of an orange. The earth’s surface corresponds to the flat surface and the sky corresponds to the curved surface, but the farthest point of the sky and the farthest point of the earth would both be at the extended horizon, in other words, would be identical (Nida 1945, 199 je souligne).

Nida poursuit : « The translation of this expression must be changed in Totonac to “from all over the earth to all over the sky”. » (Nida 1945, 199)

Je trouve qu’on a là une métaphore puissante pour parler de traduction de l’œuvre et dans l’œuvre de Koskenniemi : on croyait, à lire le titre, que ça irait dans toutes les directions, mais non, ça revient toujours au même. Sagesse de la « pensée sauvage », nous aurait peut-être dit un Claude Lévi-Strauss ou un Pierre Clastres : le bout de la terre et du ciel se rejoint.

Dans ce genre de situation, Nida est catégorique : il faut simplement abandonner la lettre et adapter le message, quitte à faire disparaître des éléments de l’original qui ne s’adapteraient pas bien à la cosmogonie autochtone pour qui on traduit le texte. C’est bien ce qu’ont semblé faire les juristes commentés par Koskenniemi : adapter l’ancien langage du jus naturae et gentium pour accommoder la situation économique[5].

Mais si j’avais un dernier commentaire à faire, ce serait : maintenant qu’on a terminé de lire ce livre, qu’est-ce qu’on fait? Je formulerais une modeste proposition, sous forme de question : de quoi aurait l’air une histoire des idées juridiques en traduction où on s’intéresserait moins au résultat de l’adaptation qu’au « fou rire du Totonaque »? En bref, et je ne suis pas le premier ici à l’avoir réclamé : retrouver ces interactions qui ne sont pas passées dans la forme juridique dominante. Une histoire des occasions manquées, ou des événements peut-être sans lendemain, qui ne sont pas moins des exemples dignes d’une investigation, mais aussi une histoire des éclats de rire devant les tentatives de traduire le droit international.

Bibliographie

Derrida, Jacques. 2001. Papier Machine: le ruban de machine à écrire et autres réponses. Éditions Galilée. Paris.

Kemmerer, Alexandra. 2021. « Martti Koskenniemi’s (German) Legal Imagination and the Politics of Panorama ». Völkerrechtsblog (blog). 25 août 2021. https://doi.org/10.17176/20210825-112601-0.

Koskenniemi, Martti. 2018. « Less is More: Legal Imagination in Context: Introduction ». Leiden Journal of International Law 31 (3): 469‑72.

Koskenniemi, Martti. 2021. To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power 1300–1870. Cambridge University Press.

Marx, Karl. 1969. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte [1851]. Traduction de la 3e édition allemande de 1885. Marxists.org. Paris: Éditions sociales. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.pdf.

Nida, Eugene. 1945. « Linguistics and ethnology in translation-problems ». Word 1 (2): 194‑208.

Simeoni, Daniel. 2014. « De quelques usages du concept de transfert dans la réflexion sur la traduction ». Dans Transfert. Exploration d’un champ conceptuel, par Pascal Gin, Nicolas Goyer, et Walter Moser, 103‑17. Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa.

Simon, Sherry. 2017. « Reflections on Translation Studies: Past and Present ». TTR: traduction, terminologie, rédaction 30 (1‑2): 61‑78.


Notes

[1] Du grec ancien « μηχανή, à la fois une machine ingénieuse, une machine de théâtre ou une machine de guerre, donc une machine et une machination, du mécanique et du stratégique » (Derrida 2001, 33).

[2] Les missionnaires-traducteurs du SIL ont déjà aussi été soupçonnés d’être des agents de la CIA en Amérique du Sud, mais c’est une autre histoire (voir à ce propos Simon 2017, 61‑62).

[3] Koskenniemi va le chercher d’un passage de John Donne (1572-1631), qui lui-même cite les Évangiles.

[4] Le totonaque est une langue autochtone du Mexique.

[5] Lors du cercle de lecture, Koskenniemi a mentionné un oubli majeur chez presque toutes les critiques qu’il a reçues, en particulier de ceux et celles qui lui reprochent de ne parler que d’hommes blancs européens. Je le cite : « One of the features in the response so far, and the response so far that has puzzled me and has surprised me, is that the word “capitalism” is not featured almost at all, and yet I’m writing a history of capitalism or a prehistory of economics. »

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