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Fracture endocoloniale. Autour d’un anniversaire

Par Robert Hébert, Montréal | ce texte est aussi disponible en format pdf

Avant-propos ex vivo

Malgré certaines répétitions qui hantent l’entrelacs des quatre questions sous épiphanies et le style amplification (non sans pointes d’humour) qui semblera weird aujourd’hui, j’ai décidé d’exhumer ce texte vieux de trente-trois ans*. Comme une rumeur lointaine d’un autre siècle, un vieux film de science-fiction tourné en créole? Texte au fond survolté mais sous contrôle, vitesse au sol et morbidité ambiante, y compris surtout universitaire. J’affrontais alors les fameux §§ 11-15 de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel consacrés à la transition d’une époque : émiettements, ennui, symptômes, vague inconnu. Vers quel monde nouveau? Époque difficile où personne ne pouvait m’aider, j’étais seul à chercher une forme critique, une VISION D’ENSEMBLE comme je l’avais tenté bien avant pour l’histoire de la philosophie européenne avec le concept de réflexion. Tant de morceaux éparpillés ici et là, attente « non suivie de la réalisation des promesses », bribes réactives alors que je préparais une contre-anthologie, une exo-explication avec les voix de l’Autre ayant traversé, nommé l’enclave depuis deux siècles. En ces temps-là j’étais plongé dans mon enseignement oral et public, aucune sabbatique. À l’été 1987, épuisé, vanné, j’ai fait un voyage dans le Massif central à pied et sur le pouce, question de m’assommer, ne plus penser; expérience qui s’est avérée une sorte de révélation mystique. Momentum géologique. Je n’ai pu raconter ce voyage que trente ans plus tard; cf. « Toujours s’orienter dans l’impensé, un aveu » (Trahir, janvier 2017). Wilderness obligerait.

Quant au dédicataire Maskou, il s’agit d’un chien de race offert au premier ministre Jacques Chirac en 1987 (visite officielle au Canada) par le Dr Lubrina, vétérinaire; celui-ci, très cocarde, allait récidiver avec la chienne Estrie offerte au président Sarkozy pour commémorer le 400e anniversaire de Québec, comptoir de fourrures, faut-il le rappeler. Comment ne pas devenir cynique au sens philosophique du mot? Enfin, il y a sept ou huit ans, j’ai acheté par hasard à The Word (pour 1$) The Darker Side of Western Modernity (2011) du sémiologue et philosophe argentin Walter Mignolo. Découverte dont le mouvement de fond et le vocabulaire ne m’étaient pas étrangers « désobéissance épistémique, déprise, option ou liberté décoloniale ». Je me suis souvenu d’un beau numéro dans une revue collégiale, « De Buenos Aires à Québec » (Horizons philosophiques, II, 1991). Aucun écho dans les hautes sphères de l’esprit. Et je me suis souvenu d’avoir déjà tranché « un vulgaire nœud gordien » Europe-Amérique dans ces années-là, à la mesure des archives ou démesure poïétique qui était mienne. Aujourd’hui, à l’ère des philo-professionnels et du travestissement de l’acte même de penser, que signifie remettre en question? Il n’y a ni aurore ni crépuscule puisqu’on a crevé les yeux de la Chouette harfang afin qu’elle n’énerve plus.

En tout état de cause, on trouvera ici le texte de 1989 avec les quelques passages (biffés) ainsi qu’un choix de notes élaguées in extremis à la demande de la revue.

Pour Maskou, chien du Labrador

Au commencement était la surprise

Voilà, c’est parti : la plus forte tempête de neige depuis quarante ans. Que les philosophes au soleil de l’intelligible se rappellent ad nauseam des arpents de neige du cosmopolite mais néanmoins patriote Voltaire, ou encore des castors bricoleurs de Guillaume Raynal, « peuple républicain » qui dans la zoologie fantastique de l’abbé rendaient honteux « cet excès de négligence ou de paresse » de vos ancêtres très dévots[1]. Caractériser et composer des identités pour les comparer ne vont pas sans quelques caricatures, visions superficielles. Là-dessus restez songeurs. Sur mon bureau depuis plusieurs semaines, voici le numéro du printemps 1986 de la revue Dialogue/Dialogue (vol. XXV, no 1) qui fête son 25e anniversaire de publication. En bonne et due forme, comme un test pour le socratique Rapport Symons To Know Ourselves (1975) sur les études canadiennes, une invitation avait été lancée autour du thème « Philosophie au Canada » et donc au Québec puisque toute une partie (quelconque) fait toujours partie d’un tout (quelconque) ou l’autre – il suffit de le nommer et d’en écrire le mode d’intégration, ou l’intégrité : histoire de la philosophie, spécificité du travail philosophique, réseaux institutionnels d’enseignement, de production et de consommation, questions de bilinguisme, discussions d’œuvres et de noms propres, avenirs possibles whatever, bref, la souffleuse à neige nationale permettait toute une largeur de vue sur la chose. À la surprise des responsables de la revue et à la plus grande surprise des lecteurs et lectrices que nous sommes, les sept textes de fond (y compris un reply) tous intéressants, audacieux ou symptomatiques, sont venus de la communauté anglophone. Protocolaires, les deux très courtes introductions en français ont du mal à couvrir le hic, les bienfaits du pluralisme et du potentiel diglossique étant quelque peu annulés par le contre-exemple en main; ajoutez pour malheur que la liste des livres reçus pour recension compte vingt-six titres, tous anglais et la plupart envoyés des presses américaines. Y aurait-il un problème quelconque?

Ou plutôt, quel même problème va de nouveau se créer devant les yeux? Le retour spectral de quel même cliché? Pensez tout d’abord à vos propres étudiants qui auraient aimé comparer a mari usque ad mare, être informés, situer l’excellence de vos recherches, votre enseignement, votre érudition canado-québécoise. Pensez aux lecteurs étrangers, abonnés d’outre-mer, voisins continentaux au sud. Que ruminera par exemple le professeur à la Australian National University qui fait une recherche sur la philosophie dans l’histoire des pays du Commonwealth, le philosophe norvégien dans son espace scandinave et nordique, camerounais dans son espace panafricain, l’intellectuel au Mexique ou en Pologne, au Portugal, curieux – soyez fiers de vos productions géolocalisables –, intéressés a priori par la spécificité et l’ironie prometteuse d’un lieu américain francophone au nord du 45e parallèle. Et maintenant le philosophe français chargé de mission par un Ministère très, très national, préparant une visite éclair à Montréal pour pagayer hardiment et aller faire une série de conférences « sérieuses » à Baltimore ou Chicago, la tête d’affiche de Harvard ou de la Californie de passage à McGill à travers l’enclave quasi-française. Tous animés, peut-être par surcroit d’itinéraires et de rendez-vous rayonnants, animés du fantasme d’une québécitude bon vivant, sans stress et désobligeante. Eux savent bien que l’enclave fourmille d’activités philosophiques et de gens brillants. Aussi auront-ils raison d’écouter leur petit doigt très civilisé, décodeur : la situation contemporaine au Québec ressemble à tout ce qui se passe ailleurs mais un processus d’émancipation philosophique en acte n’interdit en rien, semblerait-il, une sédimentation accélérée de double-binds ineffables. Vous avez probablement conscience de ce dont ils ont conscience, vous vous grattez la tête jusqu’à la racine d’un « Que faire? »; pousserez-vous la gratitude jusqu’à les applaudir à dix doigts pour cette intuition-éclair?

Surgit ici la dimension tact et tactique. Afin d’éviter les méprises géniales du lecteur sous son ampoule, le comité de rédaction de la revue bilingue Dialogue aurait pu retarder la publication de ces textes et pressentir au hasard du trottoir quelques candidats à l’énigme, ou les disperser dans le calendrier normal de production ou même, avec l’accord des auteurs et de quelques traducteurs de circonstance, proposer les articles de fond à la revue unilingue Philosophiques (1974) comme on offre un remontant (grog) à son voisin. Mais la décision de la rédaction fut prise. Ne regrettez rien pour avoir attendu. Dialogue prend les devants, des philosophes canadiens vont affronter de sang-froid cette question-piège des histoires biblio-nationales de la philosophie ou des identités culturelles, via l’intérêt productif d’y répondre de plein fouet. Toute stimulation fait boule de neige sur la pensée : je m’attarderai à Dialogue/Dialogue parce que ce titre signale une condition commune en philosophie et je ne serai ici que le re-traducteur francophone des textes inspirants de J. T. Stevenson, Leslie Armour et surtout Thomas Mathien qui ouvre une brèche importante sur une théorie éco-biologique de l’histoire des milieux philosophiques. Par-delà l’analogie, que serait un corpus ou une niche autrement viable à l’intérieur de l’écotope atlantique? Personne en francophonie ne travaille cette perspective.

La fable des formes

3 Way Light large base

Use in Mogul 3-Way socket

Burn with base down

Boîte d’ampoule Sylvania, quincaillerie Pascal, 1984

Présence de la communauté anglophone et absence de la communauté francophone sont donc remarquées, remarquables. Mais comment donner du sens à ce qui ne s’est pas donné? Comment interpréter la chose sans trop réduire à un accident, à un jeu de phases ou en remettre par un délire substantiel? Problème banal et quotidien des amoureux du rendez-vous avec l’Histoire. Ma première impression est que cette absence anodine renvoie à un dispositif de saturation actuelle dans les idées ainsi qu’à une longue tradition de certains silences dans l’imprimé universitaire. Comment en fait, à partir de cet anniversaire, prêter attention à ce qui détermine spécifiquement ces philosophes québécois, en chair et en os? Et quel est l’avenir de ces déterminations bien encodées? C’est au pourtour de ces zones frontalières du dit et du non-dit, du patent et du latent que ce texte est écrit. Et malgré la lourdeur apparente de l’intervention, ne seront proposées ici que des pistes de recherche car l’auteur n’est qu’un rechercheur. Comment s’orienter dans la pensée sans perdre le nord? Petites idées, pensées fugaces, fliegende Gedanken ou images de songe comme les traduisait le bibliothécaire et philosophe Leibniz, visant néanmoins une raison suffisante.

D’autres que moi ont glosé sur l’état global des choses, sur la minceur ou non des écritures d’ici ou la confection de leur curriculum vitæ; je dépose aujourd’hui ma tranche de vie, une coupe verticale dans la pile de documents anciens et nouveaux qui s’accumulent sur la table, ma « science » de l’économie domestique. On pourra y voir un petit essai personnel, comme on dit[2], développant l’idée d’une tierce culture lancée il y a douze ans. La rationalité se pointe partout, les philosophes sont bien payés pour le montrer; encore faut-il tenir parole et tout peut se comprendre sans fausse candeur ni crainte aucune. J’aimerais tout d’abord clarifier le sens de l’évènement Dialogue/Dialogue en situant le topo de la question, ou du moins ce qu’il ne peut plus être aujourd’hui. Où en est l’évolution du Sujet historico-philosophique du « Canada » francophone?

Première épiphanie :

Comment comprendre le miracle paradoxal de l’excès?

D’une part, il ne s’agit plus de montrer avec ébahissement, prouver, proclamer qu’un souci, une pratique engagée, une langue de la philosophie (ou deux avec le latin) existent bel et bien en Amérique du nord, ni se faire le porte-parole d’une communauté quelconque, offensée et « magannée » dans son hyper-ego parce qu’elle ne serait pas universellement applaudie, ou, dans une coulée documentaire, débattre avec conviction la question post-monolithiste des n tendances, polarisations idéologiques, écoles ou annexes euro-états-uniennes dans la province de Québec.

Tout cela est en partie réglé par les premières évidences de votre abécédaire historique. Assurément, vous n’êtes pas surgi d’une vague époque Néandertal. Voyagez dans le temps, essayez les manettes de la machine Gutenberg. A) Depuis la cruciale décennie 1770 (Acte de Québec, invasion américaine qui aura transplanté l’imprimeur-journaliste Fleury Mesplet, disciple de Voltaire), enseignement officiel de la philosophie par les religieux et mentions modernes de la philosophie (paléo-clivage intéressant) sont rétablis dans la nouvelle ancienne colonie avec une coloration très particulière, environnement politique intrigant – l’enseignement de la discipline ancilla theologiæ ayant participé un siècle auparavant à la création onirique de la Nouvelle-France, exactement comme elle fut enseignée en France « chrétienne et lettrée » et dans l’Europe de la Contre-réforme[3]. B) Un repérage fin de la circulation des imprimés  dans la longue durée de l’après-Conquête, une bibliochronologie internationale des sources territoriales de la pensée dressant un parallèle entre noms propres (issus de Grande-Bretagne, France, Italie catholique, États-Unis) et continuum lectoriel de la province de Québec (via mentions, signatures locales et autres marques éditoriales) montrerait non seulement « le poudroiement indéniable et constant des idées étrangères sur l’ensemble » (Hare et Wallot sur la période 1801-1810), une contemporanéité remarquablement ajustée — entre autres, sur des fragments de sources et à l’échelle réduite—, mais aussi un raffinement extrême dans les affiliations antithétiques des intelligentsias (Institut canadien, affaire Guibord, le typographe muet dans son charnier) autour de ces quatre matériaux traditionnels de la réflexion philosophique; dans l’ordre proclamé de votre survivance : politique, religion, littérature, technosciences. C) Sans oublier l’arrière-scène de la communication transatlantique (navires, avions) à partir du littoral américain, domaine de toute éducation : longue tradition de tourisme officiel ou privé depuis la fin du XIXe siècle (demandes de patronage tutélaire, recyclage de la bourgeoisie, pèlerinages organisés, magasinage universitaire et intellectuel), écho d’alliances et d’amicales (entre elles souvent inamicales) métropolitaines, rhizomes secrets, boutures  de familles d’esprit les plus idiosyncrasiques, polémiques larvées, alimentées par certains noms propres, etc. Oui, à défier la matière grise de tous les archivistes et futurs taxinomistes indiscrets, d’autant plus que cette prolifération endoconflictuelle des idées n’a jamais été incompatible avec l’idée d’un Nouveau Monde régénéré, à l’abri. À mon humble avis, après les éclats de la cruciale décennie 1970 où toutes les tendances se sont enregistrées dans une série de rapports et autres bilans doxographiques qui dorment aujourd’hui dans le congélateur du ministère de l’Éducation, la communauté philosophique (et littéraire d’avant-garde qui s’abreuve aussi directement aux sources) ressemble davantage à une machine à fabriquer du pop-corn et du quant-à-soi plutôt conjoncturel, avec couvercle mais sans mémoire — et souhaitons bonne chance au porte-parole qui entreprendrait de rassembler tout cela au nom d’un redressement ou d’un sentiment quelconque de l’honneur. 

S’il y a un problème spécifique pour vous aujourd’hui en tant que lecteurs et lectrices, c’est celui d’expliquer normalement, de penser jusque dans ses conséquences ultimes non pas le manque, le « désert », mais le miracle paradoxal de cet excès de ciboulots (Ducharme), excédent d’une histoire philosophique que l’on maintient en général soit dans une ignorance crasse entretenue par les lettrés et le haut-gratin universitaire du jour qui pratiquent spontanément un étrange self-durhamisme, soit alors comme objet de mépris et de censure lorsqu’elle devient prétexte à des endiguements néo-orthodoxes (comme ce fut le cas pour le genre littéral « épistémologie, analyse, philosophie des sciences » contra le genre ghettoïsé « scolastique/métaphysique/québécoiseries ») dont les justifications et les procédés institutionnels mériteraient un jour d’être expliqués par quelque sociologue hardcore. Travail de longue haleine que cette narration historiographique du Québec philosophique : quelle est l’origine de cette désertion de ses propres origines? quelles furent, quelles sont actuellement les conditions de ce manque-à-savoir? Les documents pourtant sont là, gardent le souffle pour les valeureux interprètes; moqueuse, la structure de ce Sujet historico-philosophique en évolution n’est pas nécessairement poussiéreuse. Amateurs de chromos « canayens », prière de jeûner pendant quelques saisons.

Deuxième épiphanie :

Comment produire des idées sans calque, sans recette et sans complaisance?

D’autre part, il ne s’agit pas de bredouiller une quelconque identité ethnique qui viendrait borner l’exercice critique de la raison ou interdire la passion cosmopolite, ni à l’inverse promouvoir une mission néo-providentielle d’un confluent québécois en philosophie (plaque-tournante, transculture), ni même dédramatiser les épithètes saturés « canadian », « canadien-français », « québécois » en démontrant avec calme et sang-froid qu’un prédicat territorial x, y, z nomme une simple tactique pour rassembler, décrire et comprendre un corpus bibliographique précis, institué et situé par l’histoire et la géographie. What every undergraduate should know, dirait Humpty Dumpty, l’œuf aux jumeaux énantiomorphes Tweedledum et Tweedledee s’il devait envisager tout le corpus en question pour le baptiser : made in Canada ou « tout au contraire », made in Québec.

Tout cela fut (en partie) officiellement réglé par un évènement localisable, précipité de l’Universel, sorte de condensation des fantasmes de tous et toutes. Écoutez le Logos à travers le miroir et les murs fraîchement peints de ce Palais des Congrès qui côtoie le Chinatown de Montréal. Curieusement ouvert par le sociologue Fernand Dumont, théologien laïc, président scientifique de l’IQRC, accompagné par le ministre des Affaires intergouvernementales Jacques-Yvan Morin, professeur de droit international et adepte du double passeport, voici le XVIIe Congrès mondial de Philosophie, août 1983. Tenu cinq ans après celui de Düsseldorf, Deutschland, consacré au thème très, très collégien « Philosophie et culture ». Séances plénières prestigieuses, sections spéciales (« Dialogue et conflit des cultures », « Le Nouveau Monde : héritage ou création? »), sections générales (« Philosophie de l’histoire »), tables rondes (« La philosophie est-elle liée à la culture européenne? », « The Role of Creative Philosophy in the Progress of Culture » – on n’a pas vraiment répondu ni illustré), ateliers : « Les philosophies nationales » : une Argentine, un Canadien anglais, un Allemand, un Nigérien sous la présidence du défricheur et déchiffreur Roland Houde. Horaire chargé pour les 2000 corps cogitant, analysant, revendiquant, suintant, établissant parfois de nouveaux lexiques, rubriques banales pour certaines consciences underground de la Révolution trop tranquille en philosophie.

Un des bienfaits de ce colloque civilisé des différences et des différends résiduels fut simplement de confirmer le sens de vos inquiétudes juvéniles, l’engagement sur le terrain et dans les chantiers nationaux de l’éducation (cégeps), le travail parfois épuisé d’une tierce raison qui se savait universelle et hospitalière. Oui, on peut assumer ses origines marquantes et imaginaires, subliminales ou aveuglantes jusqu’au stigmate, affronter par ses origines, religions, politiques, histoire réelle et technosciences tout en se démarquant de formes les plus insidieuses du nationalisme commanditaire, des néo-ethnocentrismes caves ou des universalismes creux. Admirables, Emmanuel Levinas, Leopoldo Zea[4], Paulin Hountonji, Richard Rorty sont les preuves vivantes que les pratiques philosophiques les plus interpellantes sont au moins territorialisables, critiques parce qu’enracinées, et lisibles pour tous. Il n’est pas sûr cependant que les philosophes québécois qui aiment se javéliser, cosmopolites typiquement prématurés qui se croient en général au-dessus de ce genre de thématique[5] aient perçu, compris l’ironie fouettante de la situation alors que leur habileté géomoderne permettait de se faufiler un peu partout, jouissant et se berçant dans des problématiques les plus contemporaines, faisant corps avec les grands invités, avec toute l’attention musculaire et la grande discrétion des caméléons. Comprenez par ailleurs que cette mosaïque de la rationalité planétaire n’empêche aucunement des clivages, des prédominances de problématiques, une hiérarchie corrélative de noms propres et de lieux géographiques prestigieux – par exemple, dans les deux symposiums « Réalisme et science » et « Problèmes de la référence » fort attendus pour leur charge polémique, néanmoins prévisible au micro, banale – et que le capital culturel des centres nationaux de recherche, d’enseignement et d’édition métropolitaine ne laisse pas de transpirer où il gagne sur de bienheureuses rivalités, où il fait assimiler ses œuvres en occultant le problème méta-épistémologique de ses propres procédures et ses effets souvent ravageurs à la périphérie. Surgit pourtant une réalité bien réelle : sources, production diluvienne du savoir sont également nationalisables et lisibles telles quelles. Ce que savent d’instinct historiens-archivistes, experts en analyse citationnelle, sociologues radicaux et probablement la population des ouvriers engagés sur le terrain. Devises nationales, devinez le reste de ces implications.

S’il y a un problème spécifique pour vous chercheurs aujourd’hui, c’est celui de vos instruments internationaux de travail, votre équipement institutionnel, démocratique à la base, votre formation par des maîtres inspirants qui puissent délivrer des quantités de problèmes sur un territoire donné, enfin les matériaux d’un créneau réflexif ici repérable, ailleurs inoccupé. Comment avec des bibliothèque publiques et universitaires idéalement sans trous, sans failles et sans les débris des idoles que brûle chaque génération d’intellectuels-girouettes, comment avec du texte et des écritures aventurières, inquiétantes, avec une économie éditoriale de l’imprimé (paradoxalement florissante – mais cela peut être le signe d’un autre vacuum) et un certain flair indigène, comment donc transformer des problématiques, faire avancer les connaissances ou les passions, produire une vision d’un lieu décodeur au nord du 45e parallèle ou des idées en acte, partageables? Encore faut-il que cette communauté philosophique francophone échappe à une longue tradition d’adaptation miméo-réactive aux philosophies étrangères, simplifiées hors contexte, décantées hors histoire, habituellement tronquées de leur profondeur sédimentée. Aux ressources d’une ingéniosité latente, on préfère le génie de la réception des idées et la praxis locale des emprunts, secondarité fiévreuse[6]. Voilà ce qui risque de déterminer ad vitam æternam le bonheur intellectuel de la nation. La boucle des prétentions alors se referme : comment livrer la marchandise d’une pseudo-originalité qui tiendrait de ce confluent tant proclamé ou de cette transculture free for all si on persiste à demeurer étranger à soi-même en ce lieu. Amateurs de pâmoisons et de dévotions euro-états-uniennes, prière de faire épochè quelques mois. Le deuil géotopique travaille dans toutes les directions.

Une table des matières

Lampe à trois intensités culot géant

Employer dans une douille goliath à 3 intensités

Opérer le culot en bas

Boîte d’ampoule, ibidem

Voilà balbutié le topo francophone de la question-thème « La philosophie au Canada ». Voilà aussi qu’il faut témoigner d’une immense gratitude. Il est clair que le 25e anniversaire de la revue Dialogue/Dialogue mérite d’être salué chaleureusement, fraternellement : parce qu’elle demeurera incontournable pour qui entreprendra au XXIe siècle de décrire et d’analyser le « réveil philosophique » de quelques générations au Québec, parce qu’il est toujours courageux de faire être et paraître en un lieu voulu l’exercice de la raison, que ce soit le point d’appui de l’escabeau académique ou un degré plus ou moins reconnu dans l’échelle internationale de la créativité. Mais alors de quelle « Nation » parle-t-on? Question doublement terrible. Quelle est l’origine, la condition commune de ce Sujet historico-philosophique que consacre le titre Dialogue, qui par pudeur magnanime n’est pas The Dualist ni par pudeur contraire, Monologues (au sens théâtral) ou The Monist (au sens métaphysique), titre déjà enregistré par une belle revue américaine de philosophie fondée dans l’Illinois en 1888, toujours active.

Troisième épiphanie :

Comment assumer une histoire coloniale commune?

De par sa fonction éponyme, l’histoire de Dialogue est intimement liée à l’histoire continentale d’un pays jeune, comme on le disait alors, et aujourd’hui parfois sur le mode dépanneur de l’excuse. Canada : ici rien, archaïque « fonction de l’alibi »?[7] Saluez pour le moment les complexités philologiques, juridico-politiques et ethnographiques du toponyme. Pays-clé, pays-témoin de la découverte et de la destination fragmentée de l’Amérique du Nord, pays-laboratoire de tous les chocs culturels (les « Sauvages » déjà mis en posture de tierce-présence à contrôler), de tous les fantasmes et de toutes les alliances à la mitaine. Décalque de rivalités impériales (télécommandantes ou intrigantes ou « libérantes » jusqu’au XXe siècle) au sein d’une même wilderness qui n’a pas eu la même valeur pour chacune, aventure également glorieuse en exploits pour tous ses acteurs et actrices, également et profondément religieuse dans ses fondements, et les mauvaises langues ajouteraient, politico-délirante à souhait, unique au monde par ailleurs. Unique concrétude, a-t-on idée, pardi! Quant à la conquête militaire et diplomatique qui vous aura peut-être évité le sort administratif de la Guadeloupe et de la Martinique, – comme dirait Montesquieu à son fidèle compagnon canin : « Je définis le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense, pour s’acquitter envers la nature humaine », De l’esprit des lois, X, 4… Territoire marqué depuis le Traité de Paris et la Proclamation royale de 1763 par le lent transfert de la Constitution la plus admirée d’Europe – ironie du moment anglophile des philosophes –, marqué par cette extraordinaire mixture d’un modus vivendi (mixture se dit spécialement d’une préparation médicinale), agrégat (pas nécessairement agréé par ceux-là mêmes qui le proclament) d’institutions juridiques, de modes de penser et d’affects, de références traditionnelles britanniques (et écossaises des Lumières), françaises (et romaines des éteignoirs si l’on suit l’interprétation whig en histoire), orientées vers l’Europe des Mères-Patries, elles-mêmes chérissant leur exutoire, leur pays de Cocagne, pleurant leur ex-prunelle[8]. Deux peuples discrètement mêlés, empruntant, adaptant et s’adaptant, se confrontant, se rebellant ensemble, se cantonnant et pactisant, sermonnant entre eux, négociant et s’acclimatant hier sur les rives du lac Meech : amoncellement de solitudes à l’origine du ciment de la mosaïque, ô cher poète Rilke mis en épigraphe aux Two Solitudes de Hugh McLennan. Admirable spécificité jurant sur l’autre spécificité alors que les références républicaines de la First Nation se sont un jour supportées d’une rupture armée avec la Grande-Bretagne et d’un discours d’isolement contre l’Europe – non sans vantardise infantile, contradictions, nostalgie et complexes attachants –, et que l’évènement formateur allait créer une autre philosophie de business à travers toutes les dimensions frontalières de l’être américain; alors que les vestiges et les reliquats d’une histoire canadienne essentiellement contre-révolutionnaire sont encore lisibles, visibles entre le rouge (british) et le noir (clérical) ajoutait le voyageur Thoreau.

Défiant toute mémoire, pays dont plein de promesses étant inachevé, endolimité par une identité retardataire (pour traduire librement une formule de l’historien Careless), inachevable, ouvert aux migrations utopiques (politiques, religieuses, laborieuses-populaires, intellectuelles) mais depuis l’Acte d’Union (1840) sur le mode particulier d’une polarité historique : soit le transit franco-canadien à travers le tonneau des Danaïdes entretenu par le lucky welfare et le brain-drain du sud, le vampirisme manufacturier ou intellectuel de l’Oncle Sam, le génie technoheuristique de la recherche. Bref ici, un espace de colonisation à orientation nordique, un terrain provincial qui depuis le boum socio-économique provoqué par la Deuxième Guerre mondiale et les divers décollages (séculaire, professionnel, laïc) de la discipline philosophie jusque-là officiellement et également cantonnée dans le genre édifiant, offre aux espèces philosophiques du Canada biculturel un terrain de promotion institutionnelle quasi vierge, également illimité, tout en réunissant dans un même espace les conditions de toute aventure colonisatrice : muscles surtout, neurones de roseaux pensants, sources financières, planifications plus ou moins ponctuelles d’un Board of Trade fédéral-subventionnaire, d’un Saint des Saints provincial ou simplement, celles des intendances départementales qui gèrent le corps à corps « amical » des idées selon les mécanismes « naturels » du contact, des connexions, de la cooptation sélective, selon les années de vaches grasses ou maigres. Que l’analogie darwinienne soit un hommage rendu aux héros qui ont sacrifié leur vie pour conquérir ces nouveaux déserts; il fallait bien frapper la monnaie d’une nouvelle « ouverture sur le monde » et d’un nouvel aggiornamento, mener à terme l’homologation du texte philosophique, signer la rationalité d’une dialectique sous-jacente qui n’interdisait pas d’étranges monologues avec les avatars de chaque Mère-Patrie respective et respectée. Rien n’était impensable ni impossible (d’autres paradigmes et d’autres porte-paroles pouvaient prendre corps et se disséminer) mais, idée fondamentale, rien ne fut arbitraire; cela fournit le principe même d’une enquête sur la structure et l’évolution de ce Sujet historico-philosophique qui n’a rien d’une énigme biologique au zoo.

Entretemps, à contempler archives et albums de famille avant et après ladite Révolution tranquille, s’il n’est guère étonnant par exemple de découvrir à quel point la communauté francophone du Québec institué se caractérise historiquement comme un milieu endocolonial déterminé par une géotopique de l’enclave et un élitisme pontifico-traditionnel[9], il est tout à fait remarquable que l’aînée (bilingue) des revues académiques de philosophie (1962) – très sérieuse ainsi que son pendant ou penchant cadet Philosophiques (1974) qui lui ressemble de plus en plus –, dûment branchée sur des compétences, se soit acquittée de sa mission haut la main, amassant, juxtaposant, mixant selon des proportions fluctuantes et parfois problématiques, agençant une mosaïque de signatures qui donnent à penser aujourd’hui les conditions de notre contemporanéité. Malgré une histoire en marche, menaçante et menacée, malgré une structure de multi, d’inter- et de trans-rattrapage avec l’Histoire, et ce, moins d’un siècle après les revues très territoriales comme Mind ou Revue philosophique de la France et de l’étranger fondées en 1876, toujours actives, ou l’étonnant Journal of Speculative Philosophy fondée par un groupe d’hégéliens l’année même de la Confédération canadienne à Saint-Louis (Missouri), ville créole qui ne fut pas inconnue des voyageurs, marchands et trappeurs canayens après la Conquête. Ô Herr Prof. Hegel, daigne ouvrir un œil phénoménologue sur ces descendants « lassés du bric-à-brac (Rüstkammer) historique de la vieille Europe »[10].

Quatrième épiphanie :

Comment écrire dans l’ironie des redondances exotiques?

Jeunesse et vieillesse d’un certain Nouveau Monde, impulsion et dérision parfois des lauriers, grandeur et servitude rétrospectives du philosophe endocolonisateur qui n’a peut-être pas su faire sa révolution ou bien raconter le lien de son évolution, et qui doit un peu taire sa devise automobile « Je me souviens » sans pour autant oublier d’afficher la contemporanéité de son environnement mental qu’il interprète comme la garantie même de son universalité : nous sommes maintenant entrés dans le vif du Sujet historico-philosophique même si ce dernier est absent de la table des matières de Dialogue/Dialogue. Cela peut se comprendre tantôt à l’échelle collective, tantôt sur le marchepied élitiste. Puisque l’on ne s’est pas préoccupé de donner du sens à la longue durée coloniale segmentée selon les besoins urgents et le lot de chaque génération, puisque le schéma de reconnaissance des lieux monumentaux n’est pas encore acquis, ruminé, réfléchi, intégré à tous les départements de philosophie, personne ne se surprendra de ce que l’on n’ait pu encore proposer un schéma d’interprétation d’une même histoire transatlantique qui pourrait établir courants, différences ou redondances, ni surtout fournir un schéma de créativité qui pourrait ruser de l’intérieur, intégrer les matériaux coloniaux d’une histoire à un style de recherche philosophique. Histoire coloniale devenue provinciale subsumée sous un discours philosophique qui en réfléchirait la raison d’être, raison autrement suffisante. Au fond le seul blocage, c’est le stigmate honteux des origines, le seul remède, une philosophie de l’histoire au fil d’une narration pertinente voire aussi ironique. La voie qui se dessine est certes semée d’embûches mais de grâce, ne tentez pas d’effacer le stigmate déjà-là en répétant le vade-mecum des raisons exotiques (davantage folklorisantes) que philosophes-publicistes invités, de passage ou adoptés par les élites, déposent (ou recueillent…) sur les lèvres de leurs amis cicerones et pied-à-terre très québécois depuis le bon Xavier Marmier jusqu’à Michel Serres en passant par Étienne Gilson qui a intronisé les bûcherons et la langue des Canadiens sous la coupole de l’Académie française, Marrou, de Corte, Berque, Faye de la revue Change, Lyotard ou Derrida voyageur au sud – le mandat invisible d’une certaine Europe verbomotrice en Amérique, sacré Chateaubriand qui a failli périr aux chutes du Niagara. L’intérêt de philosopher ici? Au fil des exotismes : simplicité naturelle, anti-décadente, calme nordique, magma pathologique à consoler, voisinage anglo-américain si convoité (confluent, plaque tournante ad libitum), animation viscérale ou modernité exemplaire. En fait prouesses un peu kitsch[11]. Mais leur philosophie spontanée de l’histoire offre à peine du cartilage aux chiens du Labrador.

Voilà, le globe terrestre est sur la table, les fenêtres de votre bibliothèque sont givrées, quelques paires de bas traînent sur les calorifères. Déposez les trois premières épiphanies dans une boite noire et recommencez à zéro. Oui, zéro. Abandonnez-vous à la surprise d’une intuition simple, abrupte, héritée peut-être du rire de Humpty Dumpty. À vue de nez, l’histoire entière de la philosophie au Québec ressemble curieusement à l’histoire nationale des « Canada » telle quelle. Foin de rêverie dans l’étable idéogonique, idéologique. Exactement comme la philosophie allemande ressemble à l’histoire nationale (enclavée, « ténébreuse », ambivalente) de l’Allemagne depuis Luther, comme la philosophie française ressemble à une France qui ne fut jamais « éternelle » – et qui a été en partie endocolonisée par l’Allemagne depuis la vaporeuse Mme de Staël jusqu’à l’embrouillamini heideggérien, parodie de leur linge sale –; comme la philosophie espagnole (effacée en France et au Québec) ressemble à l’histoire nationale de l’Espagne depuis le siècle d’Or jusqu’à l’école de Madrid en passant par ses disséminations « nationales » et la cassure indienne en Amérique du Sud; comme les philosophies britannique insulaire, américaine-U.S.A., italo-romaine, russo-soviétique, etc. Ainsi un drame pseudo-languissant se comprendrait par une autre mise en scène langagière de déterminations au pro rata d’une dramaturgie internationale. Pas très malin, indeed, je dis bien « ressemble ». Mais dans le domaine de son Universalité et de ses objets, dira-t-on, en quoi aujourd’hui l’histoire de la philosophie au Québec se distingue-t-elle des autres Histoires et des autres praxis philosophiques x, y, z? Question ô combien subtile : des contenus spécifiques (via les thèmes politiques, religieux, littéraires)? le traitement agressif des sources-ressources de l’enclave? Mais on est si gentil. Ou plus simplement une marque distinctive paradoxale, celle de ne se distinguer des fragments de moult lieux communs que par le processus d’entretien, la maintenance. Reprenez le petit répertoire des justifications exotiques ci-haut et songez, par exemple, aux ressorts et aboutissants de la Révolution tranquille en philosophie. Sur la toile de fond d’une québécitude-wilderness ouverte par la création du ministère des Affaires culturelles (1964), force est de constater – je survole le déferlement des idées post-Berkeley-post-Mai-68 (heureux pour d’autres raisons) – après le capharnaüm des nouveaux agendas et le libérant Référendum : la révolution philosophique fut la conquête d’une rising class récitant sur le tas la leçon de ses exoconquérants. Néons anglo-américains et mis à part le cas d’espèce éclairant Études Médiévales, le Canadien français comme héritier fidèle « du plus pur Moyen Âge » (Lacroix), candélabres germano-français, et encore, que des sources cotées, sûres. Nul wit, nul risque. Mêmes habitudes et habitus de lecture dans la niche, le commentaire sur commentaires sans brèches : hyperdidactique de la régénérescence par la standardisation des idées, la componction institutionnelle des anciens régimes, l’écriture aplatie et mortuaire.

Avant les désintégrations

Puisque de toute évidence l’histoire entière de la philosophie au Québec participe de la philosophie qui l’englobe, quel est donc le mode de son intégrité ou de son intégration aux divers Sujets historico-philosophiques présents dans l’enclave, qui savent par ailleurs afficher eux-mêmes leurs prédicats nationaux? Choisissez parmi ces partitifs. Représente-t-elle un bloc de même nature, une portion ou pro-portion, une quantité fluctuante, une lichette, un lambeau à couper peut-être, des bribes, des éclats-copeaux ou encore les résidus mêmes de la fragmentation – schéma à développer : la philosophie au Québec comme produite par ses porteurs de sources étrangères et ses scieurs de paradigmes : ne possédant pas la clé de leur énigme, ils collectionnent les contenants et thésaurisent le bran de scie –? Ou autrement sur l’épiderme des sujets, une protubérance, une excroissance pathologique, la bosse d’un choc culturel? Ou plus intéressant à condition de le montrer, in morceau de puzzle théorétique dont l’absence serait criante, l’ingrédient actif dans l’émergence locale des propriétés définies de toute philosophie (doute radical, intériorité passionnelle)? Changez finalement de décor métaphorique : une graine de semence d’une espèce nouvelle encore innommée? À vrai dire, l’embêtant avec ce dernier « partitif » biologique lorsqu’on le soumet au microscope de l’épistémologie historique, c’est que la semence semble être déjà clivée, morte-vivante, ne parvenant à se développer qu’à l’intérieur d’un moment-sachet de graines dont toutes les espèces philosophiques (entre elles endoconflictuelles) sont repérables ailleurs, là plus anciennes, ici altérées bien qu’elles ne soient pas introduites comme une vulgaire macédoine, et « sautant » à travers une série de moments-sachets qui s’emboîtent sans que le précédent n’ait été déchiré, ouvert, reconnu tel quel. La province de Québec serait ainsi le paradis de la transplantation et de la renaissance des idées, à la condition unique qu’elles soient mortes-vivantes, intégrables à un corpus amnésique ou à n mémoires de traumatismes bien compartimentés qui ratureront l’idée même d’un continuum historique. Cela se tamponnerait fabriqué au Québec ou « tout au contraire » made in Canada : jamais le négoce philosophique ne requiert de se spécialiser dans la provenance des espèces, leur hinterland; cependant il force à oublier l’origine coloniale des emballages et même à exulter de la conviction qu’il n’y a aucun rapport déterminant entre marque de commerce et contenu transcendant des griffes. Confiance aveugle dans les serres chaudes. Stupéfiant, ce manque officiel d’air frais et d’espace pour matières grises au nord du 45e parallèle, n’est-ce pas?[12] À moins que l’ensemble morcelé de toutes ces formes bizarroïdes et leurs contenus conjoncturels explique en fait l’évolution unique (malgré et grâce aux accidents de parcours) de ce germe éclos en Nouvelle-France depuis le XVIIe siècle, à l’ombre des futures « Ratio Studiorum » mises en place par les braves pères Jésuites et autres congrégations, atomisée, et dont la profonde sécurité tantôt hors des Europes, tantôt hors de l’Amérique devenue U.S.A. ne manquerait aujourd’hui que d’être nommées, taxées par une science écobiologique des milieux et surtout des résistances contre-institutionnelles, ordonnée et projetée sur de vastes graphiques (catégories de noms propres, dates en parallèle, figures géométriques et vecteurs), reconnue et assumée compte tenu du miracle paradoxal d’un même triomphe lisible à travers un même exotisme contemporain.

La province de Québec représente l’ultime reliquat de l’Inconscient euro-américain dans l’histoire du voisinage atlantique. Savoir cela est un bon point de départ : avec une telle expérience, il suffirait d’un rien pour basculer cet Inconscient au soleil de l’intelligible, émancipé. En tout état de cause familiale et nord-américaine, personne ne sortira indemne de la profonde ironie de la situation : l’histoire entière de la philosophie canadienne-française ou québécoise possède une valeur exemplaire et universelle parce qu’elle a toujours su garder contact avec des philosophies territorialisables, elles-mêmes en instance de fragmentation et d’expansion et bouchant chaque « ouverture au monde » ici, précisément parce qu’elle s’est constituée sur le mode endocolonial jusqu’à saturation, mais aussi jusqu’à ne plus devoir acquiescer à la loi du milieu qui fut celle du silence.

Halloween 1986 – Pentecôte 1987, abrégé pour la Saint-Valentin 1988


Notes

* Robert Hébert, « Fracture endo-coloniale. Autour d’un anniversaire et de quelques identités », La petite revue de philosophie, vol. 11, no 1, 1989.

[1] Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Maëstricht, 1777, t. 6, p. 130; exemplaire consulté au Département des livres rares (Université McGill). Malgré les censures royales et la mise à l’index, nombreuses éditions et impressions de ce best-seller jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

[2] À ce sujet, suivre la réflexion de Louise Marcil-Lacoste qui s’intéresse aussi aux questions du féminisme en philosophie, « L’essai en philosophie : problématique pour l’établissement d’un corpus », L’essai et la prose d’idées au Québec…, Archives des Lettres canadiennes VI, Montréal, Fides, 1985, p. 211-242. Sous-titres évocateurs, « L’esquive victimologique », « La praxis dédaignée », « Sous la pression du pluriel : la tâche d’exister »…

[3] Sur cette histoire précise et surtout la restauration du thomisme à la fin du XIXe siècle, cf. Yvan Lamonde, La philosophie et son enseignement au Québec (1665-1920), Montréal, Hurtubise HMH, 1980. Mises à part quelques allusions et une mention des « adaptations coloniales d’un plan pédagogique métropolitain » (p. 49), Lamonde (directeur du Centre d’études canadiennes-françaises à l’Université McGill) ne se sert pas des traits généraux de la société coloniale pour comprendre l’immense matériau en cause alors qu’au Brésil, au Mexique et même aux U.S.A. Le thème des vicissitudes ou linéaments fondateurs articule la table des matières. À sa décharge, disons que nous n’avons encore aucune histoire intellectuelle du Québec – au sens collectif et interprétatif de l’expression.

[4] Sur ce philosophe exemplaire qui devrait trouver lecteurs et traducteurs au Québec, on peut lire The Latin-American Mind, tr. Abbott and Dunham, Norman, University of Oklahoma Press, 1970, ainsi que Solomon Lipp, Leopoldo Zea. From Mexicanidad to a Philosophy of History, Wilfrid Laurier University Press, 1980.

[5] Après avoir rapproché d’une manière prudente philosophes africains et philosophes (ou intellectuels) québécois de la Révolution plus ou moins tranquille, Stevenson écrit : « Perhaps a new stage of maturity has been reached, a stage of rooted cosmopolitanism. Or perhaps there is arising a new form of self-destructive, intellectual colonialism: s’engéniant à surmonter ses tares, ils s’inventent de nouveaux fléaux [sic]. It remains to be seen », Dialogue, XXV (1986), p. 29. De ses collègues pris avec le problème des philosophes immigrants qui raturent l’intérêt même de l’histoire canadienne, il parle d’un « higher degree of false consciousness among the natives about their colonial mentality », ibid.

[6] Traduire dans un contexte plus large (éducatif, culturel) les interventions de Maurice Lagueux, « Le plagiat inconscient ou l’illusion de penser », Le Devoir, 23 et 24 août 1982. Dans un courrier des lecteurs (20 septembre), quelqu’un ajoutera une autre forme de plagiat : celui des universitaires dans leur enseignement.

[7] Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Paris, Minuit, 1985; bref excursus dans la section « L’endroit du réel ». « L’appellation fâcheuse de aqui nada (“ici il n’y a rien”) efface le Canada de la mappemonde, le désigne du moins comme indésirable et inhabitable. Mais c’est le sort de tout ici que d’être inhabitable… Ici est lié à la pauvreté, au dénuement », p. 69. Suit une allusion à l’œuvre exemplaire de Beckett. Rappelons que Rosset qui a enseigné à l’Université de Montréal a été chargé par Gallimard d’authentifier l’identité de l’auteur Réjean Ducharme; cf. Le Monde des livres, 27 janvier 1967.

[8] Imaginez cependant si Lahontan ressortait le Huron Adario de sa réserve, ombre fictive du chef Kondiaronk, et le faisait dialoguer avec les contemporains : colonisateurs colonisés, s’endocolonisant au nom de l’interprétation gagnante, couronnes, autels et néo-bibles. Cf. Dialogue avec un sauvage, préface de M. Roelens, Paris, Éditions Sociales, 1973.

[9] Pour incongrue que paraisse l’expression « fracture endocoloniale » – en grec, la préposition endon signifie « à l’intérieur de » et il semblerait que ta endina « les intestins » y soit relié; d’où l’usage descriptif et méthodologique que l’on peut faire de l’expression « luttes intestinales » –, c’est en relisant les 750 pages des Matériaux pour l’histoire des institutions universitaires au Québec (Cahiers de l’ISSH, 1976, 2 tomes), que le problème (très provincial) de la philosophie m’est soudain apparu. Autant par l’amalgame des contenus et le style de légitimation (Laval, Montréal, McGill, UQAM) que par la configuration de tons chez les commentateurs invités (ou curieusement absents) : tantôt inquiets, écorchés, tantôt carapacés, pontifiants, promotionnels. La fracture que j’indique joue sur plusieurs fronts (provincial, national, atlantique).

[10] Cf. Hegel sur l’Amérique pays de rêve, circa 1825, La raison dans l’histoire, tr. Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 1975, p. 242. Ailleurs on peut lire (sans spécification) : « La mort naturelle de l’Esprit d’un peuple peut se manifester par la nullité politique. C’est ce que nous appelons l’habitude. L’horloge est remontée et marche d’elle-même. […] Il devient province d’un autre peuple où prévaut un principe supérieur », p. 90-91.

[11] Le terme kitsch vient d’être remis à l’honneur dans le dernier roman de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, sixième partie. Voir l’interview avec Louis Chantigny dans la maison Gallimard à Paris, « J’aurais bien aimé vivre au Québec », Le Matin, vendredi 13 mars 1987. Non sans un certain exotisme cordial : « Quelle fraîcheur comparée à la vieille Europe et ses hiérarchies rigides ».

[12] Il y aura sans doute intérêt à se régénérer par la littérature et les arts. Cf. Robert Hébert, recensions du collectif Philosophie et littérature, Philosophiques, vol. X, no 1 (1983) p. 188-191 et « Sans trop mâcher les mots, percevoir. Contribution au Réjean Ducharme, Nietzsche et Dionysos de Renée Leduc-Park », Philosophiques, vol. XI, no 1 (1984), p. 191-202. Cet ouvrage pose aussi le problème fascinant du rapport ou du hiatus entre les exoréférences de la critique et l’innocent auteur. Autrement, lire ma réception de la performance de Laurie Anderson au Spectrum de Montréal : « Heart of the Brave, Home of the Brain. Transposition… », Revue et corrigée, IV (1984), no 1, p. 7-12.

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