Par Émilie Dionne, chercheure postdoctorale en pensée politique et féministe à la University of California, Santa Cruz
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Il y a quelques semaines, j’ai rencontré Chris Lloyd, candidat indépendant dans la circonscription de Papineau à Montréal. Chris Lloyd vit dans la circonscription depuis huit ans avec sa conjointe et ses deux enfants. C’est un artiste de formation, diplômé en arts interdisciplinaires et sa pratique artistique porte sur l’art conceptuel.
Chris Lloyd s’est fait connaître au Québec et au Canada lorsqu’il s’est présenté à l’hiver 2015 comme candidat conservateur dans la circonscription de Papineau. Membre du Parti conservateur depuis 2005 (de même que du Parti libéral et du Nouveau Parti démocratique à la même époque), Chris n’a fait face à aucune opposition ou résistance, tout juste un entrain animé, de la part des conservateurs lors de sa nomination. Mais, en mai 2015, suite à un reportage mené par la chaîne CBC, Chris Lloyd s’est fait « démasqué » et le Parti conservateur lui a montré la porte. Puis, à la fin de l’été 2015, Chris a refait surface en parcourant les rues pour installer ses affiches. Il se présente à nouveau comme candidat, indépendant cette fois, avec un slogan univoque : Certainement pas Justin (« Certainly not Justin »), et une plate-forme peu usuelle disponible sur son site web.
Pour mettre l’art et l’environnement
au cœur de nos préoccupationsPour une réforme électorale
vers la représentation proportionnellePour nous libérer d’un système éculé
qui privilégie les partis politiques et la partisaneriePour limiter le pouvoir du bureau du Premier ministre
Pour dénoncer les salaires démesurés
des députés fédéraux(si je suis élu, je reverserai la moitié de mon salaire aux organismes communautaires de Papineau, soit 83 700 $ par année)
Nouvellement arrivée dans la circonscription de Papineau, je n’étais guère au fait de la controverse entourant Chris Lloyd. Je me trouvais dans un café du quartier Villeray lorsque Chris a fait son entrée pour y rencontrer une personne en entrevue. Sans avoir voulu écouter leur conversation, leur échange a piqué ma curiosité, notamment le fait que son engagement politique relève davantage de l’art que de l’engagement politique. Autrement dit, la politique est son « matériau » artistique.
Dans un contexte où le public se voit bombardé d’un discours politique et médiatique dénonçant l’apathie politique citoyenne, l’intervention artistique de Chris Lloyd en politique m’est apparue un témoignage vivifiant des formes diverses que la participation politique peut prendre, une participation qui compte et se doit de compter – et ce, même si (et peut-être justement parce que) elle ne se plie pas à l’image que l’on se fait traditionnellement de l’engagement politique citoyen.
Peut-être doit-on s’engager à faire que ces modes non conventionnels de participation politique comptent, justement, en ce qu’ils remettent en question la conception hégémonique et les mécanismes traditionnels de participation politique dans notre société.
Le jour même, j’ai écrit un courriel à Chris Lloyd. Je lui ai brièvement dit qui j’étais et pourquoi je désirais le rencontrer. Je présente ici, au lectorat de Trahir, mon entrevue menée le 19 septembre avec Chris Lloyd.
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Émilie : Candidat indépendant dans la circonscription de Papineau, vous êtes un artiste, et vous avez commencé à vous intéresser à la politique de manière artistique en 1998, notamment avec le projet de lettres au Premier ministre. Pouvez-vous nous expliquer un peu ce projet?
Chris : J’ai entamé ce projet en 1998. Il faut savoir qu’envoyer des lettres au Premier ministre et aux élus est gratuit; on n’a pas à apposer un timbre. À l’époque, j’étais étudiant et je voulais faire connaître la vie d’un étudiant en arts avec une personne qui est dans les médias et a accès à une tribune, comme les chefs de parti politique ou les dirigeants d’un pays. Les gens se posent énormément de questions, sur les partis politiques, et sur la direction politique des choses. Mais lorsqu’on se pose des questions sur la direction que doit prendre un pays, c’est toujours à partir de la politique. Mais, si le public connaît bien les personnages politiques, il sait très peu de choses sur ce qu’ils et elles font, au quotidien; qui ils sont. Pourtant, je pense que, même si les gens disent que la politique ne les intéresse pas, les gens sont extrêmement politisés. Les activités quotidiennes sont des activités politiques. « The personal is political. » C’est dans cette idée que j’ai entamé mon projet de lettres. Et, sans avoir adopté une voix politique proprement dite, depuis 1998, j’écris ces lettres sous forme d’un journal intime et je parle des choix qu’une personne est appelée à faire dans la vie en général. Je crois que les choix qu’une personne fait, chaque jour, relèvent de la politique. Ils sont liés à la manière dont une personne vit. Mes lettres abordent donc les choses banales de la vie, la vie banale, le quotidien, les petits choix de vie, comme par exemple la gestion de la famille, la pratique artistique en ce qui me concerne, et puis, comment payer son loyer et ainsi de suite. Mon but était aussi de partager la vie du milieu artistique et des artistes. Le public en connaît très peu sur les artistes, sur leur milieu culturel. Les médias ne s’intéressent pas tant à la vie culturelle et artistique, ce qui se passe dans ce milieu, comme les expositions et les vernissages. C’est plutôt ironique, selon moi. D’un côté, il y a tant de temps d’information accordé aux équipes sportives professionnelles, mais si peu aux expositions artistiques. Et, comme artiste, j’avais envie de faire connaître la réalité quotidienne d’un artiste, et de parler de ma communauté. C’est de cela dont je parle, dans les lettres. D’abord, j’envoyais des lettres dans l’idée de recevoir une réponse de la part des élus. Mais je n’ai jamais reçu de réponse, personnelle cela va sans dire. Des accusés de réception, bien sûr, mais aucun contact personnel et direct avec le Premier ministre ou son bureau comme tel. C’était un projet de longue envergure. J’ai débuté en 2001 et je n’ai jamais cessé.
Émilie : Je trouve bien intéressant le matériau de votre pratique artistique; ici, la politique. Vous utilisez le format des lettres et du journal intime. Votre objectif était donc de donner une nouvelle texture et une matérialité – un corps, finalement – à la communauté à travers les lettres, tout en passant par la politique et les médias. Écriviez-vous toujours les lettres sous forme de journal intime, ou vous arrivait-il de les écrire dans le style de la correspondance?
Chris : En fait, le style change parfois, et le format. Par exemple, je change le genre de questions et j’aborderai peut-être des enjeux politiques spécifiques. Mais, les lettres sont toujours écrites dans un langage familier.
Émilie : Pourriez-vous me donner un exemple du genre de questions posées?
Chris: Maintenant que je sais que je ne recevrai pas de réponse, je pose toute sorte de questions, et de manière humoristique. Mes questions ressemblent sans doute à celles des journalistes; des questions rhétoriques qui sous-entendent déjà les réponses que les politiciens vont donner; des questions et des réponses sans surprise. Les politiciens évitent tant les questions. Alors, je pose des questions farfelues. Je touche des enjeux politiques, parfois, et des enjeux quotidiens. Par exemple, je vais poser une question quant au rôle de parent : je leur demande s’ils ont des trucs pour faire dormir les enfants, des choses comme cela.
Émilie : Et que faites-vous, par la suite, avec les lettres? Où se trouve l’objet artistique?
Chris : C’est vrai que c’est un objet un peu immatériel, puisque j’envoie maintenant surtout des courriels. Mais je sauvegarde tous les fichiers. Et cette « matière » reste longtemps entre les expos, même si c’est un projet un peu invisible ou presque. Il m’arrive aussi d’exposer mes lettres sous forme de livres.
Émilie : On parle de combien de livres ou de lettres?
Chris : Plus de 3000 pages. Normalement, je crée un livre par année.
Émilie : Combien d’expositions avez-vous à votre actif? Et elles se présentent sous quelle forme?
Chris : En ce moment, j’ai deux expositions dont l’une a débuté la semaine dernière à Toronto. Pour cette exposition, toutes les lettres sont disponibles en ligne. Elles sont publiées sur le site web. La semaine prochaine, à Halifax, on imprimera les lettres et les présentera sur des socles. La dernière fois que j’ai fait une exposition murale, dans une galerie, c’était en 2005. J’avais écrit la date sous chacune des lettres. C’est la manière d’exposer la plus intéressante pour moi et selon moi puisqu’elle voit le chiffre exact de mes lettres, un chiffre qui atteignait peut-être 1000 lettres en 2005. Mais, depuis 2006, j’ai remarqué que mon intérêt pour ce projet commençait à décliner. C’était lors des premières années du gouvernement Harper. Il m’ait même arrivé de ne pas écrire de lettres pendant 3 ou 4 mois.
Émilie : Et c’était directement lié à l’arrivée du gouvernement Harper, ce déclin?
Chris : Oui, mais il s’est aussi produit toutes sortes de choses dans ma vie. Je me suis marié en juin 2007. Ma conjointe a trouvé un emploi à Montréal le même été. Et, comme le travail artistique n’est jamais évident, toutes ces choses m’ont bousculé, et je n’avais plus le temps ni la tête à m’adonner à ma pratique artistique.
Émilie : Quand avez-vous commencé à fomenter votre projet de candidature politique?
Chris : Cette année, en 2015. Je dois spécifier que ce projet donnait suite à un autre projet, de longue date que j’avais débuté en 2011. Suite à la nouvelle victoire des conservateurs, je commençais à me résigner quant au fonctionnement du système politique et à la manière dont les partis politiques choisissent les candidats. Au même moment, j’ai commencé à regarder les résultats pour le Parti conservateur ici, dans le comté de Papineau. Cela m’avait étonné de constater leur impopularité. Ils étaient arrivés en 4e place aux dernières élections, une tendance qui perdure depuis les années 1980. Il leur est arrivé d’être dans la course de manière plus serrée, mais ils ne sont jamais parvenus à élire un candidat dans la circonscription. Je trouvais que c’était normal, pour les grandes villes qui sont toujours soit libérales, et rarement conservatrices. Mais, je trouvais surprenant qu’ils soient toujours en 3e ou 4e place, et jamais dans la course. J’ai commencé à me demander pourquoi et, au même moment, se tenait le congrès du Parti conservateur. C’était tout de suite après les élections. C’était à Ottawa. J’étais membre du parti, alors, et j’y suis allé.
Émilie : Quand êtes-vous devenu membre du parti?
Chris : En 2008. J’ai adhéré au parti pour une période de cinq ans. Je m’intéressais alors à la manière dont les partis fonctionnent, pas seulement le Parti conservateur, et je suis aussi devenu membre du Parti libéral et du NPD la même année. J’étais curieux de voir quelles étaient les différences et les similarités quant au langage employé, et l’information que les partis partagent avec leurs membres. Je suis allé au congrès national en 2011 et j’ai contacté les membres du conseil exécutif du parti dans la circonscription de Papineau. Je leur ai demandé si je pouvais me présenter dans la circonscription. Ils ont approuvé ma requête avec unanimité. Il n’y avait aucun autre membre qui s’intéressait à cette circonscription.
Émilie : Et quel était votre objectif, à ce moment-là? Toujours artistique?
Chris : Oui, artistique, mais aussi activiste. J’étais déçu des dernières élections, du fait qu’on avait donné le pouvoir aux conservateur avec seulement 39 % des électeurs, et avec un taux de participation de 60 %. Si on décortique tous les chiffres, on voit que notre système privilégie les partis et que seuls 25 % des citoyens d’un pays peuvent élire le parti qu’ils souhaitent. Les gens de gauche qui suivent la politique savaient bien comment les conservateurs ont dirigé le pays. Ils ont toujours adopté des comportements abrasifs, combattifs et mis en place des politiques d’évasion. Leurs motions ont été battues par les membres deux fois et ont fait des choses quasi illégales, mais ils ont tout de même réussi à gagner les élections. Ça m’a fait paniquer. J’ai commencé à regarder les partis d’une autre manière, parce que même si les partis sont majoritaires, reste que le candidat conservateur de la circonscription de Papineau n’a aucun pouvoir au sein du parti, du gouvernement. En fait, la seule personne qui soit membre du parti conservateur ici, dans la circonscription, et qui soit allée au congrès en 2011, c’est moi. Et c’est juste à Ottawa. Il ne faut que payer les frais d’inscription. Cela m’a incité à m’impliquer davantage dans ma communauté. J’ai alors décidé d’infiltrer le Parti conservateur pour observer son fonctionnement de l’intérieur, la manière dont le parti adopte les politiques du parti, qui régiront le pays. Au fil des ans, j’ai vu qu’il y existait un décalage entre les véritables membres du parti et les gens comme Stephen Harper qui dirige non pas seulement le parti, mais le pays entier.
Émilie : Que voulez-vous dire, par décalage?
Chris : Au congrès comme dans la communauté, quand on passe du temps avec les membres du parti, on voit bien qu’ils ne sont pas toujours en accord avec le fonctionnement du parti et la ligne du parti. Mais ils acceptent ce qui se passe parce qu’ils considèrent que c’est le prix à payer pour faire passer les projets de lois qui les intéressent. Stephen Harper n’écoutait pas les gens qui constituent sa base en fait, comme les groupes religieux ou les groupes anti-avortement. Il sait bien que s’il prend une ligne qui tend trop vers l’extrême-droite, il perdra le soutien des autres, ou encore des anciens progressistes-conservateurs de l’ère de Joe Clark. Autrement dit, Harper prend beaucoup de décisions qui satisferont les dirigeants de compagnie ou les corporations, mais pas nécessairement les membres conservateurs ordinaires, les citoyens qui voudraient payer moins d’impôts par exemple. Quand on regarde les faits, les conservateurs n’ont pas accompli ce qu’ils avaient promis. Il y a un manque de communication flagrant au sein des partis, notamment pour devenir membre d’un parti ou pour s’impliquer dans le processus politique. J’en suis un exemple vivant ! Dès 2011, j’ai commencé à m’impliquer dans l’association de la circonscription et je suis devenu président en 2012. J’ai gardé ce titre-là jusqu’à mon élection comme candidat conservateur en 2015. Même en matière de participation au sein du parti, j’ai trouvé que les processus de communication pour les circonscriptions qui ne sont pas des circonscriptions clefs sont défaillants. Toutes les circonscriptions n’ont pas le même poids politique. N’importe quel président d’association ne peut pas parler avec Stephen Harper.
Émilie : Donc, vous voyiez une hiérarchie, une classification, entre les membres, les circonscriptions et les candidats.
Chris : Oui. En même temps, c’est sûr que, dans les quelques dernières années, j’ai commencé à réfléchir aussi à mon projet, à mes objectifs, dans tout cela. Je me questionnais sur ce que j’allais faire comme artiste avec toute cette matière. J’essayais de voir et de penser à ce que j’allais faire si j’étais élu comme candidat conservateur. Mon but était de le faire davantage dans une perspective humoristique. Mais j’avais toujours l’idée qu’il était possible que je sois élu. Ce n’est pas le cas. À ce moment-là, je voulais utiliser la stratégie du Parti conservateur pour ridiculiser leur plate-forme, ce qui, à mon avis, est si facile à faire! On n’a qu’à dire qu’ils sont les meilleurs pour diriger l’économie et tout juste les imiter. Lorsqu’on jette un coup d’œil à leur bilan, on voit clairement que la stratégie conservatrice visant à rehausser l’économie n’a pas du tout fonctionné. La dette nationale a augmenté sans cesse. Ils ont passé six ans à ne faire qu’accroître le déficit budgétaire ! Et ils disent qu’ils ont créé beaucoup emplois… Mais les chiffres disent autre chose. Et on constate que les politiciens ne font que mentir. Ils le font, toutefois, et répètent leur discours de manière si convaincante que la population oublie.
Émilie : Pour revenir au moment où vous vous êtes présenté comme candidat…
Chris : Je dois préciser qu’il n’y avait pas d’élections alors et pas d’autres candidats. La procédure veut que les autres membres aient deux semaines pour se présenter et s’opposer au seul candidat dans la circonscription. On a préparé tous les documents. J’avais besoin de récolter 25 signatures dans le comté et je suis le seul qui ait fait ces démarches.
Émilie : Et comment ça s’est déroulé, pour les élections, pour se présenter comme candidat?
Chris : C’est un autre processus qu’il faut faire auprès d’Élections Canada. Ce ne fut pas un problème, mais il fallait obtenir les signatures, cent pour être exact. Cela prend du temps, mais ça s’est bien passé. Et ensuite, j’ai dû le faire comme candidat indépendant. Mais, pour le Parti conservateur, j’ai simplement dû obtenir les 25 signatures, et remplir toute une panoplie de formulaires.
Émilie : Quand vous êtes-vous fait « démasqué »?
Chris : À la mi-mai. J’ai été candidat conservateur pendant 3 mois uniquement. C’est CBC qui a fait un reportage disant que c’était évident que je n’étais pas vraiment un conservateur, que j’avais d’autres intentions et que je cherchais à tourner en ridicule les conservateurs. Et c’est vrai. La CBC avait trouvé un article écrit par un étudiant de Fredericton qui avait publié quelque chose dans le journal étudiant de l’université Saint-Thomas suite à une présentation que j’avais donnée sur la vie d’artiste au mois de mars 2015. J’avais alors ouvertement parlé de mon projet de député et des choses que je pouvais faire, cherchais à faire et pensais faire comme candidat conservateur. Ça a pris un autre mois pour qu’un journaliste tombe sur cet article. Et le reportage de la CBC a suivi.
Émilie : Et pourquoi avoir donné cette conférence à Saint-Thomas? Quel était votre objectif? Vos attentes?
Chris : En fait, je voulais parler de ma pratique artistique. Je rencontrais un ensemble d’artistes autogérés. Il y avait environ 15 ou 16 personnes dans la salle et j’ai surtout parlé de mes autres projets. Mais, j’ai mentionné mon projet d’infiltration et cet étudiant a tout enregistré. Je n’étais pas au courant. En fait, avant ma présentation, j’avais demandé s’il y avait des membres du Parti conservateur dans la salle. J’ai mentionné que c’était un projet relativement secret. Et j’ai aussi précisé que je ne voulais pas en parler davantage, puisque le projet était en cours. Mais bon, peut-être que cet étudiant a pensé que ça allait faire une bonne histoire pour sa dernière année. Il a publié cet article et a partagé son enregistrement avec la CBC. En fait, lorsque j’ai été démasqué, j’ai même cherché à convaincre le Parti conservateur de me garder, en disant que c’était bon, pour eux, leur image, qu’un artiste rejoigne leurs rangs. Mais bon. Ils ont refusé. C’est l’attitude typique des politiciens, peu importe le parti.
Émilie : Mais, seriez-vous resté, avec les conservateurs, en tant que candidat conservateur? N’auriez-vous pas eu l’impression de vous être laissé « infiltrer » par votre objet artistique?
Chris : Eh bien, à ce moment-là, je voyais mon projet d’infiltration interrompu brusquement et j’étais extrêmement déçu. C’est un projet sur lequel j’ai bossé pendant quatre ans. Et, même si ce n’était pas un travail énorme, reste que j’étais allé à toutes les réunions et je ne voulais pas perdre l’ensemble de ce travail. Alors, j’ai essayé de les convaincre. Mais, le reportage de la CBC était sans équivoque. Et, en fin de compte, c’était plus simple, parce que je ne suis pas un comédien. Ce n’est pas mon métier de dire des mensonges. Oui, je suis un artiste, mais pas un acteur.
Émilie : Concernant votre projet et votre perspective artistiques, contrairement disons à la science qui cherche à instiguer une distance vis-à-vis son objet, la pratique artistique cherche à toucher et se laisser toucher par son objet. Il y a quelque chose de plus affectif, d’engagé et d’intime dans le rapport artistique. On ne sait pas nécessairement où on s’en va. Pareillement, vous vous êtes lancé dans ce projet sans trop savoir où cela vous mènerait. Aviez-vous réfléchi à tout cela, vos intentions et ce que votre objet artistique, la politique, pouvait vous faire, comment il pouvait vous transformer, vous toucher? Et comment avez-vous réagi tout au long du processus? Y a-t-il certaines choses qui ne se sont pas passées comme vous vous y attendiez?
Chris : Oui, parce que, en fait, pour prendre un cas particulier, quand j’ai mieux compris le fonctionnement interne d’un parti, la paperasse et tout, j’avais de plus en plus de doutes quant à la manière dont j’allais pouvoir transformer tout cela en projet artistique, toute cette matière bureautique! Bien sûr, ce n’était jamais clair pour moi, tout au long de ce processus, ce que j’allais pouvoir en faire. Vous connaissez le groupe « The Yes Men »? Ce groupe fait ce genre de choses, avec les élections, et leur pratique est parfois artistique. Mais c’est un groupe activiste et militant avant tout. Ils veulent changer la manière dont les choses se passent, en société, politiquement, et ils emploient des méthodes artistiques pour ces fins-là, dans un sens militant uniquement. Plus je m’impliquais dans ce projet d’infiltration, plus qu’il m’arrivait de penser comme les « Yes Men ». Mais, en même temps, il y a quelque chose de plus large qui relie toute ma démarche, un autre projet. J’avais repris avec une nouvelle ampleur le projet de lettres au Premier ministre. Je partageais tout, l’ensemble de ce projet avec le Premier ministre. Et ce que j’aime le plus, de ce projet, est que la personne qui détenait le plus d’informations sur ma démarche était la personne – les personnes – qui était l’objet du ridicule! Clairement, son équipe ne lit pas les lettres que le public lui envoie. Il n’y a pas de communication. Personne n’a été capable de faire un plus un, de voir que j’étais membre de leur parti depuis longtemps et, qu’en même temps, je les tenais aux faits de mon projet d’infiltration, de la pratique artistique qui sous-tendait mes démarches. J’étais toujours et déjà en train de me dévoiler, d’exposer mes intentions et ce, plusieurs années à l’avance, avant même que je ne devienne candidat. C’était évident que je n’étais pas un « bon candidat conservateur ». Il fallait juste lire quelques lettres. Ma vie personnelle est facilement accessible, par l’entremise de l’internet et des réseaux sociaux.
Émilie : Vous est-il arrivé de vous demander si on cherchait à vous prendre à votre propre jeu?
Chris : Oui. J’ai beaucoup de mes amis qui étaient suspicieux, aussi.
Émilie : Il me semble qu’on deviendrait paranoïaque, qu’on penserait à quelque chose comme « Big Brother ». « Que se passe-t-il? Peuvent-ils vraiment ne pas savoir? »
Chris : Oui, tout à fait ! Même mes amis qui ne comprenaient pas mon projet (et j’ajoute que je partageais aussi mes lettres et le projet dans son ensemble sur les réseaux sociaux) et des gens du public me contactaient en privé pour me demander : « Es-tu vraiment conservateur, toi? Me semble que… » Et même pour les gens incertains, après quelques minutes de conversation ou après avoir consulté mon site web, ils comprenaient que ce n’est pas sérieux. L’écran qui me cachait était si mince!…
Émilie : En fait, vous n’étiez pas caché. Il n’y avait pas d’écran.
Chris : Oui. En fait, cet écran donnait plus d’informations me concernant, contre moi, que l’information que j’avais fournie en remplissant les documents d’adhésion au parti. J’ai fait circuler mon site web aussi, et d’autres preuves de communication. J’ai donné tant de preuves ! En fait, les raisons que la CBC a employées pour me « démasquer » étaient des données que j’avais mises moi-même à la disposition du public. Tout ce qu’on avait à faire était de jeter un coup d’œil à qui je suis! Quel sorte de parti, de personne, ne parvient pas à voir qui j’étais?… Ils ont vu le veston, le jeu, la performance, ce qu’ils voulaient voir, et non pas l’information qui était essentielle, pour eux, finalement.
Émilie : À quel moment avez-vous senti que vous ne vouliez pas devenir un « Yes Man », faire de l’art engagé?
Chris : En fait, lorsque j’ai été démasqué, et que cette partie de mon projet s’est terminée abruptement, je me suis tourné vers le processus électoral dans son ensemble. J’avais fait beaucoup de démarches et en avais appris énormément sur les partis pour devenir membre et candidat, et pour connaître le fonctionnement des partis lors des élections.
Émilie : Étiez-vous toujours membre du Parti libéral et du NPD?
Chris : Non, mon adhésion était venue à échéance.
Émilie : C’est donc devenu votre nouvel objet d’art, le processus de participation aux élections?
Chris : Oui, cela, et le processus auprès d’Élections Canada, les procédures, les levées de fonds, la publicité, participer aux débats, échanger mes idées. Mais je le fais dorénavant comme artiste, et ne cache ni n’invente rien. Parce que j’ai eu à créer un personnage, comme candidat conservateur, j’ai dû faire des recherches pour cela. Les gens qui me connaissent savaient bien que c’était une performance, que je faisais ces choses de manière ironique. Mais, à ce moment-là, je ne pouvais dire que des mensonges. Alors que maintenant, c’est l’inverse; je change mon discours du tout au tout. Je suis un livre ouvert, autrement dit. Mes recherches, désormais, cherchent à m’identifier clairement, à me décrire et me présenter au public dans son ensemble. Je le fais à partir d’une nouvelle perspective, une nouvelle image; je me tourne vers le monde des arts et je le fais avec les arts, comme c’est le cas pour ma pancarte électorale où je me suis présenté sous la forme d’une bande-dessinée. Je joue un peu avec l’idée de l’écran, du masque, du personnage, comment les gens se présentent. Parce que, même pour les personnes qui sont et font de la politique, de manière traditionnelle, il s’agit de représentation et de performance. Je cherche à participer à même ces processus pour examiner l’effet et expérimenter. Bien sûr, je cherche aussi à continuer mon projet original, participer à une élection, et je poursuis mes autres projets en cours, celui des lettres par exemple. Et puis, la vie continue. Je continue à parler de cela, dans mes lettres, la gestion de la vie comme candidat politique, la conciliation entre le travail, la campagne et la famille. J’aborde les difficultés auxquelles se confrontent les candidats pour continuer à mener leur vie au quotidien et gérer tous les aspects de la vie. Mon objectif est désormais de participer aussi et d’aller un peu plus loin.
Émilie : Diriez-vous que vous êtes parvenu à créer des liens entre l’invisibilité qui vient avec le fait d’être candidat indépendant et la vie d’artiste en société, ce que vous abordiez plus tôt concernant la méconnaissance qu’a le public du milieu culturel et artistique?
Chris : Oui, un peu. Mais mon objectif est l’accès à la plate-forme du candidat politique en période électorale. C’est le seul moment où une personne peut s’afficher, finalement, mettre des pancartes, se présenter au public, parler dans des endroits publics et se faire entendre. Il y a beaucoup de choses que la loi électorale permet aux candidats, pour communiquer et rejoindre le public, et faire circuler des messages précis. Bien sûr, je pense que le système électoral doit changer, la représentation proportionnelle oui, mais pas uniquement. La situation est très difficile pour les candidats indépendants. Peu importe le parti qui dirigera le pays, même une coalition, ce sont des partis nationalistes qui pensent au Canada comme entité, comme bloc unique. Mais les représentants de circonscription font face à des choix difficiles lorsqu’il s’agit de bien représenter les gens de leur circonscription qui les ont élus. C’est le parti que les candidats cherchent à protéger, pas les citoyens. Mais si on mettait moins l’emphase sur les partis, il serait possible de prioriser d’autres enjeux qui répondraient davantage aux préoccupations citoyennes.
Émilie : C’est vrai qu’il existe un culte des partis au Canada. Et on voit ce culte aussi se reproduire parmi la population. C’est qu’on semble craindre la figure de cet individu indépendant qui se présente en son nom propre et unique, une personne qu’on ne connaît pas nécessairement, qui ne se tient pas derrière et avec une tradition. Sans doute que la population recherche l’obligation, l’attachement et l’affiliation derrière la personne. Plus tôt, vous disiez que lorsque vous avez été démasqué, vous vous êtes tourné vers la pratique indépendante, que vous avez vu alors ce qu’était la réalité et la différence de faire campagne comme candidat indépendant. Vous êtes donc revenu à votre projet de lettres de nouveau et avez changé son contenu. Vous abordez désormais des aspects comme la conjugaison entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Et, concernant vos projets artistiques, politiques et personnels, comme s’arrime tout cela? Que cherchez-vous désormais à rendre visible?
Chris : Je reste avec cette idée de l’importance de la vie banale, bien sûr. Maintenant que j’ai repris mon projet de lettres qui a toujours continué, bien sûr, mais à divers rythmes, et avec mon exposition à Toronto, les lettres sont de nouveau publiques. J’ai aussi réactivé mon site web. Cela faisait trois ans que je n’avais pas publié sur mon site. Après trois ou quatre ans, j’avais tout enlevé même. J’avais beaucoup réfléchi et décidé d’enlever les lettres, puisque j’hésitais alors avec cette idée de partager ma vie personnelle en ligne, alors qu’auparavant je ne partageais ce projet qu’avec une personne, le Premier ministre. En mettant les lettres en ligne, le projet prenait une autre forme – et moi-même, je l’abordais différemment. Il faut dire que ma lectrice la plus assidue, c’était ma mère. Et disons que parfois, j’écrivais en pensant à qui pouvait me lire ou en pensant à ma mère. C’était loin de mon objectif initial, soit d’écrire des lettres au Premier ministre uniquement, pas pour le public : c’est à lui d’avoir à répondre, pas à mère, au public, ou moi. Mais, à partir du moment où je me suis présenté comme candidat, et que les lettres sont devenues publiques de nouveau, le projet a pris une autre direction. Je fais désormais quelque chose qui va à l’encontre de ce que font l’ensemble des candidats aux élections et des personnes en politique. Je partage de plein gré le plus d’information possible. Je me mets à découvert. Parce que les partis font tout le contraire. Et c’est le conseil qu’on m’a donné au Parti conservateur, celui d’effacer toute trace qui pouvait entacher et causer de l’embarras au parti. Chaque candidat fait ce travail, d’effacer et de réécrire son passé pour se présenter. Il (elle) crée un personnage, finalement, une marionnette. Ils doivent cacher et effacer toutes les choses ridicules qu’ils ont pu faire ou qui pourraient nuire au parti, à son image. Mais dans mon cas, ce que j’ai fait dans les 15 dernières années est public et publié, et c’est facile d’avoir accès à ces informations. Oui, bien sûr, je cache certaines choses, comme tout le monde. Mais les lettres en révèlent énormément sur qui je suis, une personne inquiétante parfois, peut-être suspecte ou loufoque. Mais aussi une personne banale. Et c’est aussi ma façon d’aborder la politique désormais, de montrer qui je suis et ai été, me rappelant de mon passé, de tout ce que j’ai fait, même les choses ridicules.
Émilie : Croyez-vous qu’il existe une peur, répandue chez le public, mais aussi partagé au sein des partis politiques, des élus et des membres engagés, de voir la personne qui se présente telle qu’elle est? Il semble qu’on nourrisse un désir de voir émerger une personne qui serait sans tache, impeccable ou, du moins, apte à faire ce travail, à cacher et à effacer ce qui pourrait être une source d’embarras.
Chris : Oui, et je souhaite aller à l’encontre de cette tendance pour en exposer toute l’ironie.
Émilie : J’ajouterais que ce sont des menteurs que notre système crée, plutôt que des politiciens. Ce que l’on demande des candidats et des partis, tout ce travail d’effacement et de création de personnage, on les forme à devenir des menteurs qui, par la suite, ne sont plus crus ni écoutés sérieusement.
Chris : Exactement. On voit ce que les personnes qui font leur entrée dans le monde politique doivent faire. On le sait bien. Ces personnes doivent faire des choix peu éthiques, des choses à la limite de la moralité ou de la légalité peut-être, tout cela pour être élu, être au pouvoir. Ma façon d’aborder la politique est tout autre : je ne fais aucune promesse. Déjà, parce que je n’ai pas de chance d’être élu! Mais aussi, je ne ferai pas de promesse que je sais ne pas pouvoir tenir.
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Post-verbum
Chris Lloyd a beaucoup à nous apprendre sur la vie politique et sur les possibilités politiques, qui s’offrent aux citoyens. Comme il le rappelle, il est faux de croire que le public est politiquement désinvesti; c’est plutôt la définition que l’on donne – que les élus donnent – à la politique qui doit être revue. Son projet de lettres et d’infiltration du Parti conservateur démontre de manière flagrante qu’au moment où les partis politiques et les médias décrient l’apathie politique au sein de la population, le cas de Chris montre une toute autre chose : celui qui n’a pas cessé de communiquer avec le Premier ministre depuis 2001 nous fait voir que l’information ne circule pas tout en mettant en relief le manque d’intérêt et de curiosité des élus pour les citoyens qu’ils sont censés représenter. Qui plus est, Chris nous démontre toute l’ironie de l’appareil politique au Canada, lequel forme non pas des représentants politiques aptes à se faire la voix des citoyens, mais des metteurs en scène qui créent des personnages et deviennent maîtres de l’illusion et de la performance. On pourrait même dire que le système politique, en fait, est plus artistique que politique
Chris cherche à faire de la politique autrement, à démontrer que c’est possible de se présenter au public tel qu’on est et tel qu’on a été, sans chercher à réécrire le passé ni cacher ses gestes du passé. Il espère que cette manière d’aborder la politique trouvera écho dans la population. On peut en effet se demander si la population est prête pour un tel changement : bombardée d’informations, d’images et d’histoires, que deviendrait la politique si on n’avait plus à se demander quoi, parmi cet océan d’informations, est contes et balivernes, création et performance, mais une exposition crue des candidats dans leur ensemble, accompagnés de leurs fantômes et des gestes pas toujours glorieux qu’ils ont pu poser, par le passé?
Liens à consulter
Le site web de Chris Lloyd, candidat indépendant dans la circonscription de Papineau (d’où ont été tiré les photos et images dans le présent texte) : « Certainly not Justin »
Le projet de lettres de Chris Lloyd écrites au Premier ministre du Canada depuis le 1er janvier 2001 : « Dear PM »
La couverture médiatique nationale suivant la « découverte » du projet d’infiltration du parti Conservateur de Chris Lloyd :
- CBC News, 12 mai 2015, « Chris Lloyd, Conservative candidate, ‘messing with’ party »
- CBC News, 12 mai 2015, « Chris Lloyd, Papineau Conservative candidate, resigns »
- Le Huffingtonpost Québec, 12 mai 2015, « Le candidat conservateur Chris Lloyd qui devait affronter Justin Trudeau démissionne »
- The Star, 12 mai 2015, « Conservative candidate resigns amid reports Montreal candidacy was part of art project »
- Le Journal de Montréal, 12 mai 2015, « Le candidat conservateur Chris Lloyd démissionne dans Papineau »
- The National Post, 12 mai 2015, « Conservative opponent in Justin Trudeau’s riding resigns after admitting he was just in it as an art project »
- The Montreal Gazette, 14 mais 2015, « Letter: Chris Lloyd would have been Tories’ best chance in Papineau »
La controverse de Chris Lloyd à l’international :
- The Independent, 14 mai 2015, « Chris Lloyd: Canadian politics stunned as Conservative Party candidate reveals he is a performance artist looking to ‘mess with’ them »
La couverture médiatique de Chris Lloyd, candidat indépendant :
- TVA Nouvelles, 22 septembre 2015, « ‘Je ne suis pas un clown’ – Chris Lloyd »
La page Indiegogo de sa campagne et sa vidéo promotionnelle :