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Dormir debout, ou Christian Rioux passant sa nuit à République

Par Jean François Bissonnette, Paris, le 48 mars

Place de la République

Place de la République, Paris

Dans sa grande sagacité journalistique, Christian Rioux s’est tantôt avisé d’aller fureter du côté de la place de la République, afin d’observer par lui-même l’étrange phénomène qui s’y déroule nuitamment depuis plus de deux semaines : Nuit Debout. Contrairement à son maître à penser, l’académicien Alain Finkielkraut, fortement chahuté lors de son récent passage en ce lieu, l’anonyme Rioux, dont seuls les lecteurs québécois du Devoir ont la malchance de connaître les penchants réactionnaires, put, lui, y déambuler à loisir, et vérifier l’un après l’autre chacun des préjugés qu’il avait savamment conçus à l’endroit de ce mouvement.

Éclairés par tant de bravoure, car vu des beaux quartiers parisiens, celui-ci peut paraître effrayant, ses lecteurs apprirent ainsi que Nuit Debout se distingue d’abord par son odeur. À travers les volutes graisseuses des grillades de ces « fast-foods » qui, c’est vrai, sont les seuls à y pratiquer la quête du profit, subtil, le nez de Rioux « respire » aussi les parfums rances de « l’ado en mal de transgression, [du] militant anticapitaliste, [de] l’anarcho féministe et [du] hipster écolo ». Chez Rioux, la caricature vaut principe de catégorisation ethnographique. Cela s’accorde d’ailleurs avec la drôlerie de l’ensemble, puisque ces personnages burlesques sont tous protagonistes de ce qui n’est de toute façon à ses yeux qu’une immense farce, qu’il baptise la « Comédie du Grand Soir ».

L’étourderie de ces clowns, qui s’émoustillent au milieu des « funambules » et autres « cracheurs de feu », déclenche ainsi l’hilarité mal contenue du chroniqueur. Car tel Bozo ayant perdu ses culottes, le participant à la Nuit Debout cherche quelque chose, mais quoi? Il « ne le sait pas trop », et Rioux non plus. Prétexte à ce rassemblement qui essaime partout en France, la « loi travail » tant décriée y passe pour le symptôme d’un malaise plus profond, difficile à nommer, mais en tous les cas cocasse et bénin. Et en effet, les orateurs s’y succèdent, chacun y allant de sa petite rengaine : qui parlant « des Panama Papers », qui « des migrants », qui encore « de la légalisation de la marijuana, de l’Europe et même des corridas et des droits des animaux ». Insignifiantes, les causes sont au reste si diverses qu’une chatte y perdrait ses petits.

Que de maladresse dans cette expérimentation d’une parole horizontale, revendiquant l’inexpertise! Que de balourdise dans cette volonté de problématiser nos conditions d’existence, suspendues au bon désir du capital! Que de gaucherie dans cet exercice visant à définir un principe commun, fédérateur des luttes! On se tord de rire devant tant de confusion, mais heureusement, « l’ambiance » y reste toujours « bon enfant ». Malgré son sourire narquois, Christian Rioux (CR) semble bien apprécier, tout de même, le « spectacle » de cette « vaste foire festive », à l’instar de ces « policiers affables » (CRS), « Indiens » de pacotille, « qui patrouillent gentiment aux abords de la place » et qui, « pour éviter que quelqu’un se fasse mal », confisquent tantôt l’équipement de sonorisation, tantôt la soupe destinée à la cantine qu’ils renversent dans le caniveau. Même leurs bombes lacrymogènes nous font pleurer de rire, c’est tout dire!

Le rire est rassembleur, c’est bien connu. Si l’on n’était sûrs de la distance critique qui garantit son objectivité, on aurait pu croire que même le scribe Rioux y avait lui aussi laissé libre cours à son propre « besoin de communion ». Comme envoûtés, saisis par une sorte de transe « mystique », tels des « dévots » au contact des primitifs sylvestres, avec leurs « rites », leurs « codes » et leurs « mystères », les nuit-deboutistes évoquent en effet ces formes élémentaires de la vie religieuse, comme le disait Durkheim, cette espèce de passion préréflexive, cette pure joie d’être ensemble, sur laquelle se fondent les communautés sociales. Loin de l’austère militance des communistes de naguère, loin aussi du ressentiment des partisans de Le Pen, la Nuit Debout cherche à fonder sa politique sur des affects joyeux.

Car c’est bien dans la joie, répétée soir après soir, de se retrouver ensemble et de mesurer sa force grandissante, que Nuit Debout puise ses énergies. Bien conscients des dangers de l’obnubilation narcissique – c’est peut-être en arpentant la place que Rioux a lu ou entendu cette phrase de Slavoj Žižek qu’il cite, tant on l’y réitère souvent –, ses participants se questionnent déjà, depuis le début, sur la manière de transcender « l’instant présent », pour convertir cette accumulation d’énergies en une puissance capable d’un « grand projet ». Si l’inquiétude du lendemain en rassemble les participants qui ont toutes et tous un sens aigu de la précarité générale, c’est aussi l’espoir de construire ensemble un lendemain autre que celui qu’on nous prépare, dans un éternel retour du même.

C’est bien pourquoi l’exigence d’une « démocratie horizontale » portée par le mouvement se fait aussi intransigeante; pourquoi celui-ci, dans un retournement affirmatif de l’apathie politique grandissante, prononce son divorce avec cette autre version, corrompue, de la « démocratie », celle qui a pour « corollaire inévitable, la représentation », et dont se gargarisent les chefs de tout poil. Car la représentation, cela veut dire, après tout, la séparation: cette séparation entre gouvernants et gouvernés, qui n’est que la réplique de toutes celles qui, entre décideurs et exécutants, entre patrons et salariés, entre intellectuels et manuels, entre actifs et chômeurs, entre nationaux et étrangers, font de la société un champ de lutte, d’inégalité et d’exploitation. Nuit Debout récuse ces divisions, et appelle à la convergence; à la redécouverte, voire à l’invention, de ce qui nous est commun.

Rioux n’entend dans cet appel que « le chant du cygne d’une extrême gauche qui ne mobilise plus personne et qui s’étiole ». Thèse contre-factuelle, s’il en est une, tant les milliers de jeunes et de moins jeunes qui se pressent à République et dans plus de cinquante villes en France manifestent la résurgence, inespérée et inattendue, d’une contestation radicale de l’ordre établi. Certes, pour l’instant, « ça ne coûte pas très cher », comme disait Žižek, et même les plus militants s’interrogent sur l’avenir de la chose. Mais le premier succès du mouvement sera non seulement d’être parvenu si vite à secouer l’espace public, obligeant tout un chacun, même parmi les plus réacs, à parler de ce qui s’y passe. C’est d’opérer déjà, dans la tête et le cœur de celles et ceux qui s’y sont sentis appelés, un changement de culture politique. La soif de se retrouver, de durer en témoigne : si ses effets sont imprévisibles à long terme, il n’est plus, en revanche, de retour en arrière possible.

À l’œil vieilli des chroniqueurs descendus des beaux quartiers, il n’y a là qu’insignifiance. D’où une lecture sens dessus dessous de ce qui se passe, qui interprète tout à l’envers. S’il y a une chose de comique, quand il est question de la Nuit Debout, c’est bien la pitrerie de ces scribouillards qui marchent sur leurs mains. « Dans le monde réellement renversé, écrivait l’auteur de la Société du spectacle, le vrai est un moment du faux. » Lui qui n’y voit que l’ultime avatar de ce phénomène critiqué par Guy Debord, Rioux fait ainsi de la vérité de Nuit Debout un artefact du mensonge qui lui sert de pensée.

La contradiction ne sert ainsi chez lui aucune dialectique, mais le seul contentement de soi. Aussi, quoi de plus « boboïsé », quoi de plus « individualiste » que cette passion du commun qui nous rassemble, hein Rioux? Toi qui rédiges ta chronique comme « un gigantesque selfie pour dire que “j’étais là” », l’as-tu sentie, toi aussi? Allez, avoue! Ça ne te fera pas de mal, et nous non plus, d’ailleurs. On est « une faune sympathique et gentille », après tout. Pour l’instant.

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«C’est l’état d’urgence, c’est normal.» –Un quidam constatant la souricière de la police, place de la République, Paris, 29 novembre 2015

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30 novembre 2015 · 10:44

Déclaration commune pour le droit de manifester à Québec

Nous invitons nos lecteurs et nos lectrices à lire la déclaration et à la signer.

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Du non-droit de manifester

Par Peggy

Bonjour amies et amis, de près ou de loin,

Je vous fais parvenir cette lettre pour ajouter ma voix à ceux et celles (groupes, personnes, organismes, coalitions, collectifs) qui, depuis longtemps malheureusement, nous parlent de répression et de brutalité policières. Ceux et celles que, pour beaucoup d’entre nous, nous croyons à peine, dont nous diminuons l’ampleur des témoignages, que nous préférons ne pas croire.

L’intimidation, la violence, la brutalité et la répression qu’infligent aujourd’hui les membres de la Police sont bien réelles. Elles sont même banalisées par les discours médiatiques, par le silence de la classe politique au gouvernement; et depuis quelques mois, elles sont devenues systématiques, impunies, ignorées, diminuées, voire encouragées.

Cette année, ce sont les étudiant-e-s dont la parole n’est pas plus considérée que du crottin. Ils et elles ont été traîné-e-s dans la boue en plus d’être totalement et violemment réprimé-e-s. Ce sont les plaintes des groupes communautaires qui sont ignorées. Ce sont les cris et les griefs des citoyen-ne-s et des groupes sociaux de toutes sortes qui sont tout bonnement méprisés et écrasés.

La Police, aujourd’hui, réprime de façon éhontée et systématique, en toute impunité.

Même les nombreux vidéos montrant la brutalité policière qui circulent dans les médias indépendants et sociaux ne freinent pas cette dite Police. Et, de toutes façons, aucun média n’en parle sérieusement, il ne s’agit que de banalisation de l’escalade répressive et autoritaire.

Plus personne aujourd’hui ne s’étonne que ce soient des brigades anti-émeutes (de centaines d’individus) qui interviennent dès le début des rassemblements ou des manifestations. Ne devraient-elles pas justement intervenir en cas d’émeutes?

Je dis « intervenir » mais ce vendredi 1er mai, j’ose dire que les différentes branches policières ont attaqué les rassemblements. Sans raison apparente, sans avertissement, sans annonce, nous nous sommes vu-e-s chargé-e-s par des dizaines d’hommes armurés et armés qui ont eu recours à toutes les manœuvres que permettent leur équipement, leur force et leur nombre.

Les autorités – quelles qu’elles soient – ne voulaient tout simplement pas que des milliers de personnes se rassemblent et manifestent leur mécontentement.

Soyons honnêtes, aujourd’hui, en 2015, au Québec, les policiers battent, cognent, matraquent, poussent, bousculent, brassent, crient, insultent, braquent à bout portant, intimident, répriment, brutalisent, marquent, hurlent, traumatisent, tordent les bras, sprayent du poivre et des lacrymogènes à tout-va, galopent, mordent.

C’est honteux, en plus d’être injuste et injustifié, rageant, fâchant, effrayant, choquant pour bien du monde qui en ont fait les frais ou en ont été témoins.

Voici ce qui m’est arrivé :

4490699178_3349055e0aJe suis partie depuis le rdv de Frontenac, tout se déroule pour le mieux lors de notre trajet par différentes artères pour nous rendre jusqu’au rdv du Square Philips au centre-ville. Arrivé-e-s, au coin des rues Ontario et Saint-Urbain, nous avons été chargé-e-s par des dizaines d’hommes déversés hors de fourgons blancs. Toute la foule (je dirais 300 personnes) a été prise de panique, a commencé à courir en tout sens, a crié, a remonté la rue Saint-Urbain, qui est très étroite et achalandée d’autos. Avec Isabelle et deux amies, pour ne pas être prises dans la foule paniquée, nous nous sommes esquivées et avons pris la ruelle sur notre gauche. Nous avons ralenti, nous avancions avec nos bouteilles d’eau à la main quand cinq hommes (ou six, je ne sais plus vraiment) ont eux aussi choisi la ruelle et nous ont couru après en tapant les boucliers et en criant. Nous avons levé les bras en l’air en criant à notre tour « On n’a rien fait, on n’a rien fait! » Ils se sont rués sur nous en nous poussant avec leur boucliers, en levant la matraque, en nous poussant corps à corps, encore et encore. Une des amies s’est retrouvée projetée contre le mur adjacent. Elle se retourne pour continuer son chemin, ce que les policiers nous criaient de faire tout en nous en empêchant, et l’un d’eux – je le revois très, très nettement – de tout son élan et sa hargne, lui assène un énorme coup violent de matraque dans la fesse. Elle en a eu le souffle et la marche coupés. L’aidant et me retournant, je constate qu’Isabelle a été violemment jetée à terre, elle est sur les genoux, la tête au sol, je me jette sur elle afin d’offrir une protection aux coups qui pourraient venir, on nous pousse encore, on se relève, on tente de s’éloigner, ils sont toujours et encore sur nous, corps à corps à nous brutaliser, ils ne nous laissent pas « bouger ». L’un d’eux, en me marchant sur le pied et à bout portant donc, lève son fusil à bombes lacrymogènes sur moi, pour me menacer encore. Je lui crie de « se calmer », que « ça va pas bien!? » J’ai aussi vu la hargne et le mépris dans ses yeux. Là, ils ont enfin décidé de nous laisser un peu plus tranquilles et de nous laisser prendre nos distances. C’était pour mieux se détourner et se concentrer sur deux autres jeunes gens qui s’étaient cachés sous un porche. Ils sont allés les déloger en les frappant à leur tour.

Merci la Police.

Nous avons été attaquées et molestées (sans aucune mesure avec le contexte) par cinq ou six hommes protégés de casques, protections aux membres, de boucliers et armés de matraques, grands d’au moins 6 pieds, costauds et lourdement équipés. Nous ne représentions aucune menace, nous n’étions ni armées ni cagoulées, en short et tee-shirt, nous n’avons fait aucune provocation, nous marchions pour nous éloigner de la foule, des gaz et de la police, nous faisons 5 pieds 3.

Leur comportement est, en soi, un abus basique : « usage excessif, mauvais ou injustifié », « usage injuste d’un pouvoir ». Ils ont effectivement agi en totale démesure, en total excès, sans justification, de manière totalement disproportionnée avec la situation. C’est honteux. C’est la Police de Montréal aujourd’hui.

Et encore!, nous n’avons eu « que ça » (une fesse blessée (l’amie), des bleus partout (Isabelle), un orteil cassé (moi)), ce qui me fait évidemment penser à tous ceux et toutes celles qui ont été blessé-e-s d’une façon ou d’une autre.

Cette année, la contestation sociale, étudiante ou non!, est totalement réprimée, violentée, matraquée, poivrée, emprisonnée, bafouée, salie et stigmatisée. C’est difficile de l’admettre car nous sommes au Québec, mais la situation aujourd’hui est inquiétante et ne fait qu’empirer.

Ce vendredi 1er mai, les autorités ont cherché à m’effrayer, m’ont intimidée, ont cherché à me faire comprendre à moi et mes ami-e-s que nous n’avions pas notre place dans l’espace public, que nous n’avions pas de parole.

Ça n’aura pas marché, j’ai mal à mon corps et à mon cœur mais ça ne marchera pas. Il faut continuer d’exister, même dans l’adversité.

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Classé dans Peggy

De Je suis Charlie à Je suis 3143: la grève étudiante de 2015 à partir de la pensée de Pier Paolo Pasolini

Par Julie Paquette, Montréal[1]

La critique du politique faite par Pier Paolo Pasolini s’articule autour de la notion du nouveau fascisme; cette forme inédite qui se consolide dans l’Italie des années 1970. Ce nouveau fascisme met en scène une société basée sur une contestation permanente mais superficielle qui, en trame de fond, engendre un conformisme plus pernicieux que ne l’avait fait le fascisme d’un Benito Mussolini. Le nouveau fascisme, sous couvert d’une contestation de l’ancienne élite, uniformise le citoyen et l’enracine dans une société de contrôle de laquelle il ne sait plus se méfier. C’est le mariage consacré entre le progrès et l’autoritarisme qui met en place une tolérance fallacieuse parce que concédée d’en haut.

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Crédit photo © Guillaume Leroux

La résistance contre cette uniformisation, Pasolini la retrouvait dans le tiers monde. Là où il tourne par exemple, son Carnet pour une Orestie africaine… Sa résistance à lui, il la pratiquait par le pouvoir de scandaliser. Il exhortait aussi la jeunesse italienne à en faire tout autant. Dans son intervention au Parti radical quelques jours avant sa mort, Pasolini, s’adressant à la relève en tant que « marxiste qui vote pour le PCI, et qui espère beaucoup de la nouvelle génération de communistes », exhorte cette jeunesse à demeurer authentique, à ne pas se laisser absorber par le nouveau conformisme de anticonformisme : il faut disait-il « oublier immédiatement les grands succès, et continuer imperturbables, obstinés, éternellement contraires, à prétendre, à vouloir, à vous identifier avec ce qui est autre; à scandaliser; à blasphémer »; à défaut de quoi la logique invisible et implacable du capital aura raison de toute dissidence. « Oubliez immédiatement les grands succès », en nos mots : Oubliez le grand soir. Ou encore : prenez garde à la corruption qui nous attend lorsque l’on cherche trop à se rapprocher du pouvoir.

Mais cette force scandaleuse et ce blasphème auquel fait appel Pasolini possède un revers, un double négatif… et cette thématique de la double potentialité du scandale et du blasphème (à la fois contre le pouvoir, mais potentiellement aussi, participant de sa logique), on la retrouve à plusieurs endroits dans l’œuvre de Pasolini… Il était bien conscient du risque de la récupération possible d’un mouvement, d’un film, d’une poésie ou d’une insurrection, par les autorités… Il était conscient du fait de la capacité de digestion des forces scandaleuses par le pouvoir qui était, et qui est toujours d’ailleurs, sans limite. Le blasphème et le scandale peuvent aussi, parfois, s’avérer être les meilleurs alliés du pouvoir… et c’est à cela qu’il faut échapper, et c’est en cela que la Grève de 2015 est intéressante, et c’est pour cela que Pasolini semble tout à fait à propos.

Mais avant de parler de la Grève, j’aimerais opérer un léger détour afin de mettre la table pour ma démonstration. J’aimerais revenir sur un événement qui a grandement marqué la France cette année. Puisqu’il est question de blasphème, puisqu’il est question du droit de scandaliser, puisqu’il est question aussi, c’est mon hypothèse, d’une transgression qui, au final, parait davantage servir les intérêts du pouvoir capitaliste que d’en ébranler la structure… Je parle de l’attaque contre Charlie Hebdo. On s’en rappelle, il a fallu peu de temps pour que sur les cadavres des caricaturistes, dansent les dirigeants de ce monde. Peut-être d’ailleurs, y avait-il déjà, dans ce journal, quelque chose qui laissait préfigurer une alliance entre les caricaturistes et les autorités, on se souvient notamment du fait que Sarkozy avait défendu Charlie Hebdo lors de l’affaire des caricatures… Ce « Je suis Charlie », scandé dès le premier soir, était d’ailleurs fort intéressant sur le plan de la « stratégie discursive ». N’y avait-il pas là une résonnance singulière avec le « Nous sommes tous américains » que titrait le journal Le Monde aux lendemains des attentats du 11 septembre…?

Je soutiendrai ici qu’il y a un lien entre la réaction orchestrée suite à l’attentat contre Charlie Hebdo et la situation politique au Québec. J’aimerais d’abord porter à votre mémoire que dans la foulée des attentats, Denis Coderre avait « autorisé » les manifestations pro-Charlie en affirmant que le règlement P-6 (règlement issu de la grève de 2012) ne s’appliquerait pas. Exemple éloquent s’il en est un de la fausse tolérance concédée d’en haut (parente du nouveau fascisme). Une manifestation pour la liberté d’expression, autorisée par les autorités. On nageait en pleine dissonance cognitive, mais passons… puisque l’analogie ne s’arrête pas là. Je veux vous parler, bien sûr, puisque cela est le centre de notre propos aujourd’hui, de la grève étudiante de 2015 en l’abordant d’abord sous l’angle de sa répression.

La répression exercée sur les étudiants et étudiantes depuis le début du conflit est sidérante. Si les étudiants semblent avoir appris de la grève de 2012 (je reviendrai sur ses enseignements plus tard), la réaction, elle, est encore mieux organisée… Le gouvernement est plus intransigeant, la police plus répressive et les dirigeants des institutions universitaires frappent à coup d’injonctions, usant du juridique contre le politique, en empêchant toute levée de cours, toute occupation, en criminalisant le mouvement de contestation.

En 2015, la police frappe avec plus de vigueur, et ce depuis les premiers balbutiements de la grève. Cette même police qui, ironiquement, avait apposé le carré rouge sur ses voitures, en signe de protestation contre les politiques d’austérité qui venaient menacer leur fonds de pension et leur retraite. Même si certains y ont vu une opportunité d’alliance entre l’appareil répressif et les étudiants, contre le gouvernement, force est de constater que cela est peu probable (et même peu souhaitable selon moi, mais passons). Or le scénario ridicule auquel nous assistons est le suivant : la police frappe les manifestants anti-austérité avec une matraque où est apposé un autocollant anti-austérité…

Je disais donc, la répression politique s’exerce encore plus férocement qu’en 2012. On se rappelle que dès la première semaine de grève, Naomi Tremblay-Trudeau a reçu une canette de gaz lacrymogène tirée par un policier en plein visage lors d’une manifestation jusque là pacifique dans la ville de Québec. À moins d’un mètre du visage! Si la scène est scandaleuse, la réaction est bien pire. S’est affiché sur les réseaux sociaux le « slogan » « Je suis 3143 », soit le numéro de matricule dudit policier, en solidarité avec ce policier qui « n’a fait que son devoir ». La jeune manifestante n’avait (dit-on) qu’à ne pas aller manifester si elle n’était pas prête à en subir les conséquences.

Et s’il y avait quelque chose en puissance dans le « Je suis Charlie » qui n’avait qu’été déployé dans le « Je suis 3143 »? Et si les forces scandaleuses (en puissance dans Charlie) avaient été récupérées par le pouvoir de manière à ce que la défense de la liberté d’expression soit la liberté d’expression des dirigeants, la liberté d’expression des forces de l’ordre? Le capital déploie une telle capacité de digestion des forces scandaleuses que le mouvement d’appui à la liberté d’expression devient un mouvement de soutien aux forces répressives… On assiste à un reversement complet du sens des mots… Il n’en fallait pas plus pour que l’équation suivante s’impose dans les médias :

Nous sommes tous américains = Je suis Charlie = Je suis 3143

Ou plus précisément :

11 SEPTEMBRE = ATTENTAT CONTRE CHARLIE HEBDO

= MANIFESTATION (OU OCCUPATION)

CONTRE

ISLAM = TERRORISTES = ÉTUDIANTS

S’en était fait : les étudiants furent comparés à l’État islamique et s’est déchainée toute une stratégie discursive visant à disqualifier le mouvement. Quand TERRORISME = action directe = briser une machine distributrice, c’est signe que notre seuil de tolérance à la dissidence est bien faible et qu’il y a lieu de s’inquiéter… Or, tout ce discours ne vise rien d’autre que de légitimer une forme de violence, celle exercée par le haut, par l’appareil répressif, par l’administration de l’Université. Monopole légitime qu’ils disaient… dont on use et abuse… On assiste à un véritable fétichisme de l’ordre.

Un autre fétichisme est aussi présent dans les médias : celui de la Grève étudiante de 2012. On lit dans les journaux des phrases étonnantes du type : « Le mouvement étudiant en 2012 était irréprochable dans son ensemble »; « les étudiants avaient des revendications justes en 2012 »; ou encore, une de mes préférées : « il nous manque un Gabriel Nadeau-Dubois, lui au moins était articulé ». Sérieusement, c’est à se demander si le Québec ne souffre pas d’amnésie collective… Non seulement GND était peint sous les traits d’Oussama Ben Laden (cf. un texte sur Trahir à ce propos), et on lui reprochait de toutes parts de monopoliser l’attention médiatique, non seulement on traitait les étudiants de nombrilistes en leur disant que leurs revendications ne concernaient que leur porte-monnaie, mais on semble aussi avoir oublié les fâcheuses dérives à l’intérieur même du mouvement, où des mécanismes de domination étaient reproduits au sein de la classe militante (et je parle, notamment, des cas d’agressions qui ont été dénoncées par la suite).

Outre les rivalités insipides où j’ai parfois l’impression que certains se complaisent dans un « ma grève est plus grosse que la tienne », j’ai la sincère conviction que la grève de 2015 a beaucoup appris de celle de 2012… La grève de 2015 a une spécificité que je dirais double :

  1. Elle met tout en œuvre pour que ne s’institutionnalise pas un pouvoir autour d’une figure de leader. Elle destitue ses dirigeants sitôt qu’ils tentent de contrôler le mouvement par le haut. En ce sens, elle se méfie du pouvoir autant interne qu’externe.
  2. Son objectif n’est pas circonscrit de la même manière. Là où les étudiants avaient des demandes spécifiques à leur statut en 2012 (contre la hausse des frais de scolarité, pour la gratuité scolaire), en 2015 les revendications concernent l’ensemble de la société québécoise : lutte contre les politiques d’austérité, lutte contre les hydrocarbures, etc. Cette crise étudiante ne vise pas la défense de la condition d’étudiant, elle a la prétention de remettre radicalement en cause le modèle sociétal dans lequel elle prend place.

Cette grève n’a pas de visage.

Sa stratégie est celle de la brèche.

Son expérience est plébéienne.

Pier Paolo Pasolini, la veille de sa mort, affirmait : « [L]e refus a toujours joué un rôle essentiel [dans l’histoire]. Les Saints, les ermites mais aussi les intellectuels, les quelques personnes qui ont fait l’histoire sont celles qui ont dit non, et pas les courtisans et les assistants cardinaux. Cependant, pour être efficace le refus ne peut être qu’énorme et non mesquin, total et non partiel, absurde et non rationnel ». Ce refus semble être la seule alternative devant ce nouveau fascisme, devant Chronos, le dieu du capital chronométré qui nous assomme à coups de redditions de comptes et qui dévore ses propres enfants…

Au Québec, historiquement, ce refus avait un nom : le Refus global, aujourd’hui, il prend un visage impétueux tout droit inspiré de cet esprit pasolinien : FUCK TOUTE. Nous ne serons pas les collaborateurs d’un système qui cherche à nous récupérer. Nous préférerions ne pas.

I would prefer not to.

Bien sûr ce FUCK TOUTE peut lui aussi être récupéré par le pouvoir. Ce n’est pas d’hier que les échos libertaires servent le jeu du Capital. Mais cela ne vient aucunement disqualifier le geste en lui-même. Il faut se méfier de notre propre instrumentalisation, mais cela ne veut pas dire de collaborer plutôt que de refuser radicalement. Pasolini avait développé une éthique à ce sujet : l’éthique de l’abjuration. Il écrivait dans son Abjuration de la Trilogie de la vie :

Je pense que, avant de s’exprimer, on ne doit jamais, en aucun cas, craindre une instrumentalisation par le pouvoir et la culture. […] Mais je pense aussi qu’après il faut saisir clairement, jusqu’à quel point on a été instrumentalisé, éventuellement, par le pouvoir intégrateur. Et alors, si notre sincérité ou notre nécessité ont été asservies ou manipulées, je pense qu’il faut avoir carrément le courage d’abjurer.

Pasolini, « Abjuration de la Trilogie de la vie », 1975

11198839_10155545076875074_768275026_nLe FUCK TOUTE n’en est pas encore là. Quand les casseroles se sont transformées en BBQ des voisins, convoqués par le gouvernement libéral, nous étions oui, en pleine récupération (cf. un texte sur Trahir à ce propos). Le FUCK TOUTE n’en est pas là. Il ne fédère pas autant, il est vrai. Mais il est chargé d’un sens auquel il faudrait prêter l’oreille. Et pour ce faire, il faut passer par-dessus le premier scandale bourgeois d’un usage vernaculaire de la langue et se rappeler que l’utilisation des sacres comme rhétorique dénonciatrice n’est pas chose nouvelle au Québec (cf. « Un coup de matraque, ça frappe en tabarnak » (1971)). Ensuite, il faudrait écouter l’absence d’alternatives qu’offrent les politiques néolibérales et comprendre comment ce FUCK TOUTE est un pied de nez à la TINA (There is no alternative) de Tatcher. Devant l’indécence du gouvernement qui s’octroie des hausses de salaires, devant la caste grassement rémunérée, devant cette stabilité d’emploi qui n’est que fausse promesse, devant cette retraite qui ne sera que mirage demain, on s’étonne que la génération de précaires en devenir s’indigne, s’insurge… Pourtant, c’est dans la rue qu’elle crie FUCK TOUTE et non pas chez elle, dans son salon devant la télé. Et pourtant, elle lutte.

Plusieurs auraient voulu que le récit de la grève porte le titre de Chronique d’une mort annoncée… On fut prompt à affirmer que la grève sociale n’aura pas lieu. Mais demain, c’est le premier mai et aux dernières nouvelles, plus de 800 groupes communautaires seront en grève, partout à travers le Québec, et pas seulement dans les grands centres urbains. 800! Et ce, sans mot d’ordre des grandes centrales syndicales. Il faut croire que l’autonomie, dans ce cas, semble porter fruit.


Note

[1] Ce texte est une version légèrement remaniée d’une conférence qui a été prononcée le 29 avril à l’Université du Québec à Montréal dans le cadre de la table ronde « La grève étudiante : stratégies discursives et discours politiques » organisée par le CRIDAQ à laquelle ont participé aussi Marc-André Cyr, Dominique Leydet, Ricardo Peñafiel et Joseph-Yvon Thériault.

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«Je veux manifester, mais j’ai peur de me faire crever un œil.» –Charlie, 13 ans, 24 mars 2015

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4 avril 2015 · 08:20

Le concept et sa manifestation (3): l’économie de la « bonne » insémination

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Suite du texte « Le masque du sophiste » précédemment publié.

Dans notre premier texte sur la manifestation, nous avons essayé de montrer que l’histoire de la philosophie, c’est l’hypothèse de Jacques Derrida, se refuse à penser ce qui déborde le concept. Si on a bien voulu nous suivre, en lisant Lysiane Gagnon, on aura compris qu’elle répète ce geste traditionnel de la philosophie : elle admet le concept de « droit de manifester », mais à condition qu’il ne déborde pas – un peu à la manière des fils qui dépasse d’un vêtement, il faut couper court à la manifestation de la manifestation. Il y a là une aporie : la manifestation est toujours manifestation du concept de « droit de manifester », elle est donc toujours en position d’être un « dangereux supplément ».

Dans notre deuxième texte, en relisant Platon dans le texte, nous avons en quelque sorte renversé notre propos, en y donnant ce qui pourrait se voir comme son image spéculaire : relire le mythe de Theuth et Tamous nous apprend certes que l’écriture est toujours en supplément, mais, et c’était notre nouvelle hypothèse, dans ce cas-là, il faudrait voir le « droit de manifester » comme le supplément de la manifestation réelle. Et le titre de notre texte aurait dû être inversé : il s’agissait alors de « la manifestation et son concept », puisque c’est maintenant le « texte du droit » qui fait figure de supplément. Gagnon prend alors non plus le masque du philosophe, mais celui du sophiste que Socrate, justement, attaquait. On en est venu aussi à une nouvelle aporie : c’est bien un texte que nous étions en train de lire – et non pas une parole que nous écoutions –, fallait-il donc s’y fier? Se mêlent alors les figures de Socrate et de Platon, de celui qui parle et de celui qui écrit, du père et du fils, du philosophe et du sophiste…

Si on a pu parler de l’image spéculaire, donc du miroir, avec le dernier texte, venons-en finalement à ce qu’on pourrait appeler son tain : ce « fond » du miroir, mince plaque faite d’un alliage d’étain et de mercure qui permet le renversement de l’image où la gauche devient la droite et vice versa. Rappelons que Theuth est l’équivalent égyptien d’Hermès – dieu grec messager, hermétique (procédé de codage et de cryptage) et herméneute (processus de décodage et de décryptage) – et donc de Mercure chez les Romains. Ce qui n’ira pas non plus sans rappeler, avec ce métal liquide, une certaine économie homéopathique où la différence en degré est transmutée en différence de nature. Citons donc à comparaître – à paraître ensemble – Socrate/Platon et Derrida, afin de les traduire en une certaine justice.

Nous avons cité la fois dernière un extrait du Phèdre (274e-275b), citons-le à nouveau en grec ancien en re-marquant un des mots :

ἐπειδὴ δὲ ἐπὶ τοῖς γράμμασιν ἦν, ‘τοῦτο δέ, ὦ βασιλεῦ, τὸ μάθημα,’ ἔφη ὁ Θεύθ, ‘σοφωτέρους Αἰγυπτίους καὶμνημονικωτέρους παρέξει: μνήμης τε γὰρ καὶ σοφίας φάρμακον ηὑρέθη.’

ὁ δ᾽εἶπεν: ‘ὦ τεχνικώτατε Θεύθ, ἄλλος μὲν τεκεῖν δυνατὸς τὰ τέχνης, ἄλλος δὲκρῖναι τίν᾽ ἔχει μοῖραν βλάβης τε καὶ ὠφελίας τοῖς μέλλουσι χρῆσθαι: καὶ νῦν σύ, πατὴρ ὢν γραμμάτων, δι᾽ εὔνοιαν τοὐναντίον εἶπες ἢ δύναται. τοῦτο γὰρ τῶν μαθόντων λήθην μὲν ἐν ψυχαῖς παρέξει μνήμης ἀμελετησίᾳ, ἅτεδιὰ πίστιν γραφῆς ἔξωθεν ὑπ᾽ ἀλλοτρίων τύπων, οὐκ ἔνδοθεν αὐτοὺς ὑφ᾽αὑτῶν ἀναμιμνῃσκομένους: οὔκουν μνήμης ἀλλὰ ὑπομνήσεως φάρμακον ηὗρες. σοφίας δὲ τοῖς μαθηταῖς δόξαν, οὐκ ἀλήθειαν πορίζεις: πολυήκοοι γάρσοι γενόμενοι ἄνευ διδαχῆς πολυγνώμονες εἶναι δόξουσιν, ἀγνώμονες ὡς ἐπὶ τὸ πλῆθος ὄντες, καὶ χαλεποὶσυνεῖναι, δοξόσοφοι γεγονότες ἀντὶ σοφῶν.’

Pharmakon (φάρμακον) revient deux fois, d’abord dans l’économie du discours du don de l’écriture par Theuth (« j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire »), ensuite dans la jugement du don par le roi (« tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a » : le traducteur a utilisé un autre mot pour rendre le même concept). Derrida remarque, dans « La Pharmacie de Platon », que le français ne peut rendre l’indécidabilité du mot grec pharmakon (Derrida utilise une autre traduction qui elle s’est contenté de rendre pharmakon par « remède » les deux fois) et en conclut que le pharmakon était structurellement indécidable au départ : à la fois « remède » et « poison » (car dans le jugement du roi, le remède devient en effet un poison), ce que le français n’arrive pas à rendre. La traduction, fautive, révèle toutefois une vérité : nous n’arrivons pas à penser l’économie d’une substance à la fois bonne et mauvaise. Cette impossibilité structurelle ne contredit pas Platon : au contraire, Platon espérait une telle traduction – peut-être secrètement, cryptographiquement, en tout cas au creux d’une certaine écriture qui peut prendre des milliers d’années avant de se révéler à nous.

Qu’est-ce à dire? Que le récepteur du message platonicien (le roi, le lecteur mais aussi le traducteur, bref, celui qui, ayant reçu, jugera), est à même de juger à la fois du message et de l’acte de transmission du message. Il (le fils? Platon?) prend alors la place du père (rappelons-nous que le roi parlait de Theuth comme le « père de l’écriture » : patēr ōn grammatōn, πατὴρ ὢν γραμμάτων), il peut alors – à la manière de Platon pour Socrate – se substituer à l’énonciateur pour énoncer à son tour un jugement sur l’énoncé.

Suivant la condamnation de l’écriture dans le mythe, le personnage de Socrate annonce alors, sans réelle justification – mais l’absence de justification est peut-être symptomatique de la structure de la traduction française qui n’arrive pas à penser cette substance à la fois remède et poison –, qu’il faudra s’accommoder de l’écriture et faire la différence dans celle-ci, entre une bonne et une mauvaise écriture, je cite la suite en français (276a-b) :

Socrate
Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit.

Phèdre
Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît ?

Socrate
C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient.

Phèdre
Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ?

Socrate
C’est cela même. Mais dis-moi : si un cultivateur intelligent avait des graines auxquelles il tînt et dont il voulût avoir des fruits, irait-il avec soin les semer dans les jardins estivaux d’Adonis, pour avoir le plaisir de les voir en huit jours devenir de belles plantes ? Ou bien, s’il le faisait, ne serait-ce pas en guise d’amusement, ou à l’occasion d’une fête ? Mais pour les graines dont il voudrait s’occuper avec sollicitude, ne suivrait-il pas l’art de l’agriculture, les semant en un terrain convenable, et se réjouissant si tout ce qu’il a semé parvenait en huit mois à sa maturité ?

Socrate qui parle, Platon qui écrit : le dialogue annonce qu’il y aura désormais la possibilité de bien écrire (ce qui contredit la proposition du mythe), et ce, à condition de semer – et la métaphore ne va pas sans une certaine idée de l’insémination – pour les plantes à fruits (qui produisent) plutôt que des plantes à fleurs (des jardins estivaux d’Adonis qui se montrent). Il y a retour, de manières différentes, à une nouvelle condamnation de ce qui se manifeste esthétiquement, c’est-à-dire reçu par les sens (c’est le sens premier d’« esthétique »), mais cette fois-ci, la condamnation est « économique » : car, par manque de temps, il faut choisir le bon grain de l’ivraie.

Jan Fabre, Je me vide de moi-même (nain), 2007
©2008, Musée du Louvre-Antoine Mongodin

 

Revenons à notre problème du « droit de manifester ». Il y avait certes une condamnation de la manifestation à titre d’expérience politique chez Lysiane Gagnon – cohérente avec une certaine interprétation du platonisme –, mais voilà que chez Platon pourrait se trouver la possibilité d’une économie du bon et du mauvais, à condition d’avoir le juge adéquat qui saura juger la « manifestation » (comme « réception esthétique ») de la manifestation. Comme Socrate a son supplément en Platon, Gagnon a le sien avec André Pratte. Dans un éditorial publié à peu près au même moment, Pratte dénonce la situation dans le système de santé au Québec et en profite pour faire un lien, même une comparaison, avec les manifestations étudiantes :

Où sont donc la belle solidarité, l’élan de justice sociale qu’était censé exprimer le «printemps érable»?

Des dizaines de milliers de Québécois sont descendus dans la rue, portant le carré rouge et tapant sur des casseroles. Ils ont pris fait et cause pour les étudiants, des jeunes en parfaite santé, faisant partie d’une minorité privilégiée grassement subventionnée par l’État. Que pensent ces mêmes Québécois solidaires du sort des gens malades, abandonnés dans les urgences? De celui des aînés, laissés à eux-mêmes dans les hospices? À quand le mouvement des croix rouges?

Et plus loin :

Hier, le ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, a annoncé la mise sur pied d’une «Commission spéciale d’examen des événements du printemps 2012». On continuera donc à gratter ce bobo-là pendant des mois et à gémir sur le sort de notre pauvre jeunesse.

Les vieux et les malades, eux, ne peuvent pas descendre dans la rue. Et personne, ni les étudiants ni les artistes ni les syndicalistes, ne manifestera pour eux.

L’image de la croix rouge réaffirme une certaine pharmacologie de La Presse (sinon connote les croisés – espérons seulement que ce n’était pas son intention). Pratte se pose en juge/médecin du bon pharmakon à administrer : aux manifestations étudiantes (trop esthétiques, éphémères, bref, trop manifestes), il oppose celles qui devraient avoir lieu, manifester pour un meilleur système de santé. La fiction de Pratte – car il s’agit bien de fiction – c’est une idée de manifestation (une manifestation idéale), aux abords du « droit de manifester », cette fois-ci légitime à ses yeux. Personne ne manifeste pour la cause qu’il croit être la bonne – pas même lui –, et c’est exactement cette non-manifestation qui la rend bonne dans son jugement : toujours ce réel-là fait problème.

L’économie pharmacologique de la « manifestation idéale » chez Pratte ne va pas sans rappeler une autre économie de la manifestation, celle de Jean-Martin Aussant qui a fait grand bruit il y a quelques temps. Dans les deux cas, il faudrait (se) retenir, éviter le gaspillage de ce « dangereux supplément ». C’est, encore une fois, la même logique philosophique à l’œuvre : il y a quelque chose en trop, quelque chose qui déborde et qui supplée – et qu’il faut contenir, coûte que coûte.

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Le concept et sa manifestation (2): le masque du sophiste

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Suite du texte « Petite déconstruction du débord » précédemment publié.

Est-il si simple de dire que Lysiane Gagnon – la platonicienne de La Presse – réitère, répète, un préjugé philosophique contre ce qui supplémente le concept? Prenons donc Gagnon au sérieux – soyons sérieux! –, et regardons ce que dit Socrate dans le texte de Platon. Ceci diffère de cela.

Nous prendrons un détour par les chemins peu fréquentés hors les murs. Dans le Phèdre, texte sur l’écriture – entre autres choses –, Platon met en scène Socrate en train de mettre en scène un mythe, celui de Theuth, inventeur de l’écriture. Chez Platon, le mythe se présente souvent comme une mise en abîme, ce lieu textuel où la nature du texte se montre au lecteur. Ainsi Theuth (équivalent d’Hermès pour l’Égypte), inventeur des caractères de l’écriture, fait le don de plusieurs sciences à Thamous (le roi ou le pharaon, bref le « juge », nous aurons à y revenir). Je cite tour à tour Theuth qui donne et le roi qui reçoit :

Socrate :

« Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »

Et le roi répondit : « Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter. Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. » (274e-275b)

Que signifie ce jugement du roi. Il dit – et s’en étonnera-t-on tellement la chose semble vulgaire? – l’écriture n’est pas un remède pour la mémoire, elle lui est nuisible car elle donne l’apparence à celui qui s’en sert de savoir ce qu’il sait, alors que ce savoir ne lui appartient pas en propre, ne lui est pas intérieur, mais extérieur. Nous ne sommes pas si loin de cette logique du « dangereux supplément » rousseauiste.

Reprenons toutefois notre propos sur, d’une part, le « droit de manifester » et, de l’autre, la « manifestation ». Nous avions affirmé que l’Idée du « droit de manifester », au propre, ne supportait pas de se voir avilir par une manifestation en acte. La manifestation est extérieure à l’Idée du « droit de manifester ». À lire ce Socrate condamner l’extériorité de l’écrit, ne pourrait-on pas entièrement renverser notre propos et supposer que le refus de l’écriture ne vise pas, dans notre cas, la manifestation, mais le « texte du droit »? En effet, manifester, c’est manifester sa présence, ce qui est l’argument de Socrate pour préférer la parole directe à l’écriture en différé :

Socrate :

C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir. (275d-e)

L’écriture comme extériorité ne possède pas structurellement la possibilité de répondre à son lecteur, elle est tel un fils qui nécessite d’être toujours défendu. L’écrit est sans parole – littéralement. Dans le cas qui nous occupe, l’écrit du « droit de manifester » ne répond ni à ses critiques, ni à ceux qui s’en réclame. Cet écrit du « droit de manifester » est bien sur le texte de loi qui institue ce droit. Or ce droit, en tant que produit textuel, ne possède pas en lui-même une force pour se défendre. Il est sans valeur à titre de texte. Un texte qui énonce le « droit de manifester », à la limite, ne vaut rien.

Pour Socrate, donc, la vérité vivante, celle qui est performée en acte, est la seule qui devrait faire autorité. Un « droit de manifester » n’a de sens que lorsqu’il est performé. Sa vérité se donne à nous que lorsqu’il est en acte. L’écriture porte la mort; la parole, elle, actualise la vie. En ce sens, nous avions tort depuis le début, la « manifestation » n’est pas le supplément du concept « droit de manifester ». C’est le droit, à titre d’écrit, qui supplée l’acte. Le garantit-il? À condition de penser que la lune garantit le soleil, le fils, le père, l’intérêt, l’argent emprunté. Ce qui supplée ne garantit pas, mais risque d’éclipser l’origine, comme la lune lorsqu’elle prend la place du soleil, ou le fils celle du père. Dans cette logique – si l’on est prêt à suivre Socrate sur ce chemin –, le « droit de manifester » est un leurre, un apparaître trompeur, un simulacre : il laisse penser que le droit existe en fait, mais il cache plutôt que le fait fait problème. C’est la manifestation qui est première, originaire et originale, et son concept second – le titre de ce texte aurait donc dû être inversé…

C’est un des problèmes de Socrate quant à la logique qu’il tente de circonscrire. La possibilité structurelle de l’écrit, du fils, de la lune ou de l’intérêt, peut provoquer son contraire : l’oubli, le parricide, l’éclipse, la dette. Qu’importe qui parle, disait Beckett, quelqu’un a dit qu’importe qui parle? Or voilà, qui parle ici? et surtout, qui (l’)a écrit? Ce mythe raconté par Socrate, mais écrit par Platon qui le signe, est-il de Socrate qui parlait mais ne parle plus, ou de Platon qui écrit? Problème qui peut sembler mineur, de l’ordre, avouons-le, simplement de l’histoire de la philosophie. Il est pourtant essentiel, car il indique un nouveau problème qui se construit peu à peu, entre l’énoncé (d’une loi, d’un droit) et l’énonciation performative de cette loi ou ce droit. L’énoncé du Phèdre condamne l’écriture : or voilà, il s’agit, dans son énonciation, dans sa performance, d’une écriture.

Bacon-Female_Nude_Standing_in_a_Doorway

Francis Bacon, Female nude standing in doorway, 1972
Huile sur toile, rehauts de pastel, avec cadre doré
198 x 147,5 cm
Numéro d’inventaire : AM 2007-127

 

Qui donc parle/écrit dans toute cette histoire? Socrate/Platon : maître des masques! disait Deleuze. La condamnation du simulacre ne pouvait se faire qu’à coup de simulacres. Entre chien et loup, continuait-il, il n’est plus possible de faire la différence entre le philosophe et le sophiste, entre l’ami et l’ennemi. On se trouve peut-être devant le même problème avec Lysiane Gagnon. Son visage disparaît peu à peu, mais s’agissait-il depuis toujours d’un masque? Celui d’un panda ou celui d’une chroniqueuse? Qui pourra encore différencier ces doxoi indiscernables?

Pour la suite de ce texte : « L’économie de la « bonne » insémination ».

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Le concept et sa manifestation (1): petite déconstruction du débord

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Dans sa préface à sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel condamne l’usage de la préface en philosophie : un livre est la présentation d’un concept qui devrait se suffire à lui-même. Or, il fallait pour Hegel extérioriser l’énoncé « la préface est inutile » puisqu’il est « hors-livre », et la seule manière de le faire était de l’écrire… dans une préface. (Pour cette aporie, voir Jacques Derrida.) Cette contradiction logique au cœur de l’écriture, Jacques Derrida la nommait le « supplément » et la voyait à l’œuvre dans toute l’histoire de la métaphysique occidentale, de Platon au linguiste Ferdinand de Saussure en passant par Jean-Jacques Rousseau, chez qui il avait trouvé ce mot, « supplément », qui possède un sens indécidable : à la fois est-il en trop, il est supplémentaire, à la fois est-il suppléant, il remplace. Cette « supplémentarité » du supplément, son être-en-trop, c’est, selon Derrida, ce que la philosophie depuis Platon tente de retenir et d’arrêter, de contenir et d’étouffer. Le risque, c’est qu’une fois la vérité du concept dévoilée parmi le langage ordinaire, son originalité – son caractère originaire – n’est plus discernable de l’opinion : le propre du concept – sa propriété, au sens où l’on parlerait de son « sens propre », sa littéralité – serait soumis au monde commun, à la mondanité de l’impropre (la métaphore, notamment, qui fonctionne en donnant plus de sens aux mots qu’ils devraient en avoir réellement besoin).

Dans une chronique intitulée « Atrocités montréalaises », Lysiane Gagnon de La Presse rend compte, sur un ton « humoristique », du rapport Répression, discrimination et grève étudiante (avril 2013) de la Ligue des droits et libertés, de l’Association des juristes progressistes et de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante. Dans une inversion carnavalesque où les pauvres mangent du chien, elle fantasme les pires dictatures contemporaines en train d’accuser le Canada de ne pas respecter les droits les plus fondamentaux. La Corée du Nord, par exemple, exprime « ses vives inquiétudes quant aux ‘violations continues du droit aux rassemblements pacifiques et à la liberté d’expression’ qui ont cours au Canada. Elle s’inquiète aussi de ‘la torture, du racisme et de la xénophobie’ qui prévalent ici ». Le texte se veut « humoristique » mais dans son envers obscène : car lorsque l’ironie ou la parodie se formulent pour maintenir et autoriser une action de l’État – ici la répression des manifestations lors de la grève étudiante –, on ne peut qu’y voir l’obscénité des puissants satisfaits de leur pouvoir. Une réponse intitulée « La Reine des sans-talents », par Marc-André Cyr dans son blogue du Voir, résume à peu près tout le propos de Gagnon :

[Le rapport] parle de répression, de violence et de déni des droits fondamentaux.

Mais la Reine [Gagnon] préfère faire sa p’tite comique : « Heureusement qu’il y a des pays qui se donnent pour mission de sauver les Canadiens de la dictature! ». Elle trouve ça drôle, elle, alors elle s’amuse comme une vraie folle. Elle fait taire ce qui lui déplaît et grossit ce qui lui plaît. Cette activité est à la hauteur de ses capacités. Assise sur son trône de penseuse salariée, la Reine, un peu comme le mononcle seul devant le miroir rentre sa bedaine en s’imaginant qu’il est beau, s’amuse avec les faits.

Au-delà de la caricature grotesque que Gagnon fait de la répression des manifestations, au-delà même de la critique qu’on pourrait formuler contre elle quant à son incapacité à formuler une critique pertinente à un rapport rendu public (ce qui devrait être son travail), on peut voir chez elle la continuation d’une certaine doxa qui circule dans le petit milieu médiatique des faiseurs d’opinion sur l’usage du Règlement municipal P-6 à Montréal, et que je simplifierais ici en ces termes : puisque le Québec (et le Canada) est un État de droit, où le droit de manifester existe, il est inutile de (le) manifester. Car, il faut désormais le dire, ce qui est en jeu ici, c’est bien le « droit de manifester » dans son concept que sa manifestation tente de dévoiler en sa vérité.

Pour Gagnon, suivant Platon, le « droit de manifester » permet la manifestation à titre d’idée, ou si on veut, en droit. Il ne l’interdit pas en fait – évidemment, puisque le droit même existe –, mais le fait du « droit », sa manifestation sous forme de manifestation, est accessoire. Puisque le « droit de manifester » existe, il n’y a pas lieu de manifester son droit de manifester, ce manifester est « supplémentaire » au droit. Manifester en acte revient ici à remettre en doute le « droit de manifester », ce que Gagnon refuse – c’est en tout cas ce que son texte semblait essayer de dire. Ainsi, de son point de vue, la manifestation du « droit de manifester » ne devrait véritablement avoir lieu que lorsque le « droit de manifester » n’existe pas (comme c’est le cas en Corée du Nord, en Iran, etc., qui sont ses exemples). Pourquoi? Parce que la manifestation du « droit de manifester » est potentiellement nuisible, car, une fois hors de son concept, à l’extérieur de son idéalité, il échappe à tout contrôle : il déborde. Voilà l’« essence » de ce « dangereux supplément » de Rousseau.

C’est contre ce débord ou ce débordement que la philosophie – à titre de discipline du logos – travaille la textilité du social : la coupe du manteau pour être nette doit feindre la coupe, c’est le rabattement du rebord et sa fixation par la couture qui fait apparaître la limite extérieure au social, tout en faisant disparaître ce qui la gênait (la « véritable » bordure), bref, ce qui le dépassait. Ce qui dépasse ici le « droit de manifester », c’est la manifestation de la manifestation. Elle gêne car elle entame la sérénité de son Idée principielle, qui seule devrait se suffire en sa vérité propre. Du point de vue de la taille – ou de la coupe –, manifester le « droit de manifester », ça pourrait signifier – et ce l’est en fait et le « fait » ici fait problème – que le « droit de manifester » n’est pas si vrai – véritable ou idéal – qu’on pourrait le penser.

Pour prendre un parallèle dans le domaine de l’art, pensons à l’« art conceptuel » : si l’art est la représentation de l’intention de l’artiste, nous dit ce courant, cette intention étant conceptuelle (c’est-à-dire de l’ordre du « concept » ou de l’« idée »), l’« œuvre d’art » est superflue et devient même un problème puisqu’elle n’arrive pas à exprimer entièrement le concept. Il s’agit donc, pour l’artiste, d’exposer son idée sans l’œuvre – mais déjà l’exposition est en trop… il lui faudrait expliquer l’idée sans son exposition, sa manifestation ou sa monstration (et l’anglais demonstration ici n’est pas loin de dire la même chose – autrement). « Conceptuellement » – idéalement, véritablement, proprement… – on se trouve dans une impasse. Le « fait » dépasse le « droit » : il le supplémente et du même coup prend sa place, bref, il l’entame.

Joseph Kosuth, One and Three Chairs, 1965
(Une et trois chaises)
Installation : chaise en bois et 2 photographies
200 x 271 x 44 cm
Achat de l’État 1974, attribution 1976
1M 1976-987
© Adagp, Paris

 

Pour la suite de ce texte : « Le masque du sophiste ».

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La grève du zèle du SPVM

Par Jean-François Marquis | Université de Montréal

À voir en boucle et à lire mes amis débattre, et c’est un euphémisme, avec les policiers, il me revient en mémoire cet extrait d’un sketch de Monty Python. L’extrait provient de Monty Python and the Holy Grail (l’extrait est disponible ici).

Un chevalier en maraude vient s’enquérir auprès d’un paysan de l’entité ou du leader qui les représente. « Qui vous représente, ami, comme force de travail? » Le paysan, communiste, trouve bien sûr la question abjecte : « Notre travail n’appartient qu’à nous. Nous n’avons de leader que notre propre volonté, et n’avons de compte à rendre à personne. » Colère et surprise du chevalier, qui exige une réponse. Indignation en retour du paysan, qui se refuse à céder sur la forme. Le chevalier, à la fin, s’empare du paysan pour le battre, exigeant qu’il réponde de ses actes. Le paysan s’insurge en retour, hurlant et crachant, accusateur, à la face de son agresseur, prenant la foule indifférente à témoin : « Regardez! Je vous l’avais bien dit, amis : Je refuse de répondre au pouvoir et me voilà victime de répression! » Le sketch est hilarant; la situation actuelle, qui criminalise les manifestants montréalais, l’est beaucoup moins. Il ne s’agit ici que d’une illustration, et encore, pas même d’une histoire, mais d’une fable sur le pouvoir.

Le bref dialogue de Grand-Guignol que je rapporte ici semble conforter, en fait, chacun des acteurs de la farce dans son propre schéma idéologique. Pour l’un, représentant dégouté de l’ordre, un objet semble sans cesse se dérober à son emprise, et lui filer entre les doigts; pour l’autre, le gouverné, un pouvoir illégitime, inquisitorial et usurpé est sans cesse en mesure de se manifester sous forme de contrainte.

Ici, pour chacun des protagonistes, la parole ou la non-parole de l’autre est perçue comme une agression ou comme une menace. Pour le paysan, la question adressée par le pouvoir même est illégitime, la menace fut-elle passagère; pour le chevalier en armes, l’absence de réponse est, d’emblée, suspecte.

Ce sketch, s’il est quoi que ce soit, demeure pour moi emblématique d’un malentendu persistant entre d’une part le pouvoir, et d’autre part l’objet sur lequel s’exerce son emprise. La répression, il va sans dire, surgit non pas comme attribut immanent du pouvoir, mais entre certaines entités, et comme une forme de mirage. La répression (et l’effet comique) surgit ici du malentendu entre celui qui veut tenir responsable à tout prix, se saisir et s’emparer de son objet (ici, le bras armé), et le penseur du système comme totalité, pour qui l’inquisition est toujours manifestation du pouvoir de l’État, reconduction de l’inégalité, et violence intrinsèque (ici, le paysan).

Plus sérieusement, il n’aura échappé à personne que l’administration de la Ville de Montréal est, en ce moment, quasi inexistante. Les partis tombent en lambeaux et sentent de plus en plus la charogne. Le DG de la Ville vient d’ailleurs de démissionner après avoir voulu se débarrasser, sans trop que l’affaire s’ébruite, du chef de police de la Ville de Montréal, Marc Parent. La police (SQ-Marteau, SPVM-EPIM) est intouchable. Au fil des diverses commissions d’enquête, son pouvoir et son expertise se sont partout manifestés. Cette expertise empiète même, bien souvent, sur le politique et le judiciaire. En apparence, du moins.

Sur les chaînes spécialisées, les entrevues avec les représentants du pouvoir policier se multiplient. On questionne alors moins l’ordre ou les ordres, comme il serait de mise, que la « gestion policière ». Cette gestion relève moins de la démocratie parlementaire que de la « gouvernance », gouvernance dont il faut rendre compte, à défaut de dirigeant, devant les médias − le gérant de plancher Claude Poirier en tête −, et autres commerçants dont le chiffre d’affaires périclite, semble-t-il, moins à cause des manifestants et de la gauche qu’en raison de la crise économique mondiale.

La question qui resurgit aujourd’hui, et qui se pose, est l’une de celles qui pourtant a déjà hanté le « printemps érable », pour reprendre le syntagme consacré par les journalistes. Cette question concerne moins le droit de manifester que le droit du travail. Il est entendu qu’au vu des dernières arrestations de masse, souricières et autres tactiques de dispersion mises en œuvre au cours des dernières semaines, on peut légitimement se demander ce qui, au juste, s’est drastiquement modifié dans le rapport pourtant familier établi entre policiers et manifestants. Il semble en effet que les policiers répondent aujourd’hui au « printemps érable » en renversant la proposition, offrant, avec une singulière ironie, un retournement formel de la question rhétorique chère aux manifestants : « À qui la rue? À nous la rue. »

La rue, le fait n’aura échappé à personne, appartient aujourd’hui et désormais aux policiers.

Dans la foulée des événements de la dernière année, on a vu se dresser, à Montréal, le spectre d’un état livré tout entier à l’arbitrage (discret) du pouvoir policier. Ce pouvoir, n’en déplaise à certains de mes amis, fervents anarchistes, n’a que très peu à voir avec la répression. S’il est quoi que ce soit, il relève beaucoup plus de la « capacitation », ou de la démonstration de force. Le terme, en anglais, est assez joli, d’ailleurs : empowerment.

Quelques notions théoriques permettront à présent de mieux définir cette notion de « travail policier ». À qui appartient le travail? Qui réclame, aujourd’hui, le droit de faire valoir son travail dans l’espace public?

Mon bon ami, Moïse Marcoux-Chabot, journaliste indépendant, relevait encore récemment que les arrestations de masse lors de la manifestation contre la brutalité policière du 15 mars avaient eu, en tout état de cause, valeur de démonstration sur le vaste théâtre médiatique :

L’ensemble de l’opération policière [où furent présents des policiers de Toronto, Ottawa, Gatineau et plusieurs autres villes en observation des techniques de contrôle de foule] peut être analysée comme une triple démonstration de force : démonstration d’abord face à la population, à savoir que la contestation de l’impunité policière n’est pas tolérée; démonstration face aux manifestants et manifestantes du déséquilibre des forces en jeu; ainsi que démonstration face aux spécialistes du maintien de l’ordre des techniques répressives raffinées depuis un an à Montréal.

La rue serait ainsi devenue, par l’effet même des manifestations répétées du printemps dernier, un théâtre pour l’exercice du pouvoir policier.

Dans son livre le plus récent, La Domination policière. Une violence industrielle (2012), le chercheur Mathieu Rigouste présente, chiffres à l’appui, la forme moderne de la violence policière technocratique. Cette violence serait d’abord, selon l’auteur, non pas colonialiste, comme le prétendent certains manifestants du printemps érable, mais bien endo-coloniale. La domination policière s’est en effet générée, selon Rigouste, par « effet de retour » opérant à partir des colonies; la domination policière vise d’abord les « damnés de l’intérieur » du Capital, toujours selon la belle expression de Rigouste. Certes, la violence policière moderne est non seulement économique, mais également technique, spatiale, militarisante, urbaine, ghettoïsante.

La violence policière fonctionne encore par ségrégation sociale. Elle est guerre de terrain fonctionnant par quadrillage. Elle est guerre de basse intensité. Elle table sur des stratégies de choc. Elle se construit et se légitimise à l’intérieur d’un schéma narratif de type dramatique, consolidé à travers les médias (méfaits, arrestations, procès); et dans une rhétorique proche de celle de la chasse en milieu urbain, avec ses captures, ses tactiques, ses stratégies, ses encerclements, ses métaphores naturalisantes (« le chat et la souris »), mais aussi, comme autrefois les aristocrates à cheval pratiquaient la chasse à courre, à travers d’autres figures, telles le rabattage des proies, et la mise en portefeuille à l’intérieur d’un dispositif que l’ancien français désigne par un terme charmant et bucolique, en ce qu’il permet d’enfermer la proie entre diverses surfaces (les « panneaux ») se refermant sur leur objet. On dit encore aujourd’hui, pour désigner la capture de la proie, qu’elle « tombe dans le panneau ».

Pire, nous dit encore Rigouste, la violence moderne est une violence productiviste et essentiellement industrielle. Que peut-on entendre par là? Qu’elle se construit sur des techniques de gestion et à travers des technologies de contrôle. Elle doit être en mesure de produire des résultats quantifiables pour prétendre à une certaine objectivité permettant, de façon toute scientifique, sa reproduction. Elle accouche de bilans, et comme une entreprise, elle construit des états financiers. Elle circonscrit. Gère. Encercle. Accumule. Traite. Elle produit, en un mot, son objet.

D’où, aujourd’hui, ces quelques questions, auxquelles je ne trouve pas de réponse.

Car enfin il serait étonnant, et je frémis à cette pensée, que dans la foulée des diverses enquêtes en cours dans cette province, le pouvoir policier ait acquis une telle expertise que son pouvoir de surveillance soit sans précédent, et sans contrepartie : et qu’enfin le pouvoir policier se place à présent, et en quelque sorte − non pas tout à la fois, certes, mais virtuellement et par petites unités discrètes − en porte-à-faux sur le politique. Une sorte de mort du politique abdiquant aux mains de la « transparence » administrative et de la « saine » gestion.

On peut craindre aussi que suite aux manifestations du printemps dernier, l’expertise des forces de contre-insurrection soit, elle, devenue telle qu’elle tourne à présent à vide. Et que les dernières démonstrations de force au centre-ville de Montréal ne soient que la formidable pantomime d’un appareil policier caricatural qui, hoquetant et aboyant, ne trouve plus d’objet.

Paradoxalement, il serait également consternant que les grévistes du printemps ait permis de consolider, qu’ils aient anticipé et permis, en quelque sorte, l’apparition de ce même pouvoir policier dont ils opèrent aujourd’hui la dénonciation à grands cris : complicité obscène, s’il en est. Et qu’enfin, les dernières manifestations de force de la part du SPVM ne soient qu’une sorte de « grève du zèle » dans le cadre de tractations syndicalisantes avec la Ville de Montréal, centre colonial au surplus largement dépassé par les événements.

S’il brandit aujourd’hui l’appareil de répression comme mesure de zèle, le pouvoir policier fera certainement rapidement ce triste constat. Il a déjà été celui des grévistes étudiants au moment où leurs efforts de lutte se sont essoufflés. Une fois le spectacle médiatique terminé et les caméras de télévision rangées apparaît en retour un autre pouvoir historique qui, lui, sévit, endigue, punit et tranche.

Pour le SPVM, une enquête publique et des coupes drastiques dans ses effectifs seront certainement, une fois les enquêtes en cours terminées, un excellent moyen de rappeler aux fonctionnaires de l’ordre que leur mandat vise d’abord et avant tout la population; que leur devoir est d’abord de servir les citoyens, et non les médias; et que leur tâche consiste à arbitrer enfin les conflits sociaux en maintenant, au meilleur de leurs capacités, sinon la justice, du moins l’apparence de justice.

Le pouvoir policier, en dernier lieu – triste méprise! – ne consiste aucunement, et comme on pourrait le croire au vu des dernières arrestations de masse, bavures et autres dérives, à renflouer les coffres de la Ville ou à tester matériel et expertise en temps réel. Le pouvoir policier ne devrait jamais plus consister, enfin, à tendre artificiellement un tableau de chasse destiné à engraisser l’appareil technocratique à coups d’arrestations, par milliers, pour le plaisir des nombres.

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