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Traduire la performance en français: une lecture de Joshua Price

Par René Lemieux, Université Concordia[1]

Joshua Price analyse dans son livre Translation and Epistemicide (2023) quelques cas de traduction où le passage d’une langue à une autre est souvent synonyme d’une destruction des savoirs dans un lieu donné – ce qu’on nomme depuis Boavantura de Soussa Santos un « épistémicide ». Dans le chapitre 4, intitulé « Translating Performance in Latin America », Joshua Price présente bien les enjeux d’un possible épistémicide dans le domaine de la traduction des sciences humaines et sociales, un champ de la traductologie relativement peu exploré. Il s’agit, en anglais, des « Performance Studies », qu’on pourrait traduire en français par « études de la performance » – mais le peut-on vraiment? Les lignes qui suivent pourraient se voir comme une réflexion sur la traductibilité du nom de la discipline, à défaut de la discipline elle-même que je réserve pour un autre moment.

Selon Joshua Price, les chercheur·ses des Performance Studies ont un rapport paradoxal au monde « subalterne » de l’Amérique latine. Price fait remarquer que les rapports entre le travail intellectuel du Nord et la « matière » latino-américaine sont déterminés par une certaine division du travail hiérarchisée. Il n’hésite pas à parler d’« appropriation intellectuelle » pour qualifier cette situation :

Yet an ideology often runs in the background. By a kind of circular logic, these ploys have often been justified (sometimes implicitly, some­times explicitly) by a conceit that only the West does “theory.” “Latin America produces great literature,” a colleague remarked to me, but he went on to say that only Western Europe and the United States pro­duce great philosophy and original theory. The literary contributions and achievements of novelists Gabriel García Márquez, Clarice Lispector, and Juan Rulfo are widely acknowledged in the Western-dominated academy. However, when it comes to theory and philosophy, so this commonplace runs, theory means Western or Eurocentric theory (Price 2023, 109).

En effet, d’origine anglo-américaine, les Performance Studies offriraient la « forme » (ou la theory selon l’expression utilisée par Price), tandis que le monde latino-américain, lui qui produit les multiples manifestations de la « performance », s’occupe du « fond » :

Latin America provides the grist, so to speak, for Europe’s theorizing. Within the worldview of Eurocentrism, Latin America (or South Asia, Arab countries, the entire continent of Africa, and so on) does not produce philosophy. In other words, philoso­phers, critics, and theorists from the non-West are largely ignored in the European pantheon of analytic and continental philosophy (Price 2023, 109).

Rappelons quand même, ce que ne fait pas Price, que « theory » a un sens particulier aux États-Unis, assez bien explicité par François Cusset dans French Theory (2003) où les auteurs « théoriques » (en particulier provenant de France) gagnent, dans une certaine réception, la capacité à être mobilisés par des champs disciplinaires de plus en plus restreints. Autrement dit, la capacité de déplacement s’agrandit plus le sujet sur lequel porte la théorie est, lui, pointu. Price donne quelques exemples de concepts utilisés, comme la traduction radicale de Quine, la gouvernementalité de Foucault, les rhizomes de Deleuze et Guattari ou la vie nue d’Agamben. On ne s’étonne donc pas de voir cités Foucault en études littéraires, Deleuze en études de genre, Derrida en études architecturales, Baudrillard en études cinématographiques ou Lacan en études juridiques. Le succès d’une réception est souvent dû à la plasticité d’une pensée (souvent française) dont le signe est sa capacité à être reprise par d’autres. Cela ne va pas sans une certaine modalité de l’académie, dominé par l’America ou Anglo-Amérique[2].

L’analyse de Joshua Price est intéressante à plus d’un titre. Pour les besoins de ce petit texte, je ne rappellerai qu’un point, l’intraduisibilité supposée du terme « performance » en Amérique latine. En effet, on n’hésite pas à affirmer que le terme doit être transféré tel quel. Price cite notamment Diana Taylor :

Despite charges that performance is an Anglo word and that there is no way of making it sound comfortable in either Spanish or Portuguese, scholars and practitioners are beginning to appreciate its multivocal and strategic qualities. The word may be foreign and untranslatable, but the debates, decrees, and strategies arising from the many traditions of embodied practices and corporeal knowledge are deeply rooted and embattled in the Americas (Taylor 2003, 47; citée dans Price 2023, 115)[3].

Je voudrais profiter de ce débat pour discuter, dans un premier détour, de la traduisibilité du terme en français. En effet, comme beaucoup d’autres, j’ai moi-même eu à traduire « performance », et c’est même un exercice que j’ai donné à faire en classe à quelques reprises, notamment dans le cadre d’un cours que j’ai donné à l’Université de Sherbrooke en 2020. L’exercice a été refait à l’Université Concordia avec les étudiant·es du séminaire de traduction avancée en sciences humaines et sociales. Il s’agissait de traduire un extrait d’une intervention de Judith Butler (je mets en évidence les termes qui nous intéressent) :

Another example from Turkey is the “standing man” in Taksim Square in June of 2013 who was part of the protest movements against the Erdoğan government, including against its policies of privatization and its authoritarianism. The standing man was a performance artist, Erdem Gündüz, who obeyed the state’s edict, delivered immediately after the mass protests, not to assemble and not to speak with others in assembly—an edict by Erdoğan that sought to undermine the most basic premises of democracy: freedom of movement, of assembly, and of speech. So, one man stood, and stood at the mandated distance from another person, who in turn stood at the mandated distance from another. Legally, they did not constitute an assembly, and no one was speaking or moving. What they did was to perform compliance perfectly, hundreds of them, filling the square at the proper distance from one another (Butler 2020).

L’exercice ne visait pas à dire aux étudiant·es quelle était la bonne traduction, mais à discuter avec elles et eux la manière avec laquelle ils et elles ont traduit le concept de « performance » (à condition évidemment de le reconnaître comme tel) et ses dérivés. Inévitablement, deux « écoles » se forment parmi les étudiant·es : soit on reconnaît le lien conceptuel entre les deux termes et on tente de trouver des mots pour rendre ce lien, soit on pense que faire ce lien est fautif parce que les ressources terminologiques ne le reconnaissent pas. Dans ce dernier cas, les étudiant·es se réfèrent très souvent à Termium, la banque terminologique alimentée par le gouvernement fédéral. Cet outil nous rappelle que « performance » en anglais devrait se traduire par « spectacle », « interprétation » ou « représentation », ou encore que « street performance » devrait se traduire par « spectacle de rue ». « Performance art » pourrait toutefois être traduit par « performance ». Le terme n’est donc pas exclu. Le nom commun « performer » n’est, lui, jamais traduit par « performeur », on parlera par exemple d’« artiste » ou d’« interprète ». Et le verbe « performer » pour traduire « to perform » est pour sa part jugé comme un anglicisme, comme l’indique une notice de Termium (Services publics et Approvisionnement Canada 2015) :

On doit réserver l’emploi du verbe performer à des objets :

  • Un appareil qui performe mieux que le modèle précédent.
  • Avec ce système d’exploitation, mon vieil ordinateur performe enfin!

Pour parler de personnes ou de choses abstraites, le verbe performer n’est pas encore attesté en français, bien qu’il se soit répandu. Seuls les termes performance, performant et performeur/performeuse (« athlète qui a obtenu un résultat exceptionnel dans une compétition ») sont répertoriés.

Au Canada, il est toutefois acceptable d’employer cet emprunt critiqué quand il est associé au sport, à la compétition, à l’exploit ou à la réussite remarquable. Dans ces contextes, performer est largement répandu dans l’usage canadien :

  • Il nous faudra donc performer, démontrer que nous pouvons et savons le faire. (Le Devoir)
  • Les élèves ont bien performé au concours de dictée.
  • Cette joueuse de tennis a bien performé.

Le domaine des arts est absent de cette fiche, et on ne penserait jamais l’utiliser comme un verbe transitif[4], ce que l’extrait de Butler demande.

L’autre manière de traduire, celle qui voudrait conserver un lien conceptuel entre les termes, parlerait peut-être d’Erdem Gündüz comme d’un « artiste performeur » ou simplement d’un « performeur », et oserait peut-être ensuite traduire « to perform compliance perfectly » par « performer parfaitement le décret », formulation absolument contraire aux règles actuelles de la langue française. Dans le cadre du cours, j’essaie de faire comprendre aux étudiant·es que les deux solutions sont légitimes, mais seulement selon le contexte de réception de l’auteur ou de l’autrice (voir à ce propos Lemieux 2019). Puisque Judith Butler est reconnue comme une théoricienne de la « performativité », il est tout à fait normal de voir dans les traductions de son œuvre un « accroc » aux règles « normales »[5].

Pourtant, ce que j’ai perçu dans la manière de traduire que j’enseigne comme une ouverture de la langue française aux nouveautés de l’étranger doit être aussi critiqué, et Joshua Price me permet de le faire. Comme Price le démontre très bien, ce que j’ai vu comme une plasticité nouvelle du français peut aussi se voir comme une forme de colonisation par la traduction. Ce que j’enseignais comme une ouverture vers la différence de l’anglais – une forainisation comme Karen Bennett l’exemplifie de son côté dans son travail sur la retraduction de Foucault (2017) –, pourrait aussi bien se voir comme une nouvelle forme de colonisation par la traduction. Je me propose ainsi de faire un deuxième détour, cette fois par l’étymologie, en questionnant l’origine du mot « performance » qui, en anglais comme en français, s’écrit de la même manière. À première vue, et sans le prononcer, rien ne nous dit si le mot est écrit en anglais ou en français.

J’ai d’abord tout bonnement pensé que le mot était lié étymologiquement à « former », et que le suffixe « per- » était à entendre comme pour le verbe « périr » ou « perforer », c’est-à-dire « passer à travers ». C’est ce qu’on aurait pu croire en lisant le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française :

Le verbe performer est un emprunt hybride de l’anglais to perform, lui-même emprunté à l’ancien français parformer. Performer, qui s’emploie en parlant de personnes, d’objets, d’appareils, etc., est d’usage répandu au Québec et très fréquent en français européen. Même s’il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, cet emprunt est acceptable en français. Le champ sémantique de performer est celui d’une famille ancienne, productive, aux dérivés corrects : le substantif performance est dans la langue depuis le XIXe siècle, l’adjectif performant est largement admis. De plus, cet emprunt s’intègre facilement sur les plans orthographique et phonétique (Office québécois de la langue française 2013)[6].

Et pourtant, l’étymologie est bien plus compliquée. En anglais, les dictionnaires étymologiques indiquent ce qui suit :

c. 1300, performen, “carry into effect, fulfill, discharge, carry out what is demanded or required,” via Anglo-French performer, performir, altered (by influence of Old French forme “form”) from Old French parfornir “to do, carry out, finish, accomplish,” from par– “completely” (see per-) + fornir “to provide” (see furnish). Church Latin had a compound performo “to form thoroughly, to form.”

Si le dictionnaire étymologique en ligne est exact et que le mot anglais vient en fait du français, son origine n’est pas à chercher du côté de « former », c’est-à-dire de la branche noble du français (à savoir le latin), mais plutôt de sa branche bâtarde, c’est-à-dire du francique, car c’est de là que provient « fornir » (aujourd’hui on dirait « fournir », et en anglais « furnish ») :

*frumjan (« accomplir, effectuer ») → voir frommen (« être utile, servir à »), fromm (« observant, servant Dieu, pieux ») en allemand, to frame (« construire, manigancer ») en anglais, de fruma « bénéfice, avantage ».

Ce mot s’est vu ajouter un suffixe, « par- », qui lui vient bien du latin « per- », comme on le retrouve dans « pardon », « parfait » ou « parvenu », marquant un achèvement. La forme « performe » (avec le « per- ») serait en quelque sorte le résultat d’une orthopédie latinisante, celle-là même qui performe au sens de mettre dans sa forme achevée.[7]

Alors qu’est-ce à dire? D’abord que l’origine est obscure, non identifiable, mélangée – métissée (pour utiliser un terme que Price reprend en conclusion de son livre) : une hybridité, una mistura, une mixture, comme le qualifierait peut-être José María Arguedas (2024). On aurait pensé que le terme venait de l’anglais, mais, finalement, son origine était du côté du français, et précisément de sa branche germanique. Tout est question, dès l’origine, d’une certaine « contamination », pour reprendre un terme de la linguistique prescriptiviste, un terme aussi cher à Jacques Derrida, mais pour différentes raisons.

Toute cette dynamique ressemble fort à une autre problématique que j’ai eu l’occasion d’étudier il y a quelques années avec le quasi-concept de « différance » chez Derrida[8]. L’intérêt que j’avais dans ce cas était que cette mobilité entre le français et l’anglais n’est pas du tout évidente en espagnol ou en portugais. Tout comme pour « différance », l’espagnol et le portugais ne produisent pas si facilement les mots en -ance (pas autant qu’en français, ou pas de la même manière). En espagnol, il faudrait parler de « performancia » (un terme qui n’existe pas; le verbe « performar » non plus). En portugais, c’est différent, j’ai vu qu’on se permet d’utiliser « perfórmance » (avec un accent), mais aussi « performância » et « performação ». On pourrait donc conclure que certaines tentatives de « domestication » du mot selon la phonologie de la langue sont possibles en portugais. Autrement, la tendance est forte d’emprunter le terme « performance » directement de l’anglais et d’affirmer simplement son intraduisibilité. 

Que doit-on conclure de ces détours? Peut-être faut-il repenser ce que nous dit Joshua Price, qui, au fond, semble affirmer, d’une manière assez proche de Lydia Liu (1995), que pour penser la performance, les penseurs d’Amérique du Sud ont besoin d’utiliser un concept étranger et de se conformer à ce concept. En d’autres mots, et c’est celui autour duquel on tourne depuis le début, les artistes latino-américains ont besoin de performer le concept. Ce n’est pas tellement différent de la problématique de Lydia Liu avec la langue de la chambre du maître et celle de la chambre d’ami (voir Lemieux 2023) : la langue anglaise transporte un concept comme un invité apporte un cadeau à la personne qui le reçoit, mais rapidement, comme un hôte insolent, l’anglais finit par prendre toute la place, à un point tel qu’on ne peut plus penser qu’avec et dans la « forme » de l’anglo-américain.

Mais si on pouvait espérer, avec Lydia Liu, revisiter une forme ancienne du chinois, classique, dont on aurait pu être nostalgique (c’est l’impression que j’avais eue en la lisant), Price n’offre rien de ce genre : pas d’Ancien Monde sur lequel on pourrait faire retour. Comme pour chacun des chapitres de son livre, Price nous laisse nus devant l’aporie[9] : les Performance Studies nous donne accès aux « performances » de l’Amérique latine, mais aux conditions de la mise en forme de ces performances selon le regard (et le cadre) anglo-américain. En lisant Price, on pourrait se remémorer la formule devenue emblématique qu’offrait l’écrivaine Audre Lorde (1983) : « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House », qu’on peut voir traduit en français par : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». En lisant Price, on pourrait avoir cette impression qu’il veut répondre à la formule choc de Lorde en rétorquant simplement ceci : « Mais que devons-nous faire quand ces outils sont les seuls dont nous disposons? » Peu importe où l’on regarde, il n’y en a pas d’autres : nul passé ne nous ramènera des outils oubliés, nulle transcendance ne nous en apportera de nouveaux.

Sans avoir de solution définitive à apporter – y en a-t-il même une? ne serait-ce pas dans le cas par cas que se décèlerait un mode de vie possible, à chaque fois repensé? –, je repense à ce que disait Barbara Cassin de la relativité en traduction, dans un commentaire sur la réponse que Protagoras donne à Socrate (dans le Théétète de Platon) :

[Protagoras] fait passer de l’opposition binaire vrai/faux au comparatif : « meilleur » et, plus précisément encore, à ce que je propose d’appeler le comparatif dédié : « meilleur pour ». Le meilleur est en effet défini comme « le plus utile », le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que les Grecs nomment kairos, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces khrêmata dont l’homme serait mesure, non pas les « choses », les « étants » (pragmata, onta), mais ce dont on se sert, les khrêmata, objets d’usage, richesses, à utiliser et à dépenser, richesses dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie (Cassin 2010).

À chaque aporie, son issue, à chaque problème, sa traduction, et tout est toujours à refaire.

Bibliographie

Arguedas, José María. 2024. « Entre le qheswa et le castillan : l’angoisse du mestizo ». Traduit par René Lemieux et Ana Kancepolsky Teichmann. Trahir 15 (février). En ligne.

Bennett, Karen. 2017. « Foucault in English: The Politics of Exoticization ». Target. International Journal of Translation Studies 29 (2): 222‑243. En ligne.

Butler, Judith. 2020. « Judith Butler on Rethinking Vulnerability, Violence, Resistance ». Verso (blog). 6 mars 2020. En ligne.

Cassin, Barbara. 2010. « Relativité de la traduction et relativisme ». In La Pluralité interprétative. Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, par Alain Berthoz, Carlo Ossola, et Brian Stock. Paris: Collège de France. En ligne.

Cusset, François. 2003. French Theory: Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis. La Découverte.

Féral, Josette. 2013. « De la performance à la performativité ». Communications, no 92: 205‑218. En ligne.

Kusch, Rodolfo. 1979. El pensamiento indígena y popular en América. Hachette.

Kusch, Rodolfo. 2010. Indigenous and Popular Thinking in América. Traduit par María Lugones et Joshua M. Price. Duke University Press.

Lemieux, René. 2009. « Force et signification à l’épreuve de la traduction: la différance derridienne et son transport à l’étranger ». Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry 29 (2‑3): 33‑58.

Lemieux, René. 2019. « Traduction philosophique et signature: le cas de l’indécidable derridien entame en anglais ». TTR 32 (2): 217‑42.

Lemieux, René. 2023. « Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu ». Trahir 14 (février). En ligne.

Liu, Lydia H. 1995. Translingual Practice: Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937. Stanford: Stanford University Press.

Lorde, Audre. 1983. « The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House ». In This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color, par Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa, 2nd edition, 98‑101. Latham, New York: Kitchen Table: Women of Color Press.

Louder, Dean R., Jean Morisset, et Eric Waddell. 2001. Vision et visages de la Franco-Amérique. Les éditions du Septentrion.

Morisset, Jean. 2019. « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco ». Trahir 10 (mai). En ligne.

Office québécois de la langue française. 2013. « performer ». In Grand dictionnaire terminologique. En ligne.

Ottoni, Paulo. 2012. « Traduire la différance en portugais ». Traduit par René Lemieux. Trahir 3 (novembre). En ligne.

Price, Joshua M. 2023. Translation and Epistemicide: Racialization of Languages in the Americas. Tucson: University of Arizona Press.

Services publics et Approvisionnement Canada. 2015. « performer ». In Termium Plus. En ligne.

Taylor, Diana. 2003. The archive and the repertoire: Performing cultural memory in the Americas. Duke University Press.

Université de Sherbrooke. 2024. « performer ». In Usito. En ligne.


Notes

[1] Ce texte fut d’abord présenté dans le cadre du groupe de lecture de l’Observatoire de la traduction autochtone où, de septembre à décembre 2023, nous avons lu le plus récent livre de Joshua Price. Il s’agissait du deuxième livre lu dans le cadre de ce groupe (le premier étant Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937 de Lydia H. Liu, qui a aussi faire l’objet d’un commentaire critique). Encore une fois, je tiens également à offrir mes excuses auprès des étudiant·es du séminaire FTRA 612/542 Traduction avancée en sciences humaines et sociales qui ont eu à subir mes élucubrations sur les étymologies compliquées du terme « performance ».

[2] Je fais référence par ces termes à Price lui-même qui, dans sa conclusion, utilise le terme espagnol « América », contre l’anglais America, pour faire connaître cette autre Amérique inaudible pour les États-Unis. Cette idée qu’il reprend de Rodolfo Kusch (1979; Price a cotraduit le livre avec María Lugones en 2010) est très proche des thèses formulées au Québec par Jean Morisset et d’autres, qu’on retrouve parfois sous le nom de « Franco-Amérique » ou d’« Amérique franco ». Voir notamment Louder, Morisset et Waddell (2001) ainsi que l’article « Une vie en translation, ou Le vertige et la gloire d’être Franco » (Jean Morisset, Trahir 10, 2019).

[3] Comme il s’agit ici d’une chercheuse américaine, la critique peut sembler un peu facile. Or Price donne beaucoup d’autres exemples, y compris par des artistes latino-américains (Price 2023, 118 sqq.).

[4] Le Grand Dictionnaire terminologique (Office québécois de la langue française 2013) et Usito (Université de Sherbrooke 2024), des ressources terminologiques bien plus à jour que Termium, acceptent le verbe « performer » au sens de « faire, donner, offrir une performance artistique », mais il est toujours intransitif.

[5] L’usage de « performer » comme verbe transitif, sans être très courant, est tout de même repérable dans les publications en français. Pour ne donner qu’un exemple où l’on met en relation les Performance Studies et Judith Butler : « Performer l’identité à travers le genre, la race ou toute autre construction culturelle, c’est donc aussi la jouer, tout comme nous jouons à être ou à nous comporter de telle ou telle manière dans notre environnement culturel et social. » (Féral 2013, 215)

[6] Usito explique l’étymologie de manière encore plus simple. Pour « performer » : « 1985 (in TLFQ); de l’anglais to perform »; et pour « performance » : « 1839; mot anglais ».

[7] Je dis « orthopédie » parce que c’est de la noblesse du latin que vient la forme finale de « performer », mais si cela avait été d’une langue jugée moins noble, comme le francique ou le bas-breton, on aurait facilement parlé de « corruption ». Il faudra bien un jour prendre conscience de notre manière de parler des relations entre les langues, en particulier en traductologie, et repenser notre rapport à l’indemne et à l’intact.

[8] Voir notamment Lemieux (2009) et ma traduction de Paulo Ottoni (2012) pour une discussion sur la traduction portugaise de « différance ».

[9] Je fais évidemment référence au concept de « desnudo » que Joshua Price utilise en conclusion de son livre et qu’il emprunte au conquistador Álvar Núñez Cabeza de Vaca.

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Classé dans René Lemieux

Entre le qheswa et le castillan: l’angoisse du mestizo

Par José María Arguedas [1] | cette traduction est aussi disponible en format pdf

Traduit par René Lemieux, Université Concordia, et Ana Kancepolsky Teichmann, Université de Montréal[2]

Préface à la traduction

La présente traduction a d’abord été pensée comme une « traduction privée », alors que nous participions à un groupe de lecture autour du livre Translation and Epistemicide. Racialization of Languages in the Americas de Joshua M. Price (University of Arizona Press, 2023). Dans ce livre, Price propose une analyse comparée entre un texte classique, mais relativement méconnu du milieu traductologique, de José María Arguedas (1911-1969), et un deuxième bien plus connu en traductologie, « Die Aufgabe des Übersetzers » (« La tâche du traducteur ») de Walter Benjamin (1892-1940). À travers cette comparaison, Price veut dénoncer la méconnaissance du monde anglophone envers l’œuvre d’Arguedas en particulier, et la pensée latino-américaine en général. Si le texte bien connu de Benjamin a été traduit en français à plusieurs reprises, à notre connaissance, aucune traduction du texte d’Arguedas n’a paru en français. Notre traduction, qui se voulait d’abord un projet privé pour un petit groupe de lecture, est ainsi devenue progressivement une réponse à l’appel de Price à mieux faire connaître l’œuvre de cet auteur péruvien, cette fois dans le monde francophone.

La présente version du texte d’Arguedas résulte d’une collaboration entre deux traductaires aux parcours linguistiques et culturels très distincts. Cette expérience en traduction de l’espagnol vers le français a représenté, pour les deux, un exercice intellectuel stimulant. Notre traduction se veut une proposition, voire une invitation auprès de nouvelles personnes qui voudraient se lancer dans l’aventure de la traduction du texte d’Arguedas, pour produire une version meilleure que la nôtre. Nous aimerions lire une version plus sensible au « génie du qheswa », au plurilinguisme manifesté dans l’écriture d’Arguedas. Pour la présente traduction, nous n’avons pas employé de stratégies préétablies, nous avons plutôt suivi notre intuition, en dialoguant sur les possibles traductions, segment par segment. Alors que l’un préconisait une plus grande idiomaticité dans la traduction, l’autre suggérait une proximité plus grande avec le texte original. En a résulté une traduction teintée d’une certaine étrangeté, voire métissée – nul autre terme ne peut mieux définir son style. Mais pour qui lit l’original sera manifeste l’affinité certaine entre cette traduction et le style du texte d’Arguedas.

Le poète César Vallejo marque le début de la différenciation entre la poésie de la côte et celle des montagnes du Pérou. Car il inaugure une période intense où l’habitant des Andes ressent le conflit entre son monde intérieur et le castillan comme langue propre. Ce problème s’exprime principalement à travers le changement abrupt entre Los Heraldos negros et Trilce. L’intellectuel espagnol José Bergamín a déjà souligné que le style sombre de Trilce découle principalement de la lutte entre l’âme du poète et la langue. Bergamín ne connaissait pas la cause intime de ce conflit, mais nous, oui. Et ce conflit explique d’ailleurs le retard de notre poésie dont le thème et l’inspiration sont mestizas.

Le qheswa[3] est l’expression légitime de l’habitant de cette terre, de ceux qui sont nés de ce paysage et de cette lumière. À travers le qheswa, on parle de manière profonde, on décrit et on dit l’âme de cette lumière et de ces terres comme beauté et comme séjour.

Mais d’autres personnes sont venues avec une langue différente, une autre langue exprimant une autre race et un autre paysage. Pendant longtemps, ceux nés de ce côté du Pérou ont produit avec cette langue une mauvaise littérature. L’harmonie entre l’habitant de la côte et cette langue s’est établie sur quatre siècles. Et elle s’est établie rapidement, parce que la yunka offrait moins de résistance culturelle que le qheswa. Le paysage côtier a moins d’influence sur les habitants que ce monde andin et ses habitants sont plus indépendants de la terre; l’impact de l’espagnol et de l’Occident a été plus violent et plus continu sur la côte. Après quatre siècles, des écrivains tels que José María Eguren et Emilio Adolfo Westphalen parlent le castillan comme les Français leur français, ou les Hispaniques leur espagnol.

Chez nous, le peuple des Andes, le conflit linguistique a vraiment commencé il y a peu de temps à travers notre littérature, depuis Vallejo jusqu’au dernier poète des Andes. C’est le même conflit ressenti, bien que de manière plus brusque, par Huamán Poma de Ayala. Si nous parlons en pur castillan, nous n’exprimons ni le paysage ni notre monde intérieur, parce que le mestizo[4] n’a pas encore maîtrisé le castillan comme langue et le qheswa reste son moyen d’expression légitime. Mais si nous écrivons en qheswa, nous produisons une littérature limitée et condamnée à l’oubli.

Permettez-moi d’évoquer ici mon propre problème, qui est certainement un exemple type. Lorsque j’ai commencé à écrire, à raconter la vie de mon peuple, j’ai ressenti de manière angoissante l’incapacité du castillan à rendre compte du ciel, de la pluie de ma terre, et plus encore de la tendresse que nous éprouvions envers l’eau de nos séguias, envers les arbres de nos ravins, et surtout, l’incapacité du castillan à rendre compte, avec toute l’exigence de notre âme, de nos haines et de nos amours . Parce que la victoire de l’indigène, en tant que race et en tant que paysage, s’étant produite en moi, ma soif et ma joie s’exprimaient haut et fort en qheswa. Cela a donné lieu au style particulier qu’on retrouve dans Agua, dont un critique littéraire a dit subtilement et dédaigneusement qu’il n’était ni du qheswa ni du castillan, mais une « mixture ». C’est vrai, mais seulement ainsi, avec cette langue, j’ai partagé l’âme de mon peuple et de ma terre avec d’autres peuples. C’est une mixture, oui, et bien plus encore. C’est le style de Huamán Poma de Ayala; si on veut connaître le génie et la vie des peuples indigènes de la colonie, c’est à lui qu’on doit faire appel.

Cette mixture a un signe : l’habitant des Andes n’a pas trouvé l’équilibre entre son besoin d’expression intégrale et le castillan comme langue obligatoire. Actuellement, le mestizo s’efforce encore de maîtriser le castillan avec empressement et désespoir.

La littérature castillane produite jusqu’à récemment dans les montagnes, mauvaise et arriviste, ne permet pas de conclure de façon définitive que le castillan est inapproprié pour l’expression du mestizo. Jusqu’au début du xxe siècle, seuls les déracinés de notre sol, ceux qui ne ressentaient pas notre paysage et qui vivaient très isolés des préoccupations et de l’âme de notre peuple, ont produit de la littérature ici. Cela explique la pauvreté et l’insignifiance de cette littérature.

Mais aujourd’hui, lorsque l’habitant authentique de cette terre ressent le besoin de s’exprimer dans une langue qu’il a peu utilisée, il se trouve confronté à cette triste réalité : le castillan qu’il a appris à la dure, à l’école, au collège ou à l’université ne lui permet pas de traduire pleinement et profondément son âme ou le paysage du monde dans lequel il a grandi. Et le qheswa, qui est encore sa langue authentique, celle avec laquelle il parle de ses soucis et avec laquelle il décrit son peuple et sa terre au point de satisfaire son besoin d’expression le plus profond, est une langue sans prestance et sans valeur universelle.

L’empressement actuel du mestizo à maîtriser le castillan découle de ce dilemme. Mais lorsqu’il y parviendra, lorsqu’il pourra parler et faire de la littérature en castillan, avec la maîtrise absolue avec laquelle il s’exprime maintenant en qheswa, ce castillan ne sera plus le castillan d’aujourd’hui, avec une influence qheswa insignifiante et à peine quantifiable, mais il portera en lui beaucoup du génie qheswa et peut-être de la syntaxe intime du qheswa. Car le qheswa, expression légitime de l’habitant de cette terre né de ce paysage et de cette lumière, demeure une partie essentielle de son être et de son génie.

Cet empressement à maîtriser le castillan conduira le mestizo à la pleine possession de la langue. Et sa réaction au castillan provient du fait qu’il ne cessera jamais d’adapter cette langue à son besoin d’une expression absolue, c’est-à-dire de traduire jusqu’à la dernière exigence de son âme, là où sa part indigène est à la fois commandement et origine.

Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on voit cette part émerger dans la littérature? Et pourquoi n’est-ce que récemment qu’on perçoit les effets du choc entre le mestizo et le castillan vu comme sa langue? Pendant presque toute la période républicaine, le mestizo a été maintenu dans la même condition d’infériorité et de silence que durant la période coloniale. C’est pourquoi, ni dans la littérature coloniale ni dans celle du début de la période républicaine, il n’y a d’œuvres exprimant véritablement le peuple andin et le paysage dans lequel il vit. J’ai déjà évoqué cette question dans une autre partie de mon article. Mais les mestizos ont continué à croître, tant numériquement que culturellement, se constituant comme peuple, la majorité dans les Andes du Pérou. L’Occident n’a pas réussi à dominer ces mestizos, défendus par leurs profondeurs indigènes. Ainsi, ils ont lutté, et ils luttent encore pour créer leur propre personnalité culturelle.

Alors que le mestizo conquérait le domaine spirituel du peuple andin, la lutte entre sa part indigène et sa part espagnole, amorcée avec le premier mestizo, prenait forme dans son âme. Cette part indigène prédomine désormais dans la psychologie du mestizo péruvien, remportant cette bataille grâce au soutien de tout le monde andin : la terre, l’air, la lumière et le vaste peuple indigène représentant encore soixante pour cent de la population péruvienne. Ainsi, dans l’esprit du mestizo, il est déjà plus Indigène qu’Espagnol, empêchant le castillan pur de devenir sa langue légitime.

Cette réalité sociale et humaine que j’ai décrite ne pouvait pas ne pas trouver son expression dans la littérature. En tant que puissance numérique et spirituelle, la littérature issue des Andes du Pérou est une littérature mestiza. À travers toute cette littérature, on ressent l’angoisse du mestizo, son empressement à trouver un moyen d’expression légitime. Et c’est à cause de cet empressement, de cette angoisse, que la quasi-totalité de cette littérature n’a encore que peu de valeur. Et les œuvres écrites ici ayant véritablement du mérite sont souvent le fruit d’individus qui ont su s’exprimer dans un castillan déjà influencé par le qheswa.

Nous assistons ici à l’agonie du castillan en tant qu’entité spirituelle et en tant que langue pure et intacte. Je l’observe et je le ressens quotidiennement quand j’enseigne le castillan au collège Mateo Pumaccahua de Canchis. Mes élèves mestizos, dont l’âme est dominée par leur part indigène, forcent le castillan, et dans la morphologie intime de ce castillan qu’ils parlent et écrivent, dans sa syntaxe éclatée, je reconnais le génie du qheswa.


[1] Écrit originellement à Sicuani, au Pérou, en 1939, et publié une première fois dans La Prensa de Buenos Aires.

[2] Les traductaires souhaitent remercier Simon Labrecque et Paola Mancosu pour leurs conseils et la révision du texte.

[3] N. D. T. : Dans l’original, Arguedas utilise une orthographe aujourd’hui non standard, « kechwa ». En français, on parlerait plutôt de « quechua », orthographe également utilisée en espagnol et en anglais. Toutefois, en langue quechua, on utilise aussi « runasimi », littéralement la langue (simi) du peuple (runa). Nous avons pour notre part préféré utiliser le mot et l’orthographe « qheswa » qui, aujourd’hui, peut désigner, en quechua, la langue, mais signifie originellement une « vallée montagneuse en hauteur » et qui s’oppose, topographiquement, à la yunka, la forêt des basses terres. L’orthographe choisie provient du Diccionario Quechua–Español–Quechua/Qheswa–Español–Qheswa Simi Taqe, de l’Academia mayor de la langua quechua/Qheswa simi hamut’ana kurak suntur, 2édition, Cusco, Pérou, 2005. Ailleurs, on retrouve également l’orthographe « qhichwa ».

[4] N. D. T : Nous avons préféré garder le terme « mestizo » original en espagnol, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, le terme « métis » (ou « Métis ») possède des connotations particulières au Canada. Sans majuscule, il désigne généralement une personne « issue de l’union de deux personnes d’origines ethniques différentes ». Avec la majuscule, il désigne généralement une nation autochtone reconnue, « d’ascendance mixte européenne et autochtone, principalement de l’Ouest canadien » (Dictionnaire Usito). Nous avons préféré ici garder la minuscule, comme Arguedas le faisait, en interprétant « mestizo » non pas comme un ethnonyme singulier (ce qui nécessiterait en français la majuscule), mais comme une réalité nouvelle qu’Arguedas percevait dans le territoire péruvien à son époque.

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« White Power », ou La fierté aux abords de la possibilité plausible de nier

Par Sagi Cohen

Traduction par René Lemieux, Université Concordia*

Même si on peut affirmer que toute « culture » est basée sur de la connerie ou sur le mensonge, est-ce que ça devrait servir à la condamner? Même avant Marx, ce mensonge était déjà présent chez Platon, dans le folklore, dans les mythologies faites de dieux et de héros qui osaient leur tenir tête. Machiavel dévoile la fiction dans le récit originel de Rome qu’il voyait comme le cœur de ce qu’il pensait être la meilleure « foi romaine », où elle se reconstitue pour mieux s’orienter. En effet, ce « saint mensonge » permettait à la culture de se distinguer, là même où sa sécurité était compromise, mais sa fierté affirmée.

Ce qui était vrai pour les Romains l’est aussi pour les adeptes contemporains de la « fierté blanche », à une différence près : les premiers y voyaient une fiction, les seconds, un fait. Ces derniers perçoivent également comme inférieurs et arriérés les « mythes » et « religions » des peuples autochtones de l’île de la Grande Tortue, ceux-là même qui devaient subir la « destinée manifeste » d’une quasi-extinction aux mains des Blancs. La « foi démystifiée » de ces derniers brandit ici une autre forme de fierté, une fierté particulièrement blanche : son identité est posée comme un écran parfaitement vide sur lequel la plus petite anfractuosité apparaît comme une aberration, quelque chose de contingent ou de déplacé. « Étrangement formé », pensera-t-on, parce que ça possède vraiment une forme. C’est ce qu’il faut retenir à propos de la « fierté blanche » : c’est la fierté des humbles. Son histoire ne fabrique pas de fictions : sans rituels bizarres ni mythes traditionnels ou plus ou moins modernisés, mais seulement des valeurs universelles et des vérités historiques. Une page blanche d’hospitalité d’apparence parfaitement inoffensive – mais c’est un piège.

Le piège réside dans la manière avec laquelle la fierté blanche entre en relation avec les autres fiertés. J’ai longuement étudié la façon avec la laquelle le principe d’humilité éthico-métaphysique du christianisme entrait en relation avec le judaïsme, tant avec sa fierté qu’avec, scandaleusement (ce mot ne vient pas de moi), sa distinction, sa séparation du « tout ». La pensée occidentale, dans le sillage de la Réforme et des Lumières (mais on pourrait remonter aussi loin qu’à saint Augustin), a trouvé un moyen d’inverser cette position de « distinction absolue » en une position de « réconciliation absolue ». MAIS!

Mais même inversé, un point de contact crucial (voire inamovible dans ce cas-ci) de la distinction absolue doit demeurer. Où est-il allé? Après la Réforme, le point n’était plus localisable comme ce que le jeune Hegel a appelé l’institution « positive » de l’« Église » (« positive » au sens d’une entité distincte dotée d’une présence et d’un pouvoir politiques). Pour être vraiment inversée de manière à ce qu’elle disparaisse au moins de la vue, la séparation s’est constituée à travers l’« humanité » alors en plein essor, ainsi que toutes les dimensions attribuées à ses « membres individuels ». Comme on peut le constater, l’« humain » est la catégorie des humbles, et toutes les spécificités, que ce soit la religion, la culture et même le genre, sont maintenant sous contrôle de la catégorie « individu humain ». Ça semble scientifique, et à bien des égards ce l’est, puisque ça s’organise à travers une sorte de savoir basé sur des observations et des hypothèses. En deux mots comme en cinq : choix rationnel = choix de rat.

La violence ici, c’est-à-dire la manière qu’a l’humilité d’étouffer discrètement la fierté et la distinction – une vérité qu’on doit aux « fauteurs de haine » du white power (qui semblent souffrir le plus de cet étrange « retournement ») –, a été conçu de manière à être difficile à percevoir. Il s’agit toujours, d’abord et avant tout, d’une violence qu’on s’inflige à soi-même, car elle continue d’étouffer l’expression de la distinction que ce soit l’amour propre, la reconnaissance (et le respect) pour « l’ennemi » ou autre chose, comme étant des affaires « privées ».

Quoi donc? Pensiez-vous que lorsque le « marché libre » du capitalisme imposait la privatisation comme mesures d’austérité – au détriment de la planète entière –, ce n’était pas pour incarner cette ancienne force religio-messianique? (Un bon livre sur le sujet, se concentrant sur l’histoire plutôt sanglante de ce « marché libre » et sur les manières avec lesquelles il en est venu à être (imposé), est Sovereignty, Property and Empire 1500-2000 d’Andrew Fitzmaurice.)

Cependant, comme Nietzsche, j’aimerais me pencher sur les implications éthiques de ce type de manœuvre subtile – aussi subtile que le fait de tuer par inadvertance des milliers d’Autochtones de l’île de la Grande Tortue avec des couvertures infestées des maladies du « Vieux Monde », données avec les meilleures intentions du monde.

Cette violence semble trop abstraite pour en prendre conscience – la culture populaire peut toutefois nous y aider. Ce qu’il y a de bien avec « la décence fondamentale de la culture du Blanc » est qu’elle ne cesse de se justifier (à en devenir risible à l’heure actuelle avec la soi-disant épidémie « woke »). Il faut regarder l’extrait qui suit, tiré de Star Trek : The Next Generation (« Peak Performance », saison 2, épisode 22) :

Il faut remarquer l’esthétique de cette rencontre, et les forces morales qu’elle met en œuvre : le visage prononcé et expressif, aux nuances multiples, de l’extraterrestre en face d’un autre, fade, entièrement blanc et inexpressif. Le visage inexpressif cache pourtant une stratégie offensive visant à vaincre son adversaire (tandis que le visage de l’extraterrestre exprime toujours ses émotions). Or l’offensive inexpressive est celle qui est dirigée non pas contre cet adversaire-là – qu’on rencontre dans un contexte concret –, mais contre l’« adversaire » comme catégorie (universelle). Elle ne vise pas cet adversaire spécifique, mais la supposition fondamentale, celle-là même qui rend le jeu amusant, c’est-à-dire avoir un adversaire et tout le reste (par exemple se distinguer en gagnant la partie).

C’est précisément ce que la violence de l’inexpressivité blanche ruine : la possibilité de se distinguer. Jouer pour un match nul, c’est jouer contre le jeu – ce qui n’est pas autre chose qu’une attaque. Apparemment plus humaine, puisqu’elle met le « moi » hors-jeu, cette attaque est néanmoins ressentie, et de manière dévastatrice, comme une manigance et une humiliation, contre laquelle il est difficile de rétorquer. Une violence subtile, une violence métaphysique.

La particularité de cet exemple est qu’il montre au niveau « individuel » – ce qui est malheureusement le cadre par défaut de notre laïcité pour juger la légitimité morale – ce qui a lieu à des niveaux historique, métaphysique et méthodologique, là où le jugement, crypté, n’est accessible qu’au petit nombre.

L’inexpressif « Lieutenant-Commandeur Data » incarne en fait le paradoxe des suprémacistes blancs : une fierté inexpressive – comment? Ils éprouvent, comme le reste d’entre nous, le pouvoir de la « blancheur » autour d’eux, comme ils éprouvent également la précarité de cette fierté (et agissent pour la défendre – comme ce fut le cas à Charlottesville).

Mais ils éprouvent aussi, à leur manière, la boutade de Data : « Au sens le plus strict, je n’ai pas gagné. »


* Ce texte est la traduction de « White Power: Between Pride and Deniability » (10 juin 2020) de Sagi Cohen, disponible en ligne sur son blogue. Le traducteur remercie Simon Labrecque pour sa relecture.

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La double traduction d’Indian Horse de Richard Wagamese: deux publics, deux approches

Par Simon Trépanier, Sherbrooke | cet article est aussi disponible en format pdf

En 2012, Richard Wagamese publie Indian Horse. Dans ce roman, il raconte l’histoire de Saul Indian Horse, un jeune autochtone qui, après avoir été envoyé dans un pensionnat, découvre le hockey, un sport dans lequel il excellera. Puis en 2017, le roman est porté à l’écran. Environ au même moment, non pas une, mais deux traductions vers le français sont publiées, l’une au Canada, l’autre en Europe. La comparaison de ces traductions est singulière, car plutôt que d’être séparées dans le temps, elles le sont dans l’espace, ce qui amène une réflexion originale sur le concept de « retraduction ».

Au sujet de son roman, Richard Wagamese dit : « I chose hockey as a central motif in Indian Horse because it’s a Canadian motif. It’s the way that Canadians self-identify. And Indian Horse, in the large, is a Canadian story »[1]. L’auteur mentionne aussi un autre thème, les peuples autochtones, et il ajoute que la relation entre ces peuples et le Canada existe depuis longtemps[2]. Ces deux thèmes font davantage partie du quotidien du Canada que de l’Europe. À la lumière de ce qui précède, comment chacune des versions françaises du roman Indian Horse peut-elle avoir été présentée? C’est ce que nous explorerons dans le présent article.

Cheval Indien et Jeu Blanc : des traductions adaptées à leur public

Au Canada, Lori Saint-Martin et Paul Gagné, qui ont traduit de nombreux romans ensemble, ont publié Cheval Indien (Wagamese, traduit par Saint-Martin et Gagné 2017) aux Éditions XYZ. Christine Raguet, une professeure de traductologie et de littérature à l’Université Sorbonne Nouvelle qui a traduit plusieurs romans, s’est occupée de la traduction pour l’Europe, intitulée Jeu blanc (Wagamese, traduit par Raguet 2017), publiée aux Éditions ZOÉ. Nous remarquons déjà une différence d’approche dans les titres. Alors que la traduction littérale de Saint-Martin et Gagné se rapproche du titre original, celle de Raguet s’en éloigne. En effet, cette dernière ne fait pas référence au personnage principal, mais au sport, par un titre qui porte un double sens : un premier où l’expression est employée en parlant d’un gardien de but qui a empêché l’équipe adverse de marquer des points pendant une partie; l’autre où l’on semble dire que le jeu appartient aux Blancs, ce que le personnage principal se fait rappeler à plusieurs reprises pendant le récit. Ce premier exemple contient en lui-même, comme nous allons le montrer, l’approche de chacune des versions.

Que ce soit dans la version du Canada ou celle de l’Europe, des indices font croire à une traduction, mais à un degré différent. Tout d’abord, dans la version de Saint-Martin et Gagné, nous trouvons « Traduit de l’anglais » sur la quatrième de couverture et sous le titre en français dans les premières pages, puis « Du même auteur » suivi de la liste des publications de Richard Wagamese dans la langue originale. Peu d’indices laissent croire à un roman traduit. Pour sa part, la version de Raguet en contient davantage. Par exemple, le roman est publié dans la collection « écrits d’ailleurs », une collection qui présente des romans écrits en langue étrangère et dont les auteurs ont une pensée plurielle[3], comme Wagamese, qui est à la fois Canadien et Ojibwé. Puis, nous trouvons dans les renseignements au sujet de l’édition la mention « Titre original : Indian Horse », ainsi qu’une remarque : « La traductrice remercie [ces personnes] dont la connaissance pratique du hockey au Canada lui a été précieuse » (Wagamese, traduit par Raguet 2017, s. p.). Cette remarque montre les lacunes dans les connaissances de la traductrice en ce qui concerne le hockey, mais aussi l’aide qu’elle est allée chercher pour y remédier.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le hockey fait partie intégrante du Canada. De nombreux Canadiens ont grandi en regardant des joueurs professionnels ou amateurs à la télévision, lors de parties à l’aréna en direct, ou bien en y jouant eux-mêmes, que ce soit l’hiver sur une patinoire dans un parc ou l’été dans la rue. Rares sont ceux au Canada qui ne connaissent rien de ce sport. Richard Wagamese affirme : « There are two great Canadian motifs. The one is hockey because we self-identify internationally and domestically with that hockey motif as our identity as Canadians »[4]. En France, malgré que le hockey soit présent depuis longtemps et que des associations y existent, comme la Fédération française de hockey sur glace[5], ce sport fait moins partie de la culture que le football (soccer, au Canada), par exemple. Pour s’assurer que ses lecteurs comprennent un peu mieux le sport, Raguet ajoute donc une description à la fin du roman, ce qui constitue l’une des différences majeures entre les deux traductions, étant donné que ce paragraphe ne se trouve ni dans l’original ni dans la version de Saint-Martin et Gagné :

Le hockey sur glace étant un sport d’origine anglo-saxonne, les différents pays ont adapté chacun à leur façon la terminologie anglaise. Ainsi, quand les hockeyeurs canadiens francophones parlent de mise en échec, de mise au jeu, de rondelle ou de bâton de hockey, les joueurs français pensent charge, engagement, palet et crosse. Sans parler des Suisses romands, qui s’inspirent volontiers des anglophones, et utilisent les mots body check, faceoff, puck ou canne (Wagamese, traduit par Raguet 2017, p. 262).

La traductrice explique que certaines variétés du français possèdent chacune leur propre terminologie du hockey. Selon elle, le terme anglais stick, utilisé par Wagamese, se dit de manières différentes selon certaines régions : bâton de hockey, crosse et canne. Raguet continue sa description du hockey, qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter ici, en expliquant le déroulement d’une partie, tout en ajoutant le plan d’une patinoire. Par ces renseignements, la traductrice ne s’adresse pas seulement au public européen, mais à toute la francophonie, en pensant à tous ceux et celles qui ne connaîtraient pas le hockey. Saint-Martin et Gagné n’ont pas jugé bon d’ajouter des explications de ce genre dans leur version, probablement parce que le hockey est si présent dans la culture canadienne qu’il n’est nullement nécessaire de le faire. Donc, la version européenne explique ce que la version canadienne n’a pas trouvé nécessaire d’expliquer. D’un côté, on s’attend à ce que le public cible possède déjà les connaissances requises pour bien comprendre le sujet, de l’autre, on lui explique le sujet pour s’assurer qu’il le comprenne.

Davantage d’explications

Il arrive parfois que certaines idées soient expliquées dans une traduction alors qu’elles ne le sont pas dans le texte original. Selon Antoine Berman, « l’explicitation vise à rendre “clair” ce qui ne veut pas l’être dans l’original. Le passage de la polysémie à la monosémie est un mode de clarification » (Berman 1985, p. 73). Cette clarification a pour conséquence l’allongement du texte. Dans l’extrait ci-dessous, Saul décrit une partie de hockey qui se déroule pendant La soirée du hockey, ou Hockey night in Canada dans sa version anglaise, un rendez-vous télévisuel très populaire pendant de nombreuses années au Canada.

Hockey night in Canada was the personification of magic. Ten men hurtling around a fenced perimeter with glorious speed. Cuts, switches, abrupt stops and misdirections. Hits, bumps, a focused grit and then the sweeping ballet of the open ice, the action funnelling down to a point where it became just stick, the puck, the pads, the net, the red light and the klaxon sound of the buzzer that sent thousands erupting into glee. It thrilled me (Wagamese 2012, p. 59).

Le segment « the klaxon sound of the buzzer that sent thousands erupting into glee » peut avoir deux sens. D’une part, il peut signifier la fin de la partie où les partisans de l’équipe gagnante sont en extase grâce à la victoire de leur équipe. D’autre part, il peut signifier un but marqué par l’équipe qui joue devant ses partisans, ce qui est plus probable par l’analyse de la phrase. Le texte anglais propose cette ambiguïté. Les deux traductions de ce segment vont comme suit :

[…] la sirène qui plongeait dix mille personnes dans la frénésie (Wagamese, traduit par Saint-Martin et Gagné 2017, p. 77).

[…] la sirène de la fin de la partie qui faisait exploser de joie des milliers de personnes (Wagamese, traduit par Raguet 2017, p. 74).

Saint-Martin et Gagné conservent l’ambiguïté, mais Raguet ajoute de la fin de la partie, ce qui a pour effet d’imposer l’un des sens aux lecteurs et d’allonger la phrase. Toutefois, Saint-Martin et Gagné ajoutent eux aussi un sens qui ne fait pas partie de l’original en proposant la traduction dix mille personnes pour rendre thousands, ce que Raguet ne fait pas. Pourquoi voulait-on préciser ici le nombre de personnes? Était-ce pour donner aux lecteurs l’image de l’assistance présente, par exemple dans un lieu comme le Forum de Montréal, domicile des Canadiens de Montréal jusqu’en 1996? Cet amphithéâtre contenait environ dix mille sièges au moment de sa construction jusqu’à 1968, avant d’être agrandi. Ce genre de stratégie ramène les lecteurs directement chez eux, car les images évoquées pour eux ne sont plus les images que l’auteur voulait transmettre, mais des images de leur culture, même si elles ne sont pas mentionnées dans le texte source. Dans ce cas-ci, l’histoire, plutôt que de se passer dans un lieu lointain, peut donner l’impression de se passer dans la cour des lecteurs.

Dans le même extrait, Raguet traduit littéralement misdirection par mauvaise direction, ce qui peut porter à confusion. Bien que les dictionnaires bilingues proposent cette traduction, ce terme peut lui aussi porter plusieurs sens dans ce cas, dont celui, par exemple, où le joueur commet une erreur en se dirigeant dans le mauvais sens, vers son propre but, ce qui peut arriver dans certains sports. Ce choix de traduction est une façon de se tenir plus près du texte anglais, mais les lecteurs peuvent se retrouver dans la « mauvaise direction ». Saint-Martin et Gagné s’éloignent de la littéralité et traduisent misdirection par feinte, terme souvent entendu lors des parties de hockey pendant lesquelles les feintes sont fréquentes. Ce genre d’exemple de traduction peut faire en sorte que les lecteurs se sentent chez eux ou non. Les lecteurs franco-canadiens qui lisent le texte de Raguet peuvent devoir cesser leur lecture et réfléchir au sens du syntagme, non pas par manque de connaissance de celui-ci, mais par questionnement sur son rôle ici.

Passons maintenant au deuxième thème évoqué par Wagamese, soit les peuples autochtones. Encore une fois, ce thème est plus connu au Canada qu’en Europe, par le fait qu’il est davantage vécu dans ce pays. Nous remarquons certaines différences dans l’approche des deux versions. Dans l’extrait suivant, Saul décrit le pensionnat pour la première fois :

A wagon wheel leaned against a rock beside the large wooden sign that read St. Jerome’s Indian Residential School (Wagamese 2012, p. 43).

Une roue de chariot était posée contre un rocher, à côté de la grosse enseigne en bois qui proclamait Pensionnat indien St. Jerome (Wagamese, traduit par Saint-Martin et Gagné 2017, p. 60-61).

Une roue de chariot était appuyée sur un rocher à côté d’un grand panneau en bois sur lequel était inscrit St. Jerome’s Indian Residential School (Wagamese, traduit par Raguet 2017, p. 58).

Raguet conserve le nom du pensionnat tel qu’il apparaît sur l’enseigne dans la version anglaise. Saint-Martin et Gagné, pour leur part, séparent le nom en deux. Tout d’abord, Residential School est rendu par son équivalent canadien-français, soit Pensionnat indien[6], dont la réalité est maintenant bien connue. Puis, le nom St. Jerome a été conservé. Pourquoi donc? Nous pourrions supposer que le problème de traduction se trouve dans le fait qu’il existe au Québec, province canadienne, une ville nommée Saint-Jérôme. Traduire littéralement le nom du pensionnat par Saint-Jérôme aurait eu pour effet de positionner l’histoire en sol québécois. Les lecteurs se seraient trop sentis chez eux. Même si Raguet a conservé le nom en anglais, elle ne s’empêche pas d’utiliser le mot pensionnat.

They took me to St. Jerome’s Indian Residential School (Wagamese 2012, p. 43).

J’ai été amené au Pensionnat indien St. Jerome (Wagamese, traduit par Saint-Martin et Gagné 2017, p. 60).

Ils m’emmenèrent dans un pensionnat, le St. Jerome’s Indian Residential School (Wagamese, traduit par Raguet 2017, p. 57).

La structure de la traduction canadienne correspond à celle du texte de Wagamese. De plus, le nom contient en lui l’idée du pensionnat. Raguet, pour réussir à conserver le nom anglais, doit clarifier ce qu’est le St. Jerome’s Indian Residential School par l’ajout de pensionnat devant le nom, ce qui cause un allongement du texte. Aussi, utiliser le terme pensionnat dans le roman pourrait causer un dépaysement aux lecteurs européens. En effet, sur la quatrième de couverture, on y retrouve le terme internat plutôt que pensionnat. Une simple comparaison sur le site Diatopix 3.2[7], un outil en ligne servant à visualiser la répartition de termes, montre qu’internat est largement plus utilisé en France, avec près de onze millions d’occurrences, contre un peu moins de cinq cents milles pour le terme pensionnat. Ce genre de choix d’édition, plus souvent conçu par les éditeurs que les traducteurs, est-il plutôt une question de marketing? Une façon de s’adresser au public français qui connaîtrait moins les pensionnats? Au Canada, l’utilisation des deux mots est presque à égalité. Mais pour désigner le lieu où les Autochtones ont été envoyés, selon Termium, on parle de pensionnat[8]. Alors qu’en France les termes pensionnat et internat semblent plutôt synonymes, au Canada, à la lumière des événements entourant les peuples autochtones, ces deux termes renvoient à des réalités différentes. Ainsi, par son choix de terme dans le récit, Raguet semble attirer les lecteurs vers la réalité dépeinte dans une œuvre étrangère.

Conclusion

Les approches utilisées dans ces deux versions françaises du roman Indian Horse de Richard Wagamese sont très différentes. Nous avons mentionné que deux thèmes principaux occupaient le roman : le hockey et les peuples autochtones. Ces thèmes sont beaucoup plus présents au Canada qu’en Europe. Ainsi, Saint-Martin et Gagné s’adressaient davantage à un public pour qui le sujet était connu. Ils n’ont pas jugé bon d’expliquer le hockey, par exemple, dans leur version. À l’inverse, Raguet a voulu donner des explications pour outiller le public cible pendant sa lecture. Dans son commentaire de traduction, elle mentionne : « Nous avons choisi de respecter la terminologie du Canada francophone, patrie du hockey par excellence, en l’adaptant dans certains cas pour écarter toute ambiguïté » (Wagamese, traduit par Raguet 2017, p. 262). Ainsi, elle a choisi d’expliquer le thème du hockey dans sa traduction, mais tout en gardant en tête le lieu du déroulement de l’histoire, et la terminologie du hockey propre au Canada. Par son explication, Raguet montre au public que l’œuvre présentée a été traduite. À l’inverse, la traduction de Saint-Martin et Gagné passe presque inaperçue, dans le sens où les lecteurs francophones pourraient croire qu’ils tiennent une œuvre originale entre leurs mains. Ce cas de comparaison de deux versions séparées dans l’espace en est un des plus intéressants par sa rareté et mériterait davantage d’études afin de mieux comprendre les stratégies des différentes éditions selon le public cible.

Bibliographie

Berman, Antoine. 1985. « La traduction comme épreuve de l’étranger », Texte, no 4. Traduction/Textualité : Texte/Translatability. Toronto, Trintexte. p. 67-81.

Wagamese, Richard. 2012. Indian Horse. Vancouver, Colombie-Britannique : Douglas & McIntyre.

Wagamese, Richard. 2017a. Cheval Indien. Traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Montréal, Québec : XYZ éditeur.

Wagamese, Richard. 2017b. Jeu Blanc. Traduit par Christine Raguet. Coll. « Écrits d’ailleurs. » Carouge, Suisse : Zoé.


Notes

[1] Source : https://www.youtube.com/watch?v=ZxCzQAlfyxU&feature=emb_logo. Page consultée le 19 février 2023.

[2] Source : https://www.youtube.com/watch?time_continue=357&v=S6HmlK27dtA&feature=emb_logo. Page consultée le 19 février 2023.

[3] Source : https://www.editionszoe.ch/collections/ecrits-d-ailleurs. Page consultée le 6 février 2023.

[4] Source : https://www.youtube.com/watch?time_continue=357&v=S6HmlK27dtA&feature=emb_logo. Page consultée le 19 février 2023.

[5] Source : https://www.hockeyfrance.com/. Page consultée le 7 février 2023.

[6] Source : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article1/pensionnats. Page consultée le 19 février 2023.

[7] Source : http://olst.ling.umontreal.ca/diatopix/?lg=fr&q0=de&q1=pensionnat&q2=internat. Page consultée le 29 mai 2023.

[8] Source : http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2alpha/alpha-fra.html?lang=fra&i=1&srchtxt=residential+school&index=ent&codom2nd_wet=1#resultrecs. Page consultée le 19 février 2023.

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Des églises aux Maisons de vie

Par Adam Greenfield *

Traduction par Simon Labrecque

C’est intentionnellement, peut-on supposer, que Simon Jenkins du Guardian a choisi de consacrer sa chronique de la fin de semaine de Pâques au déclin de la ferveur chrétienne dans les îles britanniques – et si c’est le cas, c’est de bonne guerre. Ce qui est curieux, cependant, c’est qu’il consacre la plus grande partie de son article à explorer ce qui est certainement l’une des conséquences les moins évidentes de ce déclin, à savoir l’occasion qu’il nous offre de revaloriser l’utilisation des églises en les restaurant au bénéfice des communautés où elles se trouvent. Et ce qui me surprend le plus dans sa proposition, compte tenu de l’écart considérable entre sa conception du monde et la mienne, c’est à quel point je suis d’accord avec elle.

Ce qui préoccupe Jenkins dans son offrande pascale, ce sont les quelque 51 000 bâtiments religieux disséminés dans le pays – chacun d’entre eux étant généralement « le bâtiment le plus en vue, pour ne pas dire le plus magnifique, dans presque toutes les villes et tous les villages d’Angleterre » – et ce qu’il advient d’eux à une époque où la profession de foi chrétienne connaît un déclin inexorable. Sa principale préoccupation semble être que, sans congrégation active pour s’en occuper ni liens significatifs avec les personnes habitant dans les environs de ces bâtiments, ces derniers risquent l’abandon, la décrépitude, voire l’effondrement dans un état de délabrement définitif, même si les communautés dans lesquelles ils sont intégrés ont encore un désir pour les fonctions qu’ils remplissaient autrefois.

En bref, Jenkins pense qu’il y a encore de la vie dans ces édifices. Son argumentaire part du constat que, tout au long de l’histoire, « ces bâtiments ont offert à leur public cérémonie et commémoration, paix et méditation, charité et amitié, en dehors de toute foi », mais que les communautés modernes, en revanche, manquent souvent d’un lieu dans lequel elles pourraient poursuivre ces mêmes objectifs. Et c’est là qu’il voit une occasion : les bâtiments religieux, dit-il, « doivent être entièrement ou partiellement sécularisés » et réaffectés, non seulement pour combler « les lacunes d’un État-providence de plus en plus délabré », mais aussi pour « les reconnecter aux communautés environnantes dont le déclin du culte les a éloignées ».

Cette idée est fort intéressante. Tout d’abord, Jenkins a tout à fait raison de dire que les communautés ont besoin de lieux pour observer les rituels des étapes de la vie et des saisons qui nous lient les un·es aux autres, sans qu’il soit nécessaire que ces observations fassent appel au transcendant ou au surnaturel. Ces cérémonies régulièrement réinscrites constituent une part considérable de la manière dont nous donnons un sens aux lieux, et il n’y a aucune raison pour que les bâtiments religieux, convenablement désacralisés, ne puissent pas servir cet objectif à l’avenir, comme les églises paroissiales l’ont fait dans ce pays depuis des temps immémoriaux. Il a également raison d’observer que les édifices religieux soutiennent souvent des institutions vitales pour le bien-être de la communauté locale. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre d’organismes communautaires vers lesquels nous nous tournons si souvent en temps de crise, dont les locaux se trouvent dans une église, une mosquée ou un gurdwara. C’est à ces organismes qu’on fait appel lorsqu’il s’agit de combler les lacunes de l’État et du secteur privé dès qu’on se trouve cruellement exposé·es aux coups du sort.

Cependant, Jenkins passe à côté d’un élément important. Lorsque je pense à tous les lieux de culte sous-utilisés disséminés sur le territoire, ce qui me saute aux yeux, c’est à quel point ils sont bien adaptés pour fournir ce qu’exige notre époque caractérisée par un effondrement du système climatique, soit un ensemble d’infrastructures résilientes. En fait, son article m’a rappelé une idée que je nourris depuis une dizaine d’années, depuis Occupy Sandy, compte tenu de mon amour tenace pour les illustrations des « Visions » de Clifford Harper du milieu des années 1970, et en m’appuyant sur les leçons apprises au cours du travail d’une personne proche avec notre centre alimentaire de quartier.

En voici l’essentiel : les communautés locales devraient prendre en charge les églises sous-utilisées et les convertir en Maisons de vie, des installations conçues pour aider les gens à surmonter non seulement les ravages de l’austérité néolibérale, mais aussi les circonstances encore plus difficiles auxquelles ils et elles sont confronté·es dans ce que j’appelle la Longue Urgence , la période prolongée de chaos climatique dans laquelle nous vivons désormais. Cela signifie qu’il faut les aménager comme des refuges décentralisés pour les personnes sans logement, des entrepôts pour les stocks de nourriture d’urgence (qui seront renouvelés par une banque alimentaire), des haltes-chaleur ou des haltes-fraîcheur pour les personnes vulnérables et des sites de purification d’eau, de production d’énergie et d’agriculture urbaine, capables de soutenir le quartier où ils se trouvent lorsque les sources ordinaires d’approvisionnement ne sont plus fiables. L’idée fondamentale de la Maison de vie est qu’il devrait y avoir un endroit, dans un rayon de trois ou quatre pâtés de maisons, où l’on peut recharger son téléphone lorsque le courant est coupé partout ailleurs, puiser de l’eau potable lorsque l’approvisionnement par le réseau n’est pas fiable pour une raison ou pour une autre, se réunir avec ses voisins pour discuter et délibérer sur des sujets d’intérêt commun, organiser une garde d’enfants fiable, emprunter des outils dont la possession individuelle ne fait pas sens, et ainsi de suite – et que ces endroits peuvent et doivent être un seul et même lieu. En tant que pierre angulaire d’une débrouillardise collective, la Maison de vie est une mise en œuvre pratique des valeurs solarpunk, et elle est éminemment réalisable.

Formellement, les services d’infrastructure des Maisons de vie que j’imagine sont dispersés, plutôt que centralisés, ce qui les rend résistants aux défaillances de plus en plus fréquentes du réseau. Dans Ours To Lose, la magnifique ethno-histoire sociale sur les squats du Lower East Side de New York, Amy Starecheski raconte l’histoire du vélo stationnaire générateur d’électricité installé sur le trottoir à l’extérieur de C-Squat, au coin de la 10e rue et de l’avenue C, qui a alimenté une banque de chargeurs de téléphone pendant les pannes prolongées qui ont suivi la tempête de neige Sandy. Toute la communauté s’est d’abord rassemblée sur ce coin de rues pour simplement recharger leurs téléphones; ensuite pour se retrouver les uns les autres. Durant plusieurs semaines, le trottoir devant C-Squat s’est transformé en carrefour où les victimes de cette brutale perturbation relativement soudaine se rassemblaient pour avoir accès aux dernières informations, mais aussi pour retrouver le réconfort de la camaraderie et une aide matérielle vitale. C’est le modèle que j’ai à l’esprit pour les Maisons de vie en tant qu’infrastructures communautaire : lorsque le réseau tombe en panne ou que l’eau des canalisations n’est plus potable, chaque regroupement d’une centaine de ménages dispose d’un endroit où il peut se rendre pour satisfaire ses besoins de base les plus variés. Beaucoup d’entre nous auront de plus en plus besoin d’endroits comme celui-ci à l’avenir.

Le processus à long terme de désinvestissement volontaire de nos gouvernements, ce que les géographes David Harvey et Ruth Wilson Gilmore appellent « l’abandon organisé », s’additionne à l’effondrement du système climatique, au moment même où les systèmes complexes sur lesquels nous comptons pour soutenir la vie quotidienne se révèlent beaucoup plus vulnérables qu’on le pensait. Une fois encore, la valeur d’un tel lieu dépasse donc le matériel pour rejoindre le psychique et l’affectif. Si une Maison de vie, alimentée par l’énergie solaire, peut être un endroit où l’on peut recueillir et purifier l’eau de pluie, et cultiver ses légumes, elle peut aussi servir à dispenser d’autres services de manière autonome : un atelier communautaire, un centre pour les jeunes ou les personnes âgées, et un endroit où peuvent être prodigués des soins entre pairs, à l’image de ce que Cassie Thornton appelle « l’hologramme » dans son livre du même nom. Elle peut être tout cela à la fois, approvisionnée et gérée par les personnes vivant dans ses environs. L’entraide a besoin d’un lieu, tout comme la participation citoyenne active. La Maison de vie devrait pouvoir répondre à ces besoins afin de traverser ensemble la Longue Urgence.

Il y a aussi une sorte d’externalité positive, ici. L’un des problèmes qui contrarie toujours ceux et celles d’entre nous qui croient en la notion d’assemblée ou en d’autres modèles de gestion participative de nos communautés est que ces types de délibération sont souvent difficiles à vendre, et ce, pour de nombreuses raisons. Pour commencer, la plupart d’entre nous sommes épuisé·es. Notre vie est déjà remplie d’obligations et d’engagements, nous nous trouvons dans des situations qui requièrent notre présence et toute notre attention. Nous n’avons pas toujours l’énergie ou les moyens de nous déplacer pour « participer », même si nous sommes convaincu·es de l’intérêt de le faire. Mais si le lieu de délibération se trouve dans notre voisinage immédiat? Et que nous nous y rendons de toute façon (pour recharger un téléphone, aller chercher les enfants, rendre un déshumidificateur emprunté, s’abriter de la chaleur, etc.)? Dans ce cas, les chances que l’un·e d’entre nous s’implique de manière significative dans la gestion de ces services collectifs augmentent considérablement. À l’instar des chargeurs de téléphone posés sur la table à l’extérieur de C-Squat, il faut considérer les infrastructures comme « le cœur de l’affaire » : à partir d’elles, tout est possible.

Bien entendu, dans les quartiers établis de longue date, il y a souvent déjà un bâtiment ou un site physique qui remplit organiquement plusieurs de ces fonctions – le point de Schelling, ou nœud de coordination inconscient du quartier, qui apparaît naturellement. Qu’il s’agisse d’une église, d’une mosquée, d’une synagogue, d’un local syndical, d’un gymnase d’école secondaire ou d’une bibliothèque publique, c’est vers là que les gens se tournent instinctivement pour trouver un abri et de l’aide en cas de problème. À mon avis, ce que notre époque troublée nous demande aujourd’hui, c’est d’être plus conscient·es et plus déterminé·es à créer des réseaux polyvalents à partir de ces lieux, chacun d’eux étant approvisionné en prévision de l’heure du besoin maximal.

L’idée d’un réseau fédéré de Maisons de vie suppose que chacune d’elles soit gérée par et pour les habitant·es d’un quartier ou d’un district spécifique, ce qui signifie que nombre d’entre elles refléteront nécessairement des valeurs locales distinctes. Et c’est très bien comme ça! C’est ainsi que les choses doivent se passer! Mais cela suggère également que le réseau lui-même peut maintenir un ensemble de valeurs déclarées qui, je pense, sont principalement orientées vers l’inclusion. Érigées en principes, ces valeurs décidées de manière consensuelle devraient être observées par les Maisons de vie locales si ces dernières veulent se fédérer et tirer tous les avantages qui découlent de la fédération. Vous pouvez conserver tous les principes que vous souhaitez en tant que pragma ou accord local, tant qu’ils n’entrent pas en conflit avec les principes du réseau. Votre Maison de vie est strictement végétalienne? Elle observe le Ramadan? Elle demande une dîme de 1% aux entreprises opérant dans son bassin versant? Allez-y, mais faites-le comme un pragma. Personne n’a le droit de vous dire comment votre communauté doit se comporter.

Heureusement, chaque quartier ayant fait l’objet d’un abandon organisé et traité comme une zone sacrificielle dans le cadre du capitalisme tardif possède une ou plusieurs structures sous-utilisées parfaitement adaptées pour devenir une Maison de vie. Elles appartiennent à la catégorie que la chercheuse Samaneh Moafi appelle les « biens communs négatifs » (negative commons) : des lieux qui sont devenus disponibles pour un usage collectif presque par dépit, abandonnés parce qu’ils ont perdu toute utilité pour le capital. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne conservent pas la plus grande utilité pour nous – et nous devrions les saisir pour les utiliser. Par ailleurs, presque par définition, les endroits où le marché foncier a augmenté la valeur des propriétés au point où il n’y a plus d’installations sous-utilisées de ce type n’ont pas un besoin aigu de ce qu’accomplit une Maison de vie. Il semblerait qu’ils soient déjà suffisamment pris en charge par le marché, et qu’ils préfèrent probablement qu’il en soit ainsi.

Mais pour le reste d’entre nous? Nous aurons de plus en plus besoin d’endroits où nous pourrons nous réunir – pour prendre soin de nous-mêmes et les uns des autres, pour décider des actions à entreprendre et pour renforcer notre capacité collective dans tous les aspects de la vie dans cette nouvelle époque éprouvante. La construction de nouvelles structures étant de plus en plus injustifiable en raison des énormes quantités de carbone rejetées dans l’atmosphère, il existe un argument très fort en faveur de la réappropriation des structures qui existent déjà, au sein, ou à proximité, de nos communautés, pour en faire des foyers pour de tels rassemblements. Pour ma part, je rêve de contribuer à l’établissement d’un réseau de Maisons de vie, et de vivre pour voir la carte en être parsemée.


* Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Verso Books sous le titre « From Churches to Lifehouses » le 17 avril 2023.

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Le pouvoir de la langue de la chambre d’ami: première lecture de Lydia Liu

Par René Lemieux, Université Concordia*

Pour ceux qui s’intéressent à la traduction du sacré, et en particulier à la traduction de la Bible, un site web permet de faire l’expérience de la diversité des langues du monde. Le nom de ce site est « Translation insights and perspectives », aussi appelé « TIPs », il est géré par un groupe dénommé « United Bible Societies » (en français : Alliance biblique universelle). Selon le site web, leur intérêt pour la traduction de la Bible est celui-ci :

God’s communication with humanity was intended from the beginning for “every nation, tribe, and language.” While all languages are equally competent in expressing the message of the Bible, each language has particular and sometimes unique capacities to communicate certain biblical messages in exceptionally enriching ways that other languages cannot. The Translation Insights & Perspectives (TIPs) tool collects these outstanding translation insights so they can be made available to everyone in the church as well as researchers and other interested parties.

J’ai assisté il y a quelques années à une présentation de cet outil, dans les bureaux de l’OTTIAQ, dans le cadre de l’Année internationale des langues autochtones. Le présentateur, Jost Zetsche, a pour l’occasion donné l’exemple de la création d’un pronom neutre en chinois mandarin pour exprimer la divinité. Un billet est disponible sur le site de TIPs pour raconter cette création, j’en cite un extrait :

God transcends gender, but most languages are limited to grammatical gender expressed in pronouns. In the case of English, this is traditionally confined to “he” (or in the forms “his,” “him,” and “himself” in many English Bible translations when referring to the persons of the Trinity with the capitalized “He,” “His,” “Him,” or “Himself”), “she” (and “her,” “hers,” and “herself”), and “it” (and “its” and “itself”).

Modern Chinese, however, offers another possibility. Here, the third-person singular pronoun is always pronounced the same (tā), but it is written differently according to its gender (他 is “he,” 她 is “she,” and 它/牠 is “it” and their respective derivative forms). In each of these characters, the first (or upper) part defines the gender (man, woman, or thing/animal), while the second element gives the clue to its pronunciation.

In 1930, after a full century with dozens of Chinese translations, Bible translator Wang Yuande (王元德) coined a new “godly” pronoun: 祂. Chinese readers immediately knew how to pronounce it: tā. But they also recognized that the first part of that character, signifying something spiritual, clarified that each person of the Trinity has no gender aside from being God.

Grâce à la création de ce nouveau sinogramme, le chinois mandarin a pu avoir un caractère de genre neutre exprimant la divinité.

Mais est-ce bien le cas?

Image représentant le Mouvement du 4 mai, un mouvement anticolonialiste chinois qui a commencé le 4 mai 1919.

Dans son introduction à son livre Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937, Lydia H. Liu formule une belle manière de décrire les luttes de pouvoir entre les langues. Dans une perspective d’histoire des idées, elle veut pouvoir exprimer la place qu’occupent les langues dans leurs rapports inégalitaires. Au lieu de parler de « langue source » ou de « langue cible » (ou en anglais : source language et target language), elle crée une expression à partir du chinois mandarin. Je la cite :

Instead of continuing to subscribe to such metaphysical concerns perpetuated by the naming of a source and a target, I adopt the notions “host language” and “guest language” in this book (the Chinese equivalents, zhufang yuyan and kefang yuyan, would even more radically alter the relationship between the original and translation), which should allow me to place more emphasis on the host language than it has heretofore received (p. 27).

Il est plutôt difficile de nommer, en français, le host language et le guest language, puisque le français possède un même mot pour les deux notions : « hôte ». Mais puisque le féminin change, on pourrait parler de « langue hôte » (guest) et « langue hôtesse » (host) (voir « hôte » sur Usito), mais tout cela est peu pratique. Pour trouver une autre traduction, j’ai cherché du côté du chinois.

Au risque de surinterpréter la langue de Liu, je proposerais de traduire le deuxième (客房语言 kèfáng yǔyán) par « langue de la chambre d’ami » (语言 yǔyán signifiant tout simplement « langue »). 客房 (kèfáng) désigne la chambre pour les invités (guest room), il se compose de 客 (), invité, visiteur, voyageur, client, et de (fáng), bâtiment, maison, chambre, pièce. 客 () réprésenterait une personne logée sous un toit (宀), mais isolée des autres (各), car n’étant pas libre (夂) de dialoguer (口) avec le reste de la maisonnée. 客 () est l’« hôte de passage », hébergé temporairement.

De même, je me permettrais de traduire la deuxième expression, 主房语言 (zhǔfáng yǔyán), par « langue de la chambre des maîtres ». 主房 (zhǔfáng) désigne habituellement la « salle principale » d’une maison, voire la demeure elle-même. Nous avons déjà vu 房 (fáng) qui signifie le bâtiment, la maison, la chambre ou la pièce. 主 (zhǔ) désigne l’hôte au sens du propriétaire, il serait composé originellement d’un sinogramme aujourd’hui disparu et qui représentait une lampe d’argile surmontée d’une flamme (丶). Alors composé d’un trait supérieur incurvé, le sinogramme a depuis été assimilé à celui représentant le prince (王) qui relie (par le trait vertical) les trois puissances du monde : le ciel, la terre et entre les deux l’humanité. À ce sinogramme, on ajoute encore une fois une flamme (丶). 主 (zhǔ) est l’hôte qui accueille, mais aussi le propriétaire, le souverain, le maître ou encore le fonctionnaire.

Ainsi, retraduit en français, on aurait « langue de la chambre d’ami » et « langue de la chambre des maîtres ». Utiliser de telles expressions pour interroger l’histoire du transfert ou de la mutation des concepts, propose Liu, nous permettrait peut-être de voir différemment les interactions entre les langues dans un contexte colonial.

Des exemples que Lydia Liu donne pour expliciter ses concepts, deux me paraissent à propos. Le premier est « démocratie » qui a pu se dire pendant longtemps au XIXe siècle 德謨克垃西 (démókèlāxī). Une vérification du sens de chacun des caractères nous aide peu pour comprendre le sens. Le premier, 德, désigne « vertu », mais le troisième, 克, signifie « gramme » au sens de poids, et celui qui suit immédiatement, 垃, est asignifiant lorsqu’il est isolé (mais accompagné de 圾, il signifie « ordure »). Le dernier, 西, a peut-être été choisi spécifiquement pour la nouvelle notion puisqu’il désigne l’ouest (ou l’Occident). Ce concept à cinq caractères (chose rare en chinois contemporain) est évidemment une translittération (ou emprunt lexical) où la sonorité des syllabes a été à peu près calquée selon la phonologie du chinois mandarin.

Une deuxième traduction de « démocratie », datant elle aussi du XIXe siècle, a progressivement remplacé la première, par l’entremise du japonais minshu (みんしゅ) qui s’écrit, en caractère chinois (ou kanji du point de vue japonais), 民主 (mínzhǔ). On reconnaîtra peut-être le deuxième (hôte, propriétaire, prince, maître, fonctionnaire…), le premier pour sa part désigne le peuple. Voici le commentaire que fait Liu de ce qui est maintenant une resémantisation (ou emprunt sémantique) d’une notion qui existait déjà en chinois classique :

[I]t would be a mistake to equate the classical minzhu with the loan translation on the basis of their identical written forms. Classical minzhu has a genitive structure (roughly, “ruler of the people”), which cannot be further removed from the subject-predicate semantic structure of the modern compound (“people rule”) (p. 36).

On comprend ainsi que le sens premier du chinois classique (en gros : « le dirigeant du peuple ») a été oublié au profit d’un autre, « le peuple dirige ».

L’autre exemple est celui du genre en chinois mandarin contemporain. Alors qu’en chinois classique, il n’y avait qu’un seul pronom à la troisième personne (du singulier) pour désigner des personnes, 他 (), est introduit progressivement dans les années 1920 un pronom féminin qui se prononce de la même manière, 她 (), pour faciliter la traduction de la littérature européenne (par exemple de l’anglais ou du français, des langues qui distinguent les genres pour les pronoms de la troisième personne du singulier). Alors que le premier 他 () était au départ non genré, dû à la pression sémantique de 她 (), il va progressivement devenir « masculin » même si cette division genrée était inexistante en chinois classique. Le sinogramme de ce pronom devenu masculin se compose de 人 (rén), qui désigne un individu, et d’un caractère adverbial complémentaire qui, ici, est asignifiant (也, ). Le premier caractère qui compose 她 () est pour sa part 女 (nǚ) qui désigne la femme (son opposé est 男 nán qui désigne l’homme). Alors que pendant des millénaires, nous dit Liu, le chinois classique a très bien pu exprimer le monde sans genrer la troisième personne du singulier, le contact avec les littératures européennes a complètement changé la manière dont les Chinoises et les Chinois concevaient leur langue :

Some Chinese perceived the absence of an equivalent [for the third-person feminine pronoun] as an essential lack in the Chinese language itself, and efforts were made to design neologisms to fill this lack (p. 36).

C’est cette impression qu’avaient les locuteurs du chinois mandarin de « manquer » de quelque chose par rapport aux langues étrangères qui motivent Lydia Liu à remettre les pendules à l’heure sur le transfert des concepts entre l’Europe et la Chine au tourant du XXe siècle.

À la question « Mais est-ce bien le cas? » posée précédemment, on a peut-être un début de réponse, et on comprend mieux ce que cherche à faire Lydia Liu lorsqu’elle écrit à la fin de son introduction que « there is another kind of violence not so acutely felt but all the more damaging, which is amnesia, a forgetting of the discursive history of the past » (p. 42). Qu’on en arrive à affirmer, comme le fait Jost Zetsche sur le site d’un groupe missionnaire, que la traduction de la Bible a permis au chinois mandarin de développer un genre neutre pour exprimer le divin, on fait du chinois mandarin une langue qui était dans le « manque » et nécessitait l’intervention d’un concept apporté par des étrangers. On oublie aussi, du même coup, que le problème du genre dans les pronoms découlait de la traduction de la littérature européenne et datait d’à peine dix ans. C’est le comble de l’aliénation.

Comment en arrive-t-on là, au point où non seulement on oublie d’où provient le problème, mais plus encore qu’on oublie que la solution répondait à un problème créé par ceux qui brandissent la solution? Pour reprendre la nouvelle dichotomie théorique proposée par Lydia Liu, c’est quand l’« ami » s’invite dans la « chambre du maître » et agit comme le propriétaire de la maisonnée.


Notes

* Je remercie mes collègues Philippe Blouin, Bianca Laliberté, Mélissa Major, William Roy et Nicholas G. S. Saul pour les discussions que nous avons eues sur Lydia H. Liu. Je les invite par ailleurs à continuer cette réflexion sur l’autrice dans les pages de la revue Trahir. Je tiens également à offrir cette fois mes excuses auprès des étudiantes et étudiants du cours FTRA 414 Histoire de la traduction qui ont eu à subir mes premières tentatives de réflexion un peu brouillonne sur la traduction en chinois mandarin.

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Lukács: L’Esthétique traduite et le monde ne s’est pas effondré

Critique de L’Esthétique, de Georg Lukács, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, deux tomes (tome I : 2021, 920 pages.; tome II : 2022, 952 pages).

Par Dominic Lapointe, la légende objective

Titien, Vénus anadyomène, c. 1520

On ne peut faire admettre abstraitement la valeur d’une œuvre philosophique, ni prouver dogmatiquement qu’elle était indispensable si l’on veut sérieusement apprendre quelque chose assez rapidement non seulement sur le domaine qu’elle traite, mais aussi sur l’ensemble de l’être, sur ce qui existe. Il faut donner en quelques lignes un aperçu assez général pour couvrir cette œuvre dans sa totalité, assez précis pour en décrire le centre, et assez ouvert pour la situer dans le débat philosophique. Alors seulement pourra-t-on faire pressentir pourquoi la culture française a dû se développer depuis six ou sept décennies en l’absence des écrits polémiques et substantiels qui doivent néanmoins être qualifiés d’indispensables.

Il faudrait donc supposer que la philosophie française n’a rien produit d’important sur la question de l’être, sur ce qui existe, ni sur l’art, puisqu’il lui manquait d’entrer en contact avec L’Esthétique de Georg Lukács. Sans rien dire, sans protester, on présumerait qu’elle s’est plutôt embourbée dans la mystification, la falsification ou tout au moins dans le déni de l’être, au point que ce dernier mot lui semble à l’opposé de l’expression de « réalité objective » qu’emploie Lukács, dans un engagement polémique déclaré contre la philosophie idéaliste, un engagement en faveur des deux courants chauds qui s’y opposent, les deux attitudes complémentaires qui seules pourraient venir à bout d’une explicitation philosophique de la réalité : le matérialisme historique et le matérialisme dialectique.

Ce n’est pas tout, car la culture française doit se passer encore de deux livres indispensables à une bonne compréhension de L’Esthétique : les Prolégomènes à une esthétique marxiste, sans lesquels on ne peut pas bien comprendre pourquoi c’est la catégorie de la particularité qui joue le rôle central dans l’activité esthétique, et les Contributions à l’histoire de l’esthétique, qui situent toute la réflexion par rapport aux discussions entre Schiller et Goethe, à la prise de distance de l’idéalisme objectif de Hegel face à son prédécesseur Kant, et à des auteurs aussi différents que Vischer, Tchernychevski, Mehring, Marx. Nous devrons attendre encore, mais d’ici là, il y a L’Esthétique.

Les œuvres d’art offrent un reflet[1] de la réalité objective. L’activité esthétique consiste à reproduire dans l’esprit une reconfiguration spécifique de la réalité objective. Ce reflet n’est pas un reflet mécanique. Au contraire, il a besoin de la catégorie complexe de la mimésis pour être un reflet esthétique. Le reflet esthétique est un reflet pour nous, un reflet jouant un rôle dans le processus d’émancipation de l’humanité. La mimésis, catégorie aristotélicienne, est une catégorie militante, une catégorie qui prend parti. Aristote est un compagnon de lutte! Le reflet va chercher grâce aux moyens de la mimésis une vision du monde, grâce à la manière qu’a la mimésis de choisir puis de donner forme à certains éléments, certaines idées, c’est-à-dire non pas au hasard, mais en vue d’obtenir une évocation précise, une évocation qui, dans sa complétude, fait apparaître à la conscience le plus vivement qu’on puisse imaginer une partie de la réalité ou plutôt une totalité réellement existante. L’évocation n’a nulle part ailleurs une force de conviction aussi intime, aussi persistante que dans l’activité esthétique, et seule cette activité peut la susciter.

Le monde, lui, est unitaire. Il n’y a qu’une réalité objective et elle est bien sûr en mouvement. Elle est le contenu des œuvres d’art, et dans la dialectique du contenu et de la forme, le contenu possède une priorité qui ne peut que renforcer la nécessité formelle. Les genres artistiques rassemblent des moyens sous forme de légalités, des façons d’amener à la conscience, qui sont appropriées à certains sujets, et le choix du sujet dans un genre déterminé est la question esthétique décisive, comme on le voit dans la discussion entre Goethe et Schiller sur la différence entre la poésie épique et lyrique, ou celle entre le drame et le roman. La mimésis, la catharsis sont peut-être des catégories militantes, mais la catégorie du genre est un champ de bataille entre liberté et servitude, entre réalité transcendante (religion) et monde concret (classes sociales), et ce, peu importent les opinions subjectives de ceux qui s’engagent dans l’activité esthétique (auditeurs, artistes, visiteurs d’un bâtiment, etc.). « Ils ne le savent pas, mais ils le font » (Karl Marx). Le reflet esthétique est un type de reflet qui s’est spécialisé, différencié peu à peu et sur de très longues périodes historiques, mais ce reflet spécialisé est évocateur, peut restituer des étapes entièrement disparues de l’évolution de l’humanité (l’exemple d’Homère est significatif) et contribue à sa perspective d’avenir.

Chaque étape de ce cursus s’accompagne de la vive polémique qui jaillit contre les différentes affirmations de l’idéalisme subjectif (Kant, Fichte, pour les classiques) ou objectif (Hegel). Ceci dit, Lukács se réfère régulièrement à la pratique d’artistes comme Rembrandt, Diderot, Léonard de Vinci, Dante, Brecht, Byron, Mozart, Pavese ou Giotto, pour montrer combien la pratique dépasse toujours la théorie, de par la nature même de l’activité esthétique. Pour se défendre ici, l’idéalisme subjectif devra prouver par exemple qu’une œuvre d’art n’est pas un reflet, même complexe, que la réalité n’est pas unitaire, même en mouvement, ou que l’objectivité recule vraiment devant la subjectivité; mais ces preuves sont vraiment difficiles à établir devant un Lukács qui ne concède pas un pouce de terrain. Voilà pourquoi même l’idéaliste convaincu, le subjectiviste par exemple, le relativiste ou même le nihiliste peuvent en apprendre autant avec le philosophe Lukács qui, même lorsqu’on est sûr qu’il exagère, nous enseigne quelque chose, rien que de la manière avec laquelle il développe son argumentation, et en voyant sur quels savoirs il l’appuie. Ceux qui veulent apprendre passeront auprès de lui une période d’étude fructueuse; il joue presque le même rôle pour notre époque que Hegel pour le dix-neuvième. « Et lorsque je m’exprime ici avec passion, écrit-il dans sa préface, contre l’idéalisme philosophique, cette critique est toujours tournée contre mes propres tendances de jeunesse[2]. » Qui n’entendrait pas ici les accents de Hegel contre l’« enthousiasme » de la connaissance dans la célèbre préface à La Phénoménologie de l’esprit? Il était impossible au temps de Lukács, et il est impossible dans le nôtre, de ne pas grandir et recevoir sa formation intellectuelle ou spirituelle sous le toit de chaume de l’idéalisme subjectif, et il est impossible encore aujourd’hui de s’en dégager sans une étude libre, une étude du marxisme. À cet égard, Lukács est de loin le formateur le plus divertissant et le plus original, d’ailleurs beaucoup plus drôle que tous les postmodernes réunis.

Mis à part l’originalité de l’élaboration de l’œuvre majeure de ce grand philosophe, une découverte dont il est l’auteur mérite d’être mentionnée ici. Ivan Pavlov a en son temps distingué deux systèmes de signalisation dans la pratique humaine : celui des « impressions détectées par les appareils récepteurs des animaux » (cf. Pavlov[3]), puis celui de la parole, les signaux secondaires, « signaux des signaux primordiaux ». Lukács en découvre un autre, situé entre les deux, particulièrement mobilisé par l’activité esthétique. C’est lui qui permet de comprendre, entre l’universalité et la singularité, la sphère concrète de la particularité, qui est le cœur, comme nous l’avons mentionné, des catégories esthétiques (onzième et douzième chapitres, premier tiers du tome II). À part cette découverte, ou cette hypothèse, le reste du livre ne devrait être, si on doit en croire Lukács, qu’une reformulation utile de ce que tout citoyen progressiste devrait savoir, une suite conséquente des principes du matérialisme dialectique, mise au service d’une bataille inévitable, d’un choc frontal avec les conclusions habituelles de l’idéalisme sur la question de l’art.

Encore aujourd’hui, notre aile gauche intellectuelle s’appuie sur Heidegger, ou même Nietzsche, ou Dilthey, Sartre, Simmel, Foucault, Adorno, Max Weber, et pourtant, le besoin ne se fait-il pas souvent sentir de pouvoir renoncer fermement, et d’une manière cohérente, au relativisme dans la conception de l’histoire, à l’agnosticisme dans la théorie de la connaissance, au darwinisme social, au néolibéralisme, au fatalisme, à l’eschatologie, à la censure, au nihilisme dans la conception de l’être, à l’irrationalisme, à la mythologie et au subjectivisme dans l’attitude quotidienne devant la vie : éthique, politique, esthétique et pratique où tout s’unifie sur le plan de l’action? Que dire si cette opposition cohérente et multifonctionnelle peut s’établir tout en se basant sur une tradition historique qui inclut dans son sillage la Renaissance, Spinoza, les Lumières, la Révolution française, Goethe, Hegel, l’antifascisme et le féminisme? Ne serait-ce que par curiosité, les éternels étudiants ouverts d’esprit trouveront une entrée riche et favorable aux découvertes dans L’Esthétique, et non un dernier labyrinthe hermétique devant lequel la raison doit s’incliner.


Notes

[1] Les traducteurs Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu ont choisi d’employer le mot « reflètement », qui désigne l’action. Sans chercher à nuire à leur projet, nous avons plutôt choisi d’utiliser le mot « reflet », plus habituel, qui désigne la chose au lieu de l’action.

[2] Georg Lukács, L’Esthétique, trad. de l’allemand par Jean-Pierre Morbois et Guillaume Fondu, Paris, Éditions Critiques, 2021, tome 1, p. 35.

[3] Ibid., p. 38.

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Classé dans Dominic Lapointe

Poésie, sous-titrage: rencontres pour un cinéma hors normes?

Par Adriana Şerban, Université Paul-Valéry Montpellier 3 | ce texte est disponible en format pdf

À l’heure de proposer, une fois de plus, une réflexion sur la traduction de film poétique, il semble pertinent de se pencher sur la cinématographie d’Andreï Tarkovski, réalisateur russe selon lequel, de tous les arts, le cinéma est celui qui a la plus grande capacité de vérité et de poésie. D’un point de vue pratique, étant donnée la célébrité de ce grand maître du cinéma mondial, les films sont disponibles en traduction dans plusieurs langues, dont l’anglais. D’un autre côté, il s’agit d’un cinéma qui pousse vers ses limites dernières le souci d’aller au-delà des théories et des constructions verbales pour créer une expérience subjective, unique, une émotion qui touche le spectateur au plus profond de lui-même, comme la musique, sans qu’on puisse pour autant donner d’explication valable de ce qui est à l’œuvre. Pour lire la suite, cliquez ici.


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Classé dans Adriana Şerban

Traduire l’Atlantique noir

Par Patricia Godbout, Université de Sherbrooke | ce texte est disponible en format pdf

Peu de gens savent que l’écriture noire dans ce qui est aujourd’hui le Canada a plus de deux cents ans d’histoire et que des documents attestant de la parole noire sont encore plus anciens. C’est un corpus d’une grande richesse allant des brochures, lettres, sermons, éditoriaux et récits d’esclaves aux romans, pièces de théâtre, recueils de poèmes et essais contemporains. Dans son livre The Black Atlantic Reconsidered: Black Canadian Writing, Cultural History, and the Presence of the Past (McGill-Queen’s University Press, 2015), Winfried Siemerling, professeur de littérature à l’Université de Waterloo (Ontario), présente un panorama exhaustif de l’histoire littéraire et culturelle canadienne-africaine de la période coloniale à nos jours, en replaçant cette histoire dans une dynamique transatlantique et transnationale qui permet notamment d’éclairer la contribution des Canadiens africains, anglophones comme francophones, à l’espace diasporique de « l’Atlantique noir » et à la définition de la modernité. Ce livre vient de paraître dans ma traduction française aux Presses de l’Université d’Ottawa sous le titre Les écritures noires du Canada : l’Atlantique noir et la présence du passé. Pour lire la suite, cliquez ici.


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Classé dans Patricia Godbout

Truchements interculturels: les rapports des autochtones à la justice à partir des sources coloniales

Par Andrew Fletcher, Université de Sherbrooke | ce texte est disponible en format pdf

La question que mes recherches tentent de résoudre est épistémologique : comment est-ce qu’on peut comprendre les ordres juridiques historiques des autochtones? La plupart des informations proviennent des archives coloniales, écrites par des Français, des Britanniques ou des Espagnols. Ces sources sont eurocentriques et ne s’intéressent à la question de la justice qu’indirectement. Les auteurs coloniaux ont retenu des anecdotes, des faits étonnants; bref les faits saillants. Pour lire la suite, cliquez ici.


Ce texte fait partie du dossier « La traduction interculturelle et ses enjeux sociaux ».

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Classé dans Andrew Fletcher