Critique de Omnicide: Mania, Fatality and the Future-in-Delirium, de Jason Bahbak Mohaghegh, Falmouth et New York, Urbanomic/Sequence Press, 2019, 464 p.
Par Simon Labrecque
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T’es tell’ment, tell’ment, tell’ment belle!
J’vas bénir la rue,
J’vas brûler l’hôtel…
Richard Desjardins, « Tu m’aimes-tu? »
J’ai reçu Omnicide: Mania, Fatality and the Future-in-Delirium (Urbanomic/Sequence Press, 2019), le plus récent livre de Jason Bahbak Mohaghegh, professeur de littérature comparée au Collège Babson au Massachusetts, la veille de l’apparition de mes premiers symptômes. C’était quatre jours avant que je perde l’odorat et le goût, trois jours avant mon diagnostic positif par « lien épidémiologique ». J’ai donc choisi de ne pas laisser le colis reposer un jour et une nuit. Je l’ai ouvert et j’ai immédiatement feuilleté l’ouvrage, sans autre précaution pour ma lecture que la lenteur que la maladie allait m’imposer.
Ce livre qui demande une forte attention est composé d’une série de 140 gloses bien serrées. Il exige une concentration souvent incompatible avec la présence de Pangolina en soi. Cela dit, mon testament signé, je développe lentement la conviction (à mes propres yeux, étonnante) qu’en définitive, je ne succomberai pas à la maladie et à ses complications, ces dernières ne s’étant pas manifestées. J’entame donc la présente recension alors que la fatigue, les maux de tête et les brûlements de nez me quittent, mais sans avoir recouvré l’odorat, ni d’ailleurs avoir terminé la lecture du bouquin – et sans pouvoir affirmer avec certitude en avoir fini avec Pangolina, car ses suites à moyen et long termes demeurent mystérieuses. Si j’écris néanmoins la présente recension, c’est qu’il me semble possible de dire quelque chose d’intéressant à propos d’Omnicide, aujourd’hui.
Je l’écris d’emblée : ce qui me semble le plus intéressant, dans le projet de Mohaghegh, c’est la possibilité de le reprendre chacun à son compte, de le relancer de son côté, de le poursuivre sur un autre sol, d’y donner suite icitte. J’entends le montrer en plaçant le présent texte sous le patronage de Richard Desjardins, immense poète abitibien.
Structure et protocole
Omnicide s’ouvre sur une « Mania Tabula » qui compte 107 entrées divisées en 25 parties. Chaque entrée est une manie, avec un nom construit en grec et une précision en anglais quant à l’objet de la manie. Les parties 1 et 2 de la table, par exemple, se liraient ainsi en français :
Partie 1
Augomanie (Lumière)
Héliomanie (Soleil)
Sélénomanie (Lune)
Partie 2
Neuromanie (Nerfs)
Trémomanie (Tremblements)
Ataxomanie (Désordre)
Éruptiomanie (Éruptions)
Aucune clé n’est donnée quant aux principes qui ont présidé à cette classification parfois étonnante. L’impression d’une prolifération elle-même maniaque l’emporte sur l’idée d’une systématicité rigoureuse, qui serait plutôt de l’ordre de la paranoïa. Mohaghegh l’écrit d’ailleurs en toutes lettres :
L’approche adéquate pour un livre sur la manie est de faire preuve d’une volonté d’entrer dans les détroits maniaques et de mettre en œuvre des styles maniaques, d’emprunter le propre rythme sévère de la manie et de boire à ses dangereux puits d’inspiration (on risque pour survivre). (p. 14 – je traduis)
Le livre ne présente ensuite que trois parties de la « Mania tabula » : les parties 1, 5 et 20. Ces deux dernières parties comportent les entrées suivantes :
Partie 5
Dromomanie (Voyage)
Ecdémomanie (Errance)
Cartogramanie (Cartes)
Kinétomanie (Mouvement continuel)
Dinomanie (Vertiges, tourbillons)
Labyrinthomanie (Labyrinthes)
Partie 20
Monomanie (Solitude)
Isolomanie (Isolement)
Mégalomanie (Soi)
Catoptromanie/Eisoptromanie (Miroirs)
Colossomanie (Géants)
Chacune des 14 manies sélectionnées est traitée selon le même protocole, que Mohaghegh illustre par la formule « 10:10 ». L’auteur d’origine iranienne a constitué un corpus à partir des œuvres de dix poètes de la littérature du monde musulman moderne, du Maghreb à la Perse (je donne ici les noms avec l’orthographe anglicisée, comme Mohaghegh les écrit) : Sadeq Hedayat (Iran), Réda Bensmaia (Algérie), Adonis (Syrie), Joyce Mansour (Égypte), Forugh Farrokhzad (Iran), Ibrahim al-Koni (Libye), Ahmad Shamlu (Iran), Ghada Samman (Liban [Syrie]), Mahmoud Darwish (Palestine) et Hassan Blassim (Irak). Chaque manie est alors traitée en dix sections – une par auteur, dans l’ordre dans lequel ils sont nommés plus haut.
Chaque section constitue donc une brève glose (entre une et quatre pages) de quelques vers sélectionnés en raison de leurs liens avec la manie en question. Fait singulier, Mohaghegh écrit chaque fois, comme une ritournelle, que nous rencontrons à chaque nouvelle section un nouvel individu singulièrement atteint de la manie traitée : « Nous rencontrons notre premier héliomaniaque… », « Nous rencontrons notre huitième dinomaniaque », etc. Cela lui permet de montrer les mille (ou du moins, dix) manières d’être ceci ou cela.
Encore une fois, le signe de la prolifération l’emporte sur celui de la systématicité. Chaque section, en effet, s’articule selon les affinités et intérêts de l’auteur, selon ses propres manies et obsessions, selon ce qui retient son attention dans tel ou tel vers. Certaines digressions conceptuelles et des paragraphes identifiées comme des « notes » lui permettent de préciser certains éléments qu’il juge importants, par exemple sur la divination (pp. 50-52) ou l’angélologie (pp. 87-88). Face à cette prolifération simultanément joyeuse (foisonnante) et pesante (exténuante), il me semble tout naturel de se dire que d’autres exemples sont possibles, c’est-à-dire que d’autres façons de vivre telle ou telle manie sont envisageables. Cela ne rend le livre que plus inspirant – et plus inquiétant!
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En introduction, Mohaghegh signale que son livre ne s’intéresse pas aux manies en général. Avec précision, il demande : « Quel type d’enchantement miniaturiste pourrait mener quelqu’un à mettre fin au monde? » (p. 1) En d’autres termes, comment une « fixation mineure » prend-elle de l’expansion puis mute-t-elle en une « articulation létale »? (p. 5) Trois vers de la chanson « Tu m’aimes-tu? », cités en exergue de la présente critique, permettent de présenter simplement ce moment singulier auquel Mohaghegh consacre son ouvrage. Ce moment, qu’il trouve à maintes reprises dans les vers des dix poètes qui nourrissent sa plume, c’est celui du passage d’une manie particulière (chez Richard Desjardins, la beauté d’une femme), c’est-à-dire d’une obsession située, à un désir d’éradication généralisé (ici, brûler l’hôtel), qui reçoit le nom d’omnicide (littéralement, le meurtre de tout). Le pari interprétatif de Mohaghegh est de prendre au sérieux de tels vers, de tels énoncés, en se refusant de les considérer comme de simples métaphores. Et s’il s’agissait véritablement de brûler l’hôtel, avec de l’essence et des allumettes, sans teintes de gris, plutôt que d’exprimer sa flamme, son amour, à l’intérieur des limites colorées du langage? Ce basculement dans le réel, ou ce surgissement du réel, est le lieu du « moment omnicidaire ».
Ce ne sont peut-être pas toutes les manies, ou ce ne sont peut-être pas tous et toutes les maniaques, qui ressentent ce désir d’anéantissement, cette soif d’annihilation. Mais selon Mohaghgeh, il y a « un réflexe d’inhalation-exhalation » qui est à l’œuvre dans tous ces exemples : « ensemble ils tracent les contours des canaux toujours sinueux mais néanmoins viables entre quelque univers attractif (d’adoration, de dévotion, d’intoxication ou d’étonnement) et l’instinct primordial d’engendrer l’inconscience (oblivion) par-delà cet univers (par la haine, l’envie, l’indifférence, la rage ou l’oubli) » (p. 8). Il s’agit de se pencher sur le mince fil de fer qui, parfois, va d’un « état de délire solitaire » pour mener, par un chemin obscur, vers l’effacement du monde (world-erasure). Ce fil, Mohaghegh le décrit comme le « mouvement de la cause perdue ». Il y voit l’origine commune du terrorisme et de la poésie – une remarque qui nous rappelle, localement, le titre d’un recueil d’essais de Victor-Lévy Beaulieu : Entre la sainteté et le terrorisme (VLB, 1984). En formant un corpus omnicidaire québécois, on pourrait d’ailleurs ajouter Beaulieu à Desjardins.
À quoi pourrait ressembler la lecture d’un tel corpus, après avoir lu Omnicide? Essayons-nous en citant un passage célèbre de la chanson « Les Yankees », de Richard Desjardins, pour rencontrer notre onzième héliomaniaque – le premier obsédé du soleil que nous rencontrons en ces contrées nordiques. La scène a lieu après qu’un chef armé (« l’un d’entre’eux loadé de guns ») de la horde des envahisseurs se soit saisi du mégaphone :
[…] « Alors je compte jusqu’à trois
Et toutes vos filles pour nos soldats.
Le grain, le chien et l’uranium,
L’opium et le chant de l’ancien,
Tout désormais nous appartient,
Et pour que tous aient bien compris
Je compterai deux fois
Et pour les news d’la NBC :
Tell me my friend
Qui est le chef ici?
Et qu’il se lève! »
Et le soleil se leva.
Les vers qui suivent nous présentent un peuple entier de « fils de soleil éblouissant » ayant « traversé des continents, des océans sans fin, sur des radeaux tressés de rêves », un groupe grégaire qui achèvera le « dragon fou » d’America. Il y va d’une résistance tellurique à l’envahisseur colonial, d’une guérilla préparée de longue date, de génération en génération, avec le sérieux du sang versé, conjugué à la fois au passé et au futur : « Gringo! T’auras rien de nous. De ma mémoire de titan, Mémoire de ’tit enfant : ça fait longtemps que je t’attends ». Un rêve assurément. Les « vivants » dont il question dans la chanson n’évoquent-ils pas les énormes « Vivants », ces anges ou archanges du Livre d’Ézéchiel (1,5), qui sont de véritables titans aux multiples paires d’ailes et aux yeux nombreux? C’est aussi un cauchemar, car c’est le soleil lui-même qui répond à l’injonction de l’envahisseur et se présente comme le chef d’ici. Il faut prendre soin des questions que l’on pose, car la réponse peut désarçonner!
Essayons-nous une dernière fois, pour l’instant. Nous rencontrons donc notre onzième sélénomaniaque, quelques années plus tard, dans les mêmes contrées. Citons encore Desjardins, cette fois sur l’album Kanasuta. Dans « Nous aurons », chanson devenue fétiche pour certaines chorales d’enfants – un peu comme Mohaghegh parle de jeunes Palestiniennes qui jouent à la marelle en chantonnant des vers apocalyptiques de Mahmoud Darwich –, nous lisons et entendons :
Nous aurons des corbeilles pleines
de roses noires pour tuer la haine
des territoires coulés dans nos veines
et des amours qui valent la peine.
Nous aurons tout ce qui nous manque
des feux d’argent aux portes des banques
des abattoirs de millionnaires
des réservoirs d’années-lumières
Et s’il n’y a pas de lune
nous en ferons une.
Ces extraits me permettent de souligner que le travail de Mohaghegh, dans Omnicide, se fait souvent de biais, par ce qu’il est convenu de désigner comme des chemins de traverse. Le « moment omnicidaire » n’est pas toujours visible en tant que tel, dans la clarté aveuglante des néons au plafond (disons, des abattoirs de millionnaires). Ce moment d’annihilation est souvent présent comme une ombre, au détour d’une formule, dans le feuilleté d’un phrasé, comme une potentialité plutôt qu’une actualité. C’est aussi cette omniprésence drapée d’absence qui fait du « moment omnicidaire » un véritable objet de fascination, un gibier à débusquer dans tous les vers du monde.
Dernier repas
Dans un entretien réalisé en 2019 avec Robin Mackay, d’Urbanomic, et Amy Ireland, intitulé Manic Lullabies, Jason Bahbak Mohaghegh parle de la fin du monde et des différentes façons dont elle pourrait arriver. L’énumération de ces possibilités constitue d’ailleurs l’essentiel de la courte conclusion d’Omnicide. Dans l’entretien, Mohaghegh parle des « vrais poètes » comme de ceux qui sont travaillés au corps, au quotidien, par la question de la dernière histoire qui sera contée, de la dernière ligne qui sera écrite. « Au moment décisif, sauras-tu te convoquer toi-même et te présenter dans toute ta puissance? » Il s’agit-là d’une version particulière de la fin, une version tout en force. La maladie, on le sait, offre souvent une vision radicalement différente : une fin dans la plus grande faiblesse, le silence, la soif et la faim, dans la solitude et sans aucune oreille, sans papier, sans rapport – ce qui signifie aussi : sans personne pour rapporter les derniers mots, que les poètes souhaiteraient fameux. Alors, les poètes meurent sans mot dire. Comme beaucoup trop de personnes.
Cela pourrait soulever de vraies colères. Tendons l’oreille. Nous verrons bien.