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Attribué à Hegel: « le mot est le meurtre de la chose »

Par René Lemieux, Université de Sherbrooke

On dit souvent qu’Hegel aurait écrit que « le mot est le meurtre de la chose ». Le philosophe Slavoj Žižek y réfère notamment dans son livre The most sublime hysteric. Lacan with Hegel :

In the “Hegelian-phenomenological” stage, it can be found in a variation of the Hegelian theme of the word as murder of the thing.” The symbol, the word, is not just a simple reflection, a substitute, a simple representation of the thing, it is the thing-itself. That is to say, the thing is aufgehoben, sublated-internalized, in its concept, which exists in the form of a word[.][1]

L’histoire de cette citation (qu’on ne retrouvera jamais telle quelle dans l’œuvre de Hegel), laisse entrevoir une performance : ce qu’elle énonce, elle le fait elle-même. Je m’explique.

Selon certains, on citerait mal Hegel, qui aurait plutôt écrit quelque chose comme « le concept est le temps de la chose ». C’est l’hypothèse de Vladimir Pinhero Safatle, professeur de philosophie à São Paulo, dans « Le circuit fétichiste du désir et ses restes »[2], et c’est à Alexandre Kojève qu’on devrait la transformation de l’expression. Lorsqu’on regarde le texte, toutefois, on retrouve la phrase suivante :

Dans le Chapitre VII de la [Phänomenologie des Geistes], Hegel a dit que toute compréhension-conceptuelle (Begrifen) équivaut à un meurtre[3].

On serait ainsi tenté de penser que ce serait plutôt Jacques Lacan, ayant assisté au séminaire de Kojève, qui aurait popularisé la formule. Pourtant, lorsqu’on s’y intéresse, on retrouve bien chez lui deux références à l’interprétation kojévienne dès le discours de Rome, mais sans la formule telle quelle :

Sans doute le discours a-t-il affaire aux choses. C’est même à cette rencontre que de réalités elles deviennent des choses. Tant il est vrai que le mot n’est pas le signe de la chose, qu’il va être la chose même[.]

Et :

Le meurtre de la chose dont Juliette Boutonier [psychanalyste française, membre fondatrice de la Société française de psychanalyse en 1953] a relevé le terme dans mon discours, est déjà là. Il apporte à tout ce qui est, ce fonds d’absence sur quoi s’enlèveront toutes les présences du monde[4].

Et pourtant, en continuant à chercher, on retrouve bien l’expression du côté de Lacan, mais plutôt d’un commentaire d’Anika Rifflet-Lemaire qu’elle lui consacre, où elle écrit qu’« il a été dit que le mot engendre le meurtre de la chose » et, plus exactement, une seconde fois :

On sait en effet que le mot est le meurtre de la chose et que cette mort est la condition du symbole[5].

Si par cette expression (le mot est le meurtre de la chose) on veut signifier que le mot prend la place de la chose, pour paraphraser la formule, on pourrait donc dire que Kojève est le meurtrier de Hegel, comme Lacan l’est pour Kojève et Lemaire pour Lacan. La chose demeure, mais aux conditions d’une offuscation totale.

Quant à la formule « le concept est le temps de la chose », celle qui devait être l’origine de « le mot est le meurtre de la chose », je n’ai jamais pu (ou pas encore pu) la retrouver chez Hegel, mais on peut la lire en 1975 dans une question de Thalia Vergopoulo, psychanalyste de nationalité suisse d’origine grecque née au Caire en Égypte, adressée à Lacan dans une conférence sur le symptôme prononcé à Genève : « Il y a quelque chose qui m’a frappé dans le séminaire, par rapport au temps. Le concept est le temps de la chose. » Lacan ne mentionne pas la question du temps dans sa conférence, mais répondra tout de même :

Il faut bien que de temps en temps, je m’exerce à quelque chose de tentatif. Que le concept soit le temps est une idée hégélienne[6].

Par la réponse de Lacan, cette « nouvelle » formule qu’on prend pour l’ancienne, est frappée de la signature « Hegel ». Que doit-on comprendre? Un discours citant est toujours le meurtre d’un autre discours, le discours cité. Avec Lacan retrouvant, dans la formule de Vergopoulo – sans aucun rapport avec la formule sur le meurtre –, un sens hégélien, la boucle du rapport entre la « fausse » formule attribuée à Kojève et la « vraie » attribuée à Hegel est bouclée. Or, la « vraie » formule originelle est, à bien des égards, plus fausse que la « fausse ». L’origine est toujours imaginaire et la signature qu’on veut lui apposer ne vaut que s’il y a quelqu’un pour l’authentifier[7].


Notes

[1] Slavoj Žižek, The Most Sublime Hysteric. Hegel with Lacan, trans. Thomas Scott-Railton, Polity Press, 2014, p. 73.

[2] Vladimir Pinhero Safatle, « Le circuit fétichiste du désir et ses restes », Opção Lacaniana, vol. 26-27, São Paulo, 2000.

[3] Alexandre Kojève, « Huitième conférence : note sur l’éternité, le temps et le concept (suite et fin) », dans Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Éditions Gallimard, 1947, p. 372.

[4] Jacques Lacan, « Discours de Rome », prononcé le 26 septembre 1953 pour introduire le rapport « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », publié dans Autres écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001, respectivement aux pp. 150 et 163.

[5] Anika Lemaire, Jacques Lacan, Bruxelles, Éditions Charles Dessart, 1970, respectivement aux p. 142 et 152.

[6] Jacques Lacan, « Le symptôme », conférence prononcée au Centre de psychanalyse Raymond de Saussure de Genève le 4 octobre 1975, introduite par Olivier Flournoy, publiée dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985.

[7] Ce court texte est une reprise d’une longue note de bas de page de ma thèse de doctorat (aux page 157-158), déposé en 2015, mais écrite probablement quelques années auparavant. Je remarque depuis, ce que je n’avais pas vu auparavant, qu’un forum est accessible en ligne où se pose le même problème de l’origine de la citation « le mot est le meurtre de la chose » (sans passer par l’autre formule « le concept est le temps de la chose »). Les interventions dans le forum vont du 10 juin au 1er novembre 2013 (forum du Portail philosophique).

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