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Figures de l’artiste et imaginaires sécuritaires au Québec

Par Simon Labrecque, Montréal

Mise en contexte : Ce texte a été préparé pour une table ronde sur le thème « Art et sécurité », prévue pour la 7e édition du festival Art Souterrain qui se tiendra du 28 février au 15 mars 2015 à Montréal. Le thème de cette année est La sécurité dans nos sociétés. On m’avait contacté en raison de quelques interventions, commises surtout en complicité avec Trahir, sur les procès de Rémy Couture et David Dulac. On demandait entre autres aux intervenants si l’artiste est essentiellement un saboteur, s’il est soumis aux lois et aux normes sociales comme les autres citoyens, et s’il est possible de critiquer un système tout en y prenant part. J’avais envisagé mon intervention comme une suite donnée à « Accueillir (ce) qui dérange : l’Art saisi par le Droit, dans et autour de l’Université », une communication présentée lors de la table ronde ICI-UQAM du 26 novembre 2014 intitulée L’art de s’exposer… Contenus illicites – Projets controversés. Cependant, j’apprends aujourd’hui que l’activité n’a pas été retenue par l’organisation du festival Art Souterrain. Le texte a du coup immédiatement été transsubstantié en « fond de tiroir ». J’ai néanmoins pensé opportun de le donner à lire. En marge de l’événement, l’intervention pourra être lue comme une réponse anticipant sa tenue.

 

il y a ceux qui s’en sacrent
il y a ceux qui ont oublié
il y a ceux qui serrent encore les dents
il y a ceux qui veulent tuer

Gérald Godin, « J’y suis j’y reste pour ma liberté », Libertés surveillés, 1975

 

Se demander si l’artiste – au singulier, donc « en général » – est un saboteur, c’est en fait poser la question de son rôle comme praticien, de ce qu’il ou elle fait, mais aussi de ce qu’il ou elle pourrait ou même devrait faire, et donc être. Le Saboteur, dans cette perspective, est l’une des figures ou des représentations possibles de l’Artiste. Demander « l’artiste est-il un saboteur? » revient alors à se questionner sur la valeur, la prévalence ou la puissance de cette figure qui se prête à la question en rapport avec d’autres possibilités, la valeur, la prévalence ou la puissance étant des qualités relatives, des attributs différentiels : une entité, semble-t-il, « vaut » toujours plus, moins ou autant qu’une autre… Ce serait une question d’économie de la pensée. En ce sens, une figure n’apparaît jamais seule. C’est avec d’autres figures ou représentations qu’elle peuple un imaginaire singulier, qu’elle (nous) habite.

Ici et maintenant, cet hiver dans la vallée du Saint-Laurent, c’est dans l’imaginaire québécois que semble se poser la question de l’artiste comme saboteur, de l’art comme sabotage et, plus généralement, des rapports entre art et sécurité. Cette dernière formulation rapproche deux imaginaires que l’on suppose souvent distincts ou que l’on croit devoir tenir à distance : l’un qui concerne l’art et l’autre la sécurité, chacun d’eux étant fort probablement déjà et fondamentalement pluriel. L’hypothèse que je veux énoncer, sinon mettre à l’épreuve dans cette intervention, est que les figures de l’artiste et les imaginaires sécuritaires entretiennent des rapports particuliers dans le Québec contemporain, c’est-à-dire qu’ils sont liés selon des modalités qui diffèrent des modalités ayant cours ailleurs, dans l’espace comme dans le temps. En d’autres mots, le nœud art-sécurité a une saveur locale. Quelle est-elle? À mon sens, elle se tient sans surprise quelque part entre le sucré et l’amer.

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Murale mémoriale.

Il me semble que le rôle de premier plan qui est attribué à l’Artiste ou aux artistes dans le « récit des origines » du Québec contemporain est unique. Ce récit qu’on se raconte à répétition mythifie une période historique, un moment somme toute assez récent que l’on nomme généralement « Révolution tranquille ». Cette époque est souvent perçue et racontée (même si, bien sûr, ce récit est aussi contesté, critiqué, voire même rejeté) comme une période d’émancipation par rapport à la « Grande Noirceur » et comme le moment d’un véritable passage à « la Modernité » – moment kantien, si l’on y tient : sortie de la minorité, de la tutelle du dogme de l’Église, courage d’utiliser son propre entendement de manière autonome, voire accès à la « normalité », à laquelle il manquerait encore un État-nation souverain, indépendant. Il me semble éminemment remarquable que ce qui constitue en quelque sorte la « scène primitive » ou l’étincelle de ladite Révolution est le plus souvent racontée, encore aujourd’hui, comme ayant été le fait d’artistes, de cette quinzaine de jeunes gens, surtout des peintres et des écrivains, qui ont signé en 1948 avec Paul-Émile Borduas, révolté de l’École du meuble, ce texte fulgurant connu sous le nom de Refus global.

Ce manifeste fait « récit d’origine » du Québec contemporain précisément parce qu’il est enseigné comme un document important, voire fondateur, dans les écoles secondaires ou à tout le moins dans les cégeps (institutions qui doivent leur existence à ce temps) et les universités. Ce simple fait de la répétition de l’histoire qui veut que Refus global ait été un texte transformateur – un court écrit qui a ouvert un chemin inédit pour tout un territoire, une province, une collectivité, voire une nation qui aurait dès lors (ou un peu avant, un peu après, les origines sont nécessairement nébuleuses) commencé à se reconnaître et à se penser comme telle – a assurément des effets sur les jeunes gens qui songent à ou qui décident de se consacrer aux arts, pour devenir « Artiste » au tournant de l’âge adulte. En effet, on leur et on se raconte à nous-mêmes à répétition que l’Artiste ou les artistes peuvent transformer radicalement une société. En retour, c’est la croyance en un tel pouvoir qui rend l’Artiste menaçant pour l’ordre établi et attrayant pour ses critiques, peut-être au Québec plus qu’ailleurs (c’est mon hypothèse)[1]. Que ce pouvoir soit en vérité surestimé, sous-estimé ou méconnu importe assez peu, en pratique, puisque ce dont il s’agit est la production d’apparences agissantes, d’horizons de sens, de la circulation de rêves pour napper ou masser – the medium is the massage, dixit McLuhan – l’habitation de ces terres colonisées avec violence.

Pour mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une perpétuation de ce rapport singulier entre les figures de l’artiste et les imaginaires sécuritaires au Québec, on peut – outre le cas des poètes et des écrivains faisant face à la menace qui pèse sur la langue même en empruntant diverses stratégies pour la « sécuriser » dans son être ou sa survie – réfléchir à deux procès criminels récents, l’un tenu à Montréal et l’autre à Québec, où de jeunes artistes ont été accusés d’avoir mis en danger l’ordre public dans la province. La mise en scène du tort appréhendé dans les procès de Rémy Couture et de David Dulac mobilise l’imaginaire sécuritaire contemporain d’une « déviance » généralisée mais tapie dans l’ombre, en quelque sorte exemplifiée par les vêtements sombres portés par les deux accusés. D’une part, en effet, on craignait que des images stimulent un passage à l’acte de « pervers dérangés » surfant anonymement sur internet, partout sur la planète donc peut-être aussi derrière chez vous. D’autre part, on a craint la dissémination de la crainte que le plus d’enfants possibles soient attirés par des gadgets « style iPod » puis suspendus au plafond dans des poches de patate et battus avec une masse de fer pour qu’un artiste montre comment la société transforme des enfants créatifs en adultes amorphes, requalifiant la parodie de menace de mort réelle.

Ces « affaires » ont soulevé des réactions similaires, bien que leur ampleur ait été fort différente. Rémy Couture a été soutenu par ceux et celles qui défendaient la liberté d’expression, des professionnels du cinéma d’horreur à l’humoriste Mike Ward, en passant par les radios de Québec, la une du Voir et l’accueil sympathique à Tout le monde en parle. David Dulac a été soutenu par beaucoup moins de gens, lesdites radios réclamant plutôt qu’on le blesse et les médias grands publics se contentant d’en parler comme un « fait divers » dans les actualités judiciaires. Quoi qu’il en soit, il s’est trouvé dans les deux cas des gens pour ressentir un profond sentiment de révolte face au fait même de la mise en accusation de ces deux artistes. Attenter aux artistes, n’est-ce pas attenter directement à la liberté? C’est le cas si l’on porte toujours en soi cette vieille idée que « l’art est la fille de la liberté » (Schiller), que Claude Gauvreau a retravaillé sur un mode prescriptif en 1956 dans La charge de l’original épormyable « Il faut poser des actes d’une si complète audace, que même ceux qui les répriment devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous »[2]. La formule de Gauvreau rappelle que l’audace suscite la répression, mais le « poète et mythocrate » (dixit Jacques Marchand) s’illusionnait peut-être sur la permanence des conquêtes. Refus global est à répéter, toujours; sa puissance de retentissement persiste, mais elle n’est pas donnée une fois pour toute. Fatikant!

Ces considérations permettent d’expliciter le terme intermédiaire qu’est la liberté dans le nœud « art et sécurité ». Les rapports entre art, liberté et sécurité ne concernent pas seulement le Québec, bien entendu. Nous ne les pensons pas dans le vide. Sous bien des aspects, ces trois notions sont typiquement « européennes », et ce que les spécialistes des relations internationales appellent « la balance entre liberté et sécurité » se trouve au cœur de plusieurs discours politiques en Occident. Cette « balance » est toutefois truquée ou inclinée dès le départ, dans la mesure où la sécurité est comprise comme une condition nécessaire de la liberté. Dans cette perspective, la sécurité doit impérativement venir avant la liberté, pour l’assurer. C’est d’ailleurs ce qu’énonce la Charte canadienne des droits et libertés enchâssée dans la Constitution de 1982, où l’article 2 définissant les libertés fondamentales est précédé de l’article 1 qui réserve à l’État le droit de suspendre ces libertés si la sécurité nationale est menacée. On peut répéter, avec Jean de La Fontaine ou Rousseau, qu’un trop grand désir de sécurité ruine la liberté. Toutefois, l’énoncé inverse semble garder une plus grande force de résonance. Sans sécurité, pas de liberté, ni d’art et de lettres (dixit Hobbes) : c’est l’énoncé qui fonde la légitimité renouvelable consentie à l’État par sa population comme seule institution détenant le monopole de la violence physique légitime sur un territoire réel et imaginaire. Sans État, ce serait la guerre sans fin, et qui penserait alors à faire de l’art? La puissance de retentissement sans cesse réactivée de Refus global, c’est peut-être ce par quoi, tour à tour, les cohortes de jeunes artistes d’ici émergent en se disant que ce type de saturation des possibles, on peut le refuser avec audace.


Notes

[1] Les figures de l’artiste au Canada anglais sont peut-être différentes. Elles entretiennent en tout cas des liens avec le territoire québécois. Dans son livre sur le critique littéraire Northrop Frye, né à Sherbrooke, David Cook écrit par exemple : « The question may be recast in terms of whether one can understand the dynamics of a technological society as the creation of a new series of visions while understanding that the imagination itself has become an imaginaire or ‘fantasy’ in its own right. The solace for many has been to turn towards the world of the artists and to see in the exercise of the artistic imagination the ability to shatter the monolithic grip of power. In Marshall McLuhan, the role of the artist is explicit and, indeed, finds support within a Canadian experience when one looks towards the poets and painters who have depicted our reality. […] In many instances, art can appropriate the technology in ways in which the seeming endless nihilism of technique can be turned inside out to create the values to govern a new social existence. The artist is then cast in the role of the law-breaker, the exposer, the prophet, or revolutionary. The model has the enormous appeal for its long lineage back in the western tradition to Plato’s fear of the artist. It also provides us with the theoretical underpinning to privilege the artist. » David Cook, Northrop Fry: A Vision of the New World, Montréal, New World Perspectives, 1985, p. 11. Dans leur introduction au livre de Michael A. Weinstein sur Fernand Dumont, également publié à Montréal par New World Perspectives, Michael Dorland et Arthur Kroker réservent une place de choix à Paul-Émile Borduas, énonçant par exemple : « Borduas was never more the Quebec painter than in the unrelenting sadness of his visual reflections on the death of society. The ‘cataclysmic event’: the sudden disappearance of Catholicism as the locus of Quebec identity; the ‘matter in expansion’: Quebec society in the modern project; the ‘black hole’: all signify Quebec as disappearing into its own black hole as it substitutes le virage technologique for the dream of the New Jerusalem of the North. ‘The death of signs’ is the ‘decaying society’ of Quebec itself as rupture and transgression against the technological dynamo. » Plus loin, ils ajoutent : « Utopia and fatalism are the main psychological pole of the Quebec mind. This is one culture which is decidedly not static and, for that reason, lives out the tension (in video, dance, literature, politics, and theatre) between the antinomies of political resignation and social utopia. » Michael Dorland et Arthur Kroker, « Culture Critique and New Quebec Sociology », dans Michael A. Weinstein, Culture Critique: Fernand Dumont and New Quebec Sociology », Montréal, New World Perspectives, 1985, p. 19; 24.

[2] Cette formule a récemment servi pour un appel à la réactivation de l’élan contre-culturel qu’on associe à la Révolution tranquille. Cf. Jonathan Lamy, « La charge épormyable de la contre-culture. Un héritage pour fissurer le consensus et réveiller le désir de rébellion », Liberté, no 299, 2013, pp. 10-12.

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Accueillir (ce) qui dérange: l’Art saisi par le Droit, dans et autour de l’Université

Par Simon Labrecque

ICI-UQAM - L'art de s'exposerCe texte a été présenté dans le cadre de la table ronde ICI-UQAM « L’art de s’exposer. Contenus illicites – Projets controversés » le mercredi 26 novembre 2014. L’auteur tient à remercier Stéphane Gilot et Christine Major de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM pour leur invitation à participer à l’événement. L’auteur remercie également Julie Lavigne, Isabelle Hayeur, David Thomas et les autres intervenant·e s qui ont participé à cette réflexion collective.

Avec René Lemieux, collaborateur à la revue en ligne Trahir, nous avons récemment couvert et analysé les procès de deux jeunes artistes accusés d’infractions criminelles : le procès de Rémy Couture, maquilleur en effets spéciaux d’horreur pour le cinéma et la photographie gore, à Montréal, puis le procès et les requêtes en appel de David Dulac, ancien étudiant au baccalauréat à l’École des arts visuels de l’Université Laval, à Québec. Dans un premier temps, je vais rappeler les faits dans chacun des cas pour identifier où et comment se jouent les relations entre l’art et le droit. Dans un deuxième temps, j’énoncerai quelques conclusions ou leçons qui émergent de ces cas, dans la perspective d’une analyse institutionnelle soucieuse de comprendre leurs conditions de possibilité. Dans un troisième et dernier temps, je formulerai une proposition controversée à l’intention de ceux et celles qui, comme moi, jugent que ces procès n’auraient jamais dû avoir lieu et qui cherchent à éviter que d’autres surviennent : surtout, n’appelez pas la police! Le corollaire de cette proposition est l’impératif d’accueillir qui et ce qui dérange.

 

Les faits

Rémy Couture a été arrêté par des agents du Service de police de la Ville de Montréal le 29 octobre 2009. Il a été relâché le même jour sur promesse de comparaitre. Il a été accusé de production, de possession et de mise en circulation de matériel obscène, en vertu de l’article 163 du Code criminel sur la « corruption des mœurs ». L’article dit :

(1) Commet une infraction quiconque, selon le cas : (a) produit, imprime, publie, distribue, met en circulation, ou a en sa possession aux fins de publier, distribuer ou mettre en circulation, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène. […] (8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.

Couture a plaidé non coupable et son procès a eu lieu devant jury en décembre 2012.

Le matériel en cause se trouvait principalement et sur le site innerdepravity.com, qui était présenté comme le « journal visuel fictif d’un tueur en série ». Le site contenait deux vidéos d’une quinzaine de minutes et près de 1000 images présentant surtout des scènes de torture et de meurtre de femmes par un homme masqué. L’artiste a toujours maintenu que ce site était son portfolio, qu’il servait à démontrer ses compétences pour la création d’effets spéciaux d’horreur. Le jury a accepté cette théorie – ou du moins, il a refusé la théorie du ministère public selon laquelle les images étaient obscènes, et qu’à ce titre, elles représentaient un risque pour la société canadienne, en particulier pour des hommes prédisposés à les trouver excitantes et à commettre des actes de violence suite à leur visionnement (théorie soutenue par deux psychiatres que la poursuite a fait témoigner à titre d’experts). Couture a été déclaré non coupable. Si le jury a trouvé ses images obscènes (ce dont on ne peut être certain), il leur a alors reconnu une valeur artistique qui, après l’arrêt Butler de la Cour suprême (1992), les protège de la censure.

Le site de Couture a été mis en ligne en 2006. Il a intéressé le système de justice quand une plainte a été déposée en Autriche la même année par un citoyen doutant du caractère « réel » ou « fictif » des gestes imagés. La plainte a été transmise par Interpol à la Sûreté du Québec, qui l’a transmise à la police de Laval, où Couture était présumé résider. Il semble que la police de Laval a rapidement mis fin à son enquête (sans qu’on puisse connaître ses raisons). La plainte est « restée » à Laval jusqu’en janvier 2009. La SQ l’a alors transférée au SPVM, Couture résidant maintenant à Montréal. Le SPVM a enquêté puis l’a arrêté. Durant les trois années entre l’accusation et le procès, Couture et ses supporters ont organisé une campagne de financement et de soutien assez visible, sous le signe de la défense de la liberté d’expression. Ils ont vendu des vêtements avec le slogan « Art is not Crime », ont produit un court documentaire sur l’affaire, et Couture est même apparu en une du Voir et à l’émission Tout le monde en parle, en mai 2012.

Dans le cas de David Dulac, les faits sont très différents. Dulac a reçu très peu d’appui en dehors du petit milieu de l’art action dans la ville de Québec. Aucun article n’a été publié sur son cas dans Le Devoir, par exemple, et aucune campagne de financement visible n’a été organisée. Les procédures ont été beaucoup plus rapides que dans le cas de Couture et les accusations n’étaient pas les mêmes.

Le 25 mars 2013, Dulac remet ce court texte à l’étudiante au baccalauréat en arts visuels à l’Université Laval chargée d’organiser l’exposition des finissantes et finissants :

Description du projet pour l’expo des finissant de David Dulac :

Je n’ai pas d’image à fournir du projet pour le moment, je vais décrire en gros ce que je vais présenter.

Mon projet sera performatif et consistera d’abord à kidnapper le plus d’enfant possible en les attirant dans ma voiture près d’une école primaire de la région à l’aide de bonbon, de jeu vidéo ou de gadget, style iPod, et de les enfermer dans des vieilles poches de patates ou de sacs de pailles, et pendant une performance, une fois qu’ils serons tous accroché au plafond, je me banderai les yeux [et] je les frapper[ai] avec une masse de fer. Le sens de l’œuvre sera de démontrer comment les beaux et petits enfants innocents vont vieillir au travers du monde contemporain pour devenir les adultes amorphes de demain. Moi je représenterai bien sur l’humanité, ou son héritage, cela dépend du point de vue[1].

L’étudiante inquiète consulte rapidement des amies et des professeures pour savoir quoi faire du texte. Elle le transmet au directeur de l’École. Celui-ci contacte les services d’aide psychologique de l’Université, avec qui il avait déjà discuté de Dulac. Ces derniers ont alors contacté le service de sécurité, qui a appelé la police. Dulac est arrêté le 26 mars. Il est accusé par voie sommaire d’avoir proféré des menaces de mort à l’endroit d’enfants de la région de Québec. Il plaide non coupable. Il est détenu en institution psychiatrique puis en prison jusqu’à la fin de son procès devant la Cour du Québec, en juillet 2013. Il passera au total 116 jours en détention. Dulac est libéré le 19 juillet, alors qu’après une semaine de délibérations, le juge le déclare coupable et le condamne à deux ans de probation avec obligation de garder la paix et de consulter un psychiatre.

Dulac a porté cette décision en appel devant la Cour supérieure en février 2014. L’appel a été rejeté le mois suivant. En juin 2014, par l’intermédiaire de son avocate, Me Véronique Robert – qui était aussi l’avocate de Couture –, Dulac a présenté une requête pour un deuxième appel devant trois juges de la Cour d’appel, le plus haut tribunal de la province. Cette requête a été autorisée et l’appel sera entendu en 2015. L’« affaire Dulac » n’est donc pas terminée. Jusqu’à nouvel ordre, cependant, la remise de son texte est légalement qualifiée de profération intentionnelle de menaces de mort, peu importe ce qu’on peut en penser à titre d’artistes, d’universitaires ou de citoyens.

 

Quelles « leçons » tirer de ces deux cas?

Je sens que je devrais raconter chaque cas beaucoup plus en profondeur, en expliquant par exemple que Dulac avait d’abord écrit son texte pour un travail dans un cours, ou en analysant l’usage de « témoins experts » dans le procès de Couture. Pour penser les rapports entre l’art et le droit, il me semble toutefois plus important encore de prendre en compte ce sentiment lui-même, car il témoigne d’un certain fonctionnement du droit. Le sentiment de devoir en dire plus pour être fidèle aux détails qui caractérisent chaque cas singulier signale que le droit fonctionne comme un appareil de capture, comme une « machine abstraite » qui recode des gestes, des faits ou des événements singuliers dans un langage qui lui est propre, dans un « régime de phrases » par définition réducteur : l’idiome juridique, qui définit les termes dans lesquels un cas peut et doit être « traité »[2].

Quand le droit ou le système judiciaire – qu’il faut sans doute distinguer de la Justice – « est saisi » d’une affaire, il s’en saisi comme d’un problème à recoder en vue de sa solution juridique. Le droit impose alors un partage : il classe d’un côté ce qu’il faut arriver à savoir hors de tout doute raisonnable, et de l’autre, ce qui est sans importance. Dans le cas d’une menace, par exemple, il est sans importance que ceux à qui elle s’adresse en aient connaissance. Il est aussi sans importance de savoir si l’auteur de la menace prévoyait passer à l’acte. Ce qui compte est l’acte coupable (l’actus reus) d’avoir « fait craindre » et l’intention coupable (la mens rea) de « faire craindre » pour la sécurité d’un individu ou d’un groupe identifiable. C’est pourquoi il importe que la menace soit « réaliste ».

L’accusation inscrite au Code criminel et interprétée dans la jurisprudence est chaque fois la clé du recodage judiciaire. Dans le cas de l’obscénité, par exemple, le droit prévoit une défense en termes des « nécessités internes de l’œuvre ». Pour démontrer la culpabilité de Couture, le ministère public devait donc prouver à la fois que le matériel était obscène et que ce caractère n’était pas justifiable artistiquement. Pour le crime de menace, par contre, ce type de défense artistique n’est pas prévu par le droit. La prise en compte du « caractère artistique » du texte de Dulac a seulement pu servir à établir le contexte dans lequel il a été écrit et transmis. Le fait que, malgré leur malaise, l’étudiante en charge de l’exposition et le directeur de l’École des arts visuels aient tous deux témoigné pour le ministère public a permis à ce dernier de souligner que des personnes bien au fait du « contexte artistique » ont pris le texte de Dulac au sérieux, qu’elles l’ont trouvé inquiétant précisément parce qu’il n’était « pas assez » contextualisé, et ce, même si d’autres l’ont trouvé drôle ou n’y ont vu qu’une parodie un peu maladroite.

Pour comprendre comment survient une telle traduction d’un régime de phrases à un autre, par quelles médiations et par qui s’opère la capture de l’art ou des artistes par l’appareil judiciaire, il est utile de procéder à des analyses institutionnelles soucieuses du climat psycho-politique dans lequel agissent ces « systèmes nerveux » que sont l’art et le droit. Pour Couture, une telle analyse fera remarquer que les images gore inquiètent plus la police à Montréal qu’à Laval. Pour Dulac, elle mettra en lumière que le directeur témoigne avoir contacté les services d’aide psychologique car il jugeait que son autorité était attaquée par l’étudiant à qui il avait demandé, au début du mois de mars, d’éviter les projets controversés. Une telle analyse force aussi à reconnaître que les services d’aide psychologique ont contacté le service de sécurité, qui a appelé la police, sans jamais rencontrer l’étudiant. Il faudrait expliquer cette « sortie » de l’Université. Il me semble que l’appel à une autorité extérieure témoigne d’une incapacité de l’Art-dans-l’Université à assumer le fait de dire « non », de refuser un projet et d’assumer ce refus.

 

Questions de souverainetés

L’analyse institutionnelle de la judiciarisation de l’art dans les cas de Rémy Couture et de David Dulac fait voir la délégation ou la confiscation de la compétence pour juger des œuvres. Dans le cas Dulac, il y va plus particulièrement de la compétence universitaire, ou de la compétence des universitaires pour juger des œuvres – et d’abord, de s’il y a œuvre ou pas – et pour décider du sort de leur auteur. Pour éviter de telles confiscations, à l’avenir, je crois qu’il faut prendre au sérieux cette proposition : surtout, n’appelez pas la police!

Ce qui est en jeu dans le fait de demander aux forces de l’ordre de prendre en charge le destin d’une œuvre ou de son auteur universitaire est la « souveraineté » de l’Université, son autonomie comme lieu d’enseignement, de recherche et de création. L’École des arts visuels où étudiait Dulac a renoncé à – ou s’est vu dépossédée de – sa souveraineté sur le jugement des œuvres produites sous son autorité, qui est en principe établie mais qui est en pratique fragile. Cela a commencé dès que le directeur a contacté les services d’aide psychologiques, qui agissent avec d’autres « services » (dont la sécurité) comme des forces extra- ou para-académiques dans l’Université, à la frontière poreuse qui sépare et relie son « dedans » à ses multiples dehors, dont l’art et le droit. Le texte de Dulac a dérangé ce « dedans » et Dulac lui-même a été expulsé de l’Université. Mais ce qui – ou qui – dérange a aussi été perçu comme un danger et on – qui donc? – a donc appelé la police. Cet appel a mené à une détention « préventive » de 116 jours! Pour prévenir de tels excès, ou du moins pour entrevoir ce qui se joue dans ces événements et commencer à réfléchir à comment il serait possible de les infléchir, je voudrais conclure en faisant entendre ce que Jacques Derrida a écrit dans L’Université sans condition au sujet d’une « immunité académique » comme pratique de l’hospitalité :

l’idée que cet espace de type académique doit être symboliquement protégé par une sorte d’immunité absolue, comme si son dedans était inviolable, je crois (c’est bien comme une profession de foi que je vous adresse et soumets à votre jugement) que nous devons la réaffirmer, la déclarer, la professer sans cesse – même si la protection de cette immunité académique (au sens où l’on parle aussi d’une immunité biologique, diplomatique ou parlementaire) n’est jamais pure, même si elle peut toujours développer de dangereux processus d’auto-immunité, même et surtout si elle ne doit pas nous empêcher de nous adresser au dehors de l’université – sans abstention utopique. Cette liberté ou cette immunité de l’Université, et par excellence de ses Humanités, nous devons les revendiquer en nous y engageant de toutes nos forces. Non pas seulement de façon verbale et déclarative, mais dans le travail, en acte et dans ce que nous faisons arriver par des événements[3].

Le « projet performatif » de Dulac exprimait peut-être un « processus d’auto-immunité » de l’Art-dans-l’Université, mais en acte, l’Université n’a pas su l’accueillir et le protéger – ou du moins, accueillir et protéger son auteur, à titre de chercheur. Qu’a-t-elle ainsi enseigné à ses étudiants, sinon qu’ils doivent craindre à leur tour de devenir autre chose que des adultes amorphes?

[1] Facsimile dans Karine Turcot, « Avorter : l’œuvre ou le procès? », Inter, art actuel, no 118, 2014, p. 50. L’orthographe original a été préservé.

[2] Sur le concept d’« appareil de capture », voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Sur les « régime de phrases », voir Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.

[3] Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 45-46.

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Rémy Couture est acquitté

Hier, les membres du jury au procès de Rémy Couture l’ont déclaré non coupable des charges contre lui, soit corruption de mœurs pour production, possession et diffusion de matériel obscène sur son site Internet.

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Remarques conclusives sur le procès de Rémy Couture. Notes esthético-juridiques 5 et 6

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Hier, le juge Champagne a donné les dernières instructions aux membres du jury. Ils ont été ensuite séquestrés aux frais du prytanée jusqu’à ce qu’ils puissent rendre leur verdict. Je termine cette suite de notes esthético-juridiques avec quelques remarques sur le mode du langage juridique, tel que je l’ai perçu lors des contre-interrogatoires du ministère public.

Traduire en justice

πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει

Ces deux vers en grec ancien tirés de l’Antigone de Sophocle sont difficiles à traduire. Paul Mazon l’a fait de la manière suivante : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. » Ce faisant, il a occulté toute une partie de l’intention du texte original. Quelle était-elle? Sophocle joue sur l’équivoque de l’adjectif δεινά (et son superlatif δεινότερον) qui signifie à la fois « merveilleux » et « terrible », on aurait donc pu traduire : « Il est bien des terreurs en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. »

Le travail du traducteur a le malheur de ne pas pouvoir rendre justice à la diversité des entrelacs de la signifiance de l’original (a contrario, les bonnes traductions sauront tisser à leur tour de nouvelles trames avec les textes de la culture d’accueil). Ainsi, de l’incertitude première des vers d’Antigone – Sophocle parle-t-il de l’homme comme être merveilleux ou terrible? parle-t-il du fait que le merveilleux, c’est justement qu’il soit terrible? – est effacée pour le lecteur francophone, à moins de lui expliquer, par de lourds détours en supplément (note de bas de page, préface, quatrième de couverture – tout ce qui est de l’ordre du paratextuel) le contexte de l’œuvre. Expliquer, c’est long, nuancer, c’est difficile, et les lecteurs n’aiment pas ça.

Ce que le système judiciaire fait à l’art ou à la science ressemble un peu à ce traducteur qui ferait tout pour que le texte traduit se lise bien, sans embarras. À l’art, on l’aura compris, je pense à l’œuvre que Rémy Couture a produite : une fois recontextualisée dans le domaine du droit, elle perd son sens, d’où la nécessité qu’a eu la défense de la décontextualiser du contexte moral dans lequel l’enfermait le ministère public pour en retrouver – grâce à une contre-expertise en histoire de l’art (probablement rare dans les palais de justice), celle du professeur de cinéma Richard Bégin – sa filiation dans l’univers des films d’horreur, plus précisément du sous-genre gore. Or la science est elle aussi simplifiée et parasitée par le discours juridique.

Je me permets de rapporter quelques exemples qui, dans un autre environnement – celui de l’académie – pourraient être cocasses, si un citoyen privé n’était pas en procès. Afin de contredire la définition du gore de Bégin, les procureurs sont allé chercher – à la va-vite, sans doute – un livre (on pouvait presque voir la fiche du prêt inter-bibliothèque qui y pendait) dans lequel on pouvait y lire qu’il fallait de l’humour dans le gore et une vengeance « dans les vingt dernières minutes du film », deux éléments que l’œuvre de Couture ne contenait pas. Bégin a donc expliqué à la procureure que le livre qu’elle tenait, un genre de Que sais-je? du cinéma – destiné au grand public, au mieux aux étudiants de premier cycle – n’avait pas été publié dans une maison d’édition universitaire, et n’avait donc pas été approuvé par un comité de lecture scientifique. C’est l’évidence même dans le domaine universitaire : on cite ce qui mérite d’être cité. Mais plus encore, on voit la distinction entre la simplification du discours juridique (qui sert à épater les membres du jury en montrant une définition contraire à celle donnée par l’expert) et celle de la science qui fonctionne non pas par des définitions claires et reconnues par tous, mais – et on me permettra d’user d’un vocable un peu quétaine – sous la forme d’une conversation. C’est parce qu’on ne s’entend pas sur les définitions, sur les problèmes, sur les phénomènes ou les objets, qu’on publie des articles, participe à des congrès, demande du financement pour un groupe de recherche, publie des ouvrages collectifs, etc. Organisez un colloque sur le gore ou sur n’importe quel sujet, je peux vous assurer qu’au moins la moitié des intervenants qui y soumettront une communication viendront vous dire soit qu’il n’existe pas, soit que votre définition ne fonctionne pas, soit que votre problématique est mal posée, etc. On ne se rencontre pas parce qu’on s’entend sur une question, c’est tout le contraire. De même, si une question est reconnue par tous, elle est très souvent oubliée ou mise de côté.

L’art fonctionne un peu de cette manière. Il ne s’agit pas de toujours dépasser les limites, comme l’entendaient les procureurs en rapport à l’horreur et à l’œuvre de Rémy Couture, mais de s’inscrire dans une filiation, de converser (sous la forme de l’intertextualité) avec ses prédécesseurs, ce que l’exemple de l’œil tranché dans Un chien andalou – la scène inaugurale de l’horreur au cinéma, présentée en preuve par Bégin – montre bien : cette image de l’œil – qui n’est pas anodin : c’est l’œil qui est, dans l’horreur, en cause – sera reprise de nombreuses fois dans le cinéma d’horreur. Les éléments de l’horreur sont réactualisés, transformés, traduits, le spectateur ne voit pas seulement du plus, mais de l’autrement. C’est l’itérabilité : reproduire, imiter, faire le même, et en cela, faire autrement, à chaque fois.

Sur ce toujours faire plus que le ministère public entendait prouver, du point de vue moral évidemment, lui qui se doit de déterminer une limite au-delà de laquelle l’accusé pourra être condamné, je me permets de rapporter une question particulièrement pernicieuse du ministère public à l’endroit de Rémy Couture : « Quel serait l’apothéose de votre art? Serait-ce le meurtre? » Comme me le disait mon collègue Simon Labrecque, l’apothéose de l’art pour un artiste qui peint des oranges, est-ce que ce sont les oranges? Évidemment, il s’agit là d’un simple problème sémiotique, on confond le référent pour sa représentation, mais n’est-ce pas tout ce qu’ont voulu faire les procureurs durant ce procès : confondre, au risque d’induire en erreur les membres du jury, le réel et le fictif. Qu’ils se défendent de vouloir le faire ne change rien à l’affaire, dans la mesure où tout au long du procès ils se sont voués à faire des rapprochements grossiers entre Couture et un « meurtrier », entre les acteurs dans ses films et des « victimes », entre tourner des scènes pour un film et un « crime » (quand on fait venir un psychiatre qui se spécialise dans la psyché des psychopathes, ce n’est pas seulement pour nous dire comment ce dernier apprécierait esthétiquement les vidéos de Rémy Couture).

Lors de la réplique de la défense au contre-interrogatoire du ministère public de Bégin, Me Véronique Robert a posé la question suivante : « Amèneriez-vous vos enfants à une exposition d’Otto Dix [que Bégin avait jugé précédemment assez violent] au Musée d’art contemporain de Montréal? » Il a répondu qu’il avait un fils de cinq ans, il juge qu’il n’est pas encore apte à différencier le réel de la fiction, tout comme il juge aussi que l’œuvre de Rémy Couture ne s’adresse pas à un public de moins de dix-huit ans. Ce que le professeur Bégin oublie de dire, c’est que l’apprentissage du langage de l’art n’est pas une limite fixe, même si la fiction juridique canadienne la place arbitrairement à dix-huit, âge de la majorité : cet apprentissage, ou Bildung, prend toute une vie, il s’améliore avec le temps. Faire cette différence entre le réel et la fiction, ce n’est donc pas une distinction qui se fait à un âge précis, car manifestement le ministère public ne l’a toujours pas expérimenté. En voulant faire passer Rémy Couture pour un psychopathe (et à sa suite, toute la défense, car qui défend les fous sinon d’autres fous?), le ministère public ne montre-t-il pas qu’il a le niveau intellectuel d’un enfant de cinq ans, ne sachant pas faire la différence entre le réel et le fictif? Le but ultime n’est-il pas de rabaisser le « niveau de tolérance » de la société canadienne au développement psychique de celui qui ne peut pas distinguer le vrai du faux?

Cité à comparaître

Comparaître, c’est paraître avec… (quelque chose ou quelqu’un), comme l’indique l’étymologie. Il y a « comparution » parce qu’il y a un paraître-ensemble. Si on ne comparaît jamais seul, c’est parce que la comparution se présente toujours un peu à la manière d’une « comparaison », à la fois diachronique – l’histoire de l’obscène dans le discours juridique, de Sir Charles Sidley qui lançait en 1663 des bouteilles d’urine de son balcon au procès de Donald Smith pour obscénité, dont la dernière décision en date a été prononcée le 19 décembre 2012, une décision qui devra être prise en compte dans le procès de Rémy Couture –, mais aussi synchronique : dans le discours social, tour à tour on a comparé le cas Couture avec d’autres cas de justice contemporains (je pense surtout au cas de Guy Turcotte, très souvent mentionné). On cite à comparaître, mais c’est toujours toute la cité qui co-paraît : sous la forme de l’accusé, de la victime ou des juges. À ces comparaisons que certains jugent abusives, on rétorque qu’on ne peut pas se fier uniquement sur des points précis sans prendre en compte l’ensemble de la cause en l’espèce, que citer – c’est-à-dire retirer un élément de son contexte – est ici impropre à comprendre la chose en question (voir notamment une entrevue avec le juge Richard Wagner, publiée récemment dans Le Devoir, dans laquelle le juge suggère que la perte de confiance envers notre système de justice est due en partie à ceux qui commentent les procès…).

On ne connaît pas toujours l’ensemble d’un problème, semble dire l’entrevue, le système judiciaire doit être mieux expliqué, recontextualisé. Mais n’est-ce pas le propre du discours juridique de décontextualiser un phénomène pour le reprendre dans un nouveau contexte (et ainsi l’exhiber en dehors de ses connexions à ceux qui en jugeront l’adéquation à la Loi – juge ou jury)? C’est exactement ce qu’est la citation, et je me permets de citer ici Jacques Derrida :

C’est sur cette possibilité que je voudrais insister : possibilité de prélèvement et de greffe citationnelle qui appartient à la structure de toute marque, parlée ou écrite, et qui constitue toute marque en écriture avant même et en dehors de tout horizon de communication sémio-linguistique; en écriture, c’est-à-dire en possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point, de son vouloir-dire « originel » et de son appartenance à un contexte saturable et contraignant. Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l’infini de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu’il n’y a que des contextes sans aucun centre d’ancrage absolu. Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette itérabilité de la marque n’est pas un accident ou une anomalie, c’est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne pourrait même plus avoir de fonctionnement dit « normal ».

Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte », dans Marges de la philosophie.

Comme je le mentionnais supra, le bon traducteur est celui qui sait jouer des nouvelles références de la culture d’accueil. C’est exactement ce à quoi nous avons eu affaire avec le procès de Rémy Couture – et en cela, le ministère public aura peut-être réussi sa traduction. On a, du côté des procureurs, comparé l’homme à des psychopathes, mais on a aussi pu découvrir, grâce à la défense, quelques films gore, dont un qui m’a particulièrement intéressé, Cannibal Holocaust, un classique de l’horreur, semble-t-il. Dans ce film à la structure bipartite métanarrative, une équipe est envoyée en Amazonie pour retrouver des cinéastes qui ont filmé des scènes de torture, de viol et de cannibalisme. Ces scènes tournées feront justement l’objet de la deuxième partie du film. Cette distinction en deux parties, propre aux œuvres métanarratives depuis au moins la Renaissance (notamment avec le Don Quichotte de Cervantès ou L’Utopie de Thomas More) a ceci de particulier de rendre vraisemblable la fiction. Dans le domaine du cinéma, on appelle ça un « faux documentaire » (par exemple The Blair Witch Project), l’idée est de donner un semblant de réel : quand une fiction est citée à l’intérieur d’une autre fiction, la première paraît plus réelle. Dans le cas de Cannibal Holocaust, il s’agissait de filmer des acteurs jouant le rôle de journalistes en train de regarder un film qui mettait en scène des acteurs jouant le rôle des victimes. Le simple fait de « citer » un film documentaire (fictif, toujours) sur des cannibales dans un récit qui l’englobe (la métanarration), cela lui donne un « effet de réel ». C’est vrai, non seulement au sens de la fiction, mais aussi de son impact chez le public (le réalisateur avait dû amener, raconte-t-on, les acteurs du film sur un plateau de télévision à l’époque pour prouver qu’ils étaient toujours en vie).

J’ai mentionné plus haut que le ministère public avait l’âge mental d’un enfant de cinq ans, ne sachant pas faire la différence entre le réel et le fictif. C’est une hypothèse. Une autre est peut-être possible, elle est à l’effet que le ministère public est peut-être en quelque sorte un cinéaste de la métanarration : il recontextualise, par la citation, une œuvre antérieure et, ce faisant, lui donne un semblant de réel. Mais au-delà de cette tentative de rendre réel le fictif, il se donne à voir lui-même comme un fait « réel », ce qu’il n’est pas a priori. Le système judiciaire est une fiction utile « à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement », rien de plus, car la justice est au-delà du droit. C’était l’enjeu d’Antigone, d’un côté le pouvoir conventionnel de Créon qui se crée la fiction d’une victime (en la personne d’Étéocle), de l’autre la demande d’Antigone pour une justice au-delà du droit. Sans vouloir départager qui est qui – chacun dans l’affaire Rémy Couture peut se penser comme la victime de quelqu’un d’autre – reste l’impression que le réel a pris un dur coup, mais montre du même coup que la fiction est le support nécessaire à tout discours sur le droit.

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Une politique de la fixation

Par Simon Labrecque | Université de Victoria

Peut-on être deux choses à la fois ? Des philosophes tels Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Jacques Rancière, entre autres, ont lu l’exclusion, voire l’expulsion inaugurale par le Socrate de Platon des poètes – ou des artistes – de sa polis idéale comme l’expression de l’opinion selon laquelle lesdits praticiens ne détiennent aucune place qui leur est propre dans la distribution (dans le compte idéalement sans reste) des places et des parts qu’est la polis. Cette idée maintes fois réitérée depuis Platon est, par exemple, reprise par Diderot dans Le Paradoxe sur le comédien (1777). Celui-ci assure que c’est même le fait de n’avoir aucun caractère, aucune nature ou qualité en propre, donc aucune propriété ou aucune propreté, qui permet au comédien de les mimer toutes, de les incarner selon son bon vouloir et son talent. Toutefois, ce fait, la capacité de mimer, d’incarner, d’imiter ou de représenter, demeure toujours impropre, secondaire ou parasitaire, car il faut toujours mimer quelque chose. En principe, ce quelque chose doit venir avant.

Les artistes ne tiendrait donc aucune place légitime – ils ne tiennent pas en place et ne savent pas se tenir, si l’on veut, précisément parce qu’ils sont capables d’être ou de se faire mimes de rien, selon le mot de Lacoue-Labarthe. C’est pour cela qu’ils sont dangereux. Ils apportent le désordre – ou ils rapportent un chaos premier, originaire, qui est l’absence même d’origine et d’identité stable – contre les tentatives toujours instables d’ordonner, de fixer, de faire tenir en place. Selon le Socrate de Platon dans La République, que chacun occupe sa place, seule et unique – « to mind one’s own business », selon les traductions anglaises –, est une définition adéquate de la justice, et la justice est la fin la plus haute de la polis.

On peut croire qu’il ne s’agit là que de vieilles idées de philosophes surannés, de descriptions qui ne correspondent en rien à la place dévolue à l’art et aux artistes dans « notre société ». Aujourd’hui, ici, l’art a même une place réservée dans les budgets de construction des bâtiments publics. Une petite place, certes, mais une place quand même : précisément 1%.

La plaidoirie du Ministère public au procès de Rémy Couture laisse une toute autre impression. Comme mon collègue René Lemieux et moi l’avons mentionné dans plusieurs de nos billets récents, la question du caractère, de la qualité, sinon de la valeur artistique du matériel en litige dans ce procès est cruciale. C’est même une défense légitime contre les accusations d’obscénité qui est inscrite au sein des lois. Si le jury conclut que le matériel est obscène et peut causer préjudice mais qu’il y a un doute raisonnable que ce matériel soit justifié par les besoins internes de l’œuvre, il doit déclarer Couture non coupable.

En un mot, la défense nous dit : innerdepravity.com, c’est de l’art, Rémy Couture est un artiste. L’accusation nous dit plutôt : ce n’est pas de l’art, ce n’est pas un artiste. Ou plus précisément : c’est bien un maquilleur en effets spéciaux, un artisan ou même un artiste maquilleur si l’on veut, mais ce n’est pas un cinéaste, donc ce n’est pas un artiste au sens où les séries d’images et les vidéos du site seraient de l’art. Innerdepravity.com a été fait en amateur. Le travail professionnel de Couture n’est même pas en cause, selon l’accusation. On peut déduire que, selon la poursuite, l’art doit être une profession – et non seulement une vocation –, sinon « tout est de l’art », ce qui impliquerait que tout fout le camp. Il serait artisan mais pas artiste – pas un vrai artiste au sens où le matériel en litige serait une œuvre d’art.

Mais qu’est-ce qu’un vrai artiste, qui fait du faux une vocation ou une profession ? Qu’est-ce qu’un artiste, vraiment – un artiste vrai ? Qu’est-ce, en vrai, un artiste ? Qui peut dire la vérité de l’art et de l’artiste, la vérité sur l’art et l’artiste et sur l’art de l’artiste ?

N’importe qui, semble-t-il, c’est-à-dire les 12 membres du jury, d’abord tirés au hasard puis sélectionnés par les parties. Ou bien le juge, peut-être. La teneur artistique – ou son absence –, est-ce une question de fait ou une question de droit ? En pratique et en principe, en fait et en droit, appartient-elle en propre au juge du droit ou aux juges des faits ? Qui tranchera ? Le juge, dans ses directives interprétant le droit, que les jurés sont obligés de prendre en compte, ou bien les jurés dans leur verdict, que le juge est tenu de respecter ? Je crois qu’il appartient aux juges des faits de décider de la facticité ou de la factualité de l’auto-présentation de l’accusé comme artiste et du matériel en litige comme art. Ce pouvoir de n’importe qui inquiète beaucoup la Couronne, je crois.

Dans sa plaidoirie, le Ministère public a donc tenté d’insister sur le fait que Couture n’avait « pas de démarche », que ses films avaient « à peine un scénario, qui se résume à ‘on attrape une fille, on la viole et on la tue’ ». Comme le juge l’a rappelé dans son interprétation de la preuve lors de ses directives spécifiques au jury, cependant, Couture a bien parlé, dans son témoignage, de sa démarche et de son art comme art. Il décrit son site innerdepravity.com comme un « faux journal visuel d’un tueur en série » et il le situe quelque part entre le « cinéma d’horreur extrême » et le « photo-roman ». Que faut-il de plus ?

La poursuite voudrait une « histoire », une « narration », c’est-à-dire une trame qui raconte le sens de ce que l’on voit et justifie le mélange de sexualité et de violence. J’ai quant à moi noté que dans ses directives, le juge a plutôt insisté sur la notion de thème que sur celle de récit – en ce sens, le droit semble moins pris dans un modèle narratif de l’art que l’est l’accusation… De plus, les discours entendus tout au long du procès sur les « dissonances cognitives » qui seraient le fait des « délinquants », des « détraqués » et autres « déviants » – ces mêmes dissonances qui, selon la poursuite, pourraient être accentuées par l’exposition aux images de Couture – laissent l’impression qu’aucun psychopathe véritable qui entreprendrait de publier son « journal visuel » ne serait capable d’une telle réflexivité sur le sens de ses propres gestes. En mimer un sérieusement requiert donc, à mon sens, de ne rien raconter de tel – si on mime bien.

À mon sens, toujours, la poursuite n’est pas parvenue à fixer Couture à une place qui lui serait propre, « maquilleur, pas cinéaste ». Dans le cas du matériel en litige, il a été cinéaste. N’est-ce pas le propre-impropre de l’artiste de ne pas tenir en place ?

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Les deux théories du procès de Rémy Couture

Les deux textes ci-dessous ont été lus hier par le juge lors du procès de Rémy Couture dans ses « directives générales » aux membres du jury. Le premier a été produit par le ministère public, le deuxième par la défense de Rémy Couture. Nous les reproduisons dans l’ordre dans lesquels ils ont été lus par le juge.

Théorie du ministère public

La preuve présentée démontre hors de tout doute raisonnable que Rémy Couture a produit, mis en circulation et possédé pour fins de mise en circulation du matériel obscène.

Rémy Couture admet avoir produit, mis en circulation et possédé pour fins de mise en circulation les images produites sous les cotes P-3, P-4 et P-5.

Ces images illustrent les activités criminelles et déviantes d’un personnage masqué dont les victimes sont presque exclusivement des jeunes femmes dénudées. Ces images mêlent explicitement la sexualité, la violence, le crime et la cruauté. Cet amalgame constitue la caractéristique principale et dominante de ces images.

Ces images ont été accessibles sur internet de 2006 à 2009 sans avertissement aux mineurs. Le site qui les hébergeait a été visité par des dizaines sinon des centaines de milliers d’internautes. Ces images n’étaient pas bloquées et pouvaient donc être copiées par ceux qui y accédaient.

La mise en circulation de ces images emporte un risque réel et appréciable de préjudice pour la collectivité, soit celui de prédisposer certains hommes, mineurs ou majeurs, à adopter des comportements antisociaux, sexuellement agressifs et même criminels à l’endroit des femmes.

Ce type de comportements porte atteinte à la dignité, à la liberté et à l’autonomie dont chacune et chacun est en droit de jouir en société. Ce type de comportements est donc incompatible avec le bon fonctionnement de la société.

Les témoignages rendus par les Dr Malamuth et Collins démontrent qu’il existe un risque réel de préjudice associé à l’exposition des images produites par Rémy Couture.

Pour certains hommes mineurs ou majeurs, ayant des traits antisociaux ou délinquants, des prédispositions à l’agressivité, notamment sexuelle, ou des déviances sexuelles, l’exposition à ces images est susceptible de renforcer certaines fausses croyances socialement nuisibles, comme le mythe du viol, de cristalliser et renforcer certaines fantaisies sexuelles déviantes, de favoriser les comportements agressifs à l’endroit des femmes, attiser le passage à l’acte et de faciliter la commission de crimes graves comme l’agression sexuelle et le meurtre. La gravité du préjudice appréhendé est donc élevée et sérieuse.

Enfin, ces images sont sans valeur artistique. Elles sont le produit d’une démarche qui recherche l’extrême, qui exploite la violence sexuelle parce que tabou, qui ne vise qu’à provoquer la répulsion pour la répulsion, le dégoût pour le dégoût, une démarche où répugner est une fin en soi et pour laquelle la violence sexuelle est un objet privilégié.

Théorie de la défense

Le travail de Rémy Couture, qu’il s’agisse des photos ou des deux vidéos, ne constitue pas de la pornographie, ni de la pornographie violente, non plus qu’une exploitation indue des choses sexuelles et ne peut donc pas répondre à la définition de l’obscénité en droit criminel.

D’abord, la sexualité n’est pas une caractéristique dominante du matériel, bien qu’on retrouve dans plusieurs scènes un amalgame de la chose sexuelle et de l’horreur, l’élément sexuel étant secondaire à la démarche qui est celle de reproduire, de raconter, de dépeindre l’horreur.

Ensuite, l’intention de l’accusé n’était d’aucune façon malveillante, malintentionnée, coupable. L’accusé ne visait pas à dépraver ou à corrompre. On parle, en droit, « d’intention criminelle », ce que l’accusé n’avait pas. Plus clairement, il n’avait pas l’intention de produire du matériel obscène. Jamais il n’a voulu, ni même imaginé, exciter sexuellement le visiteur de son site. Son intention était même à l’opposée : il voulait effrayer, dégoûter. Que certaines personnes atteintes de troubles de la personnalité (les antisociaux) ou de déviances sexuelles (le sadiques sexuels) puissent être excitées par les images de Rémy Couture ne peut pas justifier une condamnation criminelle car ni le droit, ni l’art, ni même l’internet, ne pourraient être régulés en fonction d’une minorité de gens malades. Au surplus, la théorie de la défense sur cette question est à l’effet que le lien n’a jamais été démontré entre l’exposition à de la violence sexuelle et un passage à l’acte.

Enfin, l’accusé suivait une démarche artistique sérieuse et, en ce sens, son travail possède un mérite artistique, qu’on l’apprécie ou non, qu’il nous choque ou non. « L’objet profond » de l’œuvre de l’accusé était de mettre en scène les gestes abjectes d’un psychopathe, et c’est la raison pour laquelle la sexualité est entrée en scène. La sexualité n’était pas gratuite, elle servait le but de la démarche.

Le matériel de l’accusé n’outrepasse pas le seuil de ce que la société est capable d’accepter. Il n’est pas plus cru, pas plus violent, que bien d’autres images auxquelles certaines personnes sont exposées, si elles aiment le genre. D’aucune manière le matériel de l’accusé n’est susceptible de causer un préjudice à la société, ce critère du préjudice étant l’élément essentiel en matière d’obscénité et des autres infractions d’ordre moral.

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Entretien avec Me Véronique Robert sur le procès de Rémy Couture

Par Simon Labrecque et René Lemieux, Trahir | aussi disponible en format pdf

Quelle défense proposez-vous dans le cadre du procès de Rémy Couture?

Une défense en deux étapes :

D’abord, il ne s’agit pas de matériel qui répond à la définition de l’article 163 du Code criminel puisqu’il ne s’agit pas de pornographie. Cet article vise la pornographie selon nous, c’est-à-dire un produit de consommation visant à exciter le consommateur.

Ensuite, une défense fondée sur le mérite artistique de l’œuvre. Le droit est clair, et cette défense est nommément prévu au Code : dès lors que du matériel faisant l’objet d’accusation a un mérite artistique, il ne peut pas s’agir d’exploitation indue des choses sexuelles.

Vous est-il possible d’indiquer ce que la poursuite devrait parvenir à démontrer pour arriver, en principe, à gagner sa cause?

Avant 2005, la poursuite devait faire la preuve, hors de tout doute raisonnable, que le matériel en cause outrepassait la norme de tolérance de la société canadienne. Il s’agissait d’un critère qui se voulait objectif, puisqu’on demandait au juge des faits de se demander non pas ce qu’ils souhaitent voir, mais ce qu’ils sont capables de tolérer que d’autres canadiens voient.

Malgré cette tentative d’objectivité, la Cour suprême a décidé en 2005, avec les arrêts Labaye et Kouri, qu’il fallait un critère plus précis. On a donc créé le critère du préjudice.

La poursuite doit donc prouver, hors de tout doute raisonnable, deux choses : 1) que le matériel en litige cause un préjudice à la société, ou alors un risque sérieux de préjudice et 2) que ce préjudice en question est d’un degré tel que le bon fonctionnement de la société est mis en péril.

Pourquoi avoir choisi un procès devant jury?

Nous avons choisi un procès devant jury parce que nous sommes encore imprégnés de la jurisprudence concernant la norme sociale de tolérance. Il vaut mieux douze personnes qu’une seule pour décider si une photo est obscène en se basant sur ce que nous sommes socialement capable de tolérer que d’autres Canadiens voient.

Au Canada, outre la voie du politique, y a-t-il moyen de questionner ce qui est admissible ou pas comme obscène, sans passer par l’accusation formelle contre une personne privée? Par exemple, aurait-on pu demander à la Cour suprême de définir le caractère obscène d’une œuvre?

Ce qui serait intéressant serait de déterminer, de manière législative, le concept d’obscénité de manière plus précise, comme on l’a fait avec la pornographie juvénile.

Dans la définition de pornographie juvénile, on peut lire «dans l’intention sexuelle» ou quelque chose comme ça.  Cet élément, selon moi, devrait aussi être inclut dans la définition d’obscénité.

Mais on ne pourrait pas, selon moi, par un Renvoi à la Cour suprême, lui demander de se positionner sur le caractère obscène d’une œuvre. Les commissions cinématographiques provinciales sont d’ailleurs là pour réglementer les films…

Les experts en psychologie et en psychiatrie semblent prendre de plus en plus de place dans le système judiciaire canadien. Sans vouloir faire un parallèle exagéré avec le cas de G. Turcotte – parallèle souvent mentionné dans le public et sur les réseaux sociaux –, peut-on penser qu’il y a utilisation abusive du discours psychologisant, à la fois du côté de l’accusation (dans le cas de Rémy Couture) et du côté de la défense (plusieurs cas récents)? Ces cas ne participent-ils pas d’une perte de confiance du public dans le système de justice?

Non, je ne crois pas. Nous avons besoin d’expert chaque fois que les connaissances du juge des faits (juge ou jury) sont insuffisantes pour comprendre des concepts sans qu’ils leur soient expliqués.

Ici, la Couronne devant faire la preuve d’un préjudice, je ne vois pas comment elle aurait pu y arriver sans expert. Ceci dit, j’aurais nettement préféré qu’on ait recours à des experts sur la question de la violence dans les médias, voire sur les films d’horreur, que des experts en pornographie puisque le débat s’en est trouvé, selon moi, perverti.

La campagne de financement pour la cause de Rémy Couture est toujours en cours, voir le site www.supportremy.com

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Suite sur la preuve, lors du procès de Rémy Couture. Notes esthético-juridiques 4 bis: l’autre scène de la morale

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Dans un précédent billet, j’avais mentionné, pour ce qui a trait au domaine de la tolérance artistique, ce qu’on pourrait qualifier de disjonction entre le contenu de l’énoncé et l’acte d’énonciation. Ce que je cherchais à montrer, c’est que le fait même de questionner, dans le cas du procès de Rémy Couture, la présence (ou non) des qualités artistiques d’une œuvre, était du domaine du langage de l’art : se demander si c’est de l’art, c’est déjà admettre qu’on se trouve dans le discours esthétique.

Dans un tout autre registre, et même contraire à ce que j’ai pu écrire la fois dernière, le philosophe Slavoj Žižek donne l’exemple d’une telle disjonction, mais dans le domaine de la morale. Dans un article (datant de 2006) qui s’intéresse à la série télévisée 24 avec Kiefer Sutherland, « Jack Bauer and the Ethics of Urgency » (une reprise d’un précédent article publié dans The Guardian), Žižek fait le parallèle entre l’éthique des SS de Himmler et les faits et gestes du héros de cette fiction. Loin d’être une condamnation de la série 24, il en fait le symptôme du rôle de la morale dans la politique américaine. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on se met à questionner ouvertement – comme l’avait fait Dick Cheney à l’époque – l’aspect moral de la torture? Eh bien, il se passe exactement l’inverse de ce que je mentionnais : se demander si la torture est tolérable ou pas, c’est déjà la rendre tolérable. Ce que certains ont vu comme de l’« honnêteté » de la part de la classe politique américaine (admettre que la torture était secrètement pratiquée), Žižek le perçoit comme ce qui, au contraire, empêche toute appréhension éthique du politique. Parler de la chose éthique, dans le cas torture, c’est déjà admettre qu’elle puisse être éthique, et conséquemment, admettre qu’elle puisse être acceptable, tolérable. La morale se formule encore comme une bordure du langage, mais ici du politique. Quand on questionne la valeur éthique d’une politique, c’est que, déjà, on a perdu tout repère éthique : nous ne somme déjà plus sur le plan éthique.

On tient là, je pense, le cœur du (néo-) conservatisme nord-américain : d’un côté, on ne s’embarrasse pas trop de la torture, de l’autre, on pourchasse tout esthétique qui contreviendrait aux « valeurs canadiennes » (un autre cas de censure pourrait ici être mentionné, celui d’un clip de Manu Militari, que mon collègue Simon Labrecque avait analysé il y a quelques temps). Le règne de la « majorité morale » tient à cette schizophrénie entre l’acte politique (où tout est permis) et les mœurs dans le domaine de l’art (où tout est en train de devenir répréhensible). Si « obscène » veut primairement signifier l’« autre scène », alors on doit parler, dans le cas du politique et du juridique, de cette autre scène de l’ignoble. On n’est pas loin, dans ce cas, d’une outer depravity, cette fois loin de la fiction.

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Une défense historique

Par Simon Labrecque | Université de Victoria

Mon titre a deux raisons. D’abord, il fait allusion aux effets potentiels du verdict que rendront les jurés au procès de Rémy Couture, après avoir vu les preuves présentées par la poursuite et la défense depuis le 11 décembre dernier, et après avoir entendu les plaidoiries des deux camps, qui se dérouleront demain, 20 décembre 2012. Le juge devrait donner ses directives spécifiques vendredi matin, après quoi le jury sera séquestré jusqu’à ce qu’il en arrive à une décision sur les chefs d’accusation. Le jugement rendu ne fera pas jurisprudence au sens propre, car le jury n’a pas (et, je crois, ne peut pas) justifier sa décision, l’expliquer en droit, etc. Néanmoins, peu importe le sens de cette décision à venir, je crois qu’on peut s’attendre à ce que ce procès ait une influence sur les défenses qui pourront être envisagées par ceux et celles qui auront éventuellement à faire face à des accusations similaires, ainsi que par ceux et celles qui songeront à porter de telles accusations. Défense historique, donc.

Ensuite, mon titre fait allusion à la teneur spécifique de la défense présentée par Rémy Couture et ses avocats, maîtres Robert et Doré. Un bref résumé s’impose.

La défense a invité cinq témoins, dont deux témoins experts. Dans l’ordre : le professeur Marc Ouimet (expert en criminologie), Jonathan Desbiens (webmestre), Catherine Allard (modèle pour une série de photographies saisie dans l’ordinateur de l’accusé, intitulée Glass), Rémy Couture (maquilleur effets spéciaux et accusé de production, de possession et de mise en circulation de matériel obscène au sens de l’article 163 du Code criminel), ainsi que le professeur adjoint Richard Bégin (expert en études cinématographiques).

L’expertise offerte par monsieur Ouimet a mis en doute les conclusions des deux témoins-experts présentés par la poursuite, les docteurs Malamuth et Collins. Monsieur Ouimet a en effet affirmé à plusieurs reprises qu’on ne peut démontrer de manière satisfaisante l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition à des images dites de « pornographie violente » et la commission de crimes. À titre d’illustration, on peut noter qu’alors que l’utilisation d’internet a augmenté de manière exponentielle, permettant une diffusion beaucoup plus étendue de la « pornographie violente », les taux de crimes restent généralement stables, s’ils ne diminuent pas. Le jugement à rendre tranchera entre les perspectives des experts de l’accusation et de l’expert de la défense sur la question du préjudice potentiellement causé par l’exposition aux images de monsieur Couture.

Monsieur Desbiens a été en charge du site web en litige et du site remyfx.com du début 2009 à la fermeture du premier site. Il a assuré à la cour que lors de la prise en charge du site web, un « Warning » y figurait déjà. Cette page indiquait que le site présentait du contenu violent et de l’horreur graphique et qu’il s’agissait de fiction. Il est intéressant de noter que le webmestre a mentionné avoir ajouté au site un aspect « diaporama », qui faisait en sorte que lorsqu’on accédait à une série de photographies, elles défilaient toutes seules (nous n’avons pas su combien de temps chaque photographie demeurait à l’écran). Lors de son contre-interrogatoire, l’accusation (dont la preuve ne contient pas l’avertissement mentionné) a demandé s’il était possible que le « Warning » n’y soit pas certains jours, ou qu’on puisse accéder au site sans le voir. Le témoin a répondu que le site pouvait parfois être entièrement inaccessible, ou alors qu’on pouvait y accéder sans voir le « Warning » si un lien à une autre page que la page d’entrée était utilisé. La raison pour laquelle la preuve fournie par le SPVM ne contenait pas le « Warning » demeure donc mystérieuse. (Peut-être un « cookie » faisait-il en sorte qu’après avoir accédé au site une première fois, le logiciel de type Internet Explorer ou Firefox redirigeait immédiatement vers la page principale (/main) plutôt que sur la première page (/index) ? Ce serait mon hypothèse. Sa vérification demanderait d’en connaître plus sur le système informatique du SPVM…) Notons enfin que le nombre de visiteurs du site aurait approché les 87 500 en un an, et que ses « méta-tags » (qui servent à trouver le site par des moteurs de recherche) comprenaient des termes comme « horreur », « meurtre » ou « suicide », mais aucun mot lié à la sexualité.

Madame Allard, quant à elle, témoin « tout court » comme monsieur Desbiens, a expliqué comment se déroulait une séance de travail avec Rémy Couture. Elle a entre autres souligné que le maquilleur a respecté ses demandes personnelles (pas d’objets tranchants de type couteau, rasoir, etc.). Elle a parlé de la grande minutie requise par le travail de maquillage et d’effets spéciaux, et elle a également souligné qu’elle n’accepterait jamais de faire des photographies pornographiques. On peut en déduire qu’elle ne considère pas le travail de Couture comme de la pornographie.

Enfin – et je reviens à mon titre –, dans leurs témoignages respectifs, messieurs Couture et Bégin ont tous deux présentés une perspective historique sur l’œuvre en litige (soit le site innerdepravity.com, qui comprenait 17 séries de photographies totalisant environ 1000 images, et deux courts-métrages, Inner Depravity 1 et Inner Depravity 2, d’une durée d’environ dix minutes chacun). Sous cet angle également, on peut donc parler d’une défense historique.

À mon sens, cette défense donne à penser les rapports entre l’histoire de l’horreur et l’horreur de l’histoire.

Après avoir raconté son histoire personnelle, monsieur Couture a mentionné avoir été fortement influencé par les films d’horreur les plus « sérieux ». Il s’intéresse à ce qui trouble et ce qui dérange, plutôt qu’à des films qui jouent aux frontières de l’horreur et de l’humour, car « dans la vraie vie, l’horreur n’est pas drôle ». Il ne s’agit donc pas pour lui de « rendre l’horreur supportable », en la banalisant, mais bien de « rendre l’horreur insupportable », comme elle l’est vraiment. De faire qu’on ne finisse pas le film, même. Cela requiert de déranger, de toucher à des tabous, à des limites. C’est l’horreur de l’histoire qui sous-tend l’histoire de l’horreur.

Je comprends l’accusation comme inversant cet énoncé. La Couronne dit : certaines œuvres d’horreur favorisent la perpétration d’horribles crimes, elles invitent à l’imitation – bien qu’on peut penser à une infinité d’horreurs, une histoire très longue du sang versé qui n’a pas eu à attendre l’invention du cinéma et l’utilisation du sirop de maïs pour imiter le sang… C’est en fait une très vieille histoire qu’on nous raconte ici : attention aux histoires qu’on raconte et aux images qu’on montre, disait déjà le Socrate de Platon, en particulier aux « jeunes » et à ceux qui sont déjà « faibles » ou « mauvais », car le sort de notre cité en dépend. Ici, on parle plutôt du risque de « favoriser des comportements antisociaux et des dissonances cognitives ». La Couronne cherche ainsi – c’est mon interprétation – à protéger une mince partie de la population contre elle-même, pour ainsi éviter qu’un « préjudice à la société » n’ait lieu.

Parmi les films qui l’ont influencé, monsieur Couture a mentionné Aftermath (1994), de Nacho Cerdà, dont on peut voir la bande-annonce sur YouTube – étant donné le climat du procès, je me sens dans l’obligation d’avertir le lectorat de Trahir que cette bande-annonce contient des représentations de nudité, de sang et d’actes répréhensibles ; je note par ailleurs que YouTube ne demande pas de confirmer son âge ou son acceptation de visionner du contenu pouvant choquer pour y accéder. Ce film choque et dérange. Il marque. Mais pour l’artiste, son visionnement n’a pas été une invitation à « imiter » le film dans la vie ; ne serait-ce pas trop simple si les images fonctionnaient ainsi ? Aftermath, ce fût plutôt une invitation à produire une œuvre à son tour, c’est-à-dire à répondre au choc ressenti au contact de l’œuvre en l’apprivoisant et en explorant comment réactiver sa possibilité, comment offrir une expérience d’une puissance similaire à d’autres tout en en arrivant à comprendre comment fonctionne cette puissance. Les images de Couture sont-elles trop puissantes ?

C’est Philippe Grandrieux, je crois, auteur de quelques longs métrages assez troublant, qui a dit « On fait de l’art parce qu’on a vu de l’art, parce qu’on a été touché par une œuvre ». Combien de gens, par exemple, ont appris la guitare après avoir vécu quelque chose de singulier avec un œuvre musicale qui a cette puissance-là : pousser à créer ? Ce qu’il serait intéressant d’explorer, ce sont les différentes puissantes que l’on pourrait penser – le dégoût pour l’horreur, la joie pour certaines musiques, etc. Mais un procès n’est pas fait pour cela, apparemment.

Dans l’ordre des choses, la meilleure tactique pour donner une idée au jury de ce qui fait qu’on fait de l’art et de ce que l’art peut faire est peut-être celle adoptée par la défense. Elle consiste à inscrire l’œuvre de Couture – déjà, on parle d’une œuvre, d’une démarche, d’une pratique créatrice – dans l’histoire de l’art qui ressemble au sien, qui travaille la même puissance de l’horreur. C’est pour cela que monsieur Bégin est venu présenter l’horreur comme un genre établi – images à l’appui – qui remonte par exemple au théâtre du Grand-Guignol à Paris (1897-1962) ou à l’œil coupé dans Un chien andalou (1929), en passant par Blood Feast (1963) et Aftermath (1994). On souhaite pouvoir ajouter à la liste : Inner Depravity (2006).

Lorsqu’on voit le film The Execution of Mary, Queen of Scots, mentionné par monsieur Bégin, un très court film réalisé au laboratoire Edison en 1895, soit au tout début du cinéma, qui montre la décapitation d’une femme (qui serait jouée par Robert Thomae), on se demande si ce n’est pas la puissance d’effroi et de trouble de ces premières images qui a inspiré l’ensemble de l’histoire du cinéma. Notons par ailleurs qu’il n’y a pas vraiment d’ « histoire » (sauf celle donnée par le titre) qui viendrait « justifier » le fait que ce film de moins d’une minute ne montre rien d’autre qu’une (fausse ?) mise à mort.

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Une pratique du jugement

Par Simon Labrecque | Université de Victoria

On peut rencontrer des gens très intéressants lors d’un procès. Avec le temps, on remarque que certaines personnes sont présentes chaque jour. Mis à part le juge, le jury, la greffière, les constables spéciaux, les avocats de la poursuite et de la défense et l’accusé, le procès de Rémy Couture accueille plusieurs témoins-experts, des parents et amis, des enquêteurs qui ont témoigné, des étudiants qui visitent le Palais de justice pour quelques heures, ainsi que des journalistes. D’autres sont plus difficilement identifiables – vos humbles serviteurs à Trahir, par exemple, qui semblent semer le doute dans certains esprits par leur présence assidue et attentive.

Ce lundi, j’ai fait une rencontre intéressante. Pour ce billet, je passerai donc sous silence les événements du jour, soit (a) la fin du contre-interrogatoire du professeur Ouimet, (b) le court témoignage de madame Catherine Allard, qui a été modèle pour Rémy Couture dans la série de photographies intitulée Glass, et (c) le début du témoignage de monsieur Couture lui-même. Nous y reviendrons certainement.

Je propose un détour par un fait. L’Agence des services frontaliers du Canada assiste au procès depuis le début, par l’entremise d’un fonctionnaire, sans toutefois être officiellement impliquée. C’est ce que m’a appris ma rencontre imprévue.

La raison de cette présence est simple. Parmi les nombreux mandats de l’agence se trouve celui de prohiber l’importation de matériel « réputé obscène au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel ». Pour mieux saisir comment l’agence comprend son mandat, il faut lire le Mémorandum D9-1-1, qui date du 26 octobre 2012.

Le paragraphe 163(8) du Code criminel indique :

[…] est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, à savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.

Cette définition fait frémir, mais l’intérêt de l’agence pour son mandat et pour les normes de son exécution légitime est remarquable. Elle semble en effet assister aux séances quotidiennes pour prendre le pouls de ce qui, dans les textes de loi et dans le mémorandum déjà cité, reçoit le nom de « norme sociale de tolérance du Canada » – le mémorandum ajoute : « qui évolue constamment ». Cette norme joue un rôle central dans la détermination de l’obscénité, bien qu’elle ne soit pas le seul critère à prendre en compte. S’y ajoute en effet « le critère des besoins internes, aussi appelé le moyen de défense fondé sur la valeur artistique ».

Si toutes les publications qui semblent correspondre à la définition de l’obscénité citée plus haut ne sont pas prohibées par l’agence, c’est soit en vertu de cette « norme de tolérance », soit en vertu de ce « critère des besoins internes ». Quant à la première, l’agence souligne :

17. Ce critère [de la norme sociale de tolérance] vise non pas à ce dont les Canadiens ne toléreraient pas eux-mêmes d’être exposé, mais bien à ce qu’ils ne toléreraient pas que les autres Canadiens soient exposés. Il ne permet pas de déterminer si du matériel peut offenser certaines personnes du point de vue moral, mais plutôt si, dans l’opinion publique, le matériel est perçu comme préjudiciable pour la société.

Au sujet du second critère, l’agence écrit :

25. Même si le matériel va à l’encontre des normes sociales, il ne sera pas considéré comme une exploitation « indue », si la représentation de choses sexuelles est nécessaire au traitement sérieux d’un thème.

26. Il faut appliquer le critère des besoins internes seulement si une œuvre renferme du matériel sexuellement explicite qui pourrait, dans un autre contexte, constituer une « exploitation indue des choses sexuelles ».

27. Il faut situer la représentation des choses sexuelles dans son contexte pour déterminer si l’exploitation indue des choses sexuelles est l’objet principal de l’œuvre ou si cette représentation des choses sexuelles est essentielle à une fin artistique ou littéraire plus générale ou à une autre fin semblable.

28. En d’autres mots, le critère des besoins internes ou le moyen de défense fondé sur la valeur artistique évalue si l’exploitation des choses sexuelles joue un rôle justifiable dans l’histoire ou le thème et si, envisagée dans le contexte global de l’œuvre, elle joue un rôle légitime dans l’œuvre elle-même.

29. Tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression, c’est-à-dire que, en cas de doute quant à l’obscénité véritable des marchandises, on doit accorder la mainlevée de ces marchandises.

La défense de Couture rappellera sûrement que le site web litigieux se voulait la représentation artistique du journal intime d’un tueur en série…

Bureaucratie – légitimité ou autorité rationnelle-légale – oblige, nos fonctionnaires disposent d’une liste de critères et « d’indices d’obscénité » qui doivent présider à leur jugement (voir toute l’Annexe B du mémorandum cité). Dans leur cas, il s’agit bien d’une pratique quotidienne du jugement quant à l’obscène. Ce jugement ne devant pas être moral et devant peser les mérites artistiques éventuels du matériel, ainsi que sa conformité avec les lois, il est esthético-juridique (sur les notions de jugements moral et esthétique, voir le dernier billet de mon collègue Lemieux).

Des fonctionnaires fédéraux travaillent chaque jour avec du matériel dont l’obscénité est incertaine. Leur tâche consiste à prendre une décision à cet effet et à l’exécuter. Le matériel réputé obscène sera prohibé et le reste pourra être importé. Tel DVD, tel livre, tel numéro de revue « passera » ou « ne passera pas » (ni le « test », ni donc la frontière. Ou plutôt, étant déjà en sol canadien, je suppose que ce matériel sera archivé, sinon détruit). Le problème apparemment exceptionnel posé par le matériel de Rémy Couture, qui sera résolu par 12 jurés représentant la population canadienne, est donc, en un sens, le lot quotidien de quelques fonctionnaires. Si Couture avait été Allemand, par exemple, et que le contenu du site internet innerdepravity.com avait été importé par un canadien en format DVD, qu’auraient fait nos fonctionnaires ? L’auraient-ils confiné à leurs archives, dont la taille demeure insondable ? Censure-fiction !

Si toute cette affaire est si fascinante, en droit, c’est probablement parce qu’elle implique les deux premiers articles de la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, la Charte canadienne des droits et libertés. Les premières lignes de ce document doivent être citées en entier :

Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit :

Garantie des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Libertés fondamentales

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d’association.

L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) semble inquiète de voir son action se situer à un point de tension entre les articles 1 et 2(b). Elle (se) raconte :

4. Les tribunaux ont jugé que, en cherchant à prohiber certains types de formes d’expression, le Tarif des douanes viole le droit constitutionnel à la liberté d’expression. Néanmoins, les tribunaux ont aussi conclu que la violation de l’alinéa 2b) de la Charte est justifiable en vertu de l’article 1 de la Charte, parce que la législation vise avant tout à éviter qu’un préjudice soit causé à la société, ce qui constitue une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier une restriction de la liberté d’expression. Par conséquent, les tribunaux ont confirmé le mandat de l’ASFC qui consiste à prohiber l’importation de matériel obscène au Canada.

La norme de service de l’agence est de rendre son « jugement » dans les 30 jours suivant l’interception du matériel potentiellement obscène.

Dans l’affaire qui nous préoccupe, que penser de l’expression « éviter qu’un préjudice soit causé à la société, ce qui constitue une préoccupation suffisamment urgente [je souligne] et réelle pour justifier une restriction à la liberté d’expression », maintenant que nous savons que la plainte initiale contre Rémy Couture a été déposée au début 2007 (si ma mémoire est bonne) et que l’enquête de l’escouade de la moralité du SPVM n’a débuté qu’en janvier 2009, deux ans plus tard ?

Rémy Couture a été arrêté et son domicile perquisitionné fin octobre 2009. Le site web a été fermé le lendemain. Entre décembre 2006, date de création de son site innerdepravity.com, et janvier 2009, la plainte a dormi quelque temps au Service de police de la ville de Laval. Est-ce à dire que l’urgence d’éviter « qu’un préjudice soit causé à la société » ne s’éprouve pas de la même façon sur l’Île Jésus et sur l’Île de Montréal ? Entre janvier 2009 et octobre 2009, le SPVM s’est attelé à la tâche qui incombe fréquemment à l’agence discutée dans ce billet. On est bien loin du 30 jours… Mais surtout, question pressante dans ce cas-ci, entre 2009 et décembre 2012, comment a évolué la « norme sociale de tolérance » et la conception de ce qui se qualifie comme « valeur artistique » ?

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