Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal
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Hier, le juge Champagne a donné les dernières instructions aux membres du jury. Ils ont été ensuite séquestrés aux frais du prytanée jusqu’à ce qu’ils puissent rendre leur verdict. Je termine cette suite de notes esthético-juridiques avec quelques remarques sur le mode du langage juridique, tel que je l’ai perçu lors des contre-interrogatoires du ministère public.
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Traduire en justice
πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει
Ces deux vers en grec ancien tirés de l’Antigone de Sophocle sont difficiles à traduire. Paul Mazon l’a fait de la manière suivante : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. » Ce faisant, il a occulté toute une partie de l’intention du texte original. Quelle était-elle? Sophocle joue sur l’équivoque de l’adjectif δεινά (et son superlatif δεινότερον) qui signifie à la fois « merveilleux » et « terrible », on aurait donc pu traduire : « Il est bien des terreurs en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. »
Le travail du traducteur a le malheur de ne pas pouvoir rendre justice à la diversité des entrelacs de la signifiance de l’original (a contrario, les bonnes traductions sauront tisser à leur tour de nouvelles trames avec les textes de la culture d’accueil). Ainsi, de l’incertitude première des vers d’Antigone – Sophocle parle-t-il de l’homme comme être merveilleux ou terrible? parle-t-il du fait que le merveilleux, c’est justement qu’il soit terrible? – est effacée pour le lecteur francophone, à moins de lui expliquer, par de lourds détours en supplément (note de bas de page, préface, quatrième de couverture – tout ce qui est de l’ordre du paratextuel) le contexte de l’œuvre. Expliquer, c’est long, nuancer, c’est difficile, et les lecteurs n’aiment pas ça.
Ce que le système judiciaire fait à l’art ou à la science ressemble un peu à ce traducteur qui ferait tout pour que le texte traduit se lise bien, sans embarras. À l’art, on l’aura compris, je pense à l’œuvre que Rémy Couture a produite : une fois recontextualisée dans le domaine du droit, elle perd son sens, d’où la nécessité qu’a eu la défense de la décontextualiser du contexte moral dans lequel l’enfermait le ministère public pour en retrouver – grâce à une contre-expertise en histoire de l’art (probablement rare dans les palais de justice), celle du professeur de cinéma Richard Bégin – sa filiation dans l’univers des films d’horreur, plus précisément du sous-genre gore. Or la science est elle aussi simplifiée et parasitée par le discours juridique.
Je me permets de rapporter quelques exemples qui, dans un autre environnement – celui de l’académie – pourraient être cocasses, si un citoyen privé n’était pas en procès. Afin de contredire la définition du gore de Bégin, les procureurs sont allé chercher – à la va-vite, sans doute – un livre (on pouvait presque voir la fiche du prêt inter-bibliothèque qui y pendait) dans lequel on pouvait y lire qu’il fallait de l’humour dans le gore et une vengeance « dans les vingt dernières minutes du film », deux éléments que l’œuvre de Couture ne contenait pas. Bégin a donc expliqué à la procureure que le livre qu’elle tenait, un genre de Que sais-je? du cinéma – destiné au grand public, au mieux aux étudiants de premier cycle – n’avait pas été publié dans une maison d’édition universitaire, et n’avait donc pas été approuvé par un comité de lecture scientifique. C’est l’évidence même dans le domaine universitaire : on cite ce qui mérite d’être cité. Mais plus encore, on voit la distinction entre la simplification du discours juridique (qui sert à épater les membres du jury en montrant une définition contraire à celle donnée par l’expert) et celle de la science qui fonctionne non pas par des définitions claires et reconnues par tous, mais – et on me permettra d’user d’un vocable un peu quétaine – sous la forme d’une conversation. C’est parce qu’on ne s’entend pas sur les définitions, sur les problèmes, sur les phénomènes ou les objets, qu’on publie des articles, participe à des congrès, demande du financement pour un groupe de recherche, publie des ouvrages collectifs, etc. Organisez un colloque sur le gore ou sur n’importe quel sujet, je peux vous assurer qu’au moins la moitié des intervenants qui y soumettront une communication viendront vous dire soit qu’il n’existe pas, soit que votre définition ne fonctionne pas, soit que votre problématique est mal posée, etc. On ne se rencontre pas parce qu’on s’entend sur une question, c’est tout le contraire. De même, si une question est reconnue par tous, elle est très souvent oubliée ou mise de côté.
L’art fonctionne un peu de cette manière. Il ne s’agit pas de toujours dépasser les limites, comme l’entendaient les procureurs en rapport à l’horreur et à l’œuvre de Rémy Couture, mais de s’inscrire dans une filiation, de converser (sous la forme de l’intertextualité) avec ses prédécesseurs, ce que l’exemple de l’œil tranché dans Un chien andalou – la scène inaugurale de l’horreur au cinéma, présentée en preuve par Bégin – montre bien : cette image de l’œil – qui n’est pas anodin : c’est l’œil qui est, dans l’horreur, en cause – sera reprise de nombreuses fois dans le cinéma d’horreur. Les éléments de l’horreur sont réactualisés, transformés, traduits, le spectateur ne voit pas seulement du plus, mais de l’autrement. C’est l’itérabilité : reproduire, imiter, faire le même, et en cela, faire autrement, à chaque fois.
Sur ce toujours faire plus que le ministère public entendait prouver, du point de vue moral évidemment, lui qui se doit de déterminer une limite au-delà de laquelle l’accusé pourra être condamné, je me permets de rapporter une question particulièrement pernicieuse du ministère public à l’endroit de Rémy Couture : « Quel serait l’apothéose de votre art? Serait-ce le meurtre? » Comme me le disait mon collègue Simon Labrecque, l’apothéose de l’art pour un artiste qui peint des oranges, est-ce que ce sont les oranges? Évidemment, il s’agit là d’un simple problème sémiotique, on confond le référent pour sa représentation, mais n’est-ce pas tout ce qu’ont voulu faire les procureurs durant ce procès : confondre, au risque d’induire en erreur les membres du jury, le réel et le fictif. Qu’ils se défendent de vouloir le faire ne change rien à l’affaire, dans la mesure où tout au long du procès ils se sont voués à faire des rapprochements grossiers entre Couture et un « meurtrier », entre les acteurs dans ses films et des « victimes », entre tourner des scènes pour un film et un « crime » (quand on fait venir un psychiatre qui se spécialise dans la psyché des psychopathes, ce n’est pas seulement pour nous dire comment ce dernier apprécierait esthétiquement les vidéos de Rémy Couture).
Lors de la réplique de la défense au contre-interrogatoire du ministère public de Bégin, Me Véronique Robert a posé la question suivante : « Amèneriez-vous vos enfants à une exposition d’Otto Dix [que Bégin avait jugé précédemment assez violent] au Musée d’art contemporain de Montréal? » Il a répondu qu’il avait un fils de cinq ans, il juge qu’il n’est pas encore apte à différencier le réel de la fiction, tout comme il juge aussi que l’œuvre de Rémy Couture ne s’adresse pas à un public de moins de dix-huit ans. Ce que le professeur Bégin oublie de dire, c’est que l’apprentissage du langage de l’art n’est pas une limite fixe, même si la fiction juridique canadienne la place arbitrairement à dix-huit, âge de la majorité : cet apprentissage, ou Bildung, prend toute une vie, il s’améliore avec le temps. Faire cette différence entre le réel et la fiction, ce n’est donc pas une distinction qui se fait à un âge précis, car manifestement le ministère public ne l’a toujours pas expérimenté. En voulant faire passer Rémy Couture pour un psychopathe (et à sa suite, toute la défense, car qui défend les fous sinon d’autres fous?), le ministère public ne montre-t-il pas qu’il a le niveau intellectuel d’un enfant de cinq ans, ne sachant pas faire la différence entre le réel et le fictif? Le but ultime n’est-il pas de rabaisser le « niveau de tolérance » de la société canadienne au développement psychique de celui qui ne peut pas distinguer le vrai du faux?
Cité à comparaître
Comparaître, c’est paraître avec… (quelque chose ou quelqu’un), comme l’indique l’étymologie. Il y a « comparution » parce qu’il y a un paraître-ensemble. Si on ne comparaît jamais seul, c’est parce que la comparution se présente toujours un peu à la manière d’une « comparaison », à la fois diachronique – l’histoire de l’obscène dans le discours juridique, de Sir Charles Sidley qui lançait en 1663 des bouteilles d’urine de son balcon au procès de Donald Smith pour obscénité, dont la dernière décision en date a été prononcée le 19 décembre 2012, une décision qui devra être prise en compte dans le procès de Rémy Couture –, mais aussi synchronique : dans le discours social, tour à tour on a comparé le cas Couture avec d’autres cas de justice contemporains (je pense surtout au cas de Guy Turcotte, très souvent mentionné). On cite à comparaître, mais c’est toujours toute la cité qui co-paraît : sous la forme de l’accusé, de la victime ou des juges. À ces comparaisons que certains jugent abusives, on rétorque qu’on ne peut pas se fier uniquement sur des points précis sans prendre en compte l’ensemble de la cause en l’espèce, que citer – c’est-à-dire retirer un élément de son contexte – est ici impropre à comprendre la chose en question (voir notamment une entrevue avec le juge Richard Wagner, publiée récemment dans Le Devoir, dans laquelle le juge suggère que la perte de confiance envers notre système de justice est due en partie à ceux qui commentent les procès…).
On ne connaît pas toujours l’ensemble d’un problème, semble dire l’entrevue, le système judiciaire doit être mieux expliqué, recontextualisé. Mais n’est-ce pas le propre du discours juridique de décontextualiser un phénomène pour le reprendre dans un nouveau contexte (et ainsi l’exhiber en dehors de ses connexions à ceux qui en jugeront l’adéquation à la Loi – juge ou jury)? C’est exactement ce qu’est la citation, et je me permets de citer ici Jacques Derrida :
C’est sur cette possibilité que je voudrais insister : possibilité de prélèvement et de greffe citationnelle qui appartient à la structure de toute marque, parlée ou écrite, et qui constitue toute marque en écriture avant même et en dehors de tout horizon de communication sémio-linguistique; en écriture, c’est-à-dire en possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point, de son vouloir-dire « originel » et de son appartenance à un contexte saturable et contraignant. Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l’infini de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu’il n’y a que des contextes sans aucun centre d’ancrage absolu. Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette itérabilité de la marque n’est pas un accident ou une anomalie, c’est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne pourrait même plus avoir de fonctionnement dit « normal ».
Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte », dans Marges de la philosophie.
Comme je le mentionnais supra, le bon traducteur est celui qui sait jouer des nouvelles références de la culture d’accueil. C’est exactement ce à quoi nous avons eu affaire avec le procès de Rémy Couture – et en cela, le ministère public aura peut-être réussi sa traduction. On a, du côté des procureurs, comparé l’homme à des psychopathes, mais on a aussi pu découvrir, grâce à la défense, quelques films gore, dont un qui m’a particulièrement intéressé, Cannibal Holocaust, un classique de l’horreur, semble-t-il. Dans ce film à la structure bipartite métanarrative, une équipe est envoyée en Amazonie pour retrouver des cinéastes qui ont filmé des scènes de torture, de viol et de cannibalisme. Ces scènes tournées feront justement l’objet de la deuxième partie du film. Cette distinction en deux parties, propre aux œuvres métanarratives depuis au moins la Renaissance (notamment avec le Don Quichotte de Cervantès ou L’Utopie de Thomas More) a ceci de particulier de rendre vraisemblable la fiction. Dans le domaine du cinéma, on appelle ça un « faux documentaire » (par exemple The Blair Witch Project), l’idée est de donner un semblant de réel : quand une fiction est citée à l’intérieur d’une autre fiction, la première paraît plus réelle. Dans le cas de Cannibal Holocaust, il s’agissait de filmer des acteurs jouant le rôle de journalistes en train de regarder un film qui mettait en scène des acteurs jouant le rôle des victimes. Le simple fait de « citer » un film documentaire (fictif, toujours) sur des cannibales dans un récit qui l’englobe (la métanarration), cela lui donne un « effet de réel ». C’est vrai, non seulement au sens de la fiction, mais aussi de son impact chez le public (le réalisateur avait dû amener, raconte-t-on, les acteurs du film sur un plateau de télévision à l’époque pour prouver qu’ils étaient toujours en vie).
J’ai mentionné plus haut que le ministère public avait l’âge mental d’un enfant de cinq ans, ne sachant pas faire la différence entre le réel et le fictif. C’est une hypothèse. Une autre est peut-être possible, elle est à l’effet que le ministère public est peut-être en quelque sorte un cinéaste de la métanarration : il recontextualise, par la citation, une œuvre antérieure et, ce faisant, lui donne un semblant de réel. Mais au-delà de cette tentative de rendre réel le fictif, il se donne à voir lui-même comme un fait « réel », ce qu’il n’est pas a priori. Le système judiciaire est une fiction utile « à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement », rien de plus, car la justice est au-delà du droit. C’était l’enjeu d’Antigone, d’un côté le pouvoir conventionnel de Créon qui se crée la fiction d’une victime (en la personne d’Étéocle), de l’autre la demande d’Antigone pour une justice au-delà du droit. Sans vouloir départager qui est qui – chacun dans l’affaire Rémy Couture peut se penser comme la victime de quelqu’un d’autre – reste l’impression que le réel a pris un dur coup, mais montre du même coup que la fiction est le support nécessaire à tout discours sur le droit.