Archives mensuelles : février 2011

Virtuel et devenir-autre: la question de l’étranger chez Deleuze

Par Denis Viennet | cet article est disponible en format pdf

1. [Virtualité et monades] « Le monde, la ligne embrouillée du monde est comme un virtuel qui s’actualise dans les monades » (Le pli, 140). Nous partons ici du milieu du Pli, du début du chapitre 8, « les deux étages », dans lequel apparaît la notion de virtuel. Celle-ci n’est sans doute pas à entendre directement au sens courant et problématique de la « virtualité » telle qu’elle est déclinée par exemple dans le terme de « réalité virtuelle ». Ceci, on le sait, ne va pas sans questions difficiles, comme celle de savoir ce qu’est le réel. Nous laissons cette question pour des réflexions ailleurs, mais retenons cependant ici qu’elle est inséparable de la définition deleuzienne du virtuel, impliquée dans le monde, dans les « deux niveaux, deux moments ou deux moitiés », les deux étages, qui constituent la « grande équation » du monde, et que l’on ne doit pas confondre : « l’une [des moitiés] par laquelle il est enveloppé ou plié dans les monades, l’autre, engagé ou replié dans la matière » (Le pli, 136). [Cet article est disponible en format pdf.]

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La philosophie de Patočka, ou la littérature comme invitation à la responsabilité

Critique de Martin Parrot, La percée de l’écrit. Mouvement de l’existence, littérature, et geste politique dans la philosophie de Jan Patočka, Saarbrücken : Éditions universitaires européennes, 2010, 91 p.

Par Audrey Lemieux | cette critique est aussi disponible en format pdf

Les Éditions universitaires européennes publient généralement des mémoires et des thèses. Le présent ouvrage ne fait pas exception : il s’agit à l’origine d’un mémoire, rédigé dans le cadre d’une maîtrise en études politiques à l’université d’Ottawa[1]. Martin Parrot y aborde, dans une perspective exégétique, les écrits tardifs du philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) – dans les années soixante-dix, au moment où l’œuvre du philosophe était frappée d’interdit, ces écrits ont tantôt pris la forme de conférences et de séminaires clandestins, tantôt celle de tracts et de pamphlets. Parrot s’intéresse particulièrement au lien qu’il est possible d’établir « entre l’acte d’écriture littéraire et un rapport au monde authentique » (p. 5) dans la pensée de Patočka. Cette problématique s’articule autour de trois notions fondamentales, le soin de l’âme, l’acte littéraire et le politico-moral, qui font chacune l’objet d’un chapitre de l’ouvrage.

En guise d’introduction, Parrot esquisse une brève biographie du philosophe tchèque : les principaux jalons qui sont alors posés nous permettent de bien saisir la trajectoire de la pensée de Patočka, de même que le contexte sociopolitique dans lequel il s’est affirmé tout autant comme philosophe que comme dissident politique. Le premier chapitre de l’ouvrage, consacré à la notion de soin de l’âme, mais destiné, plus largement, à exposer les principaux concepts de la philosophie patočkienne, pourrait se révéler obscur pour quiconque n’est pas familier avec le langage de la phénoménologie. Après avoir comparé certains aspects de la pensée de Patočka avec les idées développées par Husserl et Heidegger, Parrot montre en quoi le problème du monde naturel, c’est-à-dire le monde en tant que totalité (le temps, l’espace et le mouvement en constituant les touts partiels, p. 16, les fondements, p. 20), occupe une place centrale dans la pensée de Patočka. Il explique ensuite comment, dans la théorie développée par le philosophe, le monde apparaît : il se montrerait en tant que double phénomène, le phénomène de l’étant, « au contenu toujours partiel, orienté, situé » (p. 17), et le phénomène phénoménologique, l’être, « profond, en retrait, qui est l’expression de l’unité par la multiplicité de ses modes de donation, de ses apparitions possibles et fragmentées » (p. 17). Une fois tracées ces lignes directrices de la pensée de Patočka, Parrot aborde la théorie de l’âme qui en procède : il est alors question du concept de mouvement de l’existence, qu’il faut comprendre comme mise en rapport du monde et de l’existence humaine. Il y aurait trois types de mouvements de l’existence, « qui se nourrissent et se refoulent mutuellement » (note 84, p. 24). Le premier, le mouvement d’enracinement, « n’est pas encore une explication avec le monde, mais la simple acceptation, l’intégration dans un monde déjà présent, donné » (p. 24). Le second, le mouvement de reproduction, « se sépare du monde, tente de s’expliquer avec lui et l’adapte aux besoins de la vie humaine jetée comme projet historique et fin en soi » (p. 24). Le troisième et dernier mouvement, dit mouvement de percée, est celui auquel Parrot, suivant Patočka, accorde le plus d’importance. Il consiste à « supporter [le châtiment qu’est la vie], à [affronter] sa mortalité et [à] réclamer son destin propre, [à] en prendre responsabilité » (p. 25). Dans la pensée de Patočka, ce mouvement motive toute une réflexion sur « l’ontogénèse, le dévouement et la responsabilité, ainsi que l’affront de la mort » (p. 27). Or, Parrot constate que le concept de soin de l’âme répond, pour le philosophe, aux mêmes préoccupations que le mouvement de percée : comportant trois modalités – onto-cosmologique, politique et morale, ainsi qu’intérieure –, le soin de l’âme a la « puissance de dévoiler les fondements » (p. 28) et il permet « une assise pour la bonne vie relevant du dévouement et de la respon-sabilité ainsi que [de] l’acceptation de son destin propre » (p. 29). Ces deux concepts permettent donc au philosophe de « développer une théorie pleinement ontologique du soi qui fasse justice à l’autonomie des phénomènes » (p. 36).

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, Parrot cherche à montrer « comment et pourquoi [,] chez l’auteur, l’acte littéraire relève d’un rapport authentique au monde » (p. 37) et en quoi il se rapporte au soin de l’âme (p. 41). Mais avant de mesurer l’importance de l’acte littéraire dans la pensée du philosophe, Parrot nous présente d’abord sa conception du langage : pour Patočka, « le langage, le parler [au sens courant] renvoie toujours au monde sous un de ses aspects, il fait en sorte qu’il se montre, que nous puissions l’expérimenter » (p. 44). En revanche, « la profondeur de la parole, sa signification ontologique, nous est voilée car […] son caractère profond, en retrait, reste anonyme » (p. 44-45). L’ineffable serait le propre d’un langage originaire (ou langage naturel), c’est-à-dire antérieur à la parole (p. 45). C’est par l’intermédiaire de ce langage que l’écrivain parviendrait à saisir le sens de la vie (p. 45), qu’il formulerait ensuite au moyen du langage littéraire (p. 48). En d’autres termes, l’écrivain reconnaîtrait « le caractère spirituel de l’existence » (p. 48) et il exprimerait « la vie de l’âme en tant que singularité se mouvant » (p. 48). Ainsi, pour Patočka, « l’objet, [le propos] de l’acte littéraire […] serait la spiritualisation du monde » (p. 49). En fait, l’activité de l’écrivain serait non seulement spirituelle, elle constituerait, selon le philosophe, l’activité spirituelle par excellence : elle ne pourrait être « ‘ni supplée, ni supplantée […] ni par la science, ni par la philosophie, ni par la religion’ » (note 174, p. 50). Dire de l’écrivain qu’il révèle, par son activité, le caractère spirituel du monde, c’est aussi dire, du point de vue de Patočka, qu’il « a le souci d’exprimer l’essentiel » (p. 51). Toutefois, si l’écrivain « anime le monde » (p. 49), s’il le raconte, on nous précise qu’il ne l’invente pas : il le découvre et le formule (p. 52). De la même façon, si son activité se déploie sous « le signe de la fantaisie, d’un certain désintérêt pour le réel » (p. 51), c’est toujours dans le but de « suggérer l’essentiel » (p. 51). Parrot rapproche ce souci de l’essentiel, chez l’écrivain, « du souci de l’unité de l’âme dans le concept du soin de l’âme » (p. 50). Afin de mieux repérer les points de jonction qui relient l’acte littéraire et le soin de l’âme, il s’intéresse ensuite au rapport de l’écriture au temps dans la pensée de Patočka. Pour le philosophe, l’écrivain « exprime ce qui est déjà là […]. Le non-présent resté anonyme, l’inactuel, est plus important dans l’œuvre littéraire que le maintenant sous forme de projet » (p. 57). L’œuvre étant libre « des rapports de force du monde de la vie » (p. 57), sa phénoménalité permet « le dévoilement, la découverte de la liberté de l’humain face au temps » (p. 58). Elle nous donnerait donc « l’intuition de l’éternité » (p. 58). Mais cette découverte a pour corollaire une prise de conscience : l’œuvre littéraire, « voile du terrifiant » (p. 58), exacerbe la « conscience de la finitude du temps » (p. 59), puisqu’elle témoigne tout à la fois « de l’incommensurabilité de la totalité, […] du non-savoir de l’origine et de la destination de la vie privée au sein de cet infini » (p. 59). En cela, elle convie l’écrivain (et l’éventuel lecteur, pourrait-on ajouter) à prendre la responsabilité de ses actes (p. 59), c’est-à-dire à accepter sa faute, sa finitude, à se soumettre à son destin et à faire de la mort « une alliée de l’âme » (p. 59). La mort ainsi envisagée « individualise, dévoile la vie propre au-delà de la personne égotique » (p. 60). Tel est le soin de la mort qui, « pour Patočka [,] est seul à révéler la vie dans toute sa profondeur » (p. 61).

Le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage traite de la dimension politico-morale de l’acte littéraire dans la philosophie de Patočka. L’acte littéraire apparaît, pour le philosophe, comme « la résistance privilégiée devant les affres de la culture européenne » (p. 63). Selon lui, la crise que traverse la civilisation européenne a pour origine l’essor de l’ère technique (xviie siècle) : depuis, il s’est opéré une mathématisation de « tout le réel, humain et chosique » (p. 66). C’est donc la « domination technique du monde » (note 231, p. 66) que déplore Patočka, avant même de regretter le totalitarisme qui s’est emparé de la Tchécoslovaquie (totalitarisme qu’il a pourtant abondamment critiqué dans ses écrits et auquel il a résisté jusqu’à la mort). La gravité de la situation actuelle tiendrait au fait que la technique soit parvenue à séparer « l’humain de ce qu’il est » (p. 66) et à faire en sorte qu’il « s’éloigne toujours plus de lui-même et du monde » (p. 67). Condamné, d’une part, à adopter une posture de spectateur (p. 67) et entraîné, d’autre part, par le démonique, « dimension de la fête, de l’orgiaque, de l’exceptionnel et de la perte de l’empire sur soi » (p. 68), l’humain a subi et continue de subir une aliénation qui semble irrémédiable. Mais à l’encontre du diagnostic qu’il pose, Patočka cherche « un revirement authentique, un retour à l’historicité » (p. 70), dont il trouve les fondements au sein du concept de soin de l’âme (p. 70). Ce revirement prendrait la forme d’un « mouvement vers une vérité ouverte » (p. 70), vers le bien, « en vue de l’essentiel, de l’originaire » (p. 70). Il impliquerait le renoncement, l’oubli de soi, au profit du « dévouement pour le bien du monde et des autres » (p. 71). Patočka projette ainsi « l’établissement d’une communauté fondée sur la justice et l’éducation » (p. 71), la « fondation d’une solidarité des ébranlés » (p. 73). Les principes de cette communauté reposent sur le sacrifice (« à un plus haut que soi, indicible », p. 72) et la résistance (« contre les puissances du jour, de la positivité absolue et insignifiante de l’étant », p. 72). Les ébranlés, ou encore les justes ou les êtres spirituels (p. 73), sont ceux « qui cheminent dans la nuit » (p. 74) ; s’oubliant eux-mêmes et s’exposant « au ‘rien’ » (p. 73), ils osent jeter « à la figure de la société l’évidence même de la non-réalité » (p. 73). À travers la projection de cette communauté, Patočka formule un vœu : que l’humain, à l’aide de la moralité, soit humain (p. 74). Ainsi, c’est par l’excellence, « par l’action juste, par l’exemple de leur propre conduite que […] tendent vers la justice » (p. 74) ceux que Patočka appelle les ébranlés. Leur principale tâche est la pédagogie, qu’il faut entendre comme une invitation au « discernement moral » (p. 75), « une invitation à la responsabilité, puis à la liberté » (p. 75). Or, dans la pensée de Patočka, la réception littéraire éduque justement « à la sensibilité et à la subjectivité, elle permet au lecteur, par l’imaginaire, d’avoir compréhension non seulement du jour, du quotidien en tant que là, en tant que présence, mais plutôt de ce domaine du monde du point de vue de la nuit » (p. 76). Conséquemment, la littérature prend, pour le philosophe, « une signification politique et morale de première importance » (p. 78). Mais il ne s’agit pas ici de la littérature de grande production, destinée à rencontrer les besoins du marché et à multiplier les profits : « l’écrivain ne doit pas seulement être l’intellectuel, le travailleur de la culture, mais avant tout l’être spirituel qui dévoile l’essentiel » (p. 79). L’écrivain, endossant la figure du juste, de l’ébranlé, fait lui-même « preuve de discernement moral » (p. 79), et l’œuvre à laquelle il travaille éduque nécessairement « l’humain à la morale » (p. 80), elle invite « le lecteur à l’ouverture principielle du monde » (p. 80). Au terme de cette étude, il importe donc de retenir que la littérature et la philosophie, chez Patočka, « en tant que soin de l’âme [,] sont deux activités analogues qui sont pensées, malgré la différence de leur expression […] comme ayant similairement puissance de dévoiler le monde en ses fondements, de s’y mouvoir toujours plus profondément » (p. 87).

Si cet ouvrage se révèle intéressant pour toute personne désireuse de mieux comprendre la philosophie de Patočka, il a toutefois pour défaut d’être écrit dans un style lourd et dans une langue souvent malhabile : il en résulte des propos tantôt obscurs, tantôt alambiqués, qui auraient gagné, il va de soi, à être exprimés plus clairement. À la décharge de l’auteur, il faut mentionner que les Éditions universitaires européennes ne proposent ni comité de lecture, ni révision linguistique, ni mise en page ; il revient donc à l’étudiant qui souhaite y publier son mémoire ou sa thèse d’assumer toutes les responsabilités entourant la publication de son texte, sans qu’il puisse bénéficier, en retour, de l’aide appréciable que fournit normalement un comité éditorial. Si l’offre des Éditions universitaires européennes, prétendue « plateforme d’édition d’envergure internationale », peut, de prime abord, sembler attirante, il n’en reste pas moins qu’il faut prendre garde aux propositions de publication faites, à tout venant, par des organisations de ce genre : rien ne garantit, en bout de compte, qu’elles aient le souci de rendre justice aux livres qu’elles publient.


Note

[1] Martin Parrot, La percée de l’écrit : mouvement de l’existence, littérature, et geste politique dans la philosophie de Jan Patočka, thèse de maîtrise sous la direction de Dalie Giroux, Ottawa : École d’études politiques, Université d’Ottawa, 2009.

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