Archives quotidiennes : 27 Mai 2013

Est-ce une caricature? (2)

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Suite d’une première partie.

Après avoir discuté de l’aspect théorique de la « caricature », venons-en donc à la demande formulée : les exemples donnés sont-ils des caricatures? J’y réponds en tentant de voir à chaque fois les deux « séries » que je proposais comme définition de la caricature.

Première caricature : Chapleau (année inconnue), on y voit des sous-marins et l’indication « usagés ».

J’imagine que ça fait référence à l’achat de quatre sous-marins britanniques usagés en 1998, ce qui avait été critiqué à l’époque. On a une première série de signification (celle de l’actualité de l’époque – qu’il faut connaître), en a-t-on une deuxième? Je pense que oui, Chapleau, pour imager les Britanniques, les présente comme un vendeur de chars usagers (avec toutes les connotations que ça possède : le type même du commerçant peu scrupuleux, etc.).

Deuxième caricature : Ygreck [sans date, mais probablement décembre 2011], on y voit Gérald Deltell en robe de marié en train d’accoucher de l’enfant conçu avec François Legault, faisant référence à l’union entre l’ADQ et la CAQ, dont le fruit sera nommé « Pragmatique ».

La création de ce nouveau parti politique est la première série de signification, la deuxième est peut-être autoréférentielle : Ygreck avait pris l’habitude semble-t-il (c’est ce qu’on voit sur son site web) de représenter Deltell en mariée, il ne restait plus qu’à représenter la consommation du mariage. L’autoréférentialité est assez courante chez les caricaturistes, il faut les suivre jour après jour pour comprendre le récit qu’ils développent. À cet égard, je ne suis pas certain de comprendre la raison de la représentation de Deltell en mariée.

Troisième caricature : Bado [septembre 2011], j’imagine qu’on y voit un membre de la mafia qui semble s’amuser à la lecture des nouvelles concernant le système de justice au Québec.

Rien à dire de plus, je ne reconnais pas la série signifiante concernant l’actualité (des histoires de mafia, ce n’est pas ça qui manque…); quelle serait la deuxième qui permettrait une recontextualisation humoristique? Aucune idée, sans doute le jeu de mot avec « organisé » (« crime organisé »), la mafia, elle, au moins, est organisée?

Quatrième caricature : Côté (novembre 2011), on y voit Jean Charest se protéger avec Jean-Marc Fournier.

Encore une fois, il faut connaître le contexte de départ. Côté veut-il dire que, grâce aux attaques contre Jean-Marc Fournier dans le dossier de ce qui deviendra la Commission Charbonneau, Charest peut éviter d’autres problèmes? Rappelons-nous qu’une caricature, ça date…

Cinquième caricature : Côté encore (2011 – antérieure à la précédente, en septembre), on y voit le haut de la tête de Jean Charest (dont la caractéristique physique la plus importante, du point de vue du caricaturiste, est bien sûr la chevelure) qui dépasse un cône de construction.

Première série de signification : Charest fait tout pour éviter de mettre en place une commission jusqu’à se cacher, et pourtant (deuxième série de signification) quelque chose dépasse et n’arrive pas à être cachée entièrement (métaphorisé ici avec le bout de la tête). La caricature est particulièrement bien réussie malgré sa simplicité : le symbole privilégié de la construction (au moins à Montréal), le fameux cône orange, devient à la fois le lieu de la cachette et du secret, et le lieu où ce qui est caché n’arrive pas à entièrement disparaître.

Concluons simplement ces courtes descriptions (qui mériteraient évidemment d’être plus élaborées) avec quelques considérations sur la caricature, considérations que je n’ai pas eu le temps de discuter. D’une part, il faudrait, pour bien comprendre ce qu’est la caricature comme concept, en étudier ses relations avec d’autres concepts proches (parodie, pastiche, etc.), voir s’il y a un concept unique, appréhendable, voir quelle est sa nature (par exemple : la caricature se montre-t-elle toujours sous la forme d’un dessin? etc.). De même, la caricature est-elle toujours drôle? Quelle est son rapport avec l’humour ou l’ironie, la satire ou même parfois le sarcasme? Pour ne prendre qu’un exemple, les caricatures qu’on peut voir suivant le décès d’une personnalité publique ne sont pas « drôles » (au sens où on se taperait sur les cuisses en les regardant), mais sont souvent d’une très grande sensibilité qui, sans faire l’économie de l’humour, transcendent toutefois le comique.

D’autre part, il faudrait examiner chez les caricaturistes eux-mêmes s’il n’y a pas des motifs répétables, des styles, une certaine syntaxe propre à chacun ou propre à leur lectorat. Certains caricaturistes notamment doivent être (depuis) longtemps suivis pour être compris : ils ont sans doute une telle familiarité avec leur lectorat qu’un lecteur « étranger » est souvent pris au dépourvu lorsqu’il s’agit de comprendre la totalité du sens d’une caricature donnée. Aussi, certains caricaturistes useront de ce qui pourrait ressembler à des running gags : la répétition du même motif qui donne un sens comique à l’image. Mais aussi, au-delà du simple motif, une certaine autoréférentialité (référence à soi-même) de certains caricaturistes mériterait sans doute une étude à part. Le présent billet ne prétend pas, en tout cas, répondre à toutes ces questions.

Postscriptum

Je me permets de donner un dernier exemple de caricature qui, lorsqu’on ne comprend pas ses séries signifiantes, n’est pas seulement pas drôle, elle est carrément « ignoble » :

© Chapleau, 16 mars 2013

« Ignoble », c’est bien le qualificatif que Pierre Dubuc de L’Aut’Journal appose à la caricature de Serge Chapleau suite au décès de l’ancien militant felquiste Paul Rose : tout ce que le caricaturiste aurait compris de l’homme récemment décédé, serait l’épisode de la mort tragique du ministre Pierre Laporte en 1970. Le jugement n’est pas faux. Réduire la vie de Rose à ce simple épisode est extrêmement simpliste et réducteur, et la caricature du décès d’une personnalité publique mérite sans doute plus de réflexion et de profondeur que l’assignation du personnage à un seul événement (par ailleurs fort contesté) de sa vie.

Mais posons-nous la question suivante : Qui « arrange » le mort, dans le récit que raconte la caricature? Ou encore, qui est le mort dans cette histoire? L’« arrangement » (mot ambivalent : c’est d’abord la formule par laquelle on désigne la préparation du corps en vue des funérailles), ici, c’est d’avoir confondu le décès récent de Paul Rose avec la mort de Pierre Laporte. Mon collègue Simon Labrecque m’a suggéré la chose suivante : et si c’était le discours social sur le décès de Paul Rose qui était l’enjeu de la caricature? On y verrait non plus la représentation (d’une courte partie) de la vie de Rose dans la représentation de sa mort, mais au contraire ce qu’on a fait du récit de sa mort (et donc de sa vie), sa simplification à un seul événement. La caricature ici – si l’hypothèse de Labrecque est fondée – est véritablement une critique d’un certain usage du langage entourant le décès d’une personnalité publique. À cet égard, cette caricature va au-delà du jugement sur la vie ou sur la mort de Paul Rose, elle est une charge politique contre un discours entourant le décès d’une personnalité publique, et ce, à partir du lieu d’un métadiscours que la caricature rend possible.

L’hypothèse de Labrecque est-elle la bonne? C’est bien là la difficulté de l’analyse d’un phénomène culturel : nous sommes toujours devant des phénomènes de compréhension et d’interprétation, et, à cet égard, aucune certitude n’est vraiment possible. J’ai dit plus haut que la caricature, en principe, datait toujours : cela signifie entre autres choses qu’il faut connaître le contexte de l’énonciation pour en comprendre ses référents et le jeu qu’elle permet avec ceux-ci. Qu’elle date peut aussi être vu comme une chance : la caricature est en outre un moyen tout à fait exceptionnel pour explorer des contextes historiques passés, et ce, parce qu’elle est une formidable expression du contemporain.

6 Commentaires

Classé dans René Lemieux