Archives quotidiennes : 10 avril 2016

Revitaliser les langues autochtones est indispensable à la décolonisation

Par Monty Hill * | ce texte est aussi disponible en format pdf

Traduction par René Lemieux, Montréal

Cet article a d’abord été publié en anglais dans Ricochet sous le titre « Revitalizing Indigenous language is key to decolonization » le 19 février 2016. Nous republions en français l’article avec l’autorisation de son auteur. Le traducteur tient à remercier Karina Chagnon pour sa relecture.

La plupart des ękwehę:we ou premiers peuples (c’est-à-dire les peuples autochtones, les Premières Nations, les Amérindiens, et ainsi de suite) ont entendu l’argument selon lequel nos langues sont essentielles à la survie de nos peuples.

 

La langue en contradiction avec nous-mêmes

Cet argument, nous l’avons entendu des gouvernements colonialistes : « Si vous ne parlez plus votre langue et vous ne pratiquez plus votre culture, alors vous ne pouvez plus nous réclamer des droits ancestraux parce que vous êtes assimilés au pouvoir dominant. » Nous l’avons entendu de notre propre peuple pour qui « la langue incorpore ou porte en elle des savoirs que les langues coloniales ne peuvent pas proprement décrire ce que nous sommes et comment est notre culture dans son entièreté ».

Aujourd’hui, les premiers peuples et les colons considèrent les uns comme les autres que l’apprentissage de la langue est une manière de se reconnecter avec qui nous sommes et avec nos ancêtres. Nous nous comprenons comme dans un processus de guérison du traumatisme de la perte de cette connexion et comme dans un processus d’apprentissage d’un savoir ancestral. Notre pratique, la revitalisation de la langue, dans son nom même, dit la restauration de la vie : là où il n’y en a plus, ou très peu.

Peu importe jusqu’à quel point nos vies peuvent être remplies, nous, les premiers peuples, nous nous sentons en quelque sorte incomplets, faute des connaissances vitales et sacrées qui étaient transmises de génération en génération. Cette transmission a été interrompue par les millions de petites et grandes violences de la colonisation. Nous demandons justice pour les violences qui nous ont été faites. Nous exprimons les centaines de façons par lesquelles nous avons fait l’expérience de la perte et la douleur qui a suivie, tout comme notre capacité à contribuer au savoir humain afin de plaider en faveur de notre propre justice. En tentant de défendre notre survivance contre des gouvernements coloniaux, nous avons continuellement et consciemment enchâssé nos arguments dans un langage qu’ils comprenaient.

Il y eut un moment où nous n’avons pas su reconnaître que cette justification (enchâsser nos arguments en utilisant leurs langues et en employant leurs définitions) était un moyen provisoire pour faire cesser la violence. Nous avons donc inconsciemment adopté ces mythes de la colonisation : l’idéologie nationaliste explicite de la langue-comme-identité, et une idéologie implicite et certainement plus dangereuse : qu’une langue existerait en dehors de ceux qui la parlent.

 

Le paradoxe

Ces deux idéologies se fondent dans le paradoxe suivant, relaté par un aîné māori : « Il n’y a aucune raison d’apprendre une langue [autochtone] si vous n’avez rien [d’autochtone] à dire. » En d’autres mots : si vous ne pouvez pas formuler une pensée autochtone, ne perdez pas votre temps à apprendre une langue autochtone pour exprimer vos pensées non-autochtones.

À première vue, nous lisons cela comme un défi : développons une intelligence autochtone avant d’utiliser des moyens d’expression autochtones. Alors, pourquoi utiliser ou apprendre une langue autochtone? Puisqu’un savoir autochtone est une condition préalable à la compréhension et à l’utilisation de la langue, comment peut-on y voir un lien avec nos ancêtres si la seule manière de nous connecter avec la langue exige, avant tout, la capacité de penser comme eux, les ancêtres?

 

Refuser les préjugés

Nous pouvons répondre à cette question en récusant l’idéologie langagière implicite qui prétend qu’une langue est quelque chose qui peut être « mis à profit », que l’apprendre nous donne accès à ce qui est au-delà de nous-mêmes, qu’il y a un savoir objectif et transcendantal qui vient avec elle. Penser cela sous-entend une conviction tacite en deux autres croyances sur la langue.

La première croyance est que la connaissance des règles de grammaire, la signification des mots, la structure des paragraphes et ainsi de suite sont des faits sur la réalité de n’importe quelle langue. Autrement dit, lorsque nous parlons, nous utilisons des règles enracinées dans notre entendement pour nous exprimer, des règles qui se basent sur ce qui peut et sur ce qui ne peut pas être dit par la langue.

La deuxième croyance est que nous sommes en mesure de communiquer effectivement ces significations objectives entre nous à l’intérieur de la langue. Cette croyance ne vise pas à mettre en difficulté quiconque, elle vise seulement à faire remarquer que nous prétendons utiliser une langue objective et que les locuteurs de cette langue nous comprendront automatiquement. La langue ne peut pas appartenir à un seul individu tout comme elle ne peut pas mourir si le dernier locuteur qui la parle couramment meurt. La langue continue de vivre à travers les tentatives répétées de reconnaître et de comprendre ceux qui tentent de la parler.

Communiquer entre nous dans nos langues autochtones est un moyen pour se désaliéner et se décoloniser de nous-mêmes. En d’autres mots, s’aliéner l’expérience autochtone dont nous faisons l’expérience aujourd’hui, c’est perpétuer la violence du colonialisme. Nous nous concevons nous-mêmes comme déjà coupés des générations avant nous. Lorsque l’objectif n’est pas de poursuivre une authenticité, mais de reconnaître l’authenticité du présent, nous pouvons concilier le paradoxe qui dit que « la pensée autochtone est la langue autochtone » et la violence de l’État colonial contre nous. Il suffit de dire que nous avons été privés de notre capacité à nous exprimer de la manière que cela nous convient.

Nous avons le droit de parler nos langues, de nous engager dans une activité d’expression créatrice dans toutes les langues que nous désirons utiliser, et avec les personnes de notre choix, comme ce devrait être le droit de tout un chacun. La revitalisation des langues est la réalisation en commun de la libre pensée, et non une action désespérée pour la survie.

 

Penser avant de parler

Je ne vise pas à décourager les gens de parler une langue ou à contester la valeur de la revitalisation comme projet. Au contraire, il s’agit de poursuivre un dialogue, de faire avancer le concept et la pratique de penser avant de parler. C’est particulièrement nécessaire dans la revitalisation des langues. Puisque la possibilité d’une expression créatrice et commune fait tellement partie de notre propre identité, il faut désapprendre, ou encore penser outre les idéologies langagières coloniales dont l’existence vise à faire respecter l’uniformité et l’adhésion aux normes qui ne profitent qu’à la société coloniale.

La revitalisation de la langue dans ma communauté serait entravée si nous avions cessé de penser avant de parler. Le tuscarora, comme plusieurs autres langues à travers le monde, est parlé couramment par de moins en moins de personnes. Si nous échouons à assumer la responsabilité créatrice de la compréhension, de la critique et de l’appréciation de nos langues, alors nous perdrons notre langue quand mourront nos aînés.


 

Note

* Monty Hill étudie à la fois les savoirs skarù:rę (tuscarora)/ękwehęwe (autochtone) et occidentaux. Il habite la communauté amérindienne tuscarora et est doctorant en linguistique à l’Université de Buffalo où il se spécialise dans la langue iroquoienne tuscarora.

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