Singularités cartographiques

Par Manola Antonioli | une première version abrégée de ce texte a été publiée sur le blogue de Jean-Clet Martin; il est aussi disponible en format pdf

Rhizome, carte et calque

L’un des apports principaux de Gilles Deleuze et de Félix Guattari à la philosophie du xxe et du xxie siècle est l’introduction d’une approche « géophilosophique », aussi importante en philosophie que dans d’autres domaines des approches « géopolitiques », « géocritiques » ou « géoartistiques »[1]. Parmi les outils conceptuels issus de la géographie, la carte et la cartographie occupent un rôle central dans leur pensée. Le texte certainement le plus connu à ce sujet, est l’introduction à l’ouvrage Mille plateaux[2] consacrée à l’étrange figure du « rhizome ». Dès son titre, Mille plateaux ne sépare jamais le territoire des concepts de celui de l’espace et de la géographie. Il est ainsi impossible (et c’est tout l’intérêt de la démarche des deux auteurs) de différencier un « sens propre » et un « sens figuré » des termes d’ordre spatial utilisés dans l’ouvrage (lignes, points, surfaces, plans, cartes, plateaux, territorialisation et déterritorialisation, espaces lisses et espaces striés, etc.). Penser la terre et les territoires, les frontières et les espaces ne signifie pas ici illustrer par des métaphores la prétendue vérité du discours philosophique, mais s’efforcer de repenser radicalement les frontières du concept à partir de multiples rencontres entre la pensée et la géographie physique, politique, esthétique, voire avec l’éthologie et la géologie (un des « plateaux » de l’ouvrage est ainsi consacré à la « géologie de la morale »). Les « plateaux » qui apparaissent dans le titre ne renvoient donc pas au « sujet » du livre, mais à la loi immanente de sa composition interne. Mille plateaux propose en effet également une nouvelle image du livre, non pas un livre-arbre, mais un livre-rhizome ou aussi un livre-carte : « Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. »[3] Un plateau est décrit comme une multiplicité qui peut se connecter à d’autres multiplicités pour former et étendre un rhizome, et Mille plateaux est écrit comme un rhizome, composé de plateaux.

Comme on le sait, le rhizome est à l’origine un terme de botanique, qui se réfère à des plantes à tige souterraine qui poussent des bourgeons au dehors et émettent des racines adventives dans leur partie inférieure. Dans Mille plateaux, le rhizome s’oppose à toute la tradition « arborescente » du livre, qui fait de l’arbre le modèle du monde et du texte qui est censé le représenter (depuis l’arbre biblique de la connaissance du bien et du mal, en passant par les nombreuses représentations antiques et médiévales de l’arbre de la science, pour arriver jusqu’à la célèbre comparaison de Descartes dans la Lettre-préface aux Principes de la philosophie : « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences. ») Le rhizome possède au contraire des formes multiples qu’on ne peut pas réduire à la racine et à l’arbre, il oppose à la verticalité et à la visibilité des branches des ramifications invisibles et souterraines qui produisent en surface des structures horizontales qui s’étendent dans toutes les directions.

Dans l’introduction à Mille plateaux, Deleuze et Guattari énoncent les « principes » qui organisent les devenirs du rhizome : 1o – 2o : principes de connexion et d’hétérogénéité en vertu desquels « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » ; 3o : principe de multiplicité ; 4o : principe de rupture asignifiante (un rhizome peut être brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant d’autres lignes et d’autres directions. Les deux derniers principes (« de cartographie et de décalcomanie »), qui nous intéressent plus particulièrement ici, sont éminemment géographiques : dans une démarche « rhizomatique » (de pensée, d’écriture, d’action…) il ne s’agit pas simplement de produire des calques du réel, mais de tracer des cartes, cartes qui peuvent être ouvertes, renversées, connectées dans tous les sens et dans toutes les dimensions, qui sont toujours à entrées multiples et en prise directe avec le réel. Le rhizome est donc toujours une entité géographique, qui a quelque chose à voir avec les cartes et avec une activité incessante de cartographie, dans laquelle consiste pour Deleuze et Guattari l’intérêt même de la philosophie. Comme une carte, un rhizome ne se limite jamais à produire un calque, mais constitue une forme d’expérimentation (plutôt que d’interprétation ou de représentation ou encore d’imitation).

Comme le rhizome, la carte peut présenter des entrées multiples : elle naît du besoin de localiser, mais elle dépasse toujours la stricte localisation, puisqu’elle souligne toujours des frontières, des lignes de partage d’origine naturelle et/ou politique, le décompte des richesses ou la puissance économique et militaire des territoires qu’elle décrit. Comme les parcours du rhizome, l’origine même d’une carte est toujours multiple : elle peut être l’œuvre d’un individu, d’un groupe ou d’une institution, et ses sources d’énonciation ne sont jamais étrangères à son contenu, à l’image qu’elle donne d’un territoire, aux aspects du réel qu’elle choisit de privilégier. Comme l’écrit Gilles A. Tiberghien[4], les pratiques cartographiques montrent la façon dont l’imaginaire et l’imagination travaillent même les activités réputées les plus « positives ». Tout cartographe (pensons par exemple à Christophe Colomb, imaginant une nouvelle route vers les Indes) imagine le monde avant de le représenter et dans sa représentation en donne une image construite sur des rapports de convention avec le réel, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la mimésis : « Il n’existe pas de vérité cartographique, mais il y a de multiples manières de rendre compte du monde à travers les cartes. »[5] La carte n’est jamais un simple instrument mimétique mais elle est toujours un système constructif, tout comme dans la « nouvelle image de la pensée » que Deleuze propose dès Différence et répétition le concept n’est jamais un acte de représentation mais un outil d’expérimentation et de création. Cependant, Deleuze et Guattari ne travaillent jamais à partir d’oppositions binaires, mais s’intéressent aux zones d’interférence entre des concepts à première vue opposés et incompatibles : ainsi, tout comme le rhizome peut toujours se refermer sur une structure arborescente, la carte peut toujours se réduire, tendre vers le calque. Elle peut prétendre être la représentation fidèle et exhaustive d’un territoire, elle peut construire artificiellement une continuité géographique, politique, économique ou culturelle pour ignorer la complexité du réel et pour mettre en évidence des ensembles cohérents (trop cohérents…) sur la surface terrestre. Mais, dans l’autre sens, ce qui était initialement un simple calque peut devenir une carte digne d’un grand intérêt quand il renonce à combler artificiellement les vides en construisant à tout prix une fausse continuité spatiale, quand il n’interprète pas la nature géographique d’un territoire de façon déterministe mais comme un des éléments multiples qui coexistent dans sa structure, quand il reconnaît une existence aux groupes, aux clans, aux tribus porteurs de résistance, aux minorités qui revendiquent une place dans un appareil politique ou économique majoritaire.

Dans le langage de Deleuze et Guattari, le calque est ce qui vise toujours à organiser, stabiliser, neutraliser les devenirs et la complexité des flux qui les traversent. Choisir de « cartographier » un territoire signifie ainsi renoncer à expliquer la multitude des variations « superficielles » par un axe génétique unique, une structure profonde exclusive ou un principe transcendant, pour se situer au niveau de la surface feuilletée de l’immanence. Qu’il s’agisse de l’inconscient, des groupes sociaux et politiques, des régions du monde ou des concepts philosophiques, le calque privilégie toujours les strates (des entités constituées et figées dans un fonctionnement immuable) et les fonctionnements molaires (d’ordre macroscopique plutôt que microscopique et moléculaire), les centres institués du pouvoir (réel ou symbolique) et tous les phénomènes qui peuvent facilement être ramenés à une cause unique et universellement valable. Si l’on se situe, par exemple, au niveau de la critique de la psychanalyse que les deux auteurs ont développée en 1972 dans L’Anti-Œdipe, il s’agit également d’opposer une interprétation de l’inconscient qui procède par « calque » du complexe d’Œdipe et de la triangulation familialiste sur la complexité de chaque parcours individuel à une activité de cartographie de l’inconscient qui s’efforcerait au contraire de tracer la carte, à chaque fois singulière, des « lignes » entremêlées qui constituent la vie de chacun.

La nouvelle version de l’analyse que Deleuze et Guattari proposent sous le nom très énigmatique de « schizoanalyse » peut être interprétée comme une telle activité de cartographie de l’inconscient. Ce n’est pas par hasard que, chaque fois qu’il est question de cartes dans leurs écrits, ils se réfèrent à Fernand Deligny, qui accueillait dans les Cévennes des enfants autistes dont il décrivait graphiquement les parcours et l’errance apparente, grâce aux célèbres lignes d’erre, à partir d’une conception déjà cartographique de la psychanalyse[6]. L’un des derniers ouvrages de Félix Guattari s’intitule ainsi Cartographies schizoanalytiques[7]. Comme le rhizome, la carte apparaît ainsi comme un outil qui vise à multiplier les voies d’accès au réel, qui affirme la complexité, la multiplicité et la singularité grâce à une activité de production et de construction d’un sens qui n’est jamais donné préalablement. Le monde décrit par Deleuze et Guattari est fait de multiplicités qui s’étalent sur un même plan, « où les bordures se suivent en traçant une ligne brisée », plan de consistance ou d’immanence, surface de coexistences des êtres. Dans une approche fortement inspirée de Spinoza, Mille plateaux décrit ce plan comme une entité composée d’une infinité de particules liées par une infinité d’agencements et de compositions de rapports[8]. Chaque être sur cette surface infinie est composé d’agencements et de parties (sa longitude), dont les rapports ne cessent d’être modifiés par le dehors, par les rencontrent qui l’affectent, augmentant ou diminuant sa puissance d’agir et d’exister (sa latitude). Philosopher et ainsi, hors toute métaphore, une activité incessante de cartographie, qui croise les latitudes et longitudes toujours en devenir de chaque aspect du réel.

 

Cartographies de l’inconscient

Si les lignes, les cartes, les plans, le territoire et la géographie reviennent inlassablement dans les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, il existe également un court texte, écrit cette fois par le seul Deleuze et entièrement consacré aux cartes , intitulé « Ce que les enfants disent » et qui constitue le chapitre ix de Critique et clinique[9]. À partir encore une fois des écrits de Deligny, il y est question tout d’abord de la psychologie de l’enfant : l’enfant ne cesse d’explorer des milieux (des blocs d’espace-temps), d’inventer des trajets dynamiques et d’en dresser la carte : « Les cartes des trajets sont essentielles à l’activité psychique. »[10]

Par exemple, le petit Hans dont le cas est présenté par Freud dans les Cinq psychanalyses ne cesse de réclamer de pouvoir sortir de l’appartement familial, au point que Freud lui-même estime nécessaire de tracer une carte de ses déplacements. Mais Freud finit par tout ramener à la structure familiale, et transforme ce désir d’exploration des lieux et du dehors en désir de coucher avec la mère. Son analyse de l’inconscient, ici comme ailleurs, a tendance à négliger les singularités, les ambiances, les événements qui peuplent les milieux dans lesquels se situe l’activité psychique de chacun, dès la toute première enfance, milieux fait de qualités et de puissances, de bruits, d’odeurs et d’images : « Le trajet se confond non seulement avec la subjectivité de ceux qui parcourent un milieu, mais avec la subjectivité du milieu lui-même en tant qu’il se réfléchit chez ceux qui le parcourent. La carte exprime l’identité du parcours et du parcouru. Elle se confond avec son objet, quand l’objet lui-même est mouvement. »[11] D’où l’intérêt de la démarche thérapeutique de Deligny, qui traduit les chemins d’enfants autistes à l’aide de cartes qui en reproduisent toutes les singularités et les bizarreries, qui parviennent à identifier des parcours coutumiers sans pour autant en déduire des principes univoques d’explication. Plus en général, dans l’interprétation de Deleuze, les parents sont eux-mêmes pour l’enfant un milieu dont il apprend à dresser les cartes, ils ne sont pas les coordonnées de tout ce que l’inconscient investit, parce qu’ils sont eux aussi, comme l’enfant, plongés dans des milieux. Ils sont toujours en position dans un monde qui ne dérive pas d’eux, ils ouvrent ou ferment des portes, gardent des seuils, connectent ou séparent des zones de l’espace.

Au sujet de cette fonction parental de seuil, on pourrait également évoquer la valeur esthétique du pont et de la porte analysée dans un célèbre essai par le sociologue Georg Simmel, qui appréciait tout particulièrement toutes les percées et les traversées, matérielles et symboliques : « L’image des choses extérieures comporte pour nous cette ambiguïté que tout, dans cette nature extérieure, peut aussi bien passer pour relié que pour séparé. »[12] Frayer des voies, aménager des passages est pour Simmel comme pour Deleuze l’activité humaine par excellence : « Nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé. […] Les hommes qui tracèrent les premiers un chemin entre deux endroits ont accompli là une des plus grandes performances humaines. »[13] Encore plus que la route, le pont témoigne de la capacité humaine à relier le début et la fin du parcours, à introduire l’association dans la séparation, la proximité dans la distance, sans que la séparation et la distance soient pour autant abolies.La séparation introduite par la porte ne s’oppose pas simplement pour Simmel à la liaison introduite par le pont. À son tour, la porte sépare et relie à la fois, crée une « jointure entre l’espace de l’homme et tout ce qui est en dehors de lui, abolit la séparation entre l’intérieur et l’extérieur »[14], matérialise la limite entre espace privé et espace public.

Les parents-seuils qui apparaissent dans le texte de Deleuze évoquent la fonction des seuils dans l’architecture traditionnelle japonaise, où les multiples clôtures et ouvertures en matériaux légers ne créent pas une simple barrière à l’entrée de la maison, mais imposent des rituels de franchissement qui renforcent le sens et la multiplicité du passage. Alors qu’on perçoit chez Simmel la tonalité tragique associée à la fragmentation de l’espace que pourtant il décrit (« il n’y a pas de réelle unité du multiple au sein de l’espace »[15]), Deleuze a plutôt tendance à affirmer une vision de l’espace comme lieu de fragmentation et de désorientation, un espace nettement plus complexe et feuilleté que celui de la tradition phénoménologique.

Déjà dans Logique du sens, publié en 1969, il proposait des outils conceptuels pour penser des formes inédites de déplacement qui échappent au « sens commun ». Dans cet ouvrage constitué de « séries » qui dessinent une nouvelle orientation de la pensée, Deleuze choisit comme personnage conceptuel l’Alice de Lewis Carroll et son « Pays des Merveilles ». Ce grand livre sur l’événement, le devenir, le langage et le temps, introduit également une nouvelle approche philosophique de l’espace, indissociable de l’espace fragmenté, hétérogène, intensif traversé par Alice. Les espaces du « pays des merveilles » ou de « l’autre côté du miroir » ont perdu leurs coordonnées habituelles, font communiquer l’intérieur avec l’extérieur, le dehors avec le dedans. Alice n’est jamais à la « bonne place », conforme aux exigences du « bon sens », mais découvre des espaces incompatibles avec l’ancrage de la perception dans l’intuition originaire et donatrice de sens présupposée par la phénoménologie et qui permettent des rencontres et des parcours inédits. Le nourrisson de « Ce que disent les enfants » est toujours une Alice en puissance, confronté à des espaces hodologiques[16], plein de détours, traversés par des lignes de force. Dans ce texte Deleuze peut donc opposer une vision cartographique de l’inconscient, où la libido hante l’histoire et la géographie, où une même trajectoire fait coexister, comme deux faces qui ne cessent de s’échanger, l’imaginaire et le réel, à une conception dominante de la psychanalyse, de type archéologique, qui associe l’inconscient exclusivement à la mémoire et néglige ainsi l’espace et les parcours.

Du point de vue psychanalytique, il s’agit toujours de s’enfoncer, par un mouvement vertical, dans la superposition de couches qui constituent l’inconscient ; dans une approche cartographique, au contraire, les cartes se superposent par déplacements et glissements incessants. La carte ne naît pas par dérivation des précédentes, mais se configure par remaniements successifs, par variations, par redistribution des espaces. Dans cette vision cartographique de l’inconscient, qui est entre autres celle de Félix Guattari, l’inconscient n’a plus affaire à des personnes et à des objets, mais avant tout à des trajets : « Ce n’est plus un inconscient de commémoration, mais de mobilisation, dont les objets s’envolent plutôt qu’ils ne restent enfouis dans la terre. »[17] Mais les cartes ne concernent pas seulement une dimension extensive, mais tout autant une dimension intensive : il existe des cartes d’intensité ou de densité qui transcrivent une constellation affective et qui concernent ce qui se produit durant les trajets, des cartes des devenirs, bien plus difficiles à tracer. Le réel et l’imaginaire, encore une fois, ne cessent de s’échanger : un devenir n’est pas seulement imaginaire, tout comme un voyage n’est pas seulement réel. Des intensités imaginaires et affectives peuvent transformer en voyage tout trajet ou même l’immobilité, peuvent envelopper le visage d’un être aimé de personnages inconnus ou faire rêver à partir de la contemplation immobile des cartes, tout comme c’est le trajet (même immobile) qui transforme l’imaginaire en devenir : « Les deux cartes, des trajets et des affects, renvoient l’une à l’autre. »[18]

 

L’enfance de l’art

Pour Deleuze, l’art dit aussi à sa manière ce que disent les enfants, puisqu’il est fait aussi de trajets, de devenirs, de cartes extensives et intensives. C’est pourquoi dans l’ouvrage Dialogues, écrit en collaboration avec Claire Parnet en 1977, il parle d’une certaine « supériorité » de la littérature anglo-saxonne sur la littérature française : trop souvent, cette dernière ne se soucie que de psychologie, alors que la littérature anglo-américaine ne cesse de mettre en scène des trajets et des voyages. On pourrait trouver un contre-exemple chez Proust, dont l’œuvre a tellement inspiré la philosophie de Deleuze, puisque La recherche, derrière des allures de littérature autobiographique et psychologique, n’est en réalité qu’une carte infinie des devenirs. Il y a toujours des cartes et des trajets dans l’œuvre d’art, que Deleuze décrit ici comme un cairn (un amas artificiel de pierres), un processus impersonnel qui compose son unité avec les pierres apportés par différents voyageurs. L’œuvre d’art comme cartographie permet de concevoir un entrelacement des espaces et des temps, de l’extension et des intensités, sans pour autant se réduire à un geste collectif de commémoration ou au produit d’un procès personnel de la mémoire, de traduire des ambiances et des milieux en couleur, son ou écriture.

Deleuze cite ainsi en exemple la sculpture contemporaine, qui cesse d’être monumentale et commémorative pour devenir hodologique, pour se transformer en installation qu’il ne s’agit plus simplement de regarder mais de parcourir, en engageant son corps tout entier (et non plus seulement son regard) dans l’expérience esthétique. La nouvelle « sculpture » crée des trajets extérieurs, mais ces derniers ne dépendent que de chemins intérieurs. Les trajets intérieurs à l’œuvre modifient radicalement la position du corps dans l’espace « réel » environnant, comme si une carte de virtualités tracée par l’art venait à se superposer à la carte réelle des parcours du spectateur devenu désormais promeneur et arpenteur. Plus en général, quand cette opération esthétique très complexe est réussie, toute œuvre d’art peut comporter « une pluralité de trajets, qui ne sont lisibles et ne coexistent que sur une carte » et « change de sens suivant ceux qui sont retenus »[19]. Stèles qui ne commémorent aucun événement passé, seuils qui n’introduisent à aucun dedans, piliers d’une cathédrale absente et qui n’héberge plus aucun dieu, les sculptures ou installations contemporaines qui se confrontent à l’espace urbain, à l’espace d’une galerie ou d’un musée ou au paysage, ne font peut-être qu’inscrire dans notre présent et projeter dans notre futur les parcours erratiques de l’Alice-nourrisson-cartographe que nous tous avons été et ne cessons jamais d’être.

 


 

Notes

[1] Pour une réflexion sur la géophilosophie, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, Éditions L’Harmattan, 2004. Dans la critique littéraire contemporaine, il existe un courant « géocritique » dont les orientations principales sont exposées dans l’excellent ouvrage de Bertrand Westphal La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, 2007. L’art contemporain, de son côté, rencontre de plus en plus souvent la géographie et la cartographie : les artistes créent des cartes et des parcours singuliers qui visent à recomposer les territoires, l’espace urbain, les frontières, en laissant apparaître une dimension qu’on pourrait définir « géoartistique », toujours indissociable des urgences géopolitiques contemporaines. Ils essaient ainsi d’explorer les nouveaux espaces-temps que nous habitons et d’en comprendre les transformations. Parmi les nombreuses expositions sur ce sujet de ces dernières années, on peut citer l’exposition organisée au Palais de Tokyo à Paris en 2003 (catalogue : GNS, Paris, Palais de Tokyo/Éditions Cercle d’Art, 2003). À ce sujet, on pourra lire aussi les ouvrages de Gilles A. Tiberghien, Finis terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Éditions Bayard, 2007, et de Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Éditions Galilée, 1996.

[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

[3] Ibid., p. 9 et 10.

[4] Je me réfère ici et dans les considérations sur les cartes qui suivent à son ouvrage Finis terrae, op. cit.

[5] Ibid., p. 11.

[6] Longtemps difficiles à trouver, les écrits de Deligny sont désormais accessibles : Œuvres, Paris, Éditions L’Arachnéen, 2007 et L’Arachnéen et autres textes, Paris, Éditions L’Arachnéen, 2008.

[7] Félix Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris, Éditions Galilée, 1989.

[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., « Souvenirs d’un spinozistes », p. 310-317.

[9] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 81 à 88.

[10] Ibid., p. 81.

[11] Ibid.

[12] Georg Simmel, « Pont et porte », in La Tragédie de la culture, Paris, Éditions Rivages, 1988, p. 160 sq.

[13] Ibid., p. 160.

[14] Ibid., p. 162.

[15] Ibid., p. 159.

[16] L’espace hodologique (du grec ancien ὁδός, route ou chemin) dérive de la notion gestaltiste de « détour » développée par le psychologue américain d’origine allemande Kurt Lewin à partir de 1934 et se réfère à une cartographie dynamique des processus psychologiques et psycho-sociaux dans leur dimension topologique. Deleuze cite à ce propos l’étude de Pierre Kaufmann Kurt Lewin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1968.

[17] Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 84.

[18] Ibid., p. 85.

[19] Ibid., p. 88.

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