Archives quotidiennes : 13 janvier 2015

Archives 2013-2014 du chantier Traduire les humanités

Par René Lemieux, Montréal

Descriptif complet

La traduction des sciences humaines et sociales est généralement pensée comme un intermédiaire entre la traduction technique (médicale, juridique ou commerciale : à savoir une traduction qui comporterait un lexique figé et une terminologie assez consensuelle) et la traduction littéraire qui, elle, s’intéresserait davantage au style ou à la forme. Au niveau des associations ou des organisations de traducteurs, toutefois, la traduction des sciences humaines et sociales est associée à la traduction littéraire, même si on juge qu’il y a une différence de nature entre ces deux types de traduction : alors qu’on demanderait d’abord au traducteur littéraire une maîtrise de la langue cible, le traducteur de textes des disciplines de sciences humaines et sociales devrait quant à lui posséder des connaissances dans ces mêmes disciplines, participant de ce fait au marché symbolique de ces sciences.

Cette spécificité de la traduction des sciences humaines et sociales est encore mal définie, et une des causes est peut-être le problème de la professionnalisation dans ce secteur : que voudrait dire être un professionnel de la traduction en sciences humaines et sociales, sinon être un professionnel de ces sciences-là? La sociologue Gisèle Sapiro, notamment, dans une conférence donnée à l’École Normale Supérieure, propose même de faire de la traduction une obligation dans le cursus élémentaire des disciplines des sciences humaines et sociales. Aux États-Unis, c’est la voie inverse qui a été prise puisque la traduction des sciences humaines et sociales est définitivement associée à un travail de la langue, en dehors des connaissances des disciplines, ce qui a pour résultat qu’il est possible de voir sans problème un même traducteur passer de la traduction d’un roman à un essai politique ou vice versa.

Le chantier de recherche Traduire les humanités voudrait poser la question de la spécificité de la traduction des sciences humaines et sociales en abordant différents aspects de cette pratique, et ce, à partir d’une réflexion de base à la fois sur la sémiotique (qu’est-ce qu’un « concept » et comment se manifeste-t-il à la fois dans le texte source et le texte cible?) et la politique (quelle est la légitimité du traducteur quant au savoir qu’il possède?). D’abord, le chantier s’articulera autour d’un groupe de lecture dirigé par René Lemieux, à partir d’aspects liés à cette question : 1) une sociologie de la traduction (état des lieux de la recherche); 2) une philosophie de la traduction (une réflexion collective sur la question du concept ou de l’idée); 3) une histoire de la traduction (avec la lecture et la discussion de textes en histoire des idées). Le groupe de lecture se réunira environ une fois par mois et un texte sera fourni pour la discussion.

Ensuite, le chantier regroupera des chercheurs du milieu de la traductologie, mais aussi de différentes disciplines, sous la forme d’ateliers sur différents sujets liés à la traduction des sciences humaines et sociales (histoire, méthode, pédagogie, problèmes spécifiques liés à la traduction, etc.). Les ateliers auront lieu à trois reprises au cours de l’année (novembre 2013, février et mai 2014) et seront ouverts au public.

Finalement, conjointement avec les étudiants du cours « Traduction avancée en sciences humaines et sociales » (donné à l’Université Concordia à l’hiver 2014), le chantier servira de base à un projet de traduction de plusieurs articles du Handbook of Translation Studies, disponibles en ligne. Ce projet s’appuiera sur les hypothèses de travail que le groupe de lecture et les ateliers auront formulées. Les participants au projet de traduction auront la tâche de travailler conjointement avec les étudiants de Concordia, par exemple avec le travail bibliographique, la recherche des références, etc., alors que les étudiants en traduction (Concordia) auront à travailler l’aspect linguistique de la traduction. Ce travail collaboratif, qui se veut une expérimentation réflexive sur ce que penser et traduire veulent dire.

Calendrier des rencontres

  • Séance inaugurale (résumé), le 7 octobre 2013
  • Premier atelier de chercheurs, le 30 octobre 2013
    • Pier-Pascale Boulanger (Concordia) : « Traduire Henri Meschonnic » (texte de la présentation)
    • Yves Gambier (Turku) : « Concepts nomades et dynamique d’une polydiscipline : la traductologie »
    • Sherry Simon (Concordia) : « Traduire Michel Foucault »
  • Deuxième atelier de chercheurs, le 30 janvier 2014
    • Paul F. Bandia (Concordia) : « La traduction aux fondements de la recherche en sciences humaines et sociales »
    • Annie Brisset (Ottawa) : « Traduire les humanités : l’apport de la sociologie des communications »
    • René Lemieux (UQAM) : « Traduire le ‘lieu vide du savoir’ » (texte de la présentation)
  • Troisième atelier de chercheurs, le 10 avril 2014
    • Chantal Gagnon (UdeM) : « Traduire les allocutions politiques : quels traducteurs pour quels discours? »
    • Patricia Godbout (Sherbrooke) : « La traduction d’essais littéraires de l’anglais au français : quelques considérations pratiques »
    • Judith Woodsworth (Concordia) : « Traduire les sciences humaines et sociales : légitimité des traducteurs, légitimité de la pédagogie »

Traduction des textes du Handbook of Translation Studies

Textes traduits pendant l’année universitaire 2013-2014, tous disponibles en ligne, par les étudiant-e-s du cours « Traduction avancée en sciences humaines et sociales » (Concordia) et par un groupe de jeunes chercheurs à l’UQAM[1] :

  • « Créativité en traduction », de Carol O’Sullivan
  • « Déconstruction », de Dilek Dizdar
  • « Domestication et étrangéisation », d’Outi Paloposki
  • « Éthique et traduction », de Ben van Wyke
  • « Genre et traduction », de Luise von Flotow
  • « Hybridité et traduction », de Sherry Simon
  • « Postmodernisme », de Ning Wang
  • « Religion et traduction », de Jacobus Naudé
  • « Rhétorique et traduction », d’Ubaldo Stecconi
  • « Traduction théâtrale », de Sirkku Aaltonen

Note

[1] Ont participé à ce projet, à titre de traducteur/-trice ou de relecteur/-trice : Christine Althey, Émilie Archambault, Jade Bourdages, Marie Charbonneau, Alex Gauthier, Farida Kaboré, Simon Labrecque, René Lemieux, Simon Levesque, Caroline Mangerel, Maxime Plante, Mathieu Rolland et Simon Saint-Onge.

Ce billet a d’abord été publié sur le site du Laboratoire de résistance sémiotique.

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Caïn, mon frère

Par Jean François Bissonnette, Paris

Des fous, des monstres, des barbares. Il est commode, lorsque visite l’abomination, d’user de tels mots. Ils désignent ce que le langage ne parvient plus à nommer. Ils mettent des visages sur notre incompréhension. Ils ramènent ainsi dans le champ de la signification ce qui paraît lui échapper, et ce, tout en dissociant radicalement le locuteur de son objet. Ce sont des fous, imperméables à la raison; des monstres, étrangers à l’humain; des barbares, ennemis de la civilisation. Ces mots nous dispensent d’examiner ce qui nous lie à ce dont ils parlent. La cause est entendue: ces gens-là ne sont pas comme nous.

The Body of Abel Found by Adam and Eve, by William Blake (ca. 1826, Tate Gallery, London).

The Body of Abel Found by Adam and Eve, by William Blake (ca. 1826, Tate Gallery, London).

Les attentats survenus en France nous mettent pourtant en face de tensions graves au sein même de nos manières de penser et de vivre. La surprise et l’incrédulité, l’impression d’une violence surgie d’ailleurs, d’une brutalité venue des confins du désert pour se répandre dans les rues de nos métropoles verdoyantes; tout cela découle d’une habitude d’opposer le centre et la périphérie, la norme et l’exception, habitude qui nous aveugle à nous-mêmes. Car les frères Kouachi, car Coulibaly leur complice n’étaient pas des étrangers, mais bien les fils de la société qu’ils ont prise pour cible. Le terrorisme est un matricide.

Dieu n’est pas mort pour tout le monde. L’irrévérencieuse audace des dessinateurs de Charlie Hebdo, c’était un peu manière de danser sur le cadavre divin. On peut rire de tout dès lors qu’on ne croit plus en rien, sinon au droit que nous réclamons de le faire. Liberté d’expression, principe sacré et sans limite. Dans l’inversion du sacré et du profane qui annule la distinction même de ces espaces, le droit à la profanation se pare du nom de vertu et revendique la tolérance.

Lui répond comme un jumeau haineux le cri du moudjahidine, voulant laver dans le sang l’humiliation subie. Faire preuve de tolérance, c’eût été respecter la sensibilité des croyants, dit-il entre deux rafales de Kalashnikov, et l’appel au règne de Dieu clame à son tour son droit à la libre expression. Difficile, contradictoire liberté…

À l’orée des beaux quartiers et de leurs temples dédiés au culte du faste et du luxe, dans ces banlieues en déshérence végète une génération exclue, trop consciente de la faillite des promesses de la République. Pour ces jeunes, la liberté, l’égalité et la fraternité, ce ne sont trop souvent que délits de faciès et candidatures rejetées faute de patronyme bien gaulois. En marge du spectacle de la richesse et du succès, dans l’ombre des feux de la rampe, c’est l’abandon.

Aussi sont-ils nombreux qui partent vers la Syrie en quête d’un absolu de substitution. On leur reproche d’importer les conflits d’ailleurs, conflits qu’alimente pourtant sans cesse la duplicité des puissances occidentales. Logique du boomerang. C’est que la souffrance des Palestiniens, des villageois pakistanais traqués par les drones invisibles, sert de couverture, d’alibi à celle que ces jeunes vivent ici. Le djihad est un langage qui dit l’injustice, mais qui n’attend plus rien de nous.

Face à cette désolation, face au massacre quotidien et oublié, il ne nous restait plus que le rire et le sarcasme pour ne pas perdre la tête. Or, c’est le bouffon qu’on assassine, et les puissants s’assemblent pour honorer ceux qui les moquaient hier encore. Triste ironie. Qu’il était beau, pourtant, qu’il était réconfortant de voir ces millions d’hommes et de femmes défiler dans les rues de Paris et de province. Mais quelle en sera la suite? Historique, cette mobilisation servira-t-elle à cautionner la tentation sécuritaire, le repli sur soi, l’hostilité vengeresse et le rejet? Il est à craindre qu’une telle avenue ne nous plonge plus profondément encore dans une spirale mortifère. La Marseillaise entonnée çà et là dans la foule reste après tout un chant guerrier et sanguinaire. Toujours, le sang appelle le sang.

Plus difficile sera de prendre acte des causes profondes de la violence, qui tend vers nous un visage grimaçant où se reflète souvent notre propre arrogance, notre propre désir d’asservir et d’humilier. Ce n’est plus de tolérance, dont il faut parler, car celle-ci finit toujours par buter sur une différence inassimilable. Le temps est venu de l’hospitalité, et ceci nous oblige à changer le regard que nous portons sur nous-mêmes. Comment nous ouvrirons-nous à l’autre, à l’exclu, au marginal? Qu’accepterons-nous de partager, de sacrifier à son compte avant qu’il ne rompe définitivement avec nous et nous entraîne dans la mort avec lui? Ce n’est pas céder au chantage des intégristes, que d’accepter l’injure; c’est viser, dans la pleine conscience de son impossibilité, à ce qu’un jour advienne la justice.

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La place de la République à Paris pendant la manifestation du 11 janvier 2015 (AFP / Kenzo Tribouillard).

 

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