Entretien avec Benoît Peeters. Partie II: Le cas de Jacques Derrida

Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, à Montréal. Relu à Paris le dimanche 7 juin 2015.

Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste, scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé (1983) chez Casterman où il publie également, en collaboration avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures depuis 1983. Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée (2003), Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains (2006) et trois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida (2010) et Valéry. Tenter de vivre (2014), auxquelles s’ajoute Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe (2010).

Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour y présenter une conférence intitulée « Jacques Derrida : L’archive et le secret » dans le cadre de la Journée d’étude Biographie d’écrivain au Département de langue et littérature française de l’Université McGill (7 mai 2015). Une discussion libre et publique autour de son œuvre, « Carte blanche à Benoît Peeters », s’est également tenue le lendemain à la librairie Le Port de tête.

C’est dans le contexte de cette agréable discussion publique que nous nous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’est imposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôt restreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunité d’approfondir des questionnements qui émergent, d’aborder certaines curiosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Je remercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sans hésitation cet entretien impromptu autour de certaines dimensions à partir desquelles la pratique du genre biographique me semblait pouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapports avec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimer également ma gratitude pour la générosité de sa parole, la confiance qu’il m’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors du travail de relecture des transcriptions et finalement, l’autorisation de publication de cet entretien.

Cet entretien est publié en trois parties qui suivent le mouvement de notre échange : la pratique du genre biographique, le cas spécifique de Jacques Derrida et enfin, la question des communautés de réception (aussi disponible entièrement en format pdf).

 

Jade Bourdages : Avant même d’entamer le travail sur Derrida, vous aviez déjà une certaine conscience de l’ampleur des difficultés, du travail risqué que cela comportait, du fait que vous n’entriez pas là, en tant qu’outsider dites-vous, en terrain disons pacifié. La philosophie se présente en ses traits extérieurs comme terrain pacifié, elle occulte ses conditions de production, elle se place souvent bien au-dessus des conflits mondains; c’est aussi ce qui la rend en partie difficile pour les sociologues ou quiconque tente d’en reconstituer la genèse. Il y a un obstacle certain au fait de faire de la philosophie un objet de sociologie ou d’histoire des idées, c’est que tout est fait dans ses codes et dans ses règles pour qu’il soit difficile d’apercevoir tout ce travail et ces conditions de production, les conflits qu’elle suscite et qui la suscitent. Par exemple, est-ce que le type de difficultés que vous évoquiez dans la première partie de notre entretien s’est présenté avec autant d’insistance dans le cas d’Hergé et de Valéry?

Benoît Peeters : Non, nettement moins.

 

Il nous faudrait peut-être arriver un jour à s’expliquer ces différents degrés d’intensités. Comment, par exemple, expliquez-vous ces différences dans le cas des trois biographies? Pourquoi avez-vous rencontré moins de difficultés dans le cas d’Hergé ou Valéry que dans celui de Derrida? Quelque chose autour de l’œuvre du philosophe relevait-il d’un autre ordre de difficultés : la littérature secondaire, les spécialistes, les héritiers, les défenseurs, les « gardiens du temple »? Il y a là toute une masse de communautés d’interprètes autour de cette œuvre…

Ceux qu’on appelle, de manière trop rapide « les derridiens » forment une communauté aux frontières floues, un ensemble de gens qui sont eux-mêmes traversés par de nombreuses nuances, différences, quand ce ne sont pas des contradictions ou des conflits. Il n’y a pas un bloc qui serait « les derridiens ». Il y a une communauté diffuse, dont beaucoup disent « nous sommes derridiens », dont d’autres à la limite ne le revendiquent pas, mais le sont tout autant. Mais ces gens n’entendent pas la même chose par Derrida et par derridien. Donc on ne peut pas se dire qu’il y aurait comme ça une sorte de consensus sur ceux qu’on appellerait « les derridiens ». Il y a déjà, pour faire très simple, une tendance de purs philosophes et une tendance de gens littéraires ou liés au monde l’art. Il y a des derridiens français, des derridiens nord-américains, des derridiens sud-américains, ce sont des communautés très différentes.

Couverture Japon

Couverture de Derrida, Japon.

Par exemple, les livres n’ont pas tous été traduits dans toutes les langues, les livres qui ont fait évènement ne sont pas les mêmes, et l’usage qui en est fait est très distinct. Prenons le cas très simple de la différence entre la France et les États-Unis. En France, Derrida s’adresse d’abord à la communauté philosophique, et pendant très longtemps sa formation est liée à un sérail philosophique assez strict. Après tout, il est aussi un produit de l’enseignement philosophique français : Normale Sup et l’agrégation. Aux États-Unis, où la philosophie dite continentale est méprisée dans les départements de philosophie, ce sont les littéraires qui l’ont invité depuis le début. À partir de la littérature, Derrida va rayonner vers l’architecture, l’art, la théologie, le droit, etc. Mais il ne sera jamais invité dans les départements de philosophie. Les thèses soutenues sur lui ne le sont jamais par des philosophes. Donc vous comprenez d’emblée que ceux qu’on peut appeler « les derridiens » ne sont pas du tout du même genre, du même style, dans le monde nord-américain et dans le monde français. Mais si vous allez regarder ce qui se passe en Allemagne, c’est encore tout à fait différent. Et ne parlons pas de pays plus lointains où il est plus difficile pour moi de bien mesurer la réception de Derrida : au Japon, en Corée, en Chine.

Couverture Allemagne

Couverture de Derrida, Allemagne.

Mon parti initial, qui vient peut-être du fait que ce n’est pas le premier travail biographique dans lequel je me lance, mon parti pris initial c’est que la littérature secondaire va être secondaire pour moi. Qu’elle ne sera pas une porte d’entrée très importante. Ça ne veut pas dire que je l’ignorerai tout à fait, mais que je l’aborderai avec une certaine désinvolture. Parce que déjà, elle existe en beaucoup de langues et que la plupart de ces langues je ne peux pas les lire. Je sais que de toute façon je ne pourrai pas faire un tour du sujet exhaustif. Donc ce qui m’intéresse, c’est d’abord les sources primaires. Au moment où je commence à travailler, en 2007, beaucoup des contemporains de Derrida sont encore vivants, y compris des gens un peu plus âgés que lui; j’interroge des gens de sa famille, mais aussi des amis et collègues de ses débuts, même des gens qui ont été dans une position de relative maîtrise par rapport à lui. Ça, c’était un premier point fondamental : ils sont là, je dois tout faire pour leur parler. Deuxièmement, Derrida a déposé une quantité considérable d’archives. D’abord à Irvine près de Los Angeles. Puis à l’IMEC, en France, à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine, en Normandie, où l’archive est en train d’être classée. Je commence par consulter les lettres reçues, après avoir négocié des autorisations avec les ayants droit, ce qui n’est pas toujours simple. Certains pensent que le travail du biographe est facile quand il y a beaucoup d’archives, qu’il suffit de consulter cette masse de lettres, comme si les correspondances étaient là, disponibles pour tous. En réalité, les lettres envoyées par Derrida, elles sont dispersées dans le monde. C’est un immense travail de retrouver les gens, de les convaincre de vous laisser consulter les lettres qu’ils ont reçues. Il y a des gens connus, qu’on retrouve un peu plus facilement, mais qui ont parfois des raisons de ne pas les montrer. Il y a des gens inconnus, ou très peu connus, dont il faut retrouver la trace, etc. Une grande partie du travail du biographe tient du travail d’enquêteur, de détective pour retrouver les sources et gagner la confiance des proches. Ma grande force, c’est d’être autorisé par Marguerite Derrida à lire tout ce qu’a pu écrire Derrida lui-même. Mais je dois aller chercher beaucoup d’autres autorisations, pour pouvoir explorer sérieusement ce matériau.

Couverture Argentine

Couverture de Derrida, Argentine.

Derrida a tout gardé. Je sais donc que je vais avoir une chance extraordinaire, en même temps un peu accablante par la masse, mais passionnante. Par exemple, quand je commence à consulter à l’IMEC les correspondances reçues, je dois commencer à les consulter par ordre alphabétique parce qu’elles sont en train d’être classées dans cet ordre-là. Je vais pouvoir lire les correspondants dont le nom commence par A, B, C (Abirached, Althusser, Bianco, etc.) et puis je vais passer à D, E, F, etc., au fur et à mesure de la recherche. On est presque en train de trier pour moi! Je suis un accélérateur de classement, parce qu’ils savent à l’IMEC que je travaille, que j’avance bien, et ils sont stimulés pour organiser ce fonds un peu plus vite, etc. De temps en temps aussi, je reviens vers les gens qui classent les lettres, et je leur dis « non, là, vous avez confondu, c’est un homonyme, mais cette lettre ne devrait pas être dans ce dossier-là », etc. Je consulte, mais en même temps je contribue à la mise en valeur du fonds, et parfois même à son organisation. Et ça, ça m’intéresse infiniment plus que la littérature secondaire et les commentaires de commentaires, puisque je sais que je dispose là d’un matériau neuf et dans lequel je me sens à l’aise. Il faut apprendre à déchiffrer l’écriture de Derrida, ce qui est très difficile, mais après un certain temps on devient expert. On s’habitue, tout simplement, puis une fois habitué, on avance assez rapidement.

Je découvre aussi à l’IMEC des articles qui n’ont jamais été publiés ou qui l’ont été dans des langues lointaines, des interviews accordés au Brésil ou au Japon, mais dont il existe un texte français, etc. Ce sont aussi des matériaux passionnants pour moi, puisque ce sont des matériaux non connus, au ton quelquefois plus libre que dans les publications plus officielles. Parallèlement, bien sûr, je lis ou je relis une autre source primaire, qui est l’ensemble des œuvres publiées par Derrida, les classiques comme les textes les plus rares. Et c’est déjà un très gros boulot. Mais je ne les lis pas comme si j’étais en train d’écrire une introduction à sa philosophie. Je les lis de manière continue, en cherchant les échos, les allusions. J’avance assez vite et quand je sens que quelque chose est un peu trop technique, je ne m’attarde pas, quitte à y revenir si j’en ai besoin, mais je n’ai pas l’intention de faire un résumé ou une analyse de chaque livre. D’autant que comme vous le savez, il y a environ 80 ouvrages publiés, donc, imaginons même que je consacre trois pages à chaque livre, ce qui est très peu, ça aurait déjà fait 250 pages de livre rien que pour analyser les livres, ce qui aurait complètement déséquilibré la biographie. Je ne vais donc évoquer en détail qu’une douzaine d’ouvrages, m’attachant surtout à leur genèse et à leur réception.

 

Dans le milieu philosophique, vous adressez cette question d’un philosophe français, la possibilité de sa biographie… Mais dans cette maison France telle que nous l’évoquions plus tôt, il y a un tabou, c’est-à-dire cette relation, ce rapport de l’œuvre à son auteur et inversement. « La mort de l’auteur » a été maintes fois annoncée, le décret fait de mille et une façons dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Immolation de soi et écriture sont devenues, à partir de Maurice Blanchot peut-être mais pas seulement, quelque chose de très présent dans la pratique d’écriture de bien des auteurs et théoriciens de la création littéraire de la maison France…

Première édition Glas

Première édition de Glas, 1974.

Bien sûr. Et Blanchot qui fascinait Derrida, fait peser ce tabou sur lui et autour de lui. D’un autre côté, il y a aussi beaucoup d’écriture autobiographique chez Derrida, dans La Carte postale, Circonfession, Le Monolinguisme de l’autre et bien d’autres publications. Et il y a dans plusieurs de ses textes sur d’autres auteurs des allusions biographiques, dans Glas par exemple. C’est aussi le cas chez Paul Valéry, qui pose un tabou général sur la biographie, mais utilise un abondant matériau biographique dès qu’il parle de Mallarmé, Huysmans ou Degas. Il y a une contradiction interne qui contribue à mettre à l’aise le biographe que je suis.

 

La figure de l’auteur devient-elle alors autre chose dans ce genre qu’est la biographie? Dans votre pratique du genre, cette figure se complique-t-elle si vous me permettez ici l’expression?

Je crois que ce qu’il y a, particulièrement chez Derrida mais aussi chez Paul Valéry et Roland Barthes, c’est que ce sont des gens qui veulent inquiéter la biographie. Et de ce point de vue-là, je les rejoins. J’ai moi aussi un rapport inquiet, parce que je ne crois pas aux causalités simples. Je pense qu’entre ce qu’on appelle trop rapidement « l’œuvre » et « la vie » il existe un jeu de relations, extrêmement sophistiqué, subtil, et qu’il faut se garder de toute application mécanique. Il reste bien évidemment possible et souhaitable de lire les œuvres et les textes dans leur nudité, sans passer par le détour biographique. La démarche biographique m’apparaît comme un plus, un supplément, et pas du tout comme un passage obligé. Il ne s’agirait pas de dire : maintenant, tout lecteur de Derrida, pour le comprendre, doit d’abord lire sa biographie.

 

Ou encore, « l’ensemble de l’œuvre s’éclaire maintenant par le fait qu’il a rencontré telle ou telle personne », par le fait « qu’il a fréquenté tel ou tel lieu, fait tel ou tel chose »…

Voilà. S’il n’y a plus de tabou biographique, il n’y a pas pour autant d’impératif biographique. Il n’empêche qu’on retrouve une question que vous posiez tout à l’heure et que j’ai laissée un peu en chemin, qui est celle du conflit. Et le conflit, la polémique, sont des éléments que l’histoire et la sociologie des sciences ont énormément mis en valeur ces dernières années. La science n’est pas une marche linéaire vers la vérité, chaque discipline avançant pas à pas vers son propre accomplissement; elle est le cadre d’enjeux, de tensions, de luttes. Je pense que, de ce point de vue-là, la philosophie appartient exactement à la même scène, celle qui a été décrite par des gens comme Bruno Latour ou Isabelle Stengers et d’autres, qui montrent que la neutralité de la science, la quête de la vérité, etc., cherchent à masquer d’innombrables jeux d’intérêts.

Ce qui n’empêche pas qu’il existe quelque chose comme de la science pure. Je ne me situe pas du tout dans le relativisme ou le réductionnisme, de ce point de vue-là. Mais cette science pure ne correspond qu’à des moments, presque des instants, à l’intérieur d’une histoire extrêmement complexe et tendue. Ces questions, je les rencontre très fortement sur la scène philosophique, et avec Derrida superlativement. Avital Ronell, aux débuts du Collège international de philosophie, avait proposé à Derrida la création d’une chaire de polémologie philosophique. Derrida avait trouvé d’emblée l’idée très intéressante et on comprend bien pourquoi. L’histoire de la philosophie est une chose très étrange, de ce point de vue-là puisqu’elle ne produit pas de résultats aussi tangibles et aussi clairement progressifs que l’histoire des sciences, où, malgré tout, par certains côtés, Einstein dépasse Newton en l’incluant dans un système plus vaste. En philosophie, on est à la fois dans une sorte de surplace : par certains côtés on n’est jamais allé plus loin qu’Héraclite ou Aristote, mais par d’autres côtés, les philosophes d’aujourd’hui arrivent tardivement, dans une histoire de la philosophie dont ils ont une certaine connaissance et parfois une connaissance très forte. Il y a donc un lien quasi inévitable entre histoire de la philosophie et construction philosophique nouvelle. Cela fait que la philosophie fonctionne beaucoup par réfutation ou démarcation. Lire un philosophe d’une certaine façon, c’est prendre position par rapport à lui. La lecture est un acte fort, elle n’est pas une simple restitution. Même avant Derrida, toute interprétation (celle de Kant par Nietzsche, celle de Nietzsche par Heidegger, etc.) tient déjà de la déconstruction. Et quand il s’agit des contemporains, la scène devient vite conflictuelle, activement conflictuelle.

Jacques Derrida

Jacques Derrida, années 1950.

On peut mentionner un certain nombre de grands débats dans la vie de Derrida, que je relate parfois longuement dans la biographie. Certains sont explicites et célèbres, d’autres moins. Un débat qui reste largement implicite, c’est par exemple la manière de se débarrasser de Sartre, qui est le philosophe dominant de la génération antérieure, et de Merleau-Ponty. Se démarquer d’eux, par exemple lire Husserl pratiquement sans les mentionner, c’est déjà une façon de faire de la polémologie; on ignore une lecture dominante pour imposer une nouvelle approche. Cette forme de violence est moins immédiatement lisible aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1962, lors de la parution de L’Origine de la géométrie. Mais il y a des cas beaucoup plus explicites, comme le conflit avec Foucault. Dans les années 1950, Foucault a été comme un maître pour Derrida. Puis il fait dans un cadre solennel cette conférence sur L’histoire de la folie, sur quelques pages de L’histoire de la folie, qui est publiée en article, puis reprise dans L’écriture et la différence, et finit par conduire à une grande polémique avec Foucault et à une brouille de douze ans. Il y a aussi le rapport difficile avec Lacan : ils tournent un peu autour des mêmes objets, sans parvenir à se parler vraiment; ils s’observent à distance, s’envoient des signaux et des coups de griffes. Avec Lévi-Strauss, les choses ne sont pas plus simples : les pages que Derrida lui consacre dans De la grammatologie suscitent une réaction très aigre. Et ne parlons pas du long conflit avec Searle, où Derrida n’est d’ailleurs pas toujours à son avantage, et qui s’accompagne d’un discours plus général sur la controverse. Il y a aussi des affaires qui sont passées sur la place publique, comme l’affaire Heidegger, au moment de la biographie de Farias[1], et comme l’affaire Paul de Man. On pourrait dénombrer des conflits majeurs ou mineurs, internationaux ou confinés à une échelle plus locale, mais qui traversent la vie philosophique de Derrida, pour ne pas dire qu’elles la constituent, tout comme elles constituent la seconde moitié de la vie de Freud. Par exemple quand Derrida publie Spectres de Marx, le livre donne lieu à toute une série de lectures assez critiques, auxquelles il répond par un petit livre intitulé Marx & Sons, qui est comme un post-scriptum à Spectres de Marx. C’est une réponse relativement dure et parfois de mauvaise foi aux attaques dont son livre antérieur a fait l’objet.

Avec ces conflits, discrets ou célèbres, on est vraiment sur une scène où la biographie a toute sa place, parce qu’elle nous montre que la pensée de Derrida n’est pas née d’un coup, qu’elle s’inscrit dans un contexte intellectuel, celui grosso modo de l’immédiat après Deuxième Guerre mondiale en France, et que ce contexte est en grande partie dissimulé dans l’œuvre, pour ne pas dire refoulé. Par exemple, disons l’existentialisme chrétien, est quelque chose qui pèse très fort au moment des études de Derrida. Il y a un bon livre d’Edward Baring, qui s’appelle The Young Derrida and the French Philosophy[2] et qui s’intéresse aux années de formation, et donc à ce qui était le contexte partagé, vers 1950 : comment par exemple Husserl est lu, comment Heidegger est traduit ou non traduit, etc. On n’est pas vraiment dans la biographie mais plutôt dans l’histoire des idées, et cela aide à comprendre qui il a lu, qui il cite, qui il évite de citer, et parmi ceux qu’il ne cite pas, qui a quand même un poids.

Jacques Derrida, 1950

Jacques Derrida, 1950.

Prenons un exemple très simple, mais à mon avis très éclairant : Albert Camus. Camus est né en Algérie comme Derrida. Dès son adolescence, il l’a lu avec fascination comme un écrivain qui met l’Algérie au cœur de ses textes. Dans les premiers émois littéraires et philosophiques de Derrida, Camus compte donc beaucoup, particulièrement Noces. Mais en même temps, Camus a une attitude par rapport à la guerre d’Algérie qui n’est pas exactement celle de Derrida. Et littérairement, Camus apparaît bientôt comme un peu démodé, un peu trop dominant, il n’est donc pas chic de le citer. Pendant longtemps, c’est une référence implicite, pour ne pas dire invisible. Mais sur le tard, quand la dimension d’algérianité redevient présente chez Derrida, les références à Camus deviennent explicites : il commente la nouvelle « L’hôte » dans un de ses séminaires, et se penche longuement sur ses textes à propos de la peine de mort. Voilà un cas qui est très intéressant, une référence en creux qui finit par devenir visible. Un lecteur superficiel dirait que l’influence de Camus sur Derrida a été nulle, et pourtant on en retrouve la trace. Et l’on sait que la trace est un concept éminemment derridien. Voilà un cas où on s’aperçoit que la recherche des sources et des contextes n’est pas qu’anecdotique. Même quelqu’un qui ne serait pas intéressé par l’aspect, disons, « portrait » qu’il y a dans mon livre, devrait, si c’est un lecteur de Derrida, être intéressé par ce genre de choses. Il me semble aussi très important de comprendre la relation extrêmement riche, et par certains côtés pathétiques, entre Derrida et Althusser. Derrida est d’abord son élève, ensuite son collègue, dans un contexte parfois conflictuel par élèves interposés, puis son ami pendant les années qui suivent le meurtre d’Hélène, pendant l’internement d’Althusser. La manière dont cette relation grandit, se transforme et survit à la tragédie me paraît tout à fait extraordinaire, jusqu’à des lettres très tardives d’Althusser où il dit « je me rends compte que je n’ai jamais bien lu Heidegger, il faudrait qu’on le lise ensemble et que tu me l’expliques ». Au départ, on a Derrida élève d’Althusser, lequel annote parfois sévèrement ses copies pendant la préparation de l’agrégation, et à la fin de sa vie, on voit Althusser se poser en élève de Derrida. Ce sont des choses qui ont évidemment une dimension psychologique, que je trouve émouvantes – cette relation dessine une sorte de roman –, mais il y a aussi des enjeux majeurs sur le plan intellectuel et philosophique. Pendant la jeunesse de Derrida, Althusser lui dit, grosso modo, « tu es trop heideggérianisé, tu es trop marqué par la phénoménologie », et à la fin de sa vie il lui écrit « il faudrait quand même que tu m’expliques Heidegger »… Ce sont des spirales dans l’histoire des idées que je trouve passionnantes.

Évidemment, l’affaire Heidegger de 1987 va donner lieu à des conflits de toutes sortes, y compris avec son ancien camarade d’études Pierre Bourdieu. Ce conflit devient à ce moment-là un conflit, non pas simplement entre deux hommes qui s’estiment, mais entre deux disciplines. Bourdieu pense que la sociologie peut dire la vérité de la philosophie, Derrida pense que la sociologie a une attitude réductionniste et écrase le texte philosophique, et que finalement l’engagement nazi de Heidegger ne suffit pas à invalider Sein und Zeit qui a été écrit bien avant. On est là dans des débats – sur lesquels je me garderai bien de porter un jugement rapide –, mais qu’il me semble très intéressant de reconstituer, parce qu’ils touchent à des questions toujours brûlantes. On s’aperçoit d’ailleurs que tout cela tourne largement autour de la question de la biographie. Dans le débat entre Derrida et Bourdieu sur Heidegger, il s’agit de savoir si l’engagement politique et personnel de Heidegger nous dit quelque chose de sa philosophie, ou pas.

 

En histoire des idées, les débats autour de ces questions sont parfois tranchés, on y manque de nuances, on y refuse même trop souvent de voyager entre les différentes dimensions que vous évoquiez à l’instant pour arriver à raconter, à restituer, à faire l’assemblage d’une histoire qui serait, dans ce cas-ci, bien plus que celle de Jacques Derrida, qui serait peut-être celle de l’œuvre ou des relations autour de l’œuvre, des relations dans la maison France philosophique, ou même ce qui est arrivé avec une intelligentsia d’abord française qui est devenue ensuite internationale. Prendre en compte cet aspect conflictuel de la philosophie au-delà du simple fait anecdotique, ça complique l’idée commune qu’on se fait du travail biographique. En impliquant ces dimensions polémologiques, on se rend bien compte que le biographique dans votre travail n’est pas juste une longue suite d’anecdotes sur l’homme Jacques Derrida. Il y a beaucoup de « Derrida », il y a beaucoup de communautés d’interprètes. Diriez-vous que votre pratique du genre biographique est très relationnelle en fait? Votre travail a-t-il consisté dès le départ à compliquer ces rapports entre l’œuvre et la question biographique?

Oui, ce sont des questions énormes. Vous avez raison : même si j’ai essayé d’écrire une biographie accessible, et par certains côtés simple, les enjeux sont d’une immense et inévitable complexité. Tout cela vient probablement du fait que si j’ai une réflexion sur la biographie, je n’ai pas une théorie de la biographie. Je n’ai pas une idée de ce qu’une biographie doit être en soi. Je pense qu’elle doit d’abord être adaptée à son objet. Ce qui veut dire que je n’écris pas la biographie d’Hergé de la même façon que celle de Derrida ou de Valéry, ça c’est un premier point, évident et essentiel à la fois. J’essaie de comprendre d’abord quelles sont les sources disponibles, où je me situe. Je vous disais tout à l’heure qu’à propos d’Hergé, j’écrivais après plusieurs biographies qui avaient toutes des qualités, mais qui toutes me laissaient insatisfait. Notamment en ce qui concerne le rapport entre la personne et l’œuvre. Je les trouvais, pour certaines, passant à côté de l’œuvre et pour d’autres créant peut-être des passerelles un peu trop faciles et un peu trop directes. Je reviens donc là-dessus et j’essaie de proposer quelque chose qui me paraît juste par rapport à Hergé.

Dans le cas de Derrida, je suis le premier biographe, j’ai des devoirs un peu différents. Par exemple, j’ai le devoir de recueillir des sources qui pourraient disparaître. C’est une de mes premières obligations. Tous les témoins âgés, tous les témoins qui me sont accessibles, qui ne le seront plus pour d’autres, je dois les voir. Qu’ils soient amis ou ennemis de Derrida, qu’ils m’attirent ou qu’ils ne m’attirent pas, je dois les voir. Ça c’est une première chose. J’ai fait un travail de recueil. Je dispose d’ailleurs d’un matériau qui n’est pas dans la biographie, mais qu’un jour je donnerai à l’IMEC pour qu’il fasse partie de l’archive Derrida : ce n’est pas un verbatim des entretiens parce que je ne les ai pas enregistrés, mais une prise de notes assez précise, où il y a de nombreux passages qui n’ont pas pu prendre place dans ma narration, même s’ils l’ont nourrie indirectement. Un jour, ils intéresseront peut-être quelqu’un. Quelqu’un dira « ah, tiens, dans l’entretien avec Étienne Balibar ou Michel Deguy, il y avait telle information qui n’est pas dans la biographie de Peeters, mais elle peut servir, elle peut être interprétée autrement dans une nouvelle configuration ».

J’ai un matériau qui par certains côtés ne m’appartient pas, même si je l’ai recueilli. Je considère que j’ai eu une chance, disons, et que je dois la partager avec ceux qui viendront après moi. Je suis moi-même un témoin, je suis un témoin des témoins, et ce témoignage-là pourra nourrir d’autres recherches. De temps en temps, il y a des gens qui m’écrivent, qui me posent une question très précise, et je fouille dans mes archives avant d’envoyer ce dont je dispose. Par exemple, j’ai eu la chance que la fille de Paul de Man m’envoie une copie de toutes les lettres de Derrida. Je ne m’estime pas propriétaire de cette copie, je suis très heureux d’avoir pu m’en servir, j’ai été le premier à m’en servir. Bien évidemment, c’est un matériau qui appartient à l’histoire. Peut-être que Patricia de Man mettra un jour ces lettres à disposition dans un fonds d’archives, mais en attendant, il faut que je puisse informer des chercheurs en disant « oui, ils ont parlé de tel sujet », « non, ils n’en ont jamais parlé ». Il ne faut pas non plus fétichiser les lettres et croire qu’elles contiennent la vérité complète de leur relation, puisqu’il y a toujours une part de dialogue sans trace. Parfois, on s’étonne qu’ils n’aient jamais abordé tel ou tel sujet, mais il est possible qu’ils en aient parlé pendant deux jours, de vive voix. Je crois quand même que lorsqu’on lit de longues correspondances, elles contiennent généralement des échos des conversations. Les thèmes majeurs, par exemple les désaccords, rebondissent tôt ou tard dans une lettre…

Si j’avais une théorie de la biographie un peu plus précise, je pense que je risquerais de passer à côté de certaines choses que le matériau peut me donner. Je me laisse donc guider par le matériau. Évidemment, le fait d’avoir rencontré telle personne et pas telle autre va avoir un impact, le fait que telle correspondance me soit accessible et pas telle autre a un impact. Mais je travaille avec honnêteté. Tous les témoins qui me semblaient importants, j’ai essayé de les consulter, de les rencontrer. Par exemple, même si je n’ai pas pu interroger Sylviane Agacinski, qui a eu une longue histoire – pour le dire en anglais, affair – avec Derrida, j’ai tout de même été en relation avec elle tout au long de la biographie, nous avons échangé des messages, elle m’a demandé de relire ce que j’avais écrit sur elle. Je lui avais dit d’emblée que, de toute façon, je ne pouvais pas la passer sous silence, que leur histoire faisait déjà partie de l’histoire publique, jusque sur Wikipédia. Au moment où elle m’a relu, loin de me censurer, elle a ajouté quelques éléments précieux. Il n’empêche que j’aurais été heureux de parler avec elle, au moins des aspects dont elle voulait bien parler, c’est-à-dire les plus publics comme le Greph (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique), mais cela n’a pas été possible. Mais ce n’est pas moi qui ai écarté son témoignage, on ne peut pas dire que je n’ai pas fait l’effort, avec elle comme avec d’autres.

Benoît Peeters au Brésil

Conférence de Benoît Peeters au Brésil.

J’ai souvent insisté quand des gens dont je voulais consulter les lettres ne me répondaient pas. Je réécrivais. Ou pour un témoin de jeunesse dont je pensais qu’il était très important mais dont personne n’avait l’adresse, Michel Monory : j’ai fait une longue recherche à travers des sites internet improbables, jusqu’à tomber sur lui. Une fois que je l’ai retrouvé, il m’a fallu le convaincre de me laisser lire ces nombreuses lettres de Derrida qu’il n’avait pas rouvertes depuis très longtemps. Elles étaient un morceau de sa propre jeunesse : il y avait l’amitié, la jeunesse, les moments de dépression de Derrida, mais il y avait aussi la guerre d’Algérie, des histoires liées à la torture, enfin des choses très fortes et souvent douloureuses. C’est l’obstination du biographe qui m’a permis de mettre la main sur cette magnifique correspondance; un autre aurait peut-être fait un autre choix. À l’inverse, il y a des options que je n’ai pas prises. Un biographe américain aurait sûrement donné plus d’importance à la carrière américaine de Derrida. Moi j’ai considéré que l’essentiel était joué au moment de sa grande notoriété américaine. Je me suis davantage intéressé à la phase de construction du personnage qu’à son influence dans le champ académique en Amérique du Nord et dans le reste du monde. C’est un travail qu’un Américain ferait sans doute mieux que moi. De même que ce livre que je citais de Edward Baring sur le jeune Derrida et les influences philosophiques a choisi comme axe monographique un aspect qui chez moi correspondrait à dix pages. Lui, il a écrit 300 pages sur ce seul point, quelqu’un d’autre pourra faire 300 pages sur un autre sujet. Je peux tout à fait imaginer qu’on écrive un livre sur, disons, Derrida et l’Amérique latine, c’est tout à fait plausible, mais je ne suis certainement pas le mieux placé pour l’écrire.

Étant français, vivant en France, accédant à des archives d’abord dans cette langue, même si je suis allé à Irvine, je prends aussi des partis pris liés à celui que je suis. Je ne prétends pas que ma biographie est totale. Elle n’est ni totale ni définitive. Il y en aura d’autres qui se définiront notamment par rapport aux aspects que j’ai moins développés. C’est normal et je pense que je ne le vivrai pas comme un échec. Si tout d’un coup une énorme source d’archives devient accessible, si on découvre – ce que je ne crois pas – que Derrida avait tenu un journal intime, mais qu’il ne l’a pas confié dans le fonds d’archives, et que ce journal devient accessible, cela remettra évidemment en question beaucoup de choses. Si Sylviane Agacinski publie les très nombreuses lettres qu’elle a reçues de Derrida, ou son propre récit de leur histoire entrecoupé de quelques lettres, cela modifiera aussi la perspective.

Je ne veux pas faire de comparaison prétentieuse, mais quand Ernest Jones a écrit la première biographie de Freud[3], il avait cette position singulière d’historien ayant accès aux archives, de témoin, mais en même temps d’acteur ayant ses propres intérêts à défendre par rapport aux autres disciples de Freud. Ce livre a eu une importance et une influence considérables. Aujourd’hui, il est tout à fait remis en cause. Il fait partie de l’histoire des biographies de Freud. Il est entré dans l’histoire des regards sur Freud et il reste un livre incontournable, y compris dans ses insuffisances et ses petits arrangements avec la vérité. On superpose des biographies. La biographie de Freud par Jones est un morceau d’une métabiographie qui est encore en train de se construire. Quand Jones travaille à partir de correspondances non publiées, il est le seul à en disposer. Les psychanalystes et les historiens ont longtemps eu besoin de son livre pour accéder à un certain nombre de lettres, à Fliess, Rank, Ferenczi et quelques autres. Mais depuis quelques années ces correspondances ont été publiées intégralement. On s’aperçoit alors des jeux, des coupes et des manipulations auxquelles s’est livré Jones. Mais pendant un demi-siècle, elles ont joué un rôle très important dans l’histoire et l’historiographie de la psychanalyse… Pour ma part, je n’ai pas le sentiment d’avoir manipulé les lettres, mais par le simple fait de lire une correspondance qui fait 300 pages et d’en retenir trois pages, je prends un parti très marqué. Évidemment, quelqu’un pourra toujours dire : « mais enfin, c’est incroyable, il n’a pas vu que ce paragraphe-là était passionnant… » Il est certain que, pour les correspondances les plus fortes, même le meilleur et le plus scrupuleux des biographes est tenu d’éliminer plein de détails que quelqu’un d’autre trouvera intéressants. Par contre, il épargne à la plupart des lecteurs le caractère souvent fastidieux d’une correspondance intégrale.

 

Vous avez déjà dit au sujet de la pratique biographique que parfois les auteurs que vous traitez « ont un peu besoin d’aide ». En vous écoutant, il semble que cela pointe vers autre chose que ce que nous serions spontanément portés à croire, comme si vous étiez tout à fait au clair avec l’idée que Derrida, par exemple, n’a pas « besoin d’être défendu » sur la place publique, pas plus que Hergé ou Valéry, que ce sont en quelque sorte des œuvres qui « se défendent elles-mêmes »…

… Oui, le biographe n’a pas intérêt à occulter des choses, il n’a pas intérêt non plus à vouloir trop protéger celui dont il raconte la vie. Il faudrait peut-être établir une distinction entre aider et protéger. Je ne veux pas protéger ceux dont je parle. Je veux les aider par une forme de bienveillance que j’ai décrite ailleurs. Vous connaissez sans doute cette belle formule de Sartre : « On entre dans un mort comme dans un moulin. » Il me semble que cela donne aux survivants, et particulièrement aux biographes, une certaine responsabilité. Quand vous avez tous les papiers de quelqu’un étalés devant vous, quand vous rencontrez d’innombrables témoins, il est extrêmement facile de faire un livre à charge. Si je voulais privilégier les éléments défavorables à la personne, je pourrais le faire sans difficulté, et probablement en plus que ça aiderait au succès du livre. Il est assez facile de faire un succès biographique en déboulonnant une grande figure, en allant montrer des comportements inadéquats, des mesquineries, des tricheries, etc.

Imaginons que le matériau soit fait de dix mille pièces : interviews, lettres, documents divers, etc. Si je sélectionne 150 pièces à charge, que je construis mon livre autour de ces 150 pièces à charge, je triche. Ce que j’appelle « aider Derrida », dans ce cas-là, c’est d’essayer de garder une position équilibrée, de garder le poids respectif des choses et de ne pas être dans la quête du scoop, de ne pas être dans la quête du scandale… En ce sens, j’aide parfois Derrida, mais j’aide aussi ses proches, je tente d’être juste avec un certain nombre de personnages secondaires qui tournent autour de lui, de ne pas prendre parti dans des conflits parfois embrouillés, dont de nombreux éléments nous échappent. Prenons un cas, par exemple, celui de la relation avec Sarah Kofman. Les derniers temps de cette relation entre Derrida et Sarah Kofman sont très douloureux; il y a des difficultés des deux côtés. On sent combien cette relation est difficile, on se dit que Derrida n’est pas toujours aussi patient et généreux avec elle qu’il l’a été avec d’autres. Mais je m’en voudrais de donner un avis trop rapide sur cette succession de malentendus et de blessures.

Je pense qu’on entre là dans le mystère d’une relation, où beaucoup d’éléments nous échappent. Je préfère donc rapporter des faits, ajouter des pièces, sans écarter trop de choses, mais sans essayer de conclure et en évitant en tout cas de poser des jugements. Je n’ai pas à conclure sur ces difficultés relationnelles. Je n’ai pas à conclure à propos du conflit Derrida/Foucault. Je constate dans la relation avec Lacan par exemple qu’il y a de la mauvaise foi de part et d’autre, il y a vraiment eu des choses déplaisantes chez l’un et chez l’autre, probablement beaucoup de non-dits. Je laisse entendre que c’est un rendez-vous manqué, mais c’était un rendez-vous structurellement manqué, du fait de la différence de génération, du tempérament des deux hommes, etc. Mais si le lecteur est lacanien, il doit pouvoir lire mon livre en ayant le sentiment que j’ai été honnête, que je n’ai pas forcé le trait.

 

Dès le départ, vous semblez avoir eu une certaine conscience de ce qui se passait au niveau du champ philosophique autour de Derrida et son œuvre. Lors de ce travail laborieux, vous avez d’ailleurs rencontré des difficultés que vous rapportez dans les Carnets, des obstacles qui ne devaient pas être pris à titre personnel bien sûr, mais qui relevaient peut-être plutôt de la structure de ce champ. À travers ce travail qui comportait des risques, est-ce que vous croyez que votre position disons hors-champ philosophique puisse avoir été d’un quelconque secours?

Il y a une anecdote que je rapporte dans Trois ans avec Derrida et qui m’a beaucoup amusé, une sorte d’acte manqué. Vous savez, quand on commence une biographie, les premiers témoins qu’on aborde, c’est très difficile, parce qu’on a encore énormément d’insuffisances. Or, c’est un petit monde, et les gens très vite vont se téléphoner. On sait que quelque chose se prépare. Si vous faites des gaffes lors de vos premières rencontres, ça risque de vous fermer beaucoup de portes par la suite. À un moment, je reçois par erreur un courriel de Jean-Luc Nancy adressé à un de ses amis, où il dit « tu sais sans doute qu’une biographie se prépare par un Belge » (je ne suis pas belge, mais bon, j’ai un nom belge…) « un certain Peeters, je n’ai aucune idée de ses qualités philosophiques mais Marguerite dit qu’il est très respectueux de la personne de Jacques; je vais le recevoir dans quelques semaines, je pense que tu peux aussi le rencontrer… » Mais moi je suis en copie par erreur, parce qu’il a dû partir d’un message que je lui avais envoyé et qu’il a fait un malencontreux « répondre à tous ». Je lui réponds aussitôt : « cher Jean-Luc Nancy, je n’ai moi-même aucune idée de mes compétences philosophiques et aucune garantie à apporter à cet égard; j’espère être à la hauteur de ce que Marguerite pense à propos du respect de la personne de Jacques ». Jean-Luc Nancy était extrêmement embarrassé. Finalement, notre long entretien se passe très bien, on s’avance même assez loin sur le terrain philosophique. Et lorsque je le quitte, il me confie pour une semaine les très nombreuses lettres que Derrida lui avait envoyées depuis 1972.

2002 Portrait de Nancy

Jacques Derrida, portrait de Nancy, 2002.

La confiance se crée petit à petit; c’est l’un des enjeux d’un tel travail, l’un de ses défis. J’étais une forme d’outsider, puisqu’on ne peut pas considérer qu’une licence de philosophie fait de moi un philosophe – on peut juste dire que j’ai une teinture philosophique –, mais je n’étais pas tout à fait un outsider non plus puisque j’avais rencontré Derrida à plusieurs reprises, sans être du tout un intime, suffisamment pour que Marguerite me dise, au tout début de mon projet : « de toute façon une biographie va se faire, et tant qu’à faire, autant que ce soit vous, parce que Jacques vous appréciait ». Dès ce moment, j’ai une autorisation qui vient de l’intérieur, non pas à cause de mes compétences philosophiques, moins encore parce que j’aurais été un collègue ou un disciple, mais parce que le courant était bien passé entre nous, à propos de ce livre qui nous avait rapprochés, le récit photographique Droit de regards[4]. Il avait dû se dire, quelque chose comme « tiens, ce jeune homme » (puisqu’à l’époque j’étais un jeune homme) « et son amie Marie-Françoise Plissart sont des gens », je ne sais pas, est-ce qu’on pourrait dire « honnêtes », « corrects », « intéressants » ? Quelque chose comme ça, dont il avait parlé à Marguerite et dont elle se souvenait. Je n’étais donc pas tout à fait quelqu’un qui sortait de nulle part, j’avais cet aval mais qui tenait plus à celui que j’étais, à l’impression que j’avais laissée. D’où la phrase « Marguerite pense qu’il est très respectueux de la personne de Jacques ». J’accepte cette phrase – parce qu’elle n’a pas dit « il est fasciné par Jacques, il est en idolâtrie ». Elle a dit que je lui semblais « respectueux ». Eh bien oui, je pense que mon livre est respectueux et je ne considère pas pour autant que ça me met du côté de l’hagiographique.

J’ai essayé d’être digne de la confiance que m’accordait Marguerite. Elle ne demandait pas à me lire avant publication, elle ne demandait pas à contrôler mon travail, à savoir qui je rencontrais, etc. Dès l’instant où elle m’a permis d’y aller, elle m’a laissé y aller totalement. Cela m’imposait sans doute d’intérioriser la contrainte. Il m’est arrivé de me relire en me demandant si telle ou telle phrase n’était pas blessante pour des gens de l’entourage. Je n’ai rien caché d’important, mais parfois j’ai glissé un peu rapidement, lorsque je rencontrais des situations humaines délicates. Mon livre est paru en 2010, l’année où Derrida aurait eu 80 ans. Il me semblait devoir aussi tenir compte de tous ceux qui l’avaient connu et dont la sensibilité était encore à vif. Sans tricher avec la vérité, mais en sachant lever le pied.

Ce qui est assez drôle, c’est que dans Trois ans avec Derrida, je vais un peu plus loin. Je joue donc à certains égards un double jeu. Dans Trois ans avec Derrida, comme j’écris à la première personne, je m’autorise parfois à dire « ce livre-là me tombe des mains, ce n’est pas le Derrida que j’aime », puis à un autre moment « cette personne-là m’a raconté des choses fascinantes, celle-là ne m’a pas paru sincère, etc. ». Là, c’est vraiment moi qui donne mon point de vue, absolument subjectif et parfaitement critiquable. À l’intérieur de la biographie, je suis nettement plus retenu. Il y a des choses que je peux dire dans le cadre d’un entretien, que je peux écrire dans Trois ans avec Derrida, mais dans la biographie je pense que cela encombrerait inutilement mon lecteur.

La suite de l’entretien dans la troisième partie : Les communautés de réception.


 

Notes

[1] Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, Verdier, 1987. Pour une étude de la réception de Heidegger et une analyse polémologique des différentes affaires Heidegger dans la maison France, le lecteur pourra consulter l’ouvrage de Dominique Janicaud, Heidegger en France, Tome I Récit, Tome II Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001.

[2] Edward Baring, The Young Derrida and the French Philosophy, 1945-1968, Cambridge University Press, 2011.

[3] Ernest Jones publie une biographie sur la vie et l’œuvre de Freud en trois tomes (Vol 1 1953, Vol 2 1955, Vol 3 1957) à Londres aux Éditions Hogarth. Voir Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Freud (3 tomes), Paris, Éditions Presses Universitaires de France, 2006.

[4] Droit de regards, avec une lecture de Jacques Derrida, est publié en 1985 aux Éditions Minuit. Pour la nouvelle édition, voir Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010.

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