Nomographier l’axe Lancaster/Saint-Nérée

Critique de l’ouvrage Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec de Frédéric Parent, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 281 p., et du roman Tas-d’roches de Gabriel Marcoux-Chabot, Montréal, Éditions Druide, 2015, 502 p.

Par Simon Labrecque

C’est à Saint-Aimé et Saint-Jean Chrysostome qu’il opérait, depuis plusieurs années sans doute, dans ces villages pauvres de la Beauce, ouverts par erreur à la colonisation. On avait rasé des forêts dures d’épinettes pour découvrir une terre ingrate et rocheuse qui n’arrivait pas à nourrir son maître.

Madeleine Ferron[1]

 

En arpentant les routes dites régionales ou secondaires situées sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, chemins sinueux numérotés dans les 200, on prendrait vingt heures (sans neige ni froid) pour marcher la centaine de kilomètres qui, à la fois, lie et sépare les villages de Lancaster, dans l’Érable, et de Saint-Nérée, dans Bellechasse, face à Québec.

Lancaster - Saint-Nérée modAujourd’hui, GoogleMapsTM et d’autres outils similaires permettent d’envisager rapidement quelques trajectoires distinctes pour cette traversée quasi complète de Chaudière-Appalaches d’ouest en est, le long des champs et des forêts, sans mettre le pied sur l’autoroute (auto-rut) 20 – traversée quasi complète car la région s’étend à l’est de Saint-Nérée et que Lancaster se situe à l’ouest de Lotbinière, donc dans la région Centre-du-Québec. Le trajet direct le plus méridional donné à voir par le Cartographe californien part du bureau de poste de Lancaster, traverse les villages de Sainte-Agathe, Saint-Patrice-de-Beaurivage, Scott, porte de la Beauce sur la rivière Chaudière, puis Sainte-Claire, sur l’Etchemin, et Saint-Lazarre-de-Bellechasse, pour arriver à Saint-Nérée par le 5e rang ouest. Au terme de ce voyage l’ayant mené d’un lieu isomorphe au hameau dénommé « Lancaster » par le sociologue Frédéric Parent dans Un Québec invisible, la pèlerine ou le pèlerin pourra rejoindre le 5e rang est pour y rendre ses hommages aux terres néréennes de Tas-d’roches, de l’écrivain, éditeur et chercheur Gabriel Marcoux-Chabot.

L’objet idoine de cette randonnée pensante pourrait être le faisceau des modes d’écriture permettant de rendre compte de manière non triviale de l’habitation des lieux. C’est du moins l’idée qui a émergé et insisté chez moi au fil de ma lecture syncopée des deux livres depuis l’automne[2]. S’ils relèvent en principe des champs distincts de la sociologie et de la littérature, un certain territoire et un souci du vivre- lient en effet ces deux ouvrages. S’y agitent des histoires de rangs, de villages et de ruralité qui demeurent irréductibles au graphe de type autoroutes-banlieues qui pèse lourd dans la trame du pays en périphérie des « centres urbains »[3].

La lecture conjointe d’Un Québec invisible (ci-dessous, U) et de Tas-d’roches (T) me pousse à formuler cette proposition sur la différence entre littérature et sociologie comme pratiques d’écriture : la littérature préserve les noms pour mieux imaginer des relations significatives, alors que la sociologie conserve les relations qu’elle formule au prix des noms. Ici, Marcoux Chabot situe très précisément les aventures de son personnage entre Saint-Nérée et la ville de Québec, alors que Parent forge le nom fictif de Lancaster pour analyser les rapports sociaux qui façonnent la vie quotidienne d’un village exemplaire.

 

Relations > Noms : le pari sociographique

details_L97827637250861Professeur de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, Frédéric Parent écrit dans une note de la section méthodologique de sa monographie : « Nous avons changé le nom réel de la plupart des lieux géographiques, ainsi que celui des habitantes et habitants du village pour des raisons juridiques. » (U, p. 21, note 40) Ces raisons ne sont toutefois pas explicitées et leur caractère « juridique » demeure énigmatique. Dans sa thèse de doctorat à l’origine du livre, Parent écrivait déjà que « [t]ous les noms pouvant faciliter l’identification du village étudié ont été changé »[4], sans discuter des détails de cette transformation. Dans un entretien à la radio de Radio-Canada le dimanche 7 juin 2015, l’animateur Michel Désautels a toutefois mentionné deux raisons plausibles pour l’anonymisation sociologique : le « souci de la confidentialité » et le désir de faire réfléchir à l’« exemplarité » des observations présentées.

Parent, spécialiste de la tradition monographique en sol québécois, a exprimé son accord et ajouté qu’il n’avait « pas le choix », lui, de respecter la confidentialité. Les chercheurs n’ont en effet pas le « privilège journalistique » de pouvoir choisir d’exposer ou de protéger leurs sources. Ils sont tenus de promettre et de produire un anonymat sécurisant, sanctionné par un « accord » signé avec les participantes et participants aux entretiens et à la collecte des données. On suppose que les comités d’éthique de la recherche universitaires sont les institutions qui imposent cette norme afin de protéger les sujets/objets d’étude. Dans un cas comme celui-ci, l’anonymat individuel ne suffisait pas pour objectiver et exemplariser « Lancaster ». Il fallait garder secret le lieu même, vu sa petite taille. En pratique, cette norme sociologique sert également à favoriser la continuité de l’approche mono- ou ethnographique elle-même, qui requiert d’établir des relations de confiance à répétition. Cette approche et la recherche dans son ensemble bénéficient de la promesse et de la production d’anonymat.

Un tel secret peut cependant avoir un effet pervers sur l’attention du lectorat (à moins que l’attention lectrice soit elle-même déjà pervertie?), si elle affectionne les jeux de pistes, la traque aux signes ou la chasse aux indices. Le camouflage ou le codage annoncé comme tel peut en effet être reçu comme une invitation à tenter de percer le mystère – et le verbe « percer » laisse entendre qu’une violence certaine peut être à l’œuvre dans la foulée de l’impression prenante d’être invité à essayer de démonter un dispositif de protection (le désir du hacker est de cet ordre). La note agit alors comme un défi, un appel à soumettre l’art d’écrire sociologique à l’art de lire critique. Et c’est ainsi que j’en suis venu à développer la fierté quelque peu adolescente d’avoir (selon moi) réussi à décrypter le vrai nom de Lancaster[5]… Lister les avantages et les inconvénients de l’exposition du résultat me fait toutefois croire qu’il vaut mieux ne pas insister, car un nom mènerait à d’autres, voire à tous. Plutôt rejouer La lettre volée.

Qu’en est-il du rôle de l’anonymisation pour favoriser la réflexion sur l’exemplarité des observations sociologiques? Le village analysé en profondeur, monographié par Parent, exposé comme la somme des relations sociales qui s’y jouent, pourrait-il être n’importe où? Tout sujet est-il réductible à l’ensemble des liens qui le traversent – tout point est-il strictement défini par son voisinage? En pratique, devrait-on alors simplement passer sous silence le fait que, à la fin de sa préface, le sociologue Marcel Fournier rebaptise l’auteur du livre qu’il présente depuis plusieurs pages « Frédéric Dion » (U, p. xii), plutôt que Frédéric Parent, sachant que l’erreur est humaine et qu’il est ici question de la fonction ou de la relation « auteur », qu’importe le nom réel de l’individu louangé?

Une réponse strictement positive à ces questions serait en accord avec plusieurs courants « relationnels » ou « relationnistes » de la pensée contemporaine, mais, pour sa part, Parent semble inviter à répondre par la négative. En effet, la région spécifique où se situe le village étudié est inscrite dans le sous-titre du livre : « enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec ». Les noms comptent malgré tout et les conclusions promises sont à saveur locale. La généralisation la plus pertinente serait à l’échelle de cette « grande région », sinon de la province (mais alors, sans compter les « régions éloignées », « ressources », etc.).

Dans la promotion et la réception médiatiques de l’ouvrage de Parent, la mention de la ville de Québec comme « centre » aura permis de lier la publication à ce qui circule depuis plusieurs années déjà, voire depuis Arthur Buies, sous le nom de « mystère de Québec ». Dans l’entretien radio de juin 2015, Parent a affirmé que cet angle était surtout celui de son éditeur, même s’il en traite dans son introduction et sa postface. Le « mystère Québec », ce serait donc surtout du marketing…

Ce n’est cependant pas que du marketing, puisque les faisceaux de relations singulières qui composent un village comme « Lancaster » sont liés à son histoire nécessairement unique, qui est enchevêtrée dans d’autres histoires uniques. Ici, il s’agit d’un village « ouvert » au milieu du XIXe siècle, à l’époque de la construction des chemins de fer du Grand Tronc et du National Transcontinental Railway. Il existe une série de villages semblables qui furent aussi des « stations » (Laurier-Station en préserve clairement le souvenir nominal), souvent adjointes de bureaux de poste, au sud du Saint-Laurent et des terres qui bordent immédiatement le fleuve, colonisées dans un premier temps.

Ces terres-ci ont surtout été colonisées à partir des terres longeant la Chaudière. Il y va donc d’une colonisation de deuxième ou de troisième vague, centrée sur le méridien liant « l’Europe de l’Amérique » aux États-Unis par l’ancien comté de Dorchester et se déportant progressivement vers l’ouest par le défunt tronçon Charny-Sherbrooke. Les « familles souches » identifiées par Parent comme des forces déterminantes dans la vie religieuse, économique et politique de « Lancaster » proviennent donc surtout de la Beauce, « ouverte » quelques décennies plus tôt, au milieu du XIXe siècle. Pour le sociologue, ces « familles souches » gardent encore aujourd’hui un pouvoir important, bien qu’elles doivent composer avec de nombreuses familles « anciennes », établies après elles (à l’époque où « le village » et « la station », entités distinctes, s’engagèrent dans des rivalités promises à l’incystance des « guerres de clochers »), ainsi qu’avec des familles « nouvelles », surtout liées au « développement local » et à d’autres initiatives technocratiques de l’administration provinciale ou régionale.

Pour Parent, la famille demeure en vérité le groupement ou le réseau le plus significatif en ces contrées. Ceux et celles qui vivent à « Lancaster » ou autour n’auront donc pas besoin qu’on leur donne « les vrais noms » pour reconnaître les réseaux qui dominent, que ce soit dans la sphère religieuse, l’économie régionale ou la politique municipale. Le lectorat pourra placer ses propres noms dans les structures et les dynamiques sociographiées et pourra traduire les variations de son histoire locale, selon les familles « souches », « anciennes » et « nouvelles » de son coin de pays. Comme en témoignent depuis longtemps la littérature et la télévision québécoises – disons, le Bouscotte de VLB –, ces configurations familiales en sol rural trament le pays incertain de ses coins les plus solides et francs à ses recoins les plus tristes et sombres, « la ville » pouvant dès lors y être perçue comme l’émettrice rayonnante d’un anonymat ou d’une déliaison salutaire – ou comme le terreau des miasmes du dérangement perpétuel et de la solitude massifiée, selon sa position dans l’antagonisme ville-campagne.

 

Noms > Relations : l’inscription romanesque

1C-tas-drochesLe village de Saint-Nérée fut fondé au milieu des années 1880, à la fin de la vague de colonisation durant laquelle Lancaster émergea. Le personnage central et éponyme du roman Tas-d’roches se prénomme en vérité Josélito. Né au Chili, sa vie en « bellechassoise contrée » est due à son adoption par un couple issu de ces familles que Parent qualifie de « souches », les Chabot et les Goulet. Après un prologue recommandant entre autres au lecteur de profiter de la longueur des chapitres pour les lire sur la toilette, le livre choral s’ouvre par une présentation des lieux et des généalogies marquées par un rapport hyperbolique à la quantité de roches du sol néréen.

Par les trois voix narratives qui s’enchevêtrent progressivement selon un marquage typographique original, l’auteur brode donc des relations et des péripéties fictives sur des noms réels qui ancrent l’acte de conter et enracinent l’objet-livre dans le territoire vécu. Il s’agit d’un processus littéraire classique. Le fait que Tasderoches (surnom à l’orthographe variable) se mette lentement à distinguer ces voix en lui, à les entendre et s’y adresser (frôlant la folie), complique le dispositif d’un tour (post)moderniste. Les trois voix, en effet, ne se soucient pas des mêmes noms.

Dans sa critique publiée dans Le Devoir en octobre dernier, Christian Desmeules a parlé de Tas-d’roches comme d’un « derby littéraire » et une « expérience de métissage extrême ». Il résume et commente ainsi l’enchevêtrement des trois voix narratives :

Au premier plan, un narrateur qui entend rapporter les faits au mieux de ses capacités, auquel s’ajoute une fable médiévale « donjon-et-dragonnesque » et, dans les marges, une série d’incantations en innu exaltant le territoire.

Des passages en innu? Écrire dans une langue qu’on ne parle pas soi-même? Bravo, oui. Mais dans le cadre d’un roman qui a pour épicentre le Cinquième Rang Est à Saint-Nérée, on peine à comprendre quelle est la fonction de cette acrobatie linguistique dans le cadre du récit, sinon celle de jeter un peu de poudre aux yeux du lecteur – qui était déjà en train de se les frotter.

Il aurait pourtant suffi de donner au protagoniste des parents biologiques montagnais pour que l’artifice poétique devienne tout à coup légitime dans le cadre du roman.

L’usage de la langue innue ruinerait donc le réalisme littéraire? Sans présumer des compétences linguistiques du critique, me fiant uniquement à ma propre incompétence en la matière (que je crois cependant représentative), il me semble plus juste de dire que c’est le nom « innu » qui dérange Desmeules, puisqu’il semble soucieux de faire remarquer à l’écrivain que Bellechasse n’est pas, selon ce qu’on peut en savoir, un territoire innu. Desmeules fait comme si Marcoux Chabot, néréen de naissance, s’était fourvoyé, ou comme s’il cherchait à leurrer son lecteur qui risque fort de mal connaître la répartition des nations premières dans la province – mais qui risque toutefois de se demander si les Innus ne sont pas plutôt sur la rive nord du fleuve…? Pour ma part, si je crois savoir que la troisième voix narrative est en « innu » (elle qui inclut souvent du français), c’est uniquement parce que l’auteur l’a écrit ainsi dans ses remerciements et que l’éditeur le mentionne en quatrième de couverture – parce qu’il est fait usage du nom « innu » (mais pas innu-aimun). En vérité, je ne saurais dire si la langue utilisée est celle des Abénakis, des Malécites ou des Hurons-Wendats, voire si c’est une langue autochtone ou une langue inventée. Je ne sais pas ça.

À mon sens, le fait le plus intéressant lié à cet usage d’une langue dont la présence même laisse songeur me semble précisément son caractère dépaysant, étrangeant ou forainisant. On y perçoit une altérité qui ne se réduit que partiellement par la traduction, car on ne saurait dire, lorsque des mots français sont inclus, s’il s’agit bien de traductions ou si la troisième voix est bilingue et dit des choses différentes dans chaque langue. L’effet réel de la présence de cette altérité pressentie comme originelle, comme étrangeté initiale du territoire autochtone à une langue venue d’Europe, est de donner à voir au lectorat sa propre pratique de l’ignorance et de l’évitement. Dans mon cas, du moins, j’ai souvent passé très rapidement sur ces passages, ne sachant les lire avec aisance et cherchant des repères familiers aux alentours, m’accrochant au mieux à la présomption d’une traduction qui n’est peut-être qu’illusoire. Ce regard évitant, je n’ai pu m’empêcher d’en reconnaître la semblance, le pratiquant presque chaque jour sans y songer en marge des transports collectifs : il est très proche du regard fuyant du passant dans la rue qui ignore intentionnellement, avec maints efforts, ceux et celles qui y vivent.

Marcoux-Chabot a donc le mérite de nommer, parfois à mi-mot, certains aspects négligés de la vie en ces latitudes. Outre la question des langues autochtones, il nomme parmi la culture quotidienne des jeux et des divertissements dont la présence manque, selon moi, à la monographie de Parent – à quoi joue-t-on à « Lancaster »? Songeons ainsi à la passion persistante de certains adolescents buveurs-de-bière pour Donjon & Dragons – c’était avant le speed et les écrans plats –, ou à l’importance des courses de démolition automobile (« la démol », le derby) dans la rivalité entre les villages et dans la structuration du temps libre passé à préparer des carcasses vouées à une rencontre entre-fracassante parfumée à l’essence un doux soir d’été.

En supplémentant son roman d’une bière artisanale produite par la microbrasserie Bellechasse, en documentant avec son frère Moïse ce geste d’une rare matérialité et en organisant un lancement néréen, Marcoux-Chabot affirme en actes son rapport nourrissant et apaisé au terrain mis en mots. Si la comparaison avec Fred Pellerin et Saint-Élie-de-Caxton s’impose d’elle-même (ou plutôt, avec l’aide de l’éditeur en quatrième de couverture), il faudrait aussi comparer ce rapport à celui apparemment plus trouble que Samuel Archibald dit entretenir avec Arvida, par exemple, lui qui se refuse à une littérature qui deviendrait outils du « développement régional », ou encore avec le rapport à la cartographie des expérimentations adolescentes travaillé par Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu. Avec son « lyrisme tellurique » (expression d’Archibald désignant une des tendances formant le « néoterroir »[6]), Marcoux Chabot devient sans doute avec ce roman le représentant le plus typique de ce que Benoît Melançon de L’Oreille tendue a surnommé joyeusement « l’école de la tchén’ssâ » en littérature québécoise, expression qui a connu un certain succès : « Cette école est composée de jeunes écrivains contemporains caractérisés par une présence forte de la forêt, la représentation de la masculinité, le refus de l’idéalisation et une langue marquée par l’oralité. » Si la production de colostrum par le héros néréen qui se relève à la toute fin déjouera assurément les prédictions quant à « la représentation de la masculinité » dans Tas-d’roches, peut-être faut-il souligner que la production de « lait paternel » est parfois un symptôme de la cirrhose. La forêt, quant à elle, est belle et bien présente, elle appelle en plusieurs langues et sait se faire entendre à qui de droit.

 

Ni sociologie, ni littérature?

À la fin de son introduction, Parent affirme : « Il semble urgent de constituer un observatoire de la ruralité contemporaine par des études ethnographiques qui dépassent les simples inventaires statistiques, lesquels ne permettent pas de nous faire connaître de façon approfondie le Québec des régions. » (U, p. 8) Des initiatives comme le numéro 295 de la revue montréalaise Liberté, « Les régions à nos portes », signalent que la littérature peut contribuer à une intelligence collective des modes d’habitation d’ici. La fiction se présente parfois comme une forme d’ethnographie et des sociologues savent déjà en reconnaître les mérites. Une forme réactivée d’études culturelles (expression que littéraires et sociologues semblent s’entendre pour détester) pourrait donner lieu et nourrir des liens entre ces multiples initiatives cherchant à produire un savoir du singulier.

Penser le singulier n’est peut-être possible qu’en combinant le savoir des noms et celui des relations, même s’il faut, dans la recherche, privilégier les uns au prix des autres. Dans une perspective conciliante, « libérale » ou « aristotélicienne », ce serait justement par leurs différences de point de vue que les écrits de Parent et de Marcoux-Chabot peuvent ensemble nous aider à penser les conditions et les conséquences de la vie en ces lieux mitoyens que sont les campagnes proches. À ces modes d’écritures, il faudrait sans doute ajouter des tentatives plus radicales, soit par leur intensité plongeant dans l’obscurité locale (un roman d’horreur à écrire sur une cabane abandonnée), soit par leur ampleur s’échappant jusqu’au confins d’un continent (les écrits de Jean Morisset, originaire de Saint-Michel-de-Bellechasse). Il s’agit de rendre compte de plusieurs hameaux liés aux centres urbains par des autoroutes offrant la promesse quotidienne d’une échappée dans la wilderness lointaine, mais qui débouche quotidiennement sur une municipalité domestiquée. Celle-ci n’est ni la ville, ni la banlieue, ni l’éloignement véritable, car contrairement aux régions « ressources », l’Érable, Lotbinière ou Bellechasse semblent immunisées contre la menace de la fermeture littérale, sinon contre la fermeture symbolique dont on les accuse en tant que foyers du Crédit social et d’autres forces « autonomistes ». Pour un bon moment encore, entre Québec et Montréal, ou Québec et ailleurs, il faudra bien pouvoir s’arrêter pour faire le plein d’essence.


 

Notes

[1] « Le Don de Dieu », dans Cœur de sucre. Contes, Montréal, Éditions HMH, coll. « L’Arbre » (vol. 9), 1966, p. 28 – livre achevé d’imprimé il y a cinquante ans, le 25 février 1966.

[2] J’ai acheté Tas-d’roches parce que la publicité mentionnait Bellechasse et une écriture héritant de Rabelais, Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu. J’ai demandé qu’on commande Un Québec invisible pour recension dans Trahir, afin de découvrir le village dont il y était question. Le livre m’a été envoyé gratuitement par l’éditeur mais, suite à un contretemps, j’ai dû le récupérer dans un lointain centre postal du parc industriel de l’arrondissement d’Anjou, à Montréal. Revenant en transport collectif, j’y ai découvert que le nom du village dont il est question est gardé secret. Cette péripétie a d’emblée marqué ma lecture; je ne suis pas certain d’en être revenu.

[3] Un signe distinctif de la banlieue récente par rapport au village plus ancien : le nombre d’églises par rapport au nombre d’habitants (1 pour 18 000 à Saint-Jean-Chrysostome, 1 pour 1600 à Lancaster; le premier « village » s’est assurément transformé en banlieue depuis la Deuxième Guerre mondiale).

[4] Frédéric Parent, Dieu, le capitalisme et le développement local : conflits sociaux et enracinement territorial. Étude monographique d’un village québécois, thèse de doctorat, Université de Montréal, 2009, disponible en ligne, p. 75, note 118.

[5] Quelques recherches électroniques ont suffi, ce qui peut semer le doute quant à la constance du dispositif de protection. Je suis d’abord parti du fait que le village décrit par Parent est situé à proximité de la fictive Rivardville (sic) et que cet endroit, selon les Propos rustiques publiés par l’abbé Camille Roy en 1913 et cités par Parent dans sa thèse (op. cit., p. 77, note 10), était autrefois surnommée « la métropole des Bois-Francs » (référence qui a disparu du livre). Cette dernière expression se retrouve mot pour mot dans un autre livre rendu disponible par GoogleBooksTM. Ensuite, le nom véritable de l’imprimeur de la monographie publiée à « Rivardville » pour le centenaire de la paroisse, inclus dans la thèse mais absent du livre, a permis de confirmer le nom du lieu repéré. Il aura ensuite fallu trouver un village à proximité dont les dates de fondation correspondent à celles de « Lancaster » et qui est également présenté comme ayant été nommé par un important colon capitaliste selon le nom de son village natal en Angleterre (U, p. 33) pour retrouver le nom original. À rebours, j’ai alors pu remarquer que le véritable nom de « Lancaster » apparaît une fois dans une note de la thèse, qui reproduit un extrait d’entretien avec un jeune producteur de gorets. C’est sans doute un oubli. Ce vrai nom n’apparaît pas dans le livre.

[6] Samuel Archibald, « Le néoterroir et moi », Liberté, vol. 53, no 3 (295), 2012, p. 17.

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