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Plautianus’s Breastplate: Methodological Implications of the Study of Treason, Conspiracy, and Corruption

By Simon Labrecque | this article is available in pdf format

1 Scribere est agere. See Sir William Blackstone, Commentaries, Book IV, chap. 6. Compare Machiavelli, Discorsi, III, 6 (I Classici del Giglio, pp. 424-26) and Descartes, Discours de la méthode, VI, beginning. —Leo Strauss

Summary

Written in the winter of 2014, this article offers a detailed study of the first note in Leo Strauss’s “Persecution and the Art of Writing.” Rereading Blackstone, Machiavelli and Descartes on treason, conspiracy and corruption allows the identification of a singular rhetorical motif, Plautianus’s breastplate, which has to do with the reversibility of this type of accusations. This has consequences for both political life and academic politics.

Résumé

Écrit à l’hiver 2014, cet article propose une étude détaillée de la première note du texte « La persécution et l’art d’écrire », de Leo Strauss. La relecture de Blackstone, Machiavel et Descartes sur la trahison, les conspirations et la corruption permet de tracer les contours d’un motif rhétorique singulier, le plastron de Plautien, qui met en lumière la réversibilité des accusations de ce type. Cela a des conséquences tant pour la vie politique que pour la politique académique.

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« L’avenir y est un passé qui a déjà été. » Remarques paratextuelles sur ce qui (re)sourd autour d’A. Kojève

Par Simon Labrecque

J’aimerais mettre en rapport un court texte publié par Giorgio Agamben, récemment commenté par Sylvia Mazzini, et la leçon esthético-politique portée par les films No (P. Larraín, 2012) et Z (Costa-Gavras, 1969). En deux mots : il s’agit là de films historiques qui, en tant que tels, donnent à penser ce que le futur proche semble réserver. Le texte d’Agamben suggère également que ce qui vient promet de ressembler à ce qui a déjà été. Il y va bien entendu de la résurgence d’un certain fascisme – et de ce dont « Europe » est le nom.

Il est sans doute banal d’énoncer que le passé peut enseigner l’avenir, en plus de l’influencer. On croira peut-être réfuter cette idée reçue en affirmant que le temps, sinon l’histoire, est une droite sur laquelle il n’y a de répétitions qu’avec des différences, et qu’en vérité on échoue toujours à tirer les leçons adéquates de ce qui a été. Ces deux énoncés ne sont pourtant pas incompatibles. Le début de la fin du Chili de Pinochet, donné à voir dans No, et la veille de la Grèce des colonels, mise en images par Costa-Gavras, peuvent très bien « enseigner » ce qui sourd sans que ce qui s’annonce implique nécessairement la venue de militaires et de policiers à la tête de l’État, par exemple. Il sera probablement – ou il est déjà – jugé plus sage de laisser les uniformes au vestiaire… Question esthétique, peut-être. À mon sens, No et Z disent néanmoins que ce qui sourd est ce qui, toujours déjà, resourd. Ce qui vient, ce qui survient n’est peut-être jamais autre chose que ce qui revient, un revenant, comme Jacques Derrida le laisse entendre dans Spectres de Marx[1] – ou encore, comme on le dit depuis longtemps autour du Lac Saint-Jean, par exemple, aller quelque part, arriver ou retontir, c’est bien « arsoude »[2].

Pour mettre cet énoncé en rapport avec l’incursion datant maintenant d’un an d’Agamben dans la sphère médiatique, je m’inviterai dans le voisinage d’Alexandre Kojève (1902-1968), à qui j’emprunte la phrase qui me sert de titre. Ce texte propose d’abord une mise en contexte, une généalogie d’un texte de Kojève qui est explicitement recommandé par Agamben pour penser notre temps. Ensuite, il traite plus directement des rapports entre pensée et politique en passant par la lecture kojévienne de Hegel pour revenir aux films No et Z.

 

Le texte d’Agamben

Le 24 mars 2013, Agamben, philosophe italien surtout connu pour ses travaux autour de la notion de souveraineté (cf. la série des Homo Sacer), donnait à lire dans Libération un court texte, traduit de l’italien par Martin Rueff, intitulé « Que l’Empire latin contre-attaque ». Ce texte a d’abord été publié en italien le 15 mars 2013 dans le quotidien italien La Repubblica – alors qu’à Montréal la police municipale se préparait à mater assidument la manifestation annuelle contre la brutalité policière, en compagnie d’observateurs venus de forces policières d’autres villes. Le 26 mars, Presseurop donnait à lire une traduction anglaise du texte d’Agamben qui s’est mise à circuler sur quelques blogs, dont celui du géographe Stuart Elden.

Dans son court texte, Agamben invite à une relecture. Il débute ainsi :

En 1947, Alexandre Kojève, un philosophe qui se trouvait aussi occuper des charges de haut fonctionnaire au sein de l’État français, publie un essai intitulé L’Empire latin. Cet essai est d’une actualité telle qu’on a tout intérêt à y revenir.

Le philosophe italien résume ensuite le texte de Kojève pour énoncer sa pertinence, au moment où l’Europe menace de « se désagréger de manière inexorable ». Il conclut qu’en se questionnant « sans plus attendre » sur la réarticulation de « la Constitution européenne », « on pourrait essayer de redonner à une réalité politique quelque chose de semblable à ce que Kojève avait appelé ‘l’Empire latin’. » Malgré la syntaxe maladroite de cette dernière phrase, on comprend qu’il s’agit d’un appel à donner corps à, ou au moins à penser, quelque chose comme un Empire latin. Ce nom désigne ici une entité politique unitaire fondée sur ce qu’Agamben appelle « les parentés réelles entre les formes de vie, de culture et de religion » des « nations latines » (d’Europe, semble-t-il), plutôt que sur une base « strictement économique » (qui serait le socle de l’Europe actuelle). Un Empire du Midi, si l’on veut, pour faire face à celui du Nord-Ouest – ou « quelque chose de semblable ».

 

Le texte de Kojève

L’essai dont il est question dans l’article d’Agamben s’intitule en vérité « Esquisse d’une doctrine de la politique française ». En 2007, la Bibliothèque nationale de France en publiait quelques extraits dans le livre Hommage à Alexandre Kojève. Actes de la ‘Journée A. Kojève’ du 28 janvier 2003, sous la direction de Florence de Lussy (pp. 86-98)[3]. La « Journée A. Kojève » soulignait l’entrée des archives du philosophe et conseiller politique d’origine Russe à la Bibliothèque nationale de France.

Le texte de Kojève est daté du « 27/VIII/1945 » (soit vingt-et-un jours après qu’une bombe atomique ait été larguée sur Hiroshima). Dans la présentation des extraits réunis dans l’Hommage, on apprend que l’essai a déjà été « publié dans le numéro inaugural de La Règle du jeu, revue fondée par Bernard-Henry Lévy en 1990, accompagné de quelques commentaires », mais que « le comité éditorial (sous la plume de Dominique-Antoine Grisoni) a jugé bon de le tronquer de plusieurs paragraphes ‘reposant sur des données économico-politiques dépassées’! » (p. 86). Cette version du texte portait le titre « L’empire latin. Esquisse d’une doctrine de la politique française » (p. 104). On apprend par ailleurs qu’« une traduction italienne a été également publiée dans le recueil de textes d’Alexandre Kojève intitulé ‘Il silenzio della tirannide’, avec un commentaire d’Antonio Gnoli (Milan, Aldelphi Edizioni, 2004) » (p. 86). La présentation se termine par ces lignes :

Il semble que le moment soit venu de mettre au point une édition intégrale de ce texte, en le replaçant dans son contexte et en le munissant d’un appareil de notes adéquates. Le caractère obsolète de certaines pages n’obèrent [sic] pas fondamentalement la valeur prémonitoire de nombre de vues qu’il contient (p. 86)[4].

Ce texte, rappelé par Agamben, énonçait la nécessité politique d’un Empire latin pour que la France puisse faire contrepoids à l’Empire soviétique et à l’Empire anglo-américain, auquel Kojève voyait l’Allemagne s’allier. Le philosophe-conseiller s’inquiétait du sort de son pays d’accueil, qui risquait d’être relégué au rang de « simple dominion » de cet Empire anglo-américano-germanique. Le fait qu’on parle d’empires est selon Kojève le signe clair d’une situation historique caractérisée par le passage de la forme-État à une autre forme, qu’il caractérise comme un « dépassement » de la nation comme facteur politique unifiant.

Au moment où la presse italienne se risque à parler d’un « Quatrième Reich », Agamben-le-latin, étudiant patient de l’axe politico-juridique romano-chrétien, invite à revenir au diagnostic prescriptif de Kojève pour réactiver ce projet d’un Empire latin.

Cependant, s’il est possible de parler aujourd’hui encore de « nations latines », c’est que déjà, il y a assez longtemps, quelque chose comme un Empire latin a été. Par ailleurs, en 1945, Kojève ne pouvait ignorer que le souvenir de l’Empire romain venait d’être explicitement réactivé, quelques années plus tôt, par le régime de Mussolini. Agamben, quant à lui, ne peut ignorer que l’alternative à l’« Empire » jugée possible, selon quelques pans influents de la pensée contemporaine dite critique, n’est pas un autre ou un contre-empire, mais « les multitudes » (dixeunt Hardt et Negri). En quel sens, alors, et pour qui un Empire latin peut-il prendre le sens d’un « projet »?

 

Un essai « souvent médité »

Kojève est mort en juin 1968. On peut déduire de la présentation de son texte « inédit » que s’il le publie en 1947, comme l’écrit Agamben, c’est seulement de manière confidentielle ou privée, sous le manteau – ou plutôt, sur les tables vernies de quelques officines de l’État français.

L’un des textes qui précèdent les extraits offerts dans l’Hommage mentionné plus haut confirme que l’« Esquisse » a circulé. Dans son intervention du 28 janvier 2003, intitulée « Le conseiller du prince », Raymond Barre écrit :

[J]e voudrais attirer votre attention sur un texte de Kojève que j’ai souvent médité. Écrit en 1945, ce document est intitulé Esquisse d’une doctrine de la politique française. Quand nous relisons ce papier, à la lumière de ce que nous avons vécu depuis qu’il a été écrit, à la lumière de l’évolution de l’Europe, des États-Unis, des problèmes qui se sont posés au cours des soixante dernières années, nous ne pouvons être que très intéressés par la vision de Kojève (p. 62).

C’est pour cette raison que Barre consacre les dernières pages de son texte à une discussion de l’« Esquisse » mémorable :

Ce que Kojève voyait d’important dans le bloc latin, c’était les valeurs profondes de ce dernier auquel il était attaché, qui lui paraissaient différentes des principes ou des valeurs qui inspiraient le bloc anglo-saxon, en ce sens que l’Empire latin auquel il pensait défendrait des valeurs spirituelles et intellectuelles que nous ne retrouverions pas dans le bloc anglo-saxon (p. 63).

Remarquons que Barre se fait prudent quant à l’importance véritable de telles valeurs pour « les latins » et quant à leur absence supposée chez « les anglo-saxons ». Kojève était également prudent, alors qu’il écrivait que

[l]a parenté spirituelle et psychique qui unit les nations latines semble devoir assurer à leurs relations à l’intérieur de l’Empire ce caractère de liberté, d’égalité et de fraternité sans lequel il n’y a pas de Démocratie véritable. Et on pourrait même croire que c’est seulement en instaurant la Démocratie dans l’ensemble du Monde latin qu’on peut lui enlever ce caractère « municipal » qu’elle possède tant qu’elle reste enfermée dans des frontières purement nationales. Seul l’Empire avec ses ressources matérielles quasi illimitées semble pouvoir permettre de dépasser l’opposition stérile et paralysante de la Gauche et de la Droite, irréductible au sein de la seule Nation, par définition pauvre et donc sordide. […] C’est peut-être en déterminant les rapports entre les nations au sein d’un Empire (et à la limite, – de l’humanité) que la Démocratie aura de nouveau quelque chose à dire au monde contemporain (pp. 94-95; je souligne).

Selon Kojève, « [l]’essentiel est que l’Union latine soit vraiment un Empire, c’est-à-dire une entité politique réelle. Or de toute évidence elle ne peut l’être qu’à condition de former une véritable unité économique » (p. 96). La condition de cette unité est, toujours selon Kojève, que « la France, l’Italie et l’Espagne commencent par mettre en commun les ressources de leurs patrimoines coloniaux ». Une « union économique métropolitaine » doit ensuite « compléter » cette « union économique coloniale ».

 

Quel empereur?

Il est plausible que Barre ait eu accès à l’« Esquisse » de Kojève assez tôt après sa rédaction, puisqu’il était proche du philosophe-conseiller dans les années d’après-guerre. Il faut toutefois savoir qui était Raymond Barre (1924-2007)! En 1953, il a traduit Scientisme et sciences sociales. Essai sur le mauvais usage de la raison, de Friedrich Hayek. Il a été « professeur (puis professeur émérite) à l’Institut d’études politiques de Paris, de 1961 à 1994, ainsi que professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris, chaire d’économie politique » (p. 4). Sa page Wikipédia nous apprend qu’« il publie en 1959 un manuel d’économie qui restera longtemps utilisé par les étudiants et qui est appelé familièrement Le Barre ». Il a aussi – surtout? – été vice-président de la Commission européenne chargé de l’Économie et des Finances de 1967 à 1973, ministre du Commerce extérieur dans le premier gouvernement de Jacques Chirac en 1976, Premier ministre sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing de 1976 à 1981 et Maire de Lyon de 1995 à 2001.

Sa remarquable intervention à la « Journée A. Kojève » relate ses rapports avec celui-ci, qu’il dit avoir rencontré en 1948. Après avoir été engagé comme interprète, Kojève était alors « chargé de mission » à la direction des relations Économiques extérieures (DREE), où Barre s’est également retrouvé « chargé de mission » (p. 56). Ils travaillèrent ensemble lors de plusieurs négociations internationales pour la mise en place du plan Marshall, des premières commissions économiques européennes et du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), ancêtre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Une fois ce contexte établit, il devient encore plus ardu de saisir comment Agamben peut croire qu’une « nouvelle Europe » puisse surgir (ou ressurgir) d’une relecture du texte de Kojève, alors qu’il semble précisément avoir été le plus cher aux yeux d’un Raymond Barre, par exemple, celui qu’il a « souvent médité » alors qu’il « bâtissait » l’Europe telle qu’elle s’est faite jusqu’ici – celui, à tout le moins, qu’il a décidé de porter à l’attention du public (ou de quelques initiés) lorsqu’est venu le temps de rendre hommage à Kojève. Le projet de Kojève aurait-il été « détourné »? Se serait-il fourvoyé en voyant dans l’Europe « économique » – qu’il semble lui-même avoir participé à faire advenir – une alternative aux deux empires d’alors? Kojève aurait-il été mal lu? Il semble en tous les cas avoir été lu, et ce, en hauts lieux – si l’on désire mesurer la hauteur de cette façon.

 


Alexandre Kojève (Aleksandr Vladimirovitch Kojevnikov), 1902-1968.

Alexandre Kojève (1902-1968) est connu comme grand lecteur de Hegel. Plusieurs écriraient sûrement « comme le plus grand lecteur de Hegel ». Je ne suis pas en mesure de juger de cette grandeur. Toutefois, l’impact du « Hegel-de-Kojève » sur la pensée française de la seconde moitié du vingtième siècle est abondamment documenté. Parmi ceux qui assistaient régulièrement au séminaire de Kojève sur Hegel, on compte entre autres Georges Bataille, Jacques Lacan, Raymond Queneau, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty et Jean Hyppolite. Leo Strauss, un ami de Kojève, lui envoya également quelques étudiants américains, dont Allan Bloom et Stanley Rosen. À mon sens, il importe de garder cela à l’esprit en lisant l’appel de Giorgio Agamben à relire l’« Esquisse d’une doctrine de la politique française » de Kojève pour réactiver le projet d’un Empire latin.

 

Philosophie politique et politique philosophique

Le débat Strauss-Kojève autour du Hiéron de Xénophon, rassemblé dans l’ouvrage De la tyrannie (Gallimard, 1997), a un statut quasi mythique chez ceux et celles qui s’intéressent aux rapports entre philosophie et politique, ou entre philosophes et politiques. Si Strauss y joue le rôle du philosophe séparatiste ou du penseur privé, de celui qui ne veut pas se mêler de « politique active » – préférant « élever des lapins et lire Platon », selon sa fille –, et que Kojève y joue le rôle de celui qui n’hésite pas à se faire « conseiller du prince », sinon penseur public, l’idée d’une influence sourde et obscure de Strauss semble avoir donné lieu à beaucoup plus de discussions que l’influence apparemment indéniable de Kojève[5].

Dans son texte sur l’Empire latin, Agamben écrit que Kojève était « un philosophe qui se trouvait aussi occuper des charges de haut fonctionnaire au sein de l’État français ». Cette formule peut laisser croire que Kojève s’est trouvé occuper lesdites charges de manière accidentelle, ou qu’il s’agit là d’un détail sans grande importance. Cependant, le philosophe-conseiller semble avoir été profondément convaincu de l’importance, pour un philosophe politique, de se faire « conseiller du prince », sinon de l’« empereur ». Tout à la fois, il considérait ses travaux philosophiques comme des interventions politiques. Dans sa contribution à l’Hommage à Alexandre Kojève, intitulée« Kojève. Le temps du sage », Jean-François Kervégan cite en ce sens une lettre de 1948 à l’intention de Tran Duc Thao, dans laquelle Kojève écrit :

J’ai fait un cours d’anthropologie philosophique en me servant de textes hégéliens, mais en ne disant que ce que je considérais être la vérité, et en laissant tomber ce qui me semblait être, chez Hegel, une erreur. Ainsi, par exemple, en renonçant au monisme hégélien, je me suis consciemment écarté de ce grand philosophe. D’autre part, mon cours était essentiellement une œuvre de propagande destinée à frapper les esprits. C’est pourquoi j’ai consciemment renforcé le rôle de la dialectique du maître et de l’esclave et, d’une manière générale, schématisé le contenu de la phénoménologie (pp. 17-18; je souligne).

Pour sa part, dans « Kojève’s Paris: A Memoir », Stanley Rosen écrit :

Kojève was what I have described elsewhere as the Mycroft Holmes of the French government. His desk was located in the Ministry of Foreign Economic Affairs, where he advised the minister, Robert Marjolin, who had been his student during the thirties. But he was also France’s chief adviser to the GATT legation, and he traveled regularly to the United Nations, where he spoke for his government on economic affairs. In addition, he had a network of disciples in the French civil service (p. 79).

Mycroft Holmes, le frère aîné de Sherlock et le seul esprit que ce dernier reconnaissait comme lui étant indubitablement supérieur, travaillait, selon Arthur Conan Doyle, au cœur de l’État britannique mais en marge de la hiérarchie officielle. Kojève semble avoir occupé une position similaire. Sherlock affirme même de son frère : « Occasionally he is the British government. »

Il est sans doute excessif d’attribuer un tel rôle à Kojève, mais il est légitime de se questionner sur ce que pourrait être une politique « kojévienne » qui ne soit pas celle de l’État français qu’il semble avoir influencé, déjà. Agamben, sur ce point, reste muet. À mon sens, son intervention médiatique a néanmoins le mérite de suggérer que Kojève peut être utile pour penser ce qui se joue aujourd’hui. Ce n’est pas, cependant, une proposition très neuve.

 

Revoir la fin de l’Histoire

Kojève est peut-être surtout connu pour sa lecture de l’idée hégélienne de fin de l’Histoire, qui est quant à elle souvent discutée en rapport avec la lecture « kojévienne » qu’en a donné Francis Fukuyama (lui-même « conseiller du prince » à quelques reprises) dans The End of History and the Last Man, en 1992. La fin de l’Histoire, telle qu’elle est communément comprise (et critiquée), est alors lue comme synonyme du triomphe du libéralisme économique et de la démocratie représentative (ou de l’oligarchie parlementaire) occidentale. En ce sens, la fin de l’Histoire aurait une date, elle serait apparue dans le « monde empirique » quelque part autour de 1989, disons à Berlin, et elle serait aujourd’hui encore – en principe, pour l’éternité – notre lot[6].

En termes de pratiques, la fin de l’Histoire selon Kojève signifie peut-être surtout qu’il n’y a plus rien de nouveau sous le soleil. Kervégan cite en ce sens ce passage de l’Introduction à la lecture de Hegel où Kojève écrit :

Rien ne change donc plus et rien ne peut plus rien changer dans l’État universel et homogène. Il n’y a plus d’Histoire, l’avenir y est un passé qui a déjà été; la vie y est donc purement biologique. Il n’y a donc plus d’Homme proprement dit. L’humain (l’Esprit) s’est réfugié, après la fin définitive de l’Homme historique, dans le Livre. Et ce dernier est donc, non plus le Temps, mais l’éternité (Intro., p. 387, cité dans Hommage, p. 27).

Le statut de ce que, à la suite de Hegel, Kojève nomme « État universel et homogène » est difficile à saisir. Ce que Kervégan dit de la figure du « Sage » s’avère ici porteur :

[L]e Sage, tout comme l’État universel et homogène qui est son lieu « historique », et tout comme la fin de l’histoire dont il est le symptôme, le sage est une idée. En ce sens, le Sage kojévien ne sera pas ; mais c’est parce qu’il est toujours déjà là, en tant que figure qui donne un sens et un horizon au processus historique de la culture et, indirectement, à celui de la société. Sans l’idée du Sage, pas de philo-sophie [d’amour de la sagesse], c’est évident, mais peut-être aussi pas d’histoire, s’il est vrai que l’histoire, dans la perspective de Kojève (qui en ce sens n’est décidément pas « postmoderne »), est porteuse d’un sens qui se définit à partir de son unique telos : l’intemporalité temporelle, l’éternité véritable de la Sagesse (Hommage, p. 27).

Les temps qui courent seraient alors, peut-être, sans histoire, dans la mesure précise où la « figure » du « Sage » serait morte et enterrée – sans qu’elle puisse revenir.

 

Effluves effarantes/effrayantes

Que l’avenir soit, ici et maintenant, « un passé qui a déjà été » est une impression forte qui, selon moi, se dégage du visionnement de films comme Z de Costa-Gavras (1969), ou No de Pablo Larraín (2012). Mettre en rapport ces films avec les émeutes qui secouent la Grèce contemporaines depuis plusieurs années maintenant, alors que l’extrême droite s’organise et s’étend, ou encore avec les discours et les pratiques de la grève étudiante chilienne – ou québécoise, qu’importe les nuances que l’on voudra apporter –, donne l’impression qu’une histoire cyclique se déroule sous nos yeux. On sait que le Chili de Pinochet et la Grèce des colonels se qualifient comme régimes fascisants, autoritaires sinon fascistes. Mille échos surgissent lors du visionnement : ce qui se dit dans No et Z n’est pas si différent que ce qui se dit ces jours-ci, ou ces années-ci, ici et ailleurs.

Vivons-nous alors une histoire qui a un jour été linéaire et montante avant de se mettre à tourner à vide, arrivée au sommet?

Le Chili de Pinochet, dans No, où les autorités comprennent lentement mais sûrement qu’il vaut mieux remiser les uniformes pour préserver le pouvoir, ou la Grèce extrêmement tendue de Z, lieu du coup d’État des colonels, peuplée de groupuscules voulant « purifier » la société des indésirables-car-irresponsables-utopistes par des actions illégales mais non réprimées, et dépasser l’opposition Gauche-Droite au profit d’une stabilisation du pouvoir de l’État face à – mais aussi pour – la « santé économique », est-ce autre chose que ce qui gronde, ce qui promet d’advenir, ce qui advient déjà sous tant de formes et qui, peut-être, est toujours arrivé à advenir, un jour ou l’autre, si ce n’est que pour un temps?

Est-ce autre chose que ce qui sourd, ou qui, en vérité, resourd? Quel nom donner à ce qui se fait sentir, à ce qui gronde et semble monter ces temps-ci, ici et là, sinon le nom de fascisme? Il faut, à mon sens, un autre nom, car celui-là est trop chargé d’un passé qu’on a trop vu à la télé pour pouvoir un jour croire qu’on s’y trouve à nouveau en effet, ou bien qu’on n’en est jamais sorti, si c’est bien dans cela qu’on fut.

 

[1] Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle internationale, Paris, Galilée, 1993.

[2] Le site internet Dictionnaires du français du Canada – Québec – Acadie indique à « resourdre » (avec un seul « s ») : « RESSOURDRE [avec deux « s »] v. n., du lat. resurgere. Arriver, revenir, se relever, se présenter, survenir à l’improviste. L’e initial s’élide généralement ainsi que, à l’infinitif, le r final : II va r’sourde. Il a r’sous. ‘…Jâ. mes no purras resurdre ne munter.’ S. Thom. le mart., p. 100. Resordre, resourdre sont surtout très fréquents chez les vieux auteurs, dans le sens de rejaillir, ressusciter : ‘Ce m’a fait resourdre en santé.’ Chast. de Coucy. Ref : Sylva Clapin 1894. »

[3] Ce livre est accessible en ligne.

[4] À ma connaissance, cette édition intégrale n’a pas encore vu le jour. L’intervention d’Agamben encouragera peut-être son apparition. Notons toutefois qu’Éric de Vries a traduit l’intégralité du texte en anglais dans le cadre de sa thèse de doctorat réalisée à Carleton University. Cette traduction a ensuite été publiée dans Policy Review par le Hoover Institute.

 

[5] Pour une discussion de « Strauss et les straussiens », voir le texte de Dalie Giroux « La recette de poulet appartient-elle vraiment au Général? », publié dans Trahir en réponse au texte de Gilles Labelle « Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les « straussiens », la philosophie et la guerre », publié dans Argument. Sur Strauss, voir également le texte de Jade Bourdages « Élitisme et démocratie libérale. Miniature paratextuelle sur Leo Strauss », publié dans Trahir. Pour une analyse de la construction discursive « Strauss-influence-Washington » par deux étudiants de Strauss, voir l’introduction à The Truth about Leo Strauss, de Catherine et Michael Zuckert, accessible en ligne.

[6] Fukuyama, quant à lui, privilégie 1806, autour d’Iéna, comme date « empirique » de la fin de l’Histoire, soit le moment – scène philosophico-politique célèbre – où Hegel aperçoit Napoléon sur son cheval et croit déceler dans cette vision l’« âme du monde ».

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Qu’est-ce qu’une valeur?

Par Simon Labrecque | Université de Victoria

Le projet du gouvernement Marois d’instaurer une Charte des valeurs québécoises peut être lu, dans une perspective politologique, comme une tentative de se rallier un pan des électeurs et électrices passé-e-s à la Coalition Avenir Québec (CAQ) et à Option Nationale (ON). Pour ce qui est des « gens de gauche », qui semblent majoritairement rejeter le projet, le Parti Québécois (PQ) semble en avoir fait son deuil. Ils et elles semblent en effet avoir choisi Québec Solidaire (QS) – dans la mesure où ils et elles votent[1]. Une gauche « irrécupérable », donc, peut-être « radicalisée » par le Printemps érable, autorisant le PQ à pencher vers sa droite – qui n’a pourtant jamais été négligée.

Quoi qu’il en soit, en provoquant, en poussant une multitude à répondre au projet d’une Charte des valeurs québécoises, le PQ et ses stratèges semblent avoir réussis, au moins pour un temps, à « contrôler l’agenda », à encadrer ce dont on parle. Plutôt que de répondre directement à ce projet, j’aimerais ici saisir l’occasion offerte pour en détourner légèrement le sens, c’est-à-dire pour en faire une occasion de penser.

Ma réponse – car c’en est une également – prend la forme d’une question simple, voire simpliste. Avant de parler de « valeurs québécoises », avant de songer à les inscrire dans une Charte, il me semble qu’il a fallu répondre au moins implicitement à la question : qu’est-ce qu’une valeur? Qu’est-ce qu’une valeur, si l’on dit qu’il y en a plusieurs? Qu’est-ce qu’une valeur en général, s’il peut y en avoir des « québécoises »? Qu’est-ce qu’une valeur, s’il est pensable de les inscrire dans une charte? Ma thèse est celle-ci : on ne sait pas ce qu’est une valeur. Peut-être même qu’on ne le sait pas précisément parce que cela nous – mais voilà déjà, qui ça « nous »? – semble si évident, parce qu’on croit (plutôt que de savoir?) qu’on ne peut ignorer – sinon, que ce passerait-il? – ce qu’est une valeur. D’aucuns diront que cette croyance est elle-même attribuable au fait que la notion de valeur est une valeur pour « nous », qu’elle est valorisée dans la bulle phonique dans laquelle on parle, ici.

Que disent ceux et celles qui proposent cette Charte des valeurs québécoises à propos de ce qu’est une valeur? En visitant le site officiel, on peut d’abord lire ce slogan : « Parce que nos valeurs, on y croit ». Malgré le vide apparent de cet énoncé qui se veut rassembleur, ce serait « ben d’valeur » de ne pas s’y arrêter car on peut en déduire au moins deux choses.

D’une part, on peut en déduire qu’une valeur est vue comme l’attribut d’un sujet, comme une propriété ou une caractéristique distinctive. S’il y a « nos valeurs », c’est qu’il y a aussi – ou qu’il peut y avoir – « leurs valeurs », ou encore « mes valeurs », « tes valeurs », « ses valeurs », etc. Dans la section Valeurs québécoises, sous le mot d’ordre « Rassemblons-nous autour de nos valeurs communes », on lit :

Aujourd’hui, des valeurs fondamentales animent la société québécoise, notamment la primauté du français, l’égalité entre les femmes et les hommes et la neutralité religieuse des institutions de l’État québécois. Le temps est venu de nous rassembler autour de nos valeurs communes.

Même s’il y a « nos valeurs », il serait donc possible qu’en demeurant telles – en étant nos-valeurs-à-nous –, elles soient plus ou moins « communes ». Cela me semble signifier qu’à l’intérieur du même « nous », on peut porter plusieurs valeurs, et peut-être même des valeurs incompatibles ou contradictoires, ou à tout le moins des valeurs non communes. De plus, on suggère que « nos valeurs » animent déjà « la société québécoise ». On nous demande toutefois de nous « rassembler autour », en affirmant qu’ « il faut clarifier le contrat social afin de faciliter l’intégration de chaque personne, peu importe son origine ou ses croyances » – peu importe ses valeurs?

D’autre part, le slogan « Parce que nos valeurs, on y croit » suggère qu’une valeur est quelque chose en quoi on peut croire, ce qui sous-entend qu’on pourrait tout aussi bien ne pas y croire sans qu’elles cessent d’être « nos valeurs ». À quoi pourrait bien ressembler une valeur qui soit nôtre, mais en laquelle ou à laquelle on ne croirait pas? Quel « nous » pourrait bien (se voir poussé à) énoncer : « nos valeurs, on n’y croit pas »? Cet énoncé n’est-il pas contradictoire? Si une valeur est quelque chose « autour » de quoi on peut se rassembler, cela suggère également que ça ne va pas de soi, que ce n’est pas strictement nécessaire. S’il fait sens d’inviter à se rassembler « autours de nos valeurs communes », c’est qu’on peut aussi être non-rassemblés, dispersés « autour » d’elles. C’est peut-être aussi qu’on peut se rassembler autour d’autre chose que des valeurs, en lesquelles on peut croire plus ou moins.

Toujours sous l’onglet « Valeurs québécoises », on peut lire que

la mise en place de règles claires pour les accommodements religieux serait bénéfique à l’intégration des néo-Québécoises et néo-Québécois au marché de l’emploi. En effet, ces balises viendraient rassurer les employeurs devenus craintifs quant aux demandes d’accommodement religieux, car ils se sentent parfois mal outillés pour y répondre.

Ces règles assureraient l’égalité de tous. Elles aideraient les futurs immigrants à mieux connaître la société québécoise et permettraient à tous et chacun d’entre nous, peu importe nos origines, de vivre ensemble dans le respect de nos différences et le partage de nos croyances ou de nos valeurs communes.

L’employabilité semble donc constituer une « valeur québécoise »; ou à tout le moins, elle sert de justification au projet de Charte, tout comme « l’intégration » – sans qu’on sache trop ce que cela veut dire, être intégré. Surtout, ces lignes, comme l’ensemble du projet, associent la notion de valeur et la religion, ou plus précisément, la notion de croyances religieuses (ce qui implique qu’il y a des croyances non religieuses – des croyances, c’est-à-dire quelque chose d’autre que des savoirs? Une croyance est-elle autre chose qu’une opinion? Est-elle un type particulier d’opinion?). La dernière phrase du passage cité pose une équivalence entre croyances et valeurs : « le partage de nos croyances ou de nos valeurs communes ». S’il est possible de ne pas croire en nos valeurs, serait-il aussi possible de ne pas croire en nos croyances? Qu’est-ce alors que croire? Je crois qu’on ne le sait pas.

Le chemin « inductif » (faute d’une meilleure catégorie) semble donc mener à l’impasse. Qu’en est-il du chemin « déductif »? Les sciences sociales sont souvent présentées comme dépositaires du savoir sur les valeurs, ou à tout le moins, comme lieux d’élaboration d’une théorie des valeurs. La sociologie, par exemple, nous enseigne que les individus et les groupes « portent » des valeurs (des idéologies?) qui les distinguent des autres individus et groupes. La science politique nous enseigne que les collectifs qui agissent en commun partagent des valeurs (des intérêts?) qui entrent en conflit avec les valeurs d’autres collectifs. L’anthropologie nous enseigne que les valeurs (des visions du monde?) sont liées à la culture, que différentes cultures portent différentes valeurs. Cependant, elle enseigne aussi que certaines valeurs sont partagées par plusieurs cultures. Les choses se compliquent déjà!

Déformation « professionnelle » oblige, je suis porté à évaluer – à juger de la valeur de– ce que la pensée politique contemporaine dit des valeurs. La pensée politique du siècle dernier aurait été marquée par un « retour » aux valeurs. C’est ce qu’affirme Carole Widmaier, par exemple, dans Fin de la philosophie politique? Hannah Arendt contre Leo Strauss (CNRS, 2012). Malgré leurs nombreuses divergences, Arendt et Strauss auraient tous deux construit un « éloge des valeurs ». Ici, il me semble utile de donner à lire ce que Strauss a dit des valeurs lors de son cours du 1er octobre 1962, dans son séminaire de philosophie politique à Chicago, qui portait cette année là sur la notion de droit naturel[2]. Cela (m’)est utile car Strauss dit également qu’on ne sait pas vraiment de quoi on parle lorsqu’on parle de valeurs.

Dans ce premier cours de la session, Strauss commente un texte d’Ernest Nagel pour introduire le caractère problématique de la distinction entre faits et valeurs. Cette distinction, souvent associée à Max Weber, semble d’une importance capitale pour les sciences sociales. Si elles étudient les valeurs, les sciences sociales prétendent néanmoins chercher à établir les faits sur l’usage des valeurs. En ce sens, les chercheurs et chercheuses devraient s’abstenir d’émettre des « jugements de valeur » sur les faits rencontrés. Toutefois, Strauss (en bon lecteur de Weber) considère non seulement que cette abstention est difficile, mais qu’elle est ultimement impossible. C’est impossible de ne pas poser de jugement de valeur car juger de ce qui compte, de ce qui se qualifie comme valeur requiert d’emblée de prendre position sur ce qui est plus ou moins valable – de poser, donc, un jugement de valeur. Strauss dit (je traduis) :

Quiconque parle de faits et de valeurs se voit obligé de nous dire ce qu’est un fait et ce qu’est une valeur. Je veux dire que ce serait absolument disgracieux pour un savant qui fait reposer toute son orientation scientifique sur la distinction entre faits et valeurs de ne pas être en mesure de nous dire ce qu’est, d’une part, un fait, et d’autre part, une valeur. Ces questions – qu’est-ce qu’un fait? qu’est-ce qu’une valeur? – sont, selon cette orientation, des questions factuelles. Nous devons être capables d’y répondre. Mais qu’est-ce qu’une valeur? Il est très difficile de trouver une réponse à cette question simple, bien qu’on parle tant de valeurs.

Une valeur, si l’on infère une définition de l’usage qui en est fait dans ce genre de littérature… Vous voyez, d’une part une valeur peut être n’importe quoi (anything) qui est désiré – par exemple cette cigarette, si je la désire, cette cigarette-ci. Littéralement n’importe quoi peut être une valeur car il n’y a absolument rien, pas même les choses les plus méprisables et dégoûtantes, qui ne soit désiré parfois, peut-être par des fous. N’importe quoi peut donc être une valeur en ce sens. Il y a toutefois un autre sens qu’on peut discerner, où il n’est pas question des choses valorisées mais des principes d’évaluation. Par exemple, quelqu’un peut désirer une pomme pour le plaisir et quelqu’un d’autre peut la désirer pour le goût. Un autre encore peut la désirer pour le profit, c’est-à-dire qu’il veut la vendre, ou il peut la désirer comme modèle pour un peintre. Infini! Quoi qu’il en soit, il y a toujours une variété de principes de préférence, et c’est parfois ce qu’on entend par valeur. Le deuxième sens me semble être le seul qui soit digne d’intérêt, car le premier est simplement vague et inutile.

Qu’est-ce qui constitue une valeur dans tous ces cas? Selon l’une des perspectives, c’est le désir pour la chose, peu importe le principe, que ce soit la santé ou le profit ou quoi que ce soit. Mais si quelqu’un désire quelque chose tout en désapprouvant ce désir, peu importe s’il réussi ou s’il échoue à le supprimer, est-ce que ce désir peut toujours être qualifié de valeur pour lui? Est-ce une valeur ou non? C’est toujours une question factuelle. Est-ce une valeur ou est-ce que ce n’est pas une valeur? Les deux réponses possibles, c’est une valeur ou ce n’est pas une valeur, sont également factuelles en raison du caractère factuel de la question. La question factuelle est celle-ci : y a-t-il ou n’y a-t-il pas de différence essentielle entre le désir et le choix? Je veux dire par désir : toute chose que vous désirez, même si vous vous haïssez en raison de ce désir, même si vous combattez votre désir, vous la désirez quand même. Et le choix c’est ce en faveur de quoi vous vous décidez vraiment. La première perspective, selon laquelle le désir est ce qui constitue la valeur, se caractérise par un aveuglement face à cette différence évidente et nécessaire entre désir et choix. Sur une base factuelle, nous sommes poussés à dire qu’une valeur est un objet de choix plutôt que de simple désir. Cela signifie que les différentes perspectives sur le « il y a » (the ‘is’) – il y a ou il n’y a pas une différence essentielle entre désir et choix – mènent à différentes perspectives sur le « il devrait y avoir » (the ‘ought’) ou sur les valeurs. […] La question factuelle sur l’existence ou la non-existence d’une différence entre désir et choix décide de la question de quel type de choses sont et ne sont pas des valeurs : c’est un jugement de valeur. C’est inextricable. Le « il y a », c’est-à-dire le « il y a » pertinent – pertinent : par exemple, des phénomènes tels le désir et le choix –, ce « il y a » qui est pertinent pour les valeurs ou les évaluations n’est pas neutre par rapport aux valeurs.

Une perspective plus large dirait ceci : que le « il y a » pertinent n’est pas seulement le désir et le choix discutés dans une telle abstraction, mais la nature de l’homme (the nature of man). Si vous prenez la nature de l’homme comme un tout, vous ne pouvez pas avoir une perspective sur cette nature de l’homme, une perspective théorique sur la nature de l’homme, sans avoir déjà par le fait même décidé d’une manière générale de ce qui est bon et mauvais.

De quel type de valeur parle-t-on lorsqu’on mentionne « notamment la primauté du français, l’égalité entre les femmes et les hommes et la neutralité religieuse des institutions de l’État »? Il est certainement intéressant de remarquer qu’on entend sans cesse répéter – à raison, je crois – que le français est menacé (pas seulement à Montréal), que le sexisme est omniprésent (partout), qu’on prie dans des conseils municipaux et qu’on vote les lois provinciales sous un crucifix. Parle-t-on de valeurs, ou de vœux pieux? Une Charte des vœux pieux, une to-do-list sociétale qui provoque une polarisation si tangible, ce n’est probablement pas le meilleur moyen de « sauvegarder la paix sociale », de « se rassembler » et de « clarifier le contrat social ». Je doute également que ce soit le meilleur moyen d’être réélu majoritaire.


[1] C’est peut-être aussi pour cela que le PQ pourrait se permettre de jouer dans les salaires des enseignant-e-s au niveau collégial. Bien que le gouvernement ait nié que la « réévaluation » de ces emplois mènera à une baisse des salaires, on peut imaginer les électeurs et électrices plutôt caquistes se réjouir d’un « serrage de ceinture » qui viserait les intellectuels, mieux connus dans ces cercles sous le nom de « -lologues », qui ont la réputation d’être grassement payés pour « corrompre la jeunesse ».

[2] On peut entendre un enregistrement de ce cours sur le site du Leo Strauss Center. Je traduis à partir d’une transcription du cours. Cf. Leo Strauss, Droit naturel et histoire (Flammarion, 1986 [University of Chicago Press, 1953]).

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La recette de poulet appartient-elle vraiment au Général?

Réplique au texte « Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les ‘straussiens’, la philosophie et la guerre » de Gilles Labelle*

Par Dalie Giroux | ce texte est aussi disponible en format pdf

Il y a deux propositions principales dans le texte « Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les ‘straussiens’, la philosophie et la guerre » de Gilles Labelle. La première est à l’effet que la pensée politique de Leo Strauss, qui est organisée autour de l’idée de protéger la philosophie, ne permet pas de justifier la politique guerrière du gouvernement républicain de George W. Bush. La seconde proposition consiste à dire qu’il y a tout de même un lien entre la pensée politique de Strauss et la politique guerrière du gouvernement républicain de Bush. Ce lien se ferait au moment de ce qu’on a appelé aux États-Unis les Culture Wars, lorsque Allan Bloom s’associe, dans l’espace public, avec les néoconservateurs[1].

Ces deux propositions ont pour effet de distinguer la pensée du « maître » et l’idéologie associée au conservatisme au pouvoir aux États-Unis. Il s’agit de sacrifier le disciple Bloom à la cause de cette distinction sans appel. En somme, le texte suggère que (a) il y a un lien, mais (b) que ce lien est circonstanciel, et (c) cette circonstance a été créée non pas par Strauss, mais par Bloom. La question que cela pose et à laquelle le texte de Gilles Labelle tente de répondre est la suivante : Comment fait-on cette association ?

Pour y répondre, je suggère d’interroger le sème « Strauss et les straussiens » non pas comme philosophie politique en quelque sorte corrompue par un régime (ce que fait au fond le texte de Gilles Labelle), mais comme figure du discours public américain, comme courant d’idée appartenant à l’espace public – tout en gardant en tête que c’est aussi une école de pensée qui appartient au monde universitaire[2].

 

1

Commençons par interroger la seconde proposition présentée dans le texte de Gilles Labelle, selon laquelle le lien entre Strauss et Bush, pour prendre un raccourci, est un lien circonstanciel entre Bloom et les néoconservateurs qui s’établit à l’occasion des Culture Wars.

La sociologie des idées, une discipline méprisable aux yeux des « disciples du maître » qui permet parfois tout de même d’aiguillonner l’histoire des idées vers des hypothèses plus solides, montre qu’il y a des liens concrets entre l’administration Bush et les straussiens.

C’est-à-dire que des gens qui ont étudié avec Strauss ou avec Bloom se retrouvent dans des positions politiques qui leur permettent d’avoir un input dans les politiques de l’actuel gouvernement républicain. L’exemple le plus saillant est celui de Carnes Lord, qui a obtenu un doctorat en études classiques à Yale en 1974 (sa thèse, dirigée par Bloom, portait sur Aristote). Il est aujourd’hui professeur au Strategic Research Department du Naval War College, et a occupé différents postes élevés dans l’administration conservatrice des années 1980, une carrière politique qui a culminé par l’occupation du poste d’assistant au vice-président pour la sécurité nationale.

Je pense que le livre d’Anne Norton[3], mentionné par Gilles Labelle, s’évertue en fait à montrer ces liens concrets. Ce n’est certainement pas du matériel symbolique qui appartient à l’interprétation de la tradition avec un grand T, mais quand il s’agit s’histoire des idées, on ne peut pas faire l’économie de cette réalité sociale de la diffusion des idées. Comme le dit fort justement Weber, les idées ne poussent pas comme des fleurs. Ma première question est donc la suivante : Quelle place occupe le fait « Carnes Lord » dans l’énoncé selon lequel c’est une alliance circonstancielle entre Bloom et les néoconservateurs qui fait le lien entre Strauss et Bush ?

L’idée d’une alliance entre Bloom et les néoconservateurs est une idée qui, du point de vue de l’histoire des idées, est une hypothèse tout à fait acceptable, et qui pourrait faire l’objet d’une démonstration. Je pense cependant que le fait d’en faire le moment crucial et ponctuel de cette alliance (autour du débat sur le curriculum universitaire) n’est pas une hypothèse acceptable. Je vais essayer d’amener à la conversation certains éléments dégagés par André Liebich en 1983 dans un texte intitulé « Straussianism and Ideology » pour le montrer[4]. Dans ce texte, Liebich fait une analyse comparative entre le courant traditionaliste du conservatisme américain et le « straussisme », dans lequel il inclut à fois Strauss, ses disciples et ses épigones. L’intérêt de cette analyse comparative pour la réfutation de l’hypothèse de la « circonstance Bloom » est que celle-ci porte sur la période pré-Closing of the American Mind du straussisme, c’est-à-dire essentiellement la période 1960-1980.

Les grandes lignes de l’analyse de Liebich sont les suivantes. 1973, Mort de Leo Strauss. Liebich remarque que les hommages aux philosophes dépassent largement ceux accordés ordinairement aux professeurs d’université. La mort du « maître » a un écho considérable dans l’espace public américain. En particulier, et c’est ce qui a attiré l’attention de Liebich, les hommages extrêmement emphatiques, proviennent des forums conservateurs, et notamment de National Review : « Clearly, the Conservatives of National Review saw Leo Strauss as one of their own kind and sought to claim him for themselves. » (1983 : p. 225)

L’hypothèse de Liebich est que plusieurs éléments du straussisme ont permis et favorisé cette appropriation de Strauss par le conservatisme américain. Je veux soulever ici cette hypothèse pour montrer qu’il est très bien possible que la parenté active entre les conservateurs et les straussiens soit bien antérieure à Bloom et aux Culture Wars, que Strauss lui-même, et non seulement Bloom, aurait quelque chose à y voir, et que si l’appropriation active vient des conservateurs eux-mêmes, la pensée de Strauss s’y prête bien (ce qui sera l’objet de mes questions concernant la première proposition du texte).

Le straussisme, suggère Liebich, n’est pas seulement une doctrine ou un enseignement. C’est aussi une école, et même une fraternité. La figure du « maître » est vénérée au plus au point – ceux qui l’ont côtoyé, et qui se constituent explicitement en disciples, en font un personnage charismatique, magique, « doer of good deeds », le plus grand professeur depuis Machiavel, comme on l’aura écrit. L’idée d’une élection à la philosophie et le sentiment de participer à l’activité terrestre la plus noble qui soit, l’idée de l’écriture ésotérique, donne au groupe une grande cohésion, morale et sociale.

À propos de cela, on peut dire deux choses. La première est que l’association, dans l’esprit populaire, avec la figure du gourou et de ses adorateurs qui partagent un langage caché n’est pas bien loin – ce qui est à mon avis un facteur de méfiance et même de mépris (je suis moi-même plutôt goguenarde devant cette posture farfelue). La seconde est que cette cohésion rare, réalisée autour de la personne de Strauss, a pu exercer, toujours selon Liebich, une grande force d’attraction sur les conservateurs très minorisés dans l’espace intellectuel américain après la Deuxième Guerre mondiale. L’idée de Liebich est que cet aspect anthropologique du straussisme a séduit très tôt les intellectuels conservateurs américains – et que c’est un des facteurs primitifs de l’appropriation.

Une des grandes entreprises de la pensée de Strauss est la redécouverte de la Grande Tradition – cette espèce d’idée qu’il y a une seule tradition philosophique qui part d’Athènes et qui vient jusqu’à nous, et qu’Athènes représente une espèce d’absolu, d’âge d’or. Et que depuis, c’est la chute.

Cette idée a exercé une grande séduction dans les milieux philosophiques, comme on le sait, mais, et c’est le point sur lequel Liebich souhaite insister, elle a exercé une grande séduction sur les conservateurs traditionalistes (travaux de Frank S. Meyer, écrits de William Buckley). Il y aurait une affinité naturelle entre l’idée straussienne d’une Grande Tradition et le projet conservateur de redécouverte de la tradition occidentale (Western Civilization).

Deux choses peuvent être dites à propos de cela. Premièrement, les conservateurs traditionalistes trouveraient un ancrage à leur idée de conserver la tradition, et, suggère Liebich (1983 : pp. 229-231) la pensée de Strauss accommode ce genre d’usage (notamment dans son rapport à la pensée de Burke dans son histoire de la philosophie, à la fin de Droit naturel et histoire[5], et dans la critique straussienne de la science comme rupture avec la tradition). Deuxièmement, l’idée d’une crise actuelle des valeurs, partagée sur l’entièreté du spectre idéologique, prend une couleur semblable entre le straussisme et le traditionalisme. Les deux écoles affirment qu’un retour à la vertu et à l’éducation classique (le propre de la tradition culturelle occidentale) est nécessaire pour contrer cette crise.

C’est le seul élément de comparaison dont Gilles Labelle tient compte dans son texte qui, présenté hors du contexte de la proximité historique entre le straussisme et le conservatisme américain, lui permet de cibler Bloom et les Culture Wars comme moment fondateur. Or, ce que suggère Liebich est que cette convergence est plus ancienne et plus profonde.

Il y aurait un courant traditionalisme dans le conservatisme américain qui, minoritaire dans l’après-guerre pendant laquelle la New Left était dominante, s’est reconnu dans le straussisme et s’est approprié les thèmes de cette pensée de manière gaillarde. Plus encore, Liebich suggère que la pensée de Leo Strauss accommode jusqu’à un certain point cette appropriation. Ce qui mène à une deuxième série de questions.

 

2

Je vais maintenant me tourner vers la première proposition présentée dans le texte de Gilles Labelle, à savoir que la pensée politique de Leo Strauss, qui est organisée autour de l’idée de protéger la philosophie, ne permet pas de justifier la politique guerrière du gouvernement républicain de Bush.

La dernière proposition de Liebich concernant le lien entre le straussisme et le conservatisme aux États-Unis concerne la question du meilleur régime. Strauss suggère que le meilleur régime n’a jamais vu le jour, que s’il voyait le jour ce serait par chance, et que cette chance ne risque pas d’arriver – ce qui veut dire que les philosophes doivent vivre dans des régimes imparfaits.

Dans le cas de Leo Strauss, il est très clair que les États-Unis, notamment pour des raisons biographiques, entrent dans la catégorie des moins pires régimes et que c’est à ce titre qu’ils méritent respect et protection. Cela est explicite dans l’introduction de Droit naturel et histoire qui commente la « hauteur » de la Déclaration d’indépendance américaine, et dans la qualification de la Guerre froide par Strauss : le communisme est « absolute evil » et la lutte pour la démocratie américaine est la plus grande bataille de notre temps.

Évidemment, la démocratie américaine appartient à la modernité et à ce titre représente ce que la pensée politique de Strauss rejette au profit de la Grande Tradition – il reste cependant dans le straussisme une tension très forte et très explicite entre le moins pire des régimes et le meilleur. Cette tension est au maximum lors des épisodes de guerre.

Dans « Sur le nihilisme allemand », que ni Liebich ni Gilles Labelle ne discutent dans leurs propositions respectives sur le lien entre le straussisme et le conservatisme américain, Strauss donne une idée très claire de ce que peut vouloir dire, concrètement, défendre la philosophie dans l’histoire. Le texte trouve son origine dans une conférence que Leo Strauss présente comme une réflexion à chaud sur la Deuxième Guerre mondiale, dans lequel on trouve des considérations très claires sur la guerre et sur la valeur de la civilisation occidentale.

Je veux amener dans la discussion trois éléments de ce texte pour poursuivre la piste ouverte par Liebich, soulevant la question de la tradition et la question du moins pire des régimes comme éléments de la pensée de Strauss. Ces questions recoupent tout à fait l’idéologie conservatrice qui était au pouvoir aux États-Unis il n’y a pas si longtemps.

Premièrement, dans le passage numériquement central de ce texte (section 6), Strauss procède à la défense de la Raison (qu’il associe de manière systématique et exclusive à la tradition occidentale). Il explique que si on ne croit pas à la Raison, on ne peut pas ne pas résister à l’appel du nihilisme. Derrière l’idée du mouvement comme but, il y a une condamnation absolue de la raison comme une et invariable. Dans Faust, le diable inspire à mépriser la Raison et la science – c’est ainsi que l’on est à sa merci.

Deuxièmement, Strauss donne dans la section 7 sa définition du nihilisme : « Le nihilisme est le rejet des principes de la civilisation en tant que telle. Un nihiliste est donc un homme qui connaît les principes de la civilisation, ne serait-ce que d’une manière superficielle. » (2004 : p. 55) Ainsi, un barbare ne peut être nihiliste. La civilisation est ici entendue comme culture consciente de l’humanité, de la Raison, et ainsi ce qui fait d’un être humain un être humain. Les piliers de la civilisation sont la morale (raison pratique) et la science (raison théorique).

Troisièmement, on trouve une définition du nihilisme sous la forme d’un syllogisme : (1) Le nihilisme est le rejet des principes de la civilisation en tant que telle ; (2) La civilisation se fonde sur la reconnaissance du fait que le sujet de la civilisation est l’homme en tant qu’homme (universalisme) ; (3) Toute interprétation de la science et de la morale en termes de races, de nations, ou de culture, est à strictement parler nihiliste (2004 : pp. 59-60). Ainsi, toute visée civilisationnelle non universaliste est nihiliste. Le nihilisme est anti-civilisation ; il refuse l’idée d’homme : « La guerre anglo-allemande présente est donc d’une importance symbolique. En défendant la civilisation moderne contre le nihilisme, les Anglais défendent les principes éternels de la civilisation. » (2004 : p. 77) Ici, suggère Strauss, défendre la modernité revient à défendre la civilisation. Cela, puisque la critique de la modernité revient à détruire la civilisation, dans la mesure où sa vertu première (celle des antimodernes) est celle de la guerre. À la fin du texte, le « maître » compare l’Angleterre, dans son affrontement avec le Troisième Reich, à Rome. Son conseil au Prince est le suivant : « Épargner les vaincus et dompter les superbes. »

Ici, nous sommes forcés de remarquer que la mise en scène de la Deuxième Guerre mondiale comme affrontement entre d’une part la Raison (civilisation occidentale fondée sur la science et la morale, sur la Raison et sur la Révélation) et d’autre part le nihilisme (mouvement pour le mouvement, destruction de tout comme destruction de la civilisation occidentale) nous est devenue familière dans l’espace public américain et nord-américain[6]. Ma question est donc la suivante : Comment expliquer d’une part l’admiration ambiguë de Strauss pour les États-Unis, sa mise en scène de la Deuxième Guerre comme lutte entre la civilisation occidentale et le nihilisme, et d’autre part la réactivation idéologique de cet imaginaire non seulement dans l’espace public américain et dans le discours officiel, mais aussi dans le milieu universitaire ? N’est-on pas forcé d’y voir une convergence idéologique de longue haleine entre le straussisme et le conservatisme américain ?

 

3

Pour terminer, j’aimerais revenir sur l’importance, dans l’association toute américaine du straussisme et du conservatisme, de l’idée de la Grande Tradition et de la révérence pour la gloire d’Athènes dans le but d’en offrir une illustration plus concrète. Une partie de l’élite américaine, et en particulier l’élite fondatrice, a compris et chanté l’Amérique comme fille de la civilisation européenne. Terre d’un peuple élu à la manière des juifs, fille de la démocratie grecque et du droit romain, poursuite du christianisme en terre neuve. C’est une trame discursive qui traverse toute la prose fondatrice jusqu’à aujourd’hui. La poésie politique américaine, car il en faut de la poésie pour fonder une frontière ex-nihilo à la grandeur d’un continent, a chanté l’Amérique comme poursuite de la grande civilisation porteuse de science et de morale. Entendons-nous : il ne s’agit pas ici de ce qu’il en est, mais de la manière dont l’Amérique se raconte à elle-même[7].

IMAX – le grand écran

Les images plus vraies que la réalité, vérité spectaculaire. On peut presque y toucher tant les sièges sont près de l’image, on en a les bras pleins, et la musique d’orchestre évoque la grandeur dans nos oreilles à la limite de l’agacement. Au programme, la National Science Foundation des États-Unis nous présente un documentaire produit à Los Angeles en 2005, Greece – Secrets of the Past. Le synopsis : en voix off, des Grecs américains (actrice de My Big Fat Greek Wedding, photos des parents immigrants à l’appui) nous font visiter le pays de leurs origines. Ils nous expliquent que des archéologues et des géologues – des scientifiques – découvrent des poteries et des fresques conservées dans les laves sédimentées de l’Île de Santinori, cette Île dont on nous dit qu’on a cru qu’elle était Atlantis, mais qu’Atlantis, en fait, « n’est qu’un mythe ». Elles appartiennent à ce qu’on appelle l’ « âge de bronze » de la Grèce antique, l’ « âge d’or » correspondant à la période démocratique à Athènes. Cette excursion à Santinori, prétexte à des images époustouflantes des Îles grecques, sera l’occasion d’élaborer une idée qui permettra un glissement vertigineux dans le propos : les gens de Santinori sont les ancêtres des gens de l’Athènes démocratique, une civilisation nouvelle et inégalée, une expérience radicale qui va transformer l’humanité, qui a « démocratisé l’écriture », révolutionné l’art et l’architecture, qui a maîtrisé les mers pour faire le commerce des biens, mais surtout des idées, et qui a, surtout, été le fait d’un peuple libre qui a inventé l’égalité et la démocratie. De cette civilisation géniale, inédite et inégalée, nous sommes, us Americans, les dignes héritiers. Une des scènes finales de Greece – Secret of the Past, est la Constitution américaine.

Je formule l’hypothèse que la figure de Strauss fait partie de l’arsenal discursif qui contribue à la production d’une certaine téléologie de l’Amérique – discours qui ne date pas des Culture Wars, mais qui est présent comme le fantôme de l’Amérique conquérante depuis les débuts. Ce discours tend à essaimer pendant les périodes de crise : Guerre d’indépendance, Guerre civile, Guerres mondiales, Guerre froide, Guerre contre le terrorisme.

Il y a eu un passage entre la sphère universitaire et la sphère publique de l’enseignement de Leo Strauss aux États-Unis dans l’après-guerre. Ce passage est le plus propre à se produire dans une démocratie libérale, avec l’accès général à l’enseignement supérieur et aux lettres, et sa presse libre à grande diffusion. Ainsi, Strauss, le maître, le philosophe, qui a cru que les États-Unis étaient un endroit où il était possible de préserver la philosophie, aurait bien malgré lui mêlé ses fils et ses fils à cette téléologie de l’Amérique[8].

Est-ce donc un simple accident provoqué par Allan Bloom ? Je crois que c’est beaucoup plus complexe, et qu’il faut encore complexifier encore un peu.

Du point de vue de l’histoire des idées, on y voit, sinon une lettre, un esprit commun. Il y a des « chaînes discursives » qui se multiplient à partir de plusieurs foyers et qui convergent à un moment donné. L’idée selon laquelle une idée énoncée ne nous appartient plus n’est jamais aussi vraie que dans les grands systèmes de production discursive que sont les sociétés de masse.

Ces considérations m’amènent, de retour au plan de la philosophie politique, à soulever de nouvelles questions, questions dont je n’ai pas les réponses et que je me pose à moi-même, plus qu’à Gilles Labelle à qui j’adresse les trois questions développées dans mon commentaire : Est-ce que les États-Unis étaient vraiment le meilleur endroit pour faire de la philosophie ? Si Strauss fait aujourd’hui de la politique à son corps-mort-défendant, est-ce que cela peut vouloir dire que Strauss a mal évalué le moins pire des régimes ? Y a-t-il un autre lien, chez Strauss, entre la philosophie et la politique que celui de la question de la défense de la philosophie ? Si oui : je pense que cela a peut-être à voir avec une certaine fantasmatique conservatrice qu’une anthropologie de la pensée contemporaine serait mieux en mesure de mettre au jour ; si non : il faut sérieusement questionner l’intérêt de cette pensée non pas comme doctrine philosophique, mais comme pensée politique…

 

Ouvrages mentionnés

Bloom, Allan (1987). The Closing of the American Mind. How Higher Education Has Failed Democracy and Impoverished the Souls of Today’s Students, New York : Simon & Schuster.

Labelle, Gilles (2007). « Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les ‘straussiens’, la philosophie et la guerre », Arguments, 9 (2), pp. 36-52.

Liebich, André (1983). « Straussianism and Ideology » dans Ideology, Philosophy, and Politics (dir. Anthony Parel), Waterloo, Ont. : Wilfrid Laurier University Press, pp. 225-245.

Norton, Anne (2004). Leo Strauss and the Politics of American Empire, Yale University Press, 2004.

Strauss, Leo (1986). Droit naturel et histoire [Natural Right and History, 1953], trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Paris : Flammarion.

__________. (2004). Nihilisme et politique, trad. Olivier Sedeyn, Paris : Payot-Rivages.


Notes

* Pour la petite histoire de ce « fond de tiroir », le texte « Entre la modération et la démesure : Leo Strauss, les ‘straussiens’, la philosophie et la guerre » a été publié dans la revue de débats Arguments en 2007 (vol. 9, no 2). À l’origine, il a été présenté par son auteur, Gilles Labelle, dans un atelier tenu dans le cadre des activités du CIRCEM de l’Université d’Ottawa, où j’étais invitée à commentée le texte. Ce fut un débat relevé devant une salle pleine à craquer, dont je garde un excellent souvenir. Par la suite, ma contribution n’a pas été sollicitée pour le numéro d’Arguments dans lequel le texte de Gilles Labelle a été publié. J’ai néanmoins proposé le texte de mon commentaire au directeur de la revue à l’époque, qui a été refusé parce que son ton était trop oral (ce qui était exact). Quelques jours plus tard, j’ai proposé une version remaniée du texte au même directeur, qui n’a jamais accusé réception. Il s’agit donc ici d’une version retravaillée du commentaire original du texte de Gilles Labelle lors de l’atelier du CIRCEM de 2006, que je publie dans le but d’assurer l’intégralité des archives de ce débat.

[1] Voir notamment Allan Bloom, The Closing of the American Mind, New York : Simon & Schuster, 1987.

[2] Une précision sur ma position s’impose d’abord. Il n’y a pas de liens entre le Troisième Reich allemand et la pensée de Nietzsche ; il n’y a pas de liens entre l’URSS de Staline et la pensée de Marx ; il n’y a pas de liens entre les politiques militaires des États-Unis de l’ère second-Bush et la pensée de Strauss. Je pense que ce n’est même pas un débat, et je suis tout à fait d’accord avec la proposition philosophique de Gilles Labelle à cet égard, pour autant qu’elle s’inscrive dans le cadre d’une pratique rigoureuse de la philosophie politique, centrée sur les textes. Comme Gilles Labelle le fait dans son texte, et comme d’autres auteurs l’ont fait pour défendre l’intégrité politique des œuvres de Nietzsche et de Marx, une approche rigoureuse de philosophie politique consiste plutôt alors à : (a) Faire une analyse comparative de l’œuvre de l’auteur et de l’idéologie distillée par le régime qui lui est associé, pour montrer que le lien, au plan de la logique interne de l’œuvre, tient ou ne tient pas ; (b) Chercher la faille historique qui a rendu cette chose possible.

[3] Anne Norton, Leo Strauss and the Politics of American Empire, Yale University Press, 2004.

[4] André Liebich, « Straussianism and Ideology », dans Ideology, Philosophy, and Politics (dir. Anthony Parel), Waterloo : Wilfrid Laurier University Press, 1983, pp. 225-245.

[5] Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris : Flammarion, 1986.

[6] Voir entre autres les textes de Michael Ignatieff et Michael Walzer dans les suites du 11 septembre.

[7] Benjamin Franklin ; Philip Freneau ; les architectes de la Maison-Blanche et les concepteurs du mobilier fédéral ; Ralph Waldo Emerson ; H. L. Mencken ; Richard Rorty ; Samuel Huntington ; tous les remakes de l’histoire monumentale occidentale : Moïse et les tables de la Loi, Cleopatra, Gladiator, Alexander the Great…

[8] Si cela est choquant pour une certaine intelligentsia américaine de savoir que Bloom nettoie ses cravates à Paris, qu’il aime les jeunes garçons, et qu’il choisit Mozart contre les Rolling Stones pour des raisons morales, c’est peut-être parce que ce sont là les marques d’une vie et d’une pensée dédiée au grand projet occidental. C’est peut-être que ce sont là les signes d’une pensée et d’une vie qui participe d’une mythologie de la civilisation occidentale comme poursuite du projet grec et romain, et que cette mythologie est celle dans laquelle se berce actuellement le pouvoir aux États-Unis.

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Hans-Georg Gadamer et la tradition en question

Par Jade Bourdages

Dégager si l’éloge de la tradition gadamérienne se traduit nécessairement en projet politique conservateur suppose de comprendre l’appréciation propre de la tradition et sa place spécifique dans l’herméneutique philosophique de Gadamer dont on retrouve l’essentiel dans son livre Vérité et méthode[1]. Attachée à la « primauté herméneutique de la question » qui joue comme le primat des thèses de l’auteur, la tradition n’est pas comprise comme cette Grosse Voix qui « réprime le besoin de questionner » (p. 212) et s’abat sur nous de toutes ses hauteurs à la manière de « la colère des dieux ». Dans la perspective de Gadamer, si l’on doit bien admettre que la tradition nous devance, elle ne « fait pas pour autant la leçon », elle n’a rien de l’hypocrisie d’une réponse qui se serait déjà invitée sous le masque de la question. La tradition, « délivré de sa distance aliénante dans laquelle elle se trouve » (p. 215) sollicite plutôt, par son altérité essentielle, toute notre aptitude à répondre; en ce sens elle nous interpelle, n’aura-t-il cessé de répéter, et ce, bien avant que ne le fasse Jacques Derrida à travers son propre usage de la dialectique du « questionner/répondre de » et son principe de fidélité infidèle. La tradition, entendue à partir de « la primauté herméneutique de la question » et de la dialectique du questionner/répondre de, doit être comprise comme interpellation qui n’a rien à voir, ni même à envier, à la fermeture de l’huître que suppose ladite tradition en tant que « décret souverain qui placerait les autorités à l’abri de la critique » (p. 119).

Gadamer nous invite ainsi à reconnaître, par souci de probité, dira-t-il, « l’engagement qui est à l’œuvre en tout travail de compréhension » (p. 8) et à l’aune duquel « le comprendre lui-même doit être considéré moins comme une action de la subjectivité que comme une insertion dans ce procès de la transmission où se médiatisent constamment le passé et le présent » (p. 130 – en italique dans le texte). Le mouvement propre au processus d’interprétation ne peut donc être saisi comme l’atteinte d’une capacité finie de comprendre, ni même comme « perfection du comprendre »[2]. Il doit plutôt être pensé à travers ce mouvement spécifique de va-et-vient qui ne s’arrête pas dans une quelconque entente sur le contenu, mais actualise plutôt encore et toujours la fusion des horizons, cet entretien que nous sommes (Hölderlin), « ce miracle de la compréhension, dira Gadamer, qui n’est pas une communion mystérieuse des âmes, mais participation à une signification commune » (p. 132). Participation à une entente qui n’est pas, insistons-y, de l’ordre de l’entente sur le contenu, mais mise en suspension de l’« évidence » de notre propre facticité, ouverture de cette dernière, dans ce mouvement même, comme un flanc découvert dans l’horizon d’attente où « le verbe est ainsi garanti contre tout abus dogmatique » (p. 215).

C’est ici nous semble-t-il que Gadamer se montre fidèle à sa conception dialogale du langage et que Paul Ricœur pourra dire, après ce dernier, que comprendre c’est se comprendre au contact du texte conçu comme une mise à l’épreuve de nous-mêmes, processus à travers lequel « je m’irréalise », maintenant ainsi « la direction vers l’Ouvert » (p. 213). À ce titre, et à travers la primauté herméneutique de la question, qui n’est pas injonction dans la terminologie gadamérienne, comprendre n’est assurément pas « s’approprier des opinions transmises ou reconnaître ce que la tradition a consacré » (p. 18-19). Comprendre suppose plutôt l’accueil de la survenue d’un excès de significations sur les circonstances qui engage un se-tendre-vers l’horizon de ce monde toujours plus vaste que soi.

À propos de la tradition, de la chose transmise, Gadamer, fidèle à l’inspiration de Job, se garde donc bien, comme le souligne Ricœur, de retomber dans l’ornière de Restauration (répétition de l’originaire) du romantisme allemand, mais reconnaît à celui-ci d’avoir compris et apporté une rectification à l’Aufklärung (les Lumières) et son « préjugé des préjugés ». La tradition est en effet une altérité qui ne se dessine pas à l’oracle d’un simple obstacle à l’exercice de la raison. Si elle constitue bien, comme le préjugé, une « autorité devenue anonyme qui exerce toujours une influence puissante sur notre façon d’agir » (p. 119), si elle continue certes d’influencer dans une « large mesure nos dispositions » (p. 119), elle n’est pas le gage de la fermeture. Là où Gadamer prend donc une distance à l’égard de la « foi romantique », c’est dans ce fait précis qu’il ne considère pas la tradition comme cette chose anonyme et ossifiée qui impose silence (p. 120), mais bien plutôt comme « une part insoupçonnée du passé [dans lequel nous sommes constamment impliqués], qui s’unit au nouveau pour acquérir une validité nouvelle » (p. 120) à travers le phénomène de compréhension, l’expérience herméneutique qui ne se limite pas à la lecture des textes chez Gadamer, mais contient plutôt l’essence de l’expérience totale du monde.

Utilisant les mots de Maurice Blanchot dans la section « Vaste comme la nuit » de L’entretien infini (Gallimard, 1969), on pourrait énoncer que la tradition joue en tant que question qui interpelle de manière absolument intempestive. Elle « n’est donc plus simple, mais est, aussi, réponse, et elle retentit en nous comme ce qui dégage de nous la réponse qu’elle nous engage à être ». Écho retentissant dont les voix multiples, les gémissements et les cris entrent en résonance et sollicitent en nous l’affirmation vivante, cette puissance d’exister et de faire exister « ce qui survient avec nous par-delà notre vouloir et notre faire » (Gadamer, ibid., p. 123).

On comprend ainsi que l’entreprise entière de Gadamer est motivée par un renoncement à toute atteinte métaphysique d’un sens à l’existence, ce qui le distancie à notre avis radicalement de ce qu’on appelle aujourd’hui « des projets politiques conservateurs ». L’expérience herméneutique, la compréhension qui se déploie dans son entreprise est essentiellement compréhension de l’incompréhensible. On aperçoit très vite ce qu’il peut y avoir là d’interminablement déceptif dans l’expérience herméneutique dont le comprendre de l’incompréhensible, qui en est la principale marque, rend justice à la spécificité des sciences humaines, à la connaissance particulière qu’elle vise à mettre au jour et au concept de vérité qui, dans le sillon de feu laissé devant nous par Heidegger, renvoie chez Gadamer non à un principe de l’Absolu ni à l’origine de toutes choses, mais précisément au fait irréductible de l’être-là. Mais n’en déplaise aux « bonnes âmes », la déception ici suscitée tiendra seulement dans ce lieu où l’on continue de « poursuivre désespérément un fantôme » qui surplomberait les vicissitudes. Poursuite dans laquelle nous avançons le plus souvent dans l’ignorance de ce qui nous est par là prescrit et qui rend pourtant manifeste un embarras chronique devant notre propre facticité et trahit, de surcroît, une réaction de panique visant à dénicher quelque « soutien solide » dans l’idée d’un point d’Archimède[3] dont tout un chacun pourrait disposer et se prévaloir à la manière d’une assurance tous risques devant les affres du monde.

Et il nous semble que c’est ici que nous aurions pu saisir ce qui distingue fondamentalement l’entreprise de Gadamer de celle d’un Leo Strauss, par exemple. Cette distinction est à situer dans l’insistance de Gadamer sur la primauté herméneutique de la question et l’irréductibilité de l’être-là auquel il associe la vérité spécifique et efficiente, dont il est question notamment dans l’art, l’histoire et le langage. Cette distinction serait certainement à situer du côté de la différence entre retour au passé et détour par celui-ci à travers lequel s’actualise l’horizon de l’expérience… Cependant, malgré cette distinction fondamentale soulevée ici trop brièvement, la question demeure entière[4]. Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de Gadamer, peut – à juste titre ou non, telle n’est pas la question – inspirer le type de critique ou autoriser l’hypothèque « conservatrice »[5] dont la rumeur accompagne parfois l’œuvre. Cela nous incite-t-il encore à confondre les plans de deux types d’appréciation de la tradition dont le mouvement herméneutique ne tend pourtant manifestement pas vers le même horizon d’attente? Qu’elle est donc la pierre d’achoppement, le scandale, au sens biblique, de l’herméneutique philosophique gadamérienne? En d’autres mots, qu’est-ce qui tend ici à entretenir le malentendu, la confusion des plans et les glissements d’appréciation possibles entre :

  1. tradition vivifiante dont l’interpellation est la principale signature et dont l’ouverture constitue l’essence de l’expérience de ce détour qui engage encore une parole dont les termes nous dépasse (ainsi ou autrement) et par là nous com-promet (fusion des horizons, efficience de l’histoire, devenir); et
  2. tradition mortifère dont le propre est a contrario la somme de nos nostalgies, où les vestiges se déclinent sous le visage de pures reliques, des points d’honneurs à « défendre », des justifications et des prétextes dont l’histoire et le retour à imposent le même silence à tous et n’engage finalement plus rien ni personne (distance aliénante, position de survol, retrait de l’histoire à travers l’hypostase).

Aussitôt qu’il est question de tradition, serions-nous ici encore prisonniers de notre propre manque de vigilance sémantique et captifs de notre propre incapacité à distinguer? Ces questions doivent demeurer ici en suspens, mais si nous devions un jour les adresser en nous engageant dans un processus de compréhension du problème qu’impose la question de la tradition et de la transmission, nous devrions sans nulle doute conserver à l’esprit le geste auquel nous enjoint encore la résonance de la voix d’Hannah Arendt : Distinguez, distinguez!


 

Notes

[1] Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique [1960], trad. Étienne Sacre, révisée par Paul Ricœur, Paris, Éditions du Seuil, 1976.

[2] C’est ici que l’herméneutique de Gadamer et de Heidegger se distingue de la théorie herméneutique du XIXe et qu’on aura pu parler d’un véritable « tournant ontologique » possible et décisif de l’herméneutique qui reconnaîtra désormais la dimension existentiale de tout phénomène de compréhension. Tournant du cercle herméneutique lui-même non plus en tant que « cercle vicieux », mais cercle bien portant qui sera prolongé et approfondi par Paul Ricœur notamment dans Du texte à l’action (Éditions du Seuil, 1986).

[3] Cf. Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaire de France, 1993, p. 157-191. Selon Grondin, c’est précisément ce qu’Heidegger aura eu le mérite et l’intrépidité de mettre en question pour en révéler le présupposé métaphysique, nous renvoyons au même ouvrage de Jean Grondin, particulièrement le chapitre « Heidegger : L’herméneutique ou l’explication de l’existence », dans ibid., p. 129-156.

[4] Sur Strauss, voir notre texte « Élitisme et démocratie libérale : miniature paratextuelle sur Leo Strauss », Trahir, première année, octobre 2010. Voir également la correspondance entre Strauss et Gadamer suite à la publication de Vérité et méthode, aujourd’hui disponible en anglais en ligne.

[5] En ce sens politique qui constitue notre pain quotidien aussitôt qu’apparaît le mot tradition dans un quelconque dialogue.

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Élitisme et démocratie libérale: miniature paratextuelle sur Leo Strauss

Par Jade Bourdages | ce texte est aussi disponible en format pdf

Il en va du Royaume des Cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu, il a semé à son tour de l’ivraie, au beau milieu du blé, et il s’en est allé. Quand le blé est monté en herbe, puis en épis, alors l’ivraie est apparue aussi. Les serviteurs sont allés trouver le maître : Maître, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? – C’est quelque ennemi qui a fait cela, leur répond-il. Veux-tu donc que nous allions le ramasser ? reprennent les serviteurs. Non, dit-il, vous risqueriez, en ramassant l’ivraie, d’arracher en même temps le blé. Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au moment de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes que l’on fera brûler, et puis vous recueillerez le blé dans mon grenier.

Mt 13:24-30

La question brûle les lèvres, mais le paradoxe, lui, ne semble qu’apparent. Demander en effet si l’on peut réconcilier l’élitisme de Leo Strauss avec son éloge de la démocratie libérale – qu’il distingue de la démocratie moderne effective – suppose de déterminer d’abord ce que signifie cette dernière dans sa sémantique. Interprète de la philosophie classique – mais aussi du Livre[1] –, la démocratie libérale chez Strauss est entendue comme ce régime dont la signification originelle est la préservation et le maintien de la distinction et de la distance, malgré la coexistence, entre le vertueux et le vulgaire qui demeure, lui, le « sel de la démocratie moderne » (Strauss, 1990 : 16).

Si l’on se subordonne aux textes afin de mieux comprendre la logique qu’y déploie l’auteur, l’élitisme – Élection – de ce dernier n’a donc pas à être réconcilié avec quoi que ce soit, il vient plutôt se fondre jusqu’à se confondre avec sa Grande Politique. L’élitisme est posé et pensé par Strauss comme la condition sine qua non de la démocratie libérale qui « a [et doit avoir] pour fin la culture » (Strauss, 1990 : 13), soit la production d’hommes cultivés, seuls en mesure de « se remettre en mémoire l’excellence humaine, la grandeur humaine » (Strauss,1990 : 18) et par là se « libérer de la vulgarité » (Strauss, 1990 : 21) afin de remonter à cette « signification originelle » (Strauss, 1990 : 16) de la démocratie.

La pensée de Strauss se fonde essentiellement sur un raisonnement dialectique qui se construit sur tout un système d’oppositions. Distinction entre le vertueux et le vulgaire, l’opinion, la doxa qui est le terreau où se cultive l’esprit vulgaire, et la connaissance qui signifie la recherche zététique de la vérité, l’amour de la vérité. Pour Strauss, la démocratie moderne, c’est-à-dire effective, se caractérise par son absence d’esprit public et se maintient dans l’opinion et la production d’une culture de masse que l’on « peut acquérir avec le minimum de capacités sans aucun effort ». A contrario, la démocratie libérale en tant qu’idéal dont le message divin n’aurait pas été défiguré par un rabaissement machiavélien (cf. Strauss, 1992), se maintient dans un état de culture qui « n’est pas un jardin qui peut consister à le laisser s’encombrer de boîtes de conserves et de bouteilles de whisky vide, de papiers à usages divers » (Strauss, 1990 : 15). Dans cette perspective, l’éducation libérale et le philosophe, qui se distingue ici du vulgaire et du scientifique par son dévouement à la recherche zététique de la vérité, se caractérisent tous deux par leur participation à cet « effort indispensable pour fonder une aristocratie à l’intérieur de la société démocratique de masse [moderne] » (Strauss, 1990 : 16). À qui appartiennent donc « légitimement » l’amour de la vérité, le respect des choses de l’esprit et l’expérience des belles choses ? Tel pourrait être compris comme l’objet de controverse auquel tente de répondre fondamentalement Strauss à travers toute son entreprise.

Un objet de controverse est toujours la question qu’on tente de régler par l’argumentation, et Strauss, c’est le moins qu’on puisse dire, excelle en la matière. Or tout texte, au-delà ou en-deçà de sa sophistique agile, contient la proposition d’un monde, un quelque chose de caché qui doit être extrait de quelque chose qui est dit. Et c’est sur cette proposition d’un monde selon Strauss qu’il nous est possible d’esquisser quelques éléments de critiques. Si on se prête au jeu de cache-cache – auteur –, cherche et trouve – lecteur – auquel nous convie d’ailleurs Strauss à travers les deux niveaux d’écriture (cf. Strauss, 2003), c’est-à-dire à cet art de lire entre les lignes du texte (cf. Strauss, 2003 : 23-42), ce à quoi nous avons droit ici c’est à la reproduction de la grande Trinité platonicienne qui se déploie à travers un Platon radicalisé (Raison) et un Abraham (Foi) guerrier qui repose à la droite d’un Dieu en croisade qui sait distinguer « le bon grain de l’ivraie », le « vertueux du vulgaire », le « pur de l’impur ».

Renverser le platonisme, aussi bien que le relativisme primaire que dénonce Strauss, doit s’appliquer à mettre au jour la motivation qui le fonde (cf. Deleuze, 1969 : 293). Et pour le dire ici sans détour, la seule motivation qui peut s’extraire rapidement des textes de Strauss est celle qui consiste à assurer le triomphe, maintenir enchaîner tout au fond et empêcher le « faux prétendant » (les « vulgaires » hommes de la rue) de monter à la surface de la « caverne » et s’insinuer partout… Dans le langage d’un Strauss ésotérique, entre les lignes, l’amour de la vérité, le respect des choses de l’esprit et « l’expérience des belles choses » (Strauss, 1990 : 21) ne peut appartenir qu’à ceux qui ont beaucoup vues, en aucun cas ne devraient-elles être l’apanage de cette masse de gens de petites vues qui ne doivent pas s’en approcher au risque de les souiller…

Si la démocratie moderne que décrie Strauss n’a pas encore trouvé le moyen de « se défendre contre le conformisme rampant » (Strauss, 1992 : 42), nous ne semblons pas non plus avoir trouvé le moyen de nous guérir de ce genre néoplatonicien. Est-il en effet la seule réponse disponible aux maux de la modernité comme semble le soutenir Strauss ? N’est-ce pas là un bien triste sort ?

Envisager la simple possibilité comme Nietzsche[2] de surprendre un jour « les idoles », se guérir enfin du son creux de la voix de ces prêtres, c’est aussi accepter pour un instant de traquer ceux-ci comme des « rats ». Ce qui implique de travailler son ouïe, avoir encore des oreilles, voire des « mauvaises oreilles » derrières celles que l’on possède afin de faire la guerre et leur poser des questions avec le marteau : faire parler ce qui justement voudrait ici se taire, comme Strauss et Platon eux-mêmes traquent les sophistes

Entretenir le conflit des interprétations, sans promesse ni mythologie salutaire, c’est donc aussi se situer dans ce que Strauss appelle lui-même la philosophie – dont le critère positif est le fait de ne pas avoir pour centre de référence l’ici et le maintenant (cf. Strauss, 1992 : 15-58) – sans toutefois refuser ce détour par la civilisation de l’écriture à d’autres, faire au contraire de cette dernière, et contre Strauss, un don total qui permet de rester au plus près de la question fondamentale dont la réponse nous est, et nous a toujours été refusée. Question que Jacques Derrida, inspiré manifestement d’un autre Ezéchiel que celui d’un Strauss métaphysicien du droit naturel, propose d’appeler l’in-déconstructible qu’est la justice

 

Bibliographie

Gilles Deleuze (1969). « Platon et le simulacre », en appendice à Logique du sens. Paris : Éditions de Minuit, 1969.

Leo Strauss (1990). « Qu’est-ce que l’éducation libérale ? », dans Le libéralisme antique et moderne. Paris : Éditions Presses Universitaires de France, 1990.

__________ (1992). « Qu’est-ce que la philosophie politique », dans Qu’est-ce que la philosophie politique. Paris : Éditions des Presses Universitaires de France, 1992.

__________ (2003). La persécution et l’art d’écrire. Paris et Tel Aviv : Éditions de l’éclat, 2003.


Notes

[1] Le judaïsme tel qu’il se déploie chez Strauss ne sera pas sans influence sur sa conception politique de l’élitisme qui trouve son équivalent biblique dans la notion d’Élection et d’Alliance. Sans qu’il nous soit ici possible de faire intervenir des éléments théologiques qui permettraient pourtant de faire la lumière  sur son œuvre et établir une véritable critique de son entreprise, nous tenons à préciser un point qui nous semble fondamental. Les pensées que sont celles par exemple d’Arendt, de Benjamin, de Derrida et de Levinas nous semblent s’inspirer d’un tout autre judaïsme. En ce sens, elles apparaissent comme un lieu fécond de réflexion pour nous préserver et nous offrir autre chose que ce dont Strauss s’applique à faire ici l’éloge. Celui-ci, malgré son art d’écrire, n’arrive pas à cacher le fond théologique qui anime sa pensée philosophique.

[2] Strauss semble prendre très au sérieux le nihilisme actif qu’il tient pour une chose beaucoup plus sérieuse du point de vue de la philosophie que le positivisme et l’historicisme dont les prémisses « médiocres », dira-t-il, peuvent aisément s’effriter sous le choc d’une bonne argumentation. Rien de moins certain lorsqu’il s’agit du nihilisme actif dont nous entretient Nietzsche et qui, malgré tout les maux dont on le rend pour responsable, n’est pas un résultat négligeable de notre histoire. Il a pour force d’avoir fourni, et de nous fournir encore, une arme redoutable contre l’Idolâtrie. Strauss semble bien comprendre le nihilisme-actif et ne lui accole pas les fausses rumeurs qui tentent de faire de lui l’équivalent « du relativisme primaire ou du nihilisme passif ». Strauss redoute Nietzsche, il en fait une véritable obsession, sait que là, dans le nihilisme dit actif, se trouve peut-être une éthique qui viendrait encore miner avec force sa propre entreprise. Il consacrera d’ailleurs un livre pour tenter une sortie honorable de cette joute qui n’a pas fini d’être. Voir l’ouvrage de Leo Strauss paru sous le titre Nihilisme et Politique.

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