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Un défilé propre de sa personne, ou l’hygiène de la parade

Par Frédéric Mercure-Jolette | Cégep Saint-Laurent

Sur le chemin du retour, après la manif étudiante du 22 juillet dernier, déjà échaudé d’avoir dû dévier de mon itinéraire à cause de la présence clôturée d’un festival plus inconvenant que drôle et montrer le contenu de mon sac en bandoulière à un jeune femme autoritaire, un phénomène pour le moins inusité m’estomaqua. Sur Maisonneuve, je rencontrai une parade qui, m’a-t-on expliqué a posteriori, devait être le traditionnel défilé des jumeaux. Pourtant, il me semble n’y avoir vu que des fanfares, des clowns et des saltimbanques. Les jumeaux s’étaient-ils déguisés en bêtes de cirque pour l’événement? Faut-il y voir le relent d’un pathos ayant trouvé son apogée dans la souffrance des jumelles Dionne? Là n’est pas ce qui me médusa. Non, ce qui m’a laissé songeur, c’est plutôt la présence d’une horde de cols bleus bien armés s’affairant à nettoyer la rue et le trottoir après le passage du défilé. Voilà qui expliquait la présence de cette imposante machinerie que nous avions croisée, un peu plus tôt, stationnée sur Saint-Laurent en face du Club Soda. Mais la présence de cette équipe de nettoyage dans la parade reste en soi bien mystérieuse.

Peut-être faisait-elle partie du défilé? Se divisant le travail de chaque côté de la rue, l’artillerie, tels des jumeaux, venait par paire : deux équipes de vidangeurs vidant les poubelles sur les trottoirs, deux immenses camions-vadrouilles déblayant leur côté respectif de la rue et deux voiturettes-balayeuses qui, bien franchement, ne semblaient pas rencontrer déchets à aspirer et au volant desquelles se trouvaient des humains à l’air désœuvré. Non, ils ne pouvaient faire partie du défilé, leur expression faciale un peu terne, agencée aux couleurs grises de leurs machines, les trahissaient, tout comme le son peu élégant que leur tâche produisait. À l’opposé, les paradeurs affichaient des airs de plaisir démesuré, des couleurs clinquantes, et produisaient une musique festive. Impossible de se méprendre, les cols bleus ne sont pas des saltimbanques, leur occupation est tout autre, ils ne sont pas là pour divertir, mais pour ramasser la saleté et les déchets de la parade.

Si l’amalgame était en soi déconcertant, la fonction des cols bleus est intrigante. Les jumeaux, tels des chevaux, n’auraient-ils aucune pudeur en public et tendance à laisser derrière eux des excréments dérangeants? Fallait-il voir dans la présence de ces machines d’hygiène publique la même bienveillance que l’on retrouve chez le maître canin que l’on croise parfois dans la ville avec, dans une main, un sac de plastique au contenu brun et chaud noué fermement et, dans l’autre, une laisse au bout de laquelle est attaché son heureux compagnon? Accordons le bénéfice du doute aux jumeaux, pourquoi seraient-ils moins propres que vous et moi, après tout? La présence de ces cols bleus doit pouvoir s’expliquer autrement.

Par exemple, la manif de laquelle j’arrivais en était complètement démunie, tout comme l’ensemble des manifestations auxquelles j’ai participé depuis le depuis de la grève étudiante. Est-ce dire que ces manifs sont moins salissantes? Cela paraît douteux, on n’a cesse de dire que ces manifestations sont dérangeantes. De fait, la horde d’employés de la ville qui les suit habituellement est tout à fait différente. Autrement outillée, elle est beaucoup plus intimidante et agressive que les pauvres cols bleus. Elle contient même fréquemment des chevaux que certains voudraient libérer, mais dont personne ne semble avoir pour fonction de ramasser les excréments.

Ce qui distingue foncièrement ces deux types de parades urbaines c’est, pourrait-on penser, le caractère politique de la seconde, caractère qui se reflète dans la différence entre les escouades que l’on retrouve en queue de manif. Si la présence de policiers manifeste le potentiel conflictuel des manifs étudiantes, que dit la présence des cols bleus à la parade des jumeaux? Que celle-ci, étant un divertissement vidangeant immédiatement ses traces, est apolitique? Ou, plutôt, que, justement parce qu’elle cache ses traces et se veut pure événementialité sans conséquence, elle est dépolitisante, c’est-à-dire qu’elle tue toute potentialité politique? De celle-ci, il ne reste rien, aucune trace matérielle et elle se veut, ainsi, inconsciente de ses externalités et, ultimement, d’elle-même comme collectivité; la séparation interne à celle-ci est entière, aucun dialogue n’émerge entre sa tête et sa queue. Espérons que cela soit différent pour la manif à laquelle j’ai participé.

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Hans-Georg Gadamer et la tradition en question

Par Jade Bourdages

Dégager si l’éloge de la tradition gadamérienne se traduit nécessairement en projet politique conservateur suppose de comprendre l’appréciation propre de la tradition et sa place spécifique dans l’herméneutique philosophique de Gadamer dont on retrouve l’essentiel dans son livre Vérité et méthode[1]. Attachée à la « primauté herméneutique de la question » qui joue comme le primat des thèses de l’auteur, la tradition n’est pas comprise comme cette Grosse Voix qui « réprime le besoin de questionner » (p. 212) et s’abat sur nous de toutes ses hauteurs à la manière de « la colère des dieux ». Dans la perspective de Gadamer, si l’on doit bien admettre que la tradition nous devance, elle ne « fait pas pour autant la leçon », elle n’a rien de l’hypocrisie d’une réponse qui se serait déjà invitée sous le masque de la question. La tradition, « délivré de sa distance aliénante dans laquelle elle se trouve » (p. 215) sollicite plutôt, par son altérité essentielle, toute notre aptitude à répondre; en ce sens elle nous interpelle, n’aura-t-il cessé de répéter, et ce, bien avant que ne le fasse Jacques Derrida à travers son propre usage de la dialectique du « questionner/répondre de » et son principe de fidélité infidèle. La tradition, entendue à partir de « la primauté herméneutique de la question » et de la dialectique du questionner/répondre de, doit être comprise comme interpellation qui n’a rien à voir, ni même à envier, à la fermeture de l’huître que suppose ladite tradition en tant que « décret souverain qui placerait les autorités à l’abri de la critique » (p. 119).

Gadamer nous invite ainsi à reconnaître, par souci de probité, dira-t-il, « l’engagement qui est à l’œuvre en tout travail de compréhension » (p. 8) et à l’aune duquel « le comprendre lui-même doit être considéré moins comme une action de la subjectivité que comme une insertion dans ce procès de la transmission où se médiatisent constamment le passé et le présent » (p. 130 – en italique dans le texte). Le mouvement propre au processus d’interprétation ne peut donc être saisi comme l’atteinte d’une capacité finie de comprendre, ni même comme « perfection du comprendre »[2]. Il doit plutôt être pensé à travers ce mouvement spécifique de va-et-vient qui ne s’arrête pas dans une quelconque entente sur le contenu, mais actualise plutôt encore et toujours la fusion des horizons, cet entretien que nous sommes (Hölderlin), « ce miracle de la compréhension, dira Gadamer, qui n’est pas une communion mystérieuse des âmes, mais participation à une signification commune » (p. 132). Participation à une entente qui n’est pas, insistons-y, de l’ordre de l’entente sur le contenu, mais mise en suspension de l’« évidence » de notre propre facticité, ouverture de cette dernière, dans ce mouvement même, comme un flanc découvert dans l’horizon d’attente où « le verbe est ainsi garanti contre tout abus dogmatique » (p. 215).

C’est ici nous semble-t-il que Gadamer se montre fidèle à sa conception dialogale du langage et que Paul Ricœur pourra dire, après ce dernier, que comprendre c’est se comprendre au contact du texte conçu comme une mise à l’épreuve de nous-mêmes, processus à travers lequel « je m’irréalise », maintenant ainsi « la direction vers l’Ouvert » (p. 213). À ce titre, et à travers la primauté herméneutique de la question, qui n’est pas injonction dans la terminologie gadamérienne, comprendre n’est assurément pas « s’approprier des opinions transmises ou reconnaître ce que la tradition a consacré » (p. 18-19). Comprendre suppose plutôt l’accueil de la survenue d’un excès de significations sur les circonstances qui engage un se-tendre-vers l’horizon de ce monde toujours plus vaste que soi.

À propos de la tradition, de la chose transmise, Gadamer, fidèle à l’inspiration de Job, se garde donc bien, comme le souligne Ricœur, de retomber dans l’ornière de Restauration (répétition de l’originaire) du romantisme allemand, mais reconnaît à celui-ci d’avoir compris et apporté une rectification à l’Aufklärung (les Lumières) et son « préjugé des préjugés ». La tradition est en effet une altérité qui ne se dessine pas à l’oracle d’un simple obstacle à l’exercice de la raison. Si elle constitue bien, comme le préjugé, une « autorité devenue anonyme qui exerce toujours une influence puissante sur notre façon d’agir » (p. 119), si elle continue certes d’influencer dans une « large mesure nos dispositions » (p. 119), elle n’est pas le gage de la fermeture. Là où Gadamer prend donc une distance à l’égard de la « foi romantique », c’est dans ce fait précis qu’il ne considère pas la tradition comme cette chose anonyme et ossifiée qui impose silence (p. 120), mais bien plutôt comme « une part insoupçonnée du passé [dans lequel nous sommes constamment impliqués], qui s’unit au nouveau pour acquérir une validité nouvelle » (p. 120) à travers le phénomène de compréhension, l’expérience herméneutique qui ne se limite pas à la lecture des textes chez Gadamer, mais contient plutôt l’essence de l’expérience totale du monde.

Utilisant les mots de Maurice Blanchot dans la section « Vaste comme la nuit » de L’entretien infini (Gallimard, 1969), on pourrait énoncer que la tradition joue en tant que question qui interpelle de manière absolument intempestive. Elle « n’est donc plus simple, mais est, aussi, réponse, et elle retentit en nous comme ce qui dégage de nous la réponse qu’elle nous engage à être ». Écho retentissant dont les voix multiples, les gémissements et les cris entrent en résonance et sollicitent en nous l’affirmation vivante, cette puissance d’exister et de faire exister « ce qui survient avec nous par-delà notre vouloir et notre faire » (Gadamer, ibid., p. 123).

On comprend ainsi que l’entreprise entière de Gadamer est motivée par un renoncement à toute atteinte métaphysique d’un sens à l’existence, ce qui le distancie à notre avis radicalement de ce qu’on appelle aujourd’hui « des projets politiques conservateurs ». L’expérience herméneutique, la compréhension qui se déploie dans son entreprise est essentiellement compréhension de l’incompréhensible. On aperçoit très vite ce qu’il peut y avoir là d’interminablement déceptif dans l’expérience herméneutique dont le comprendre de l’incompréhensible, qui en est la principale marque, rend justice à la spécificité des sciences humaines, à la connaissance particulière qu’elle vise à mettre au jour et au concept de vérité qui, dans le sillon de feu laissé devant nous par Heidegger, renvoie chez Gadamer non à un principe de l’Absolu ni à l’origine de toutes choses, mais précisément au fait irréductible de l’être-là. Mais n’en déplaise aux « bonnes âmes », la déception ici suscitée tiendra seulement dans ce lieu où l’on continue de « poursuivre désespérément un fantôme » qui surplomberait les vicissitudes. Poursuite dans laquelle nous avançons le plus souvent dans l’ignorance de ce qui nous est par là prescrit et qui rend pourtant manifeste un embarras chronique devant notre propre facticité et trahit, de surcroît, une réaction de panique visant à dénicher quelque « soutien solide » dans l’idée d’un point d’Archimède[3] dont tout un chacun pourrait disposer et se prévaloir à la manière d’une assurance tous risques devant les affres du monde.

Et il nous semble que c’est ici que nous aurions pu saisir ce qui distingue fondamentalement l’entreprise de Gadamer de celle d’un Leo Strauss, par exemple. Cette distinction est à situer dans l’insistance de Gadamer sur la primauté herméneutique de la question et l’irréductibilité de l’être-là auquel il associe la vérité spécifique et efficiente, dont il est question notamment dans l’art, l’histoire et le langage. Cette distinction serait certainement à situer du côté de la différence entre retour au passé et détour par celui-ci à travers lequel s’actualise l’horizon de l’expérience… Cependant, malgré cette distinction fondamentale soulevée ici trop brièvement, la question demeure entière[4]. Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de Gadamer, peut – à juste titre ou non, telle n’est pas la question – inspirer le type de critique ou autoriser l’hypothèque « conservatrice »[5] dont la rumeur accompagne parfois l’œuvre. Cela nous incite-t-il encore à confondre les plans de deux types d’appréciation de la tradition dont le mouvement herméneutique ne tend pourtant manifestement pas vers le même horizon d’attente? Qu’elle est donc la pierre d’achoppement, le scandale, au sens biblique, de l’herméneutique philosophique gadamérienne? En d’autres mots, qu’est-ce qui tend ici à entretenir le malentendu, la confusion des plans et les glissements d’appréciation possibles entre :

  1. tradition vivifiante dont l’interpellation est la principale signature et dont l’ouverture constitue l’essence de l’expérience de ce détour qui engage encore une parole dont les termes nous dépasse (ainsi ou autrement) et par là nous com-promet (fusion des horizons, efficience de l’histoire, devenir); et
  2. tradition mortifère dont le propre est a contrario la somme de nos nostalgies, où les vestiges se déclinent sous le visage de pures reliques, des points d’honneurs à « défendre », des justifications et des prétextes dont l’histoire et le retour à imposent le même silence à tous et n’engage finalement plus rien ni personne (distance aliénante, position de survol, retrait de l’histoire à travers l’hypostase).

Aussitôt qu’il est question de tradition, serions-nous ici encore prisonniers de notre propre manque de vigilance sémantique et captifs de notre propre incapacité à distinguer? Ces questions doivent demeurer ici en suspens, mais si nous devions un jour les adresser en nous engageant dans un processus de compréhension du problème qu’impose la question de la tradition et de la transmission, nous devrions sans nulle doute conserver à l’esprit le geste auquel nous enjoint encore la résonance de la voix d’Hannah Arendt : Distinguez, distinguez!


 

Notes

[1] Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique [1960], trad. Étienne Sacre, révisée par Paul Ricœur, Paris, Éditions du Seuil, 1976.

[2] C’est ici que l’herméneutique de Gadamer et de Heidegger se distingue de la théorie herméneutique du XIXe et qu’on aura pu parler d’un véritable « tournant ontologique » possible et décisif de l’herméneutique qui reconnaîtra désormais la dimension existentiale de tout phénomène de compréhension. Tournant du cercle herméneutique lui-même non plus en tant que « cercle vicieux », mais cercle bien portant qui sera prolongé et approfondi par Paul Ricœur notamment dans Du texte à l’action (Éditions du Seuil, 1986).

[3] Cf. Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaire de France, 1993, p. 157-191. Selon Grondin, c’est précisément ce qu’Heidegger aura eu le mérite et l’intrépidité de mettre en question pour en révéler le présupposé métaphysique, nous renvoyons au même ouvrage de Jean Grondin, particulièrement le chapitre « Heidegger : L’herméneutique ou l’explication de l’existence », dans ibid., p. 129-156.

[4] Sur Strauss, voir notre texte « Élitisme et démocratie libérale : miniature paratextuelle sur Leo Strauss », Trahir, première année, octobre 2010. Voir également la correspondance entre Strauss et Gadamer suite à la publication de Vérité et méthode, aujourd’hui disponible en anglais en ligne.

[5] En ce sens politique qui constitue notre pain quotidien aussitôt qu’apparaît le mot tradition dans un quelconque dialogue.

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Élitisme et démocratie libérale: miniature paratextuelle sur Leo Strauss

Par Jade Bourdages | ce texte est aussi disponible en format pdf

Il en va du Royaume des Cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu, il a semé à son tour de l’ivraie, au beau milieu du blé, et il s’en est allé. Quand le blé est monté en herbe, puis en épis, alors l’ivraie est apparue aussi. Les serviteurs sont allés trouver le maître : Maître, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? – C’est quelque ennemi qui a fait cela, leur répond-il. Veux-tu donc que nous allions le ramasser ? reprennent les serviteurs. Non, dit-il, vous risqueriez, en ramassant l’ivraie, d’arracher en même temps le blé. Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au moment de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes que l’on fera brûler, et puis vous recueillerez le blé dans mon grenier.

Mt 13:24-30

La question brûle les lèvres, mais le paradoxe, lui, ne semble qu’apparent. Demander en effet si l’on peut réconcilier l’élitisme de Leo Strauss avec son éloge de la démocratie libérale – qu’il distingue de la démocratie moderne effective – suppose de déterminer d’abord ce que signifie cette dernière dans sa sémantique. Interprète de la philosophie classique – mais aussi du Livre[1] –, la démocratie libérale chez Strauss est entendue comme ce régime dont la signification originelle est la préservation et le maintien de la distinction et de la distance, malgré la coexistence, entre le vertueux et le vulgaire qui demeure, lui, le « sel de la démocratie moderne » (Strauss, 1990 : 16).

Si l’on se subordonne aux textes afin de mieux comprendre la logique qu’y déploie l’auteur, l’élitisme – Élection – de ce dernier n’a donc pas à être réconcilié avec quoi que ce soit, il vient plutôt se fondre jusqu’à se confondre avec sa Grande Politique. L’élitisme est posé et pensé par Strauss comme la condition sine qua non de la démocratie libérale qui « a [et doit avoir] pour fin la culture » (Strauss, 1990 : 13), soit la production d’hommes cultivés, seuls en mesure de « se remettre en mémoire l’excellence humaine, la grandeur humaine » (Strauss,1990 : 18) et par là se « libérer de la vulgarité » (Strauss, 1990 : 21) afin de remonter à cette « signification originelle » (Strauss, 1990 : 16) de la démocratie.

La pensée de Strauss se fonde essentiellement sur un raisonnement dialectique qui se construit sur tout un système d’oppositions. Distinction entre le vertueux et le vulgaire, l’opinion, la doxa qui est le terreau où se cultive l’esprit vulgaire, et la connaissance qui signifie la recherche zététique de la vérité, l’amour de la vérité. Pour Strauss, la démocratie moderne, c’est-à-dire effective, se caractérise par son absence d’esprit public et se maintient dans l’opinion et la production d’une culture de masse que l’on « peut acquérir avec le minimum de capacités sans aucun effort ». A contrario, la démocratie libérale en tant qu’idéal dont le message divin n’aurait pas été défiguré par un rabaissement machiavélien (cf. Strauss, 1992), se maintient dans un état de culture qui « n’est pas un jardin qui peut consister à le laisser s’encombrer de boîtes de conserves et de bouteilles de whisky vide, de papiers à usages divers » (Strauss, 1990 : 15). Dans cette perspective, l’éducation libérale et le philosophe, qui se distingue ici du vulgaire et du scientifique par son dévouement à la recherche zététique de la vérité, se caractérisent tous deux par leur participation à cet « effort indispensable pour fonder une aristocratie à l’intérieur de la société démocratique de masse [moderne] » (Strauss, 1990 : 16). À qui appartiennent donc « légitimement » l’amour de la vérité, le respect des choses de l’esprit et l’expérience des belles choses ? Tel pourrait être compris comme l’objet de controverse auquel tente de répondre fondamentalement Strauss à travers toute son entreprise.

Un objet de controverse est toujours la question qu’on tente de régler par l’argumentation, et Strauss, c’est le moins qu’on puisse dire, excelle en la matière. Or tout texte, au-delà ou en-deçà de sa sophistique agile, contient la proposition d’un monde, un quelque chose de caché qui doit être extrait de quelque chose qui est dit. Et c’est sur cette proposition d’un monde selon Strauss qu’il nous est possible d’esquisser quelques éléments de critiques. Si on se prête au jeu de cache-cache – auteur –, cherche et trouve – lecteur – auquel nous convie d’ailleurs Strauss à travers les deux niveaux d’écriture (cf. Strauss, 2003), c’est-à-dire à cet art de lire entre les lignes du texte (cf. Strauss, 2003 : 23-42), ce à quoi nous avons droit ici c’est à la reproduction de la grande Trinité platonicienne qui se déploie à travers un Platon radicalisé (Raison) et un Abraham (Foi) guerrier qui repose à la droite d’un Dieu en croisade qui sait distinguer « le bon grain de l’ivraie », le « vertueux du vulgaire », le « pur de l’impur ».

Renverser le platonisme, aussi bien que le relativisme primaire que dénonce Strauss, doit s’appliquer à mettre au jour la motivation qui le fonde (cf. Deleuze, 1969 : 293). Et pour le dire ici sans détour, la seule motivation qui peut s’extraire rapidement des textes de Strauss est celle qui consiste à assurer le triomphe, maintenir enchaîner tout au fond et empêcher le « faux prétendant » (les « vulgaires » hommes de la rue) de monter à la surface de la « caverne » et s’insinuer partout… Dans le langage d’un Strauss ésotérique, entre les lignes, l’amour de la vérité, le respect des choses de l’esprit et « l’expérience des belles choses » (Strauss, 1990 : 21) ne peut appartenir qu’à ceux qui ont beaucoup vues, en aucun cas ne devraient-elles être l’apanage de cette masse de gens de petites vues qui ne doivent pas s’en approcher au risque de les souiller…

Si la démocratie moderne que décrie Strauss n’a pas encore trouvé le moyen de « se défendre contre le conformisme rampant » (Strauss, 1992 : 42), nous ne semblons pas non plus avoir trouvé le moyen de nous guérir de ce genre néoplatonicien. Est-il en effet la seule réponse disponible aux maux de la modernité comme semble le soutenir Strauss ? N’est-ce pas là un bien triste sort ?

Envisager la simple possibilité comme Nietzsche[2] de surprendre un jour « les idoles », se guérir enfin du son creux de la voix de ces prêtres, c’est aussi accepter pour un instant de traquer ceux-ci comme des « rats ». Ce qui implique de travailler son ouïe, avoir encore des oreilles, voire des « mauvaises oreilles » derrières celles que l’on possède afin de faire la guerre et leur poser des questions avec le marteau : faire parler ce qui justement voudrait ici se taire, comme Strauss et Platon eux-mêmes traquent les sophistes

Entretenir le conflit des interprétations, sans promesse ni mythologie salutaire, c’est donc aussi se situer dans ce que Strauss appelle lui-même la philosophie – dont le critère positif est le fait de ne pas avoir pour centre de référence l’ici et le maintenant (cf. Strauss, 1992 : 15-58) – sans toutefois refuser ce détour par la civilisation de l’écriture à d’autres, faire au contraire de cette dernière, et contre Strauss, un don total qui permet de rester au plus près de la question fondamentale dont la réponse nous est, et nous a toujours été refusée. Question que Jacques Derrida, inspiré manifestement d’un autre Ezéchiel que celui d’un Strauss métaphysicien du droit naturel, propose d’appeler l’in-déconstructible qu’est la justice

 

Bibliographie

Gilles Deleuze (1969). « Platon et le simulacre », en appendice à Logique du sens. Paris : Éditions de Minuit, 1969.

Leo Strauss (1990). « Qu’est-ce que l’éducation libérale ? », dans Le libéralisme antique et moderne. Paris : Éditions Presses Universitaires de France, 1990.

__________ (1992). « Qu’est-ce que la philosophie politique », dans Qu’est-ce que la philosophie politique. Paris : Éditions des Presses Universitaires de France, 1992.

__________ (2003). La persécution et l’art d’écrire. Paris et Tel Aviv : Éditions de l’éclat, 2003.


Notes

[1] Le judaïsme tel qu’il se déploie chez Strauss ne sera pas sans influence sur sa conception politique de l’élitisme qui trouve son équivalent biblique dans la notion d’Élection et d’Alliance. Sans qu’il nous soit ici possible de faire intervenir des éléments théologiques qui permettraient pourtant de faire la lumière  sur son œuvre et établir une véritable critique de son entreprise, nous tenons à préciser un point qui nous semble fondamental. Les pensées que sont celles par exemple d’Arendt, de Benjamin, de Derrida et de Levinas nous semblent s’inspirer d’un tout autre judaïsme. En ce sens, elles apparaissent comme un lieu fécond de réflexion pour nous préserver et nous offrir autre chose que ce dont Strauss s’applique à faire ici l’éloge. Celui-ci, malgré son art d’écrire, n’arrive pas à cacher le fond théologique qui anime sa pensée philosophique.

[2] Strauss semble prendre très au sérieux le nihilisme actif qu’il tient pour une chose beaucoup plus sérieuse du point de vue de la philosophie que le positivisme et l’historicisme dont les prémisses « médiocres », dira-t-il, peuvent aisément s’effriter sous le choc d’une bonne argumentation. Rien de moins certain lorsqu’il s’agit du nihilisme actif dont nous entretient Nietzsche et qui, malgré tout les maux dont on le rend pour responsable, n’est pas un résultat négligeable de notre histoire. Il a pour force d’avoir fourni, et de nous fournir encore, une arme redoutable contre l’Idolâtrie. Strauss semble bien comprendre le nihilisme-actif et ne lui accole pas les fausses rumeurs qui tentent de faire de lui l’équivalent « du relativisme primaire ou du nihilisme passif ». Strauss redoute Nietzsche, il en fait une véritable obsession, sait que là, dans le nihilisme dit actif, se trouve peut-être une éthique qui viendrait encore miner avec force sa propre entreprise. Il consacrera d’ailleurs un livre pour tenter une sortie honorable de cette joute qui n’a pas fini d’être. Voir l’ouvrage de Leo Strauss paru sous le titre Nihilisme et Politique.

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L’Aristocratisme comme transvaluation

Miniature paratextuelle sur le § 258 de Par-delà bien et mal de Friedrich Nietzsche

Par Jade Bourdages | ce texte est aussi disponible en format pdf

L’élément essentiel d’une bonne et d’une saine aristocratie est qu’elle ne se ressent pas comme fonction […] mais comme son sens et sa justification suprême, — qu’elle accepte pour cela le sacrifice d’innombrables êtres humains qui doivent être abaissés et réduit, à son profit, au rang d’hommes incomplets, d’esclaves, d’instruments. Sa pensée fondamentale doit justement être que la société n’a pas le droit d’exister pour la société, mais seulement comme soubassement et charpente permettant à une espèce d’êtres choisis de s’élever à sa tâche supérieure et de manière générale à un être supérieur.

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 258

Difficile de commenter ou même simplement discuter le projet nietzschéen à partir de cet extrait (§ 258) de Par-delà bien et mal. À première vue, celui-ci ne semble laisser place à aucune équivocité alors pourtant que l’ensemble de l’œuvre, par le mouvement incandescent de la pensée nietzschéenne, force la pensée à coups de marteau et de contrariétés, provoquant ainsi très souvent le malaise, mais aussi condamnant le lecteur à inventer et peut-être découvrir pour enfin se sortir de la démangeaison des questionnements que suscite inévitablement cet art consommé. On ne semble en effet pouvoir commenter cet extrait en le déplorant dédaigneusement ou lui opposant simplement la logique de l’égalité des droits que nous connaissons que trop et que l’auteur vise ici très précisément à désamorcer en la qualifiant ailleurs de morale d’esclaves qui rend l’homme risible et méprisable (cf. § 225). Désamorcer la morale des faibles par laquelle l’homme ne cesse de se rapetisser et à travers quoi « l’espèce humaine ne peut atteindre le plus haut degré de puissance et de splendeur » (GM, avant-propos, § 6)[1], telle est la « noble » visée que se donne Nietzsche qui se dit immoraliste. La tâche qui nous incombe n’est alors pas tant d’isoler la réponse politique que donne le texte nietzschéen, encore moins ce passage auquel nous faisons ici référence, mais de restituer le problème qu’il pose sans toutefois tomber dans un ton apologétique qui nous trahirait. Comprendre et commenter ce passage dans l’économie d’ensemble du grand projet d’élevage de ce philosophe généalogiste de la morale, plutôt que de s’en insurger ou de s’en indigner sans suite, suppose donc d’abord un effort considérable de distanciation. Distanciation face aux habitudes rigoureuses de nos oreilles, en claire face à tout ce qui nous est convenu et ceci afin de tenter de saisir au mieux le coup de force discursif de cette verve polémique et ce qui provoque l’humeur de ce Dieu tentateur, cet ensorceleur né (cf. § 295), celui fondamentalement – et paradoxalement sans doute – préoccupé, dans « sa chair et son sang », par les structures de domination.

Ce n’est toujours qu’en se plaçant du point de vue, lui-même nietzschéen, d’un perspectivisme radical qu’il faut entendre ce Nietzsche fondamentalement préoccupé par les structures de domination. Perspectivisme radical ? Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il nous faut nous demander d’ parle Nietzsche, de quel lieu ? Quelle échelle – ou hiérarchie – de valeurs s’exprime à travers lui, dans quels buts peuvent êtres adressées ses propres fureurs, vers quelles fins son geste tend-t-il avec ses proclamations échauffées sur la saine aristocratie ? En d’autres mots, et pour le dire de manière plus juste, qu’est-ce qui provoque ainsi son humeur qu’il qualifie lui-même de « monstrueuse dont il y aurait beaucoup à taire »[2], mais dont ladite responsabilité du philosophe est d’être précisément selon ses dires la « mauvaise conscience de son temps » ? La réponse est à trouver dans les mots mêmes de son auteur qui se dit « jeté dans un siècle bruyant et plébéien avec lequel il ne souhaite pas partager son repas » (§ 282). L’esprit triomphant de l’histoire, celui qui provoque l’humeur de Nietzsche est celui de la foi métaphysique comme de l’instinct plébéien et ce « déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies » (NGH, p. 394) qui nous rendent tous « fatigués de l’homme ». Fabrique des idéaux à laquelle Nietzsche opposera justement la création de valeurs pour l’élévation de l’homme. « Suivre les traces du poison, trouver le meilleur antidote » (NGH, p. 413), tel pourrait en effet d’abord être compris comme le nœud du projet de philosophie pratique et thérapeutique de Nietzsche. Il nous semble que ce n’est qu’à l’aune de cette virulente critique de l’esprit christiano-platonicien des « idées modernes », cet esprit d’assainissements triomphant de l’histoire qu’il déplore, que peut éventuellement se comprendre la place de l’aristocratie guerrière et le problème de la transvaluation des valeurs qui occupe ce dernier. Ce qui est mauvais pour Nietzsche appartient en effet à tout ce qui relève de cet instinct plébéien, tout ce qui relève de ce mauvais goût qui prend source dans la faiblesse, l’envie, la vengeance et plus encore, dans le ressentiment et le dilettantisme plutôt que dans le courage, la force et la vie. Qu’est-ce donc que cet esprit triomphant de l’histoire et cet instinct plébéien ? La réponse paraît si explicite dans le texte qu’on ne peut s’y tromper, mais les implications pour la pensée sont, elles, absolument innombrables : la perversion des âmes par les idées de fautes, de châtiment et d’immortalité, bref les instincts chrétiens vindicatifs et la christianisation du monde – notamment par le relais de la philosophie – qui, avec « l’au-delà », la pitié et les idées salutaires, tuent la vie[3] et dévaluent constamment le « monde » et pis, prennent « l’apparence pompeuse de la vertu du renoncement […] comme si la faiblesse était un mérite » (GM, premier traité, § 13).

Poison, mauvais goût, « air empesté » (cf. GM), « flétrissure de l’humanité » ! « L’humanité entière continue [ainsi] à souffrir des suites des naïvetés thérapeutiques du prêtre » (GM, premier traité, § 6) qui trouvent une expansion sans précédent dans le préjugé démocratique, cette « révolte [et ce triomphe] des esclaves dans la morale » répugnés par Nietzsche. Selon lui, nihilisme et chrétienté marchent ici main dans la main et parlent d’une seule et même voix, voilà l’esprit triomphant de ladite médiocrité ! Et c’est précisément, et seulement, à la lumière du projet de transvaluation des valeurs christiano-platonicienne qu’il nous semble possible de comprendre chez Nietzsche[4] – comme chez Leo Strauss dans une certaine mesure – l’éloge des valeurs aristocratiques (dites non sacerdotales dans le cas de Nietzsche) dans lesquelles se découvre « le triomphe de la vie ! le grand oui embrassant toutes les grandeurs, toutes les beautés, toutes les audaces ! », cette « morale aristocratique d’où naît un oui s’adressant à soi-même » (GM, premier traité, § 10). Or, et a contrario, l’exploit – air vicié – de la morale triomphante est d’avoir, elle, « fini par inculquer à force d’élevage à la grande masse le sentiment qu’il n’est pas permis de toucher à tout ; qu’il y a des expériences sacrées face auxquelles on doit se déchausser et sur lesquelles on ne doit pas porter des mains malpropres ». Il n’y a peut-être rien, poursuit-il, qui suscite d’ailleurs,

davantage le dégoût chez les soi-disant hommes cultivés, ceux qui croient aux « idées modernes », que leur manque de pudeur, que l’impudence sans gènes d’œil et de main avec laquelle ils touchent, lèchent et tripotent toute chose ; et il est bien possible qu’il y ait aujourd’hui encore plus de noblesse de goût relative et de tact dans le respect au sein du peuple, à savoir parmi les paysans, que dans ce demi-monde de l’esprit adonné à la lectures des journaux, les hommes cultivés (§ 263).

Sous ce « ciel chargé et couvert de la domination de la plèbe […] l’âme noble a du respect pour elle-même » (§ 287) et l’homme qui en constitue l’espèce ne possède pas cette « manie balourde d’avoir raison », il agit et croît plutôt spontanément (GM, premier traité, § 10). L’âme noble n’est pas celle d’un « âne de vertu » qui lutte pour « le soleil et la lumière » (§ 262), cette espèce d’homme ne ressent pas le besoin d’accéder à la noblesse, encore moins celui de se déchausser devant tant de grandeur par crainte de souiller quelques feux sacrés. Non, cet homme ne ravale pas « ses devoirs » (§ 272), il n’attend pas une opinion à son sujet, que celle-ci soit bonne ou mauvaise – ce n’est ni un vaniteux ni un esclave (cf. § 261) –, encore moins se soumet-il ou se prosterne-t-il devant celles-ci, mais empoigne au contraire « le hasard aux cheveux » (§ 274) et « se ressent enfin comme celui qui détermine la valeur » (§§ 260 et 261), comme cet être capable de porter un jugement sur la vie et la valeur de la vie, c’est-à-dire comme ce génie même qui engendre ou qui met au monde (§ 274). Combien difficile demeure pour nous la compréhension – intériorisation – de ce projet grandiose d’affranchissement et d’élévation de la plantehomme ! Et pour cause, la saine aristocratie dont parle Nietzsche dans le § 258 est garante de cette possibilité d’élevage (§ 262) et de stabilisation de cette espèce qui laisse place et admet enfin la volonté de puissance qui se trouve en chaque cœur, elle seule encourage le continuel et perpétuel « dépassement de soi de l’homme » (§ 257) qui pense enfin par-delà bien et mal. Dans la sémantique dévastatrice d’un Nietzsche, l’aristocratie toute « pénétrée de vie et de passion » (GM, premier traité, § 10) est seule en mesure de faire progresser encore l’homme et nous éviter que l’on s’en fatigue, elle seule se trouve à même, comme Dionysos, de le « rendre plus fort, plus méchant et plus profond qu’il ne l’est » (cf. § 295).

Et voici que la joie de lire Nietzsche en certaines contrées fait toujours, et doit faire quelque part, place au malaise, à l’indignation, aux cris étouffés, à la démangeaison, à la véritable suffocation « coupable », mais plus fondamentalement encore, au rire. Rire devant l’ironie de l’échec du projet nietzschéen qui cherchait à libérer, par toute son entreprise, les forces vives asservies par cette morale chrétienne et particulièrement par l’idée de faute et de châtiment. En ce sens, et sous le regard inquisiteur des spectres de Nietzsche incarnés dans toutes ces voix creuses, aigries et pleine de ressentiment de ces quelques « prêtres héritiers », il nous faut bien admettre que nous demeurons, à plusieurs égards, coupable de ce grand pêché parmi tous les pêchés, de cette faute absolument « impardonnable » et pour laquelle nous serons tous expiés et châtiés le jour du Jugement dernier. Jouons ! jouons donc le rôle et la place qui nous est ici impartie, prenons sur nous cette faute de mauvais goût puisque tel est notre pêché, coupable que nous sommes d’être de médiocres plébéiens sans orgueil, fils du Saint-Esprit, enfants de la lumière ténébreuse du préjugé démocratique qui ne vivent pas, mais cherchent encore seulement et lamentablement à sur-vivre…

Ah ! humain, trop humain !

Quelle époque médiocre vivons-nous devant ces philosophes du présent au ton Grand Seigneur, devant tous ces mystagogues de l’avenir qui supputent la fin !

Quelle espèce coupable de sa propre incapacité à s’élever faisons-nous tous aux yeux de ces « prêtres » batracien qui perfectionnent encore le type sacerdotal au nom d’une « saine aristocratie » ou plus insidieusement, mais aussi plus lâchement encore, au nom d’une « saine démocratie libérale qui recouvrirait enfin la signification originelle » !

Quelle masse visqueuse, quelle grande famille judéo-chrétienne de sujets faibles, médiocres et sans orgueil sommes-nous au regard de cette hauteur d’âme qui regarde vers le bas (§ 286), cette haute majesté qui habite les sommets, mais trouve encore bon de faire la leçon, cette « sagesse » de « bonne » ou même de « mauvaise » conscience de notre temps –quelle différence d’ailleurs – devant laquelle il est de bon ton de se prosterner !

Oh ! Grands Seigneurs, pardonnez-nous donc nos offenses ![5]


Notes

[1] Dorénavant, toutes références autres que Par-delà bien et mal seront citées comme suit : GM (Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale) et NGH (Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire »).

[2] À plusieurs reprises dans son œuvre, Nietzsche souligne cette question du monstrueux qui devrait se taire. Notons un seul passage qui se déploie avec l’ironie qu’on lui connaît et qui se trouve en Avant-propos de Généalogie de la morale ; « Oh, comme nous sommes heureux, nous, chercheurs de la connaissance, pourvu que nous sachions nous taire assez longtemps !… ».

[3] Si nous renvoyons ici spécifiquement à L’Antéchrist de Friedrich Nietzsche, et que nous soulignons ce qui provoque l’humeur de ce dernier, nous considérons que cela semble par ailleurs agiter en quelque sorte tous les textes du même auteur.

[4] Est-il besoin de préciser que comprendre n’est pas synonyme de donner raison ?

[5] Sans en faire l’apologie, on l’aura compris, nous sommes en devoir de reconnaître tout de même le grand service que nous rend encore Nietzsche aujourd’hui. C’est en effet par le détour de Nietzsche qu’il nous est encore sans aucun doute possible de rire ici du type nietzschéen lui-même. Et plus encore, de rire aux larmes de tous ces fervents disciples – souvent insoupçonnés – qui pullulent et supputent partout la grande perdition de la plèbe médiocre et expient, parfois même au nom d’un plus grand amour de cette dernière, tous ces sujets « faibles » que nous sommes. Si j’implore le pardon devant « l’objectivité d’apocalypse » des seconds qui parlent fort et trouvent encore une place sous le soleil « du côté des Dieux », j’admets ma dette impayable envers le premier, ce Nietzsche qui, à force de coups de marteau et de contrariétés, emplit paradoxalement mon cœur « d’espérances qui n’ont pas [ne portent pas] encore de noms » (§ 295), pas même le sien. Il y a bien en effet une part du souffle de Nietzsche qui donne « la force de s’élever » et rire non seulement pour conjurer « la chimère de l’origine » comme le note Foucault, mais encore plus âprement conjurer l’apparition de son indispensable corollaire : ces jugements prononcés du haut de n’importe quel Grand Tribunal du monde devant qui il s’agirait de plier l’échine plutôt que de rire aux éclats.

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Héroïsme de l’esprit et signes politiques

Miniature paratextuelle sur les §§ 4 et 74 d’Être et temps de Martin Heidegger

Par René Lemieux | ce texte est disponible en format pdf

La découverte d’une écriture comme celle de Martin Heidegger ne peut laisser indifférent. Les notions développées par Heidegger, comme l’« être-pour-la-mort » ou l’« être-jeté », émerveillent par leur hermétisme; ces notions mêmes, une rumeur les précède, et le lecteur éventuel est toujours craintif devant ces mots qu’il appréhende à l’avance; et s’il nous est arrivé de parler de ces lectures qui effraient, ces auteurs qui, très souvent, nous intéressent le plus – nous pensons à Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Claude Lefort – c’est à Heidegger que nous avions d’abord en tête. La lecture de Heidegger, angoissante, ne peut que renverser, surtout que, plus la lecture s’allonge, plus il devient clair que derrière cette opacité se trouve quelque chose de limpide. Lire Heidegger : c’est à la fois une impression que tout est compliqué, et en même temps l’intuition que tout est simple. Ce jeu de noirceur et de luminosité dans l’écrit, nous voudrions l’explorer ici : c’est du clair/obscur de la lettre que notre propos tentera de rendre compte, à notre façon, avec un questionnement qui s’est construit à la lecture d’Être et temps. Écrire sur Heidegger : c’est un moyen de travailler l’obscurité de l’œuvre pour questionner à notre tour la philosophie et la politique, les relations qu’elles entretiennent afin, peut-être, de les rendre plus lumineuses. [Ce texte est disponible en format pdf.]

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