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Conjurer – la déconstruction: sur une remarque méthodologique de Joseph Yvon Thériault

Par Simon Labrecque | cet article est disponible en format pdf

Résumé

Cet article commente un énoncé méthodologique du sociologue Joseph Yvon Thériault, dans Évangéline. Contes d’Amérique, à l’effet que son approche diffère radicalement de la déconstruction. Plusieurs passages d’Évangéline et de Critique de l’américanité, de Thériault, montrent plutôt que le sociologue partage certains soucis de l’« approche » que l’on associe généralement au nom de Jacques Derrida. En travaillant les différents sens du mot « conjuration », l’article propose une réflexion sur ce mot de déconstruction qui agit comme repoussoir dans certaines sciences sociales au Québec, surtout chez ceux qui ont l’impression que la « méthode déconstructiviste » domine le champ académique. Les textes de Thériault montrent aussi qu’il est plus ardu qu’il n’y paraît de « se débarrasser » de la déconstruction. Enfin, ces analyses ouvrent la voie à une réflexion sur la violence de certains gestes rhétoriques introductifs qui sont répétés presqu’automatiquement.

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Quelques remarques sur la rhétorique d’Éric Bédard

Par Alexandre Turgeon | Université Laval

Dans la foulée des débats sur l’enseignement de l’histoire, je veux m’arrêter ici à un élément pour le moins cocasse, qui en est en fait ridicule, pour ne pas dire pathétique.

Cela concerne un mémoire de maîtrise qui a été déposé à l’Université Laval et qui, encore aujourd’hui, fait parler de lui. Normalement, on va dire : qu’on en parle en bien ou qu’on en parle en mal… l’important c’est qu’on en parle! Et considérant qu’il s’agit en plus d’un mémoire de maîtrise – et non d’une thèse –, on pourrait se dire que c’est d’autant plus remarquable dans les circonstances.

L’affaire, c’est ce que je ne pense pas avoir jamais vu un mémoire de maîtrise autant cité à tort et à travers. Cela fait des années que ça se produit, que ça continue, et c’est le fait de multiples intervenants, sur toutes sortes de tribunes (conférence, entrevue, intervention sur le net, texte, etc.).

Le dernier en date à l’avoir fait (et ce n’était pas la première fois qu’il le faisait, loin de là), c’est Éric Bédard, qui dit, dans une entrevue avec Mathieu Bock-Côté :

S’il y a de la place pour un mémoire sur le « Festival de cochon de Sainte-Perpétue » (Université Laval, 2009), il devrait y en avoir aussi pour des travaux qui portent sur des personnages ou des événements aussi peu importants que l’Acte de Québec ou Honoré Mercier…!

Ce mémoire de maîtrise, c’est celui-ci : Francesca Désilets, Le Festival du cochon de Sainte-Perpétue comme une mise en scène de l’identité, mémoire de maîtrise (ethnologie), Université Laval, 2009, 174 p.

L’affaire, c’est que c’est un mémoire d’ethnologie. Même si c’est, techniquement, un mémoire produit dans le Département d’histoire de l’Université Laval… ça reste de l’ethnologie, l’une des six disciplines du département. Mais pour certains intervenants – en particulier Éric Bédard et Frédéric Bastien –, ce mémoire devient une véritable tête de Turc.

C’est ainsi que Frédéric Bastien s’exprime, en 2010, dans un article de Jonathan Trudel :

Les jeunes historiens, dit-il, préfèrent se pencher sur des sujets banaux, comme le Festival du cochon de Sainte-Perpétue – thème d’une thèse récemment soutenue dans une université québécoise. « Faire l’histoire de la Constitution, c’est pourtant faire l’histoire du pays en entier, dit-il. Ça nous touche tous. »

Deux ans plus tard, ce même Bastien récidive dans un commentaire à un texte du Huffington Post Québec :

[…] mais jamais des historiens. Ceux-ci préfèrent travailler sur le festival du cochon de Sainte-Perpétue, titre d’un mémoire de maîtrise soutenu à votre département.

Et ce mémoire de maîtrise « en histoire », ça fait partie de leur rhétorique…

Note du curateur: Ce texte a d’abord été publié sur Facebook où l’on peut lire les commentaires.

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Classé dans Alexandre Turgeon

Vos enfants gâtés, votre monde pourri

Par Jean François Bissonnette, Ottawa

La grève étudiante ne se déploie pas seulement comme la manifestation d’une profonde division de la société québécoise quant à la manière dont doit être conçu le rôle de l’État dans la provision et le financement des services publics, elle agit aussi comme le révélateur d’un schisme générationnel en passe de devenir irréconciliable.

Ceci transparaît avec le plus de clarté dans le recours à l’image de l’« enfant-roi » qui vise à dénigrer, à travers le mouvement de grève, toutes celles et tous ceux qui le portent.  Alain Dubuc en use et en abuse dans ses chroniques datées des 30 avril et 1er mai, par exemple, et nombreux semblent être les citoyens qui perçoivent eux aussi dans cette mobilisation historique la crise, non d’un système, mais d’un tyranneau qui se roule par terre parce qu’on lui refuse un jouet au magasin.

Si la manœuvre rhétorique est d’une condescendance rare, car elle consiste à retirer sa majorité à un adversaire politique adulte et à le priver par là de sa dignité de citoyen, elle est aussi très instructive au regard de ce que la génération qui emploie pareil procédé s’apprête à léguer comme monde à celle qui se retrouve aujourd’hui dans la rue.  Car le phénomène de l’enfant-roi, s’il est certainement réel d’un point de vue sociologique, reflète en cela la logique viciée qui conduit le devenir de notre société.

Qu’est-ce en effet qu’un enfant-roi?  Dubuc y voit le « syndrome » qui afflige typiquement « cette génération à qui personne n’a jamais dit non » et qui ne peut accepter qu’on ne lui donne raison, car ses membres ne veulent pas être écoutés, non, ils « demandent en fait qu’on leur obéisse ».

L’enfant-roi, c’est vrai, ne supporte pas que l’on s’oppose à son désir.  Entièrement dominé par sa recherche de jouissance, il ne peut donc s’adapter aux contraintes qu’impose la vie en société.  D’où la turbulence, d’où le jusqu’au-boutisme des étudiants grévistes, qui croient qu’en s’agitant et en criant toujours « plus fort », ils finiront bien par triompher d’un gouvernement dont on suppose, au contraire, qu’il agit, lui, de manière rationnelle, mature et responsable.

Impulsif, têtu, l’enfant-roi se remarque aussi par le refus de l’effort et du sacrifice nécessaire à l’atteinte de buts collectifs, enfermé qu’il est dans le solipsisme d’une individualité narcissique qui le rend ennemi de ses semblables.  Voilà bien pourquoi les étudiants refusent, selon le gouvernement, de faire leur « juste part », et cherchent plutôt à « refiler la facture » de leur éducation à des contribuables excédés.  Pourquoi ceux-ci seraient-ils solidaires de ces égocentriques fauteurs de troubles?

Une bonne part des parents québécois semble bien offusquée de voir ce que ses enfants sont devenus.  Regrettent-ils le laxisme avec lequel ils disent maintenant avoir élevé ceux-ci?  Comment le pourraient-ils, eux qui furent les premières créatures engendrées par la mutation civilisationnelle en quoi a consisté l’avènement de la société de consommation?  L’infinité du désir réclamée jadis par ces anciens hippies devenus réactionnaires, ce « jouir sans entraves » qui était hier encore le leur, tel est bien l’impératif catégorique avec lequel leurs propres enfants ont appris à vivre, pour le meilleur et pour le pire.

Qu’on se le dise, les étudiants ne réclament pas le gel des frais de scolarité pour se payer davantage de bière, et vivre pleinement leurs divers penchants libidinaux avec ce qu’il en coûte pour acheter le moyen de les satisfaire.  Ceux qui marchent aujourd’hui dans les rues et y confrontent la brutalité policière le font bien plutôt parce qu’ils ont compris que ce monde de la pulsion illimitée, dont l’entretien fait tourner la machine à dollars et exige que les enfants ne deviennent jamais adultes, est un monde de mort.

Au désir infini que sollicite à plein temps l’économie capitaliste correspond en effet une dette non moins infinie.  Cartes de crédit, hypothèque, prêt automobile, emprunts pour études, sans compter la dette publique, la jeunesse d’aujourd’hui a été introduite à un monde où l’être humain est sommé de porter toute sa vie la croix de l’endettement.  Et telle est bien la raison profonde du mouvement de grève étudiante : le refus de cette fatalité, et le rejet de la prétention qu’ont les Dubuc de ce monde à faire de la dette – et de l’austérité budgétaire qui en découle – l’indépassable horizon de cette vie.  Depuis les temps anciens, la dette a été associée à l’esclavage, et c’est cette condition d’esclaves-nés que les étudiants rejettent.

Il ne pourra y avoir d’issue négociée à cette crise, non pas parce qu’il est impossible de raisonner un enfant-roi et qu’on ne peut le faire taire qu’à coups de gifles s’il ne s’épuise pas de lui-même.  Il ne pourra y avoir de solution car de plus en plus, l’intransigeance du gouvernement aidant, il en va dans cette grève d’un refus radical, qui va bien au-delà de celui de la hausse des frais de scolarité, le refus de ce monde ravagé et mortifère que les boomers n’entendent pas tant léguer qu’imposer à leur progéniture.

Ceux qui pensent comme Dubuc et sont un tant soit peu versés en psychanalyse verront dans ce qui précède la confirmation de la prémisse.  Ce que les étudiants rejettent à travers la grève, c’est la « réalité » elle-même, celle dont il faut bien accepter les limitations, les contraintes, les obstacles qu’elle impose à la satisfaction de nos désirs.  Leur refus de s’assujettir à la réalité s’expliquant par le principe de plaisir en eux débridé, voilà bien qui certifie qu’ils sont des enfants-rois.  C’est dire que toute la réflexion politique sur laquelle s’appuie leur mouvement n’est qu’une ratiocination masquant à peine un atavique chialage d’enfant attardé, autrement dit, un point de vue irrecevable et que le gouvernement fait bien d’ignorer.

Peu comprendront cependant que sous le refus du monde étriqué et de l’individualisme poisseux des ancêtres qui les sermonnent et les répriment, il se trouve chez les étudiants une toute autre exigence, celle d’une autre réalité, d’une autre loi, et l’idée qu’il urge d’y soumettre les véritables tyranneaux, c’est-à-dire ceux qui prospèrent sur l’abîme de notre endettement, ceux dont les désirs illimités s’acharnent à piller le peu qu’il nous reste de beau et de bon sur cette Terre, ceux-là mêmes que nos gouvernants sont toujours si prompts à satisfaire.

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Sur la resémantisation dans le discours social: le cas de la « grève étudiante »

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Le débat sémantique qui vise à savoir si le « conflit étudiant » (nouvelle formulation – neutre? – de Radio-Canada) est une « grève » ou un « boycott » (ou son dérivé, « boycottage ») n’en finit pas. On a tour à tour pu lire et entendre les avis des chroniqueurs sur la question (Jean-Félix Chénier, Renart Léveillé, Jean Barbe ou Jean-Luc Mongrain), du lexicographe Guy Bertrand, l’ayatollah de la langue de Radio-Canada à C’est bien meilleur le matin, jusqu’à de très sérieux avis juridiques (notamment de l’Association des juristes progressistes). Admettons-le, la grande majorité des avis penche en faveur du mot « grève », et pour cause, « grève » (qui avait toujours été utilisé jusqu’à maintenant), et plus précisément « grève politique » permet assez bien de comprendre la réalité du conflit entre le gouvernement et ceux qui s’opposent à la hausse des droits de scolarité, en tout cas, selon l’Office québécois de la langue française :

grève politique n. f.

Définition :
Grève dont l’objet est d’amener le gouvernement à modifier sa politique ou son attitude sur un point donné.

Note(s) :
Il faut remarquer qu’elle est faite contre l’État gouvernement et non contre l’État employeur.
Mots apparentés : grève insurrectionnelle; grève révolutionnaire.

Entrée « grève politique » dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française

Pour ma part, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le « bon mot » à utiliser, mais plutôt de comprendre les implications stratégiques de ce qui ressemble fort à une confusion qui est à l’œuvre. Utiliser un mot plutôt qu’un autre dans l’ordre du discours – même lorsqu’il s’agit d’un référent identique – est « normal » dans la vie sociale du langage, c’est même un des moyens que possède la langue pour évoluer. Il peut arriver des moments de confusion – par exemple la rencontre de deux dialectes proches – qui résultent généralement dans l’abandon d’un des termes au profit de l’autre (doit-on dire « chicon » ou « endive »« courriel » ou « e-mail »? les pages de discussion de Wikipédia sont exemplaires, et pour cause, ce projet encyclopédique se veut la rencontre de tous les francophones du Web). Il y a un désir « normal » d’unité signifiante « mot = chose » qui ne peut résulter que dans une lutte à finir parmi les prétendants linguistiques adversaires.

Qu’en est-il de la confusion du débat en cours sur la hausse des droits de scolarité au Québec? On connaît tous le problème des mots « grève » et « boycott », Normand Baillargeon a quant à lui suggéré les mots « démocratie », « anarchie » et « violence », on a pu lire pas mal de choses sur la « juste part » du ministre Raymond Bachand (il avait même dit qu’il était de l’ordre de la « justice sociale » de voir les étudiants payer plus). De loin, la meilleure trouvaille, pourtant passé inaperçue, était celle de Raymond Bachand qui ne parle plus désormais de « hausse des droits de scolarité », mais de « hausse du financement des universités » (alors qu’un des arguments de ceux qui s’opposent à la hausse, c’est que le financement est bien suffisant). Récemment – et là j’avoue mon incapacité théorique à le comprendre (une aide ci-dessous en commentaire serait appréciée) – on a pu entendre Line Beauchamp parler de la CLASSÉ (avec l’accent aigu…) plutôt que de la CLASSE normalement utilisé (une première après dix semaines de grève, c’est douteux), prononciation relayée par Liza Frulla à l’émission Le Club des Ex de Radio-Canada (on aura pu même entendre Simon Durivage la corriger : « CLASS-EU, Liza, CLASS-EU »), et le petit monde médiatique suivre cette nouvelle prononciation. Une prononciation particulière – tout comme un mot – n’est jamais neutre, elle fait généralement l’effet d’une « faute de goût », d’un « fashion faux pas » de la langue, lorsque l’individu prononce différemment du groupe à qui il s’adresse (qui ne s’est jamais fait reprendre pour la prononciation d’un mot?). Cette faute donne généralement l’impression d’un manque d’éducation, sinon de savoir-vivre.

Or, prononcer un mot différemment ou utiliser un autre mot ne relève pas ici d’une indécision, résultat d’une rencontre de deux « prétendants » dialectales dans un même espace langagier, mais d’une volonté de donner aux termes une nouvelle connotation, stratégie médiatique de plus en plus utilisé dans la communication politique. Cette stratégie a été théorisée par George Lakoff, notamment dans son livre Don’t Think of an Elephant (l’éléphant faisant référence au Parti républicain : la phrase vise à montrer que la sentence « ne pense pas à un éléphant » donne immédiatement, à celui qui la reçoit, l’image mentale d’un éléphant – la phrase a notamment été popularisé par le film Inception, voir ce clip). Cette stratégie a aussi été utilisée par le ponte de la communication Frank Luntz, celui qui fut connu pour avoir détourné l’expression « global warming » (réchauffement planétaire) avec une nouvelle, « climate change » (« changement climatique », plus neutre) (pour une appropriation humoristique de cette stratégie, voir les entrevues de Stephen Colbert avec Frank Luntz, notamment sur Gawker). Tout ce débat sur les mots ne serait-il donc qu’une basse stratégie médiatique de plus de la part du gouvernement, qu’une vulgaire manipulation du langage politique?

Rechercher la confusion?…

Cette stratégie de rebrandingdu Parti libéral du Québec fonctionne-t-elle vraiment? On notera en tout cas que la stratégie a légèrement été modifiée : au départ, du côté gouvernemental, on « corrigeait » les intervenants médiatiques, ce qui forçait le locuteur à utiliser les deux expressions, mettant au jour le processus et du même coup abolissait son efficace (c’est exactement la tournure humoristique à l’œuvre chez Stephen Colbert, en montrant le processus, on supprime l’effet d’occultation). Désormais, on n’utilise systématique que la nouvelle expression, sans moindrement faire allusion à l’autre. Donc je reprends : la stratégie fonctionne-t-elle? Est-ce que cette novlangue, comme l’ont surnommé plusieurs commentateurs (faisant référence au « Newspeak » d’Orwell), porte ses fruits?

Outre le fait qu’on ne cesse d’en parler, preuve que ça ne marche pas très bien, j’estime que ce rebranding peut avoir des conséquences politiques autres. Plus précisément, le fait même d’en parler constamment comme on le fait montre que la réduction du langage et de la pensée – qui est le but de la novlangue – ne fonctionne pas, et que ces « nouveautés » sémantiques créent au contraire plus de confusion (à moins que la confusion soit le but de l’exercice, ce n’est pas à moins d’en juger… je pense toutefois qu’un mouvement contraire de « clarification » a lieu en ce moment, plus inquiétante encore, j’y reviendrai).

Revenons au débat grève/boycott, et regardons cette vidéo exemplaire, parce qu’elle a été prise, disons, sur le vif d’une discussion entre un partisan de la hausse et un opposant.

Diffusée il y a quelques semaines, cette vidéo n’est pas moins représentative, d’abord de l’état présent de la confusion générale dans l’ordre du discours, ensuite du glissement progressif, mais rapide, qu’il y a eu dans le discours social quant au conflit en cours, de l’opposition entre « être pour ou contre la hausse » à « être pour ou contre la grève (et les manifestations) » (j’y reviendrai). On y voit un photographe qui interpelle des manifestants pour ridiculiser la manifestation à laquelle ils participent, et leur dit « vous faites la grève de quoi? vous êtes même pas payés, gang de morons », et leur dit, et c’est à retenir : « Allez donc travailler, estie! »

Quelle était l’intention de ceux qui préconisaient le mot « boycott »? Était-ce de confondre les locuteurs? Ce fameux « allez donc travailler, estie! » a ses conséquences. On boycotte quoi? un produit, une marchandise, une marque de commerce particulière. Si on boycotte, c’est qu’on a le choix de préférer un autre produit ou une autre marque, le but étant de faire plier une compagnie. On ne peut pas répondre à quelqu’un qui boycotte quelque chose par un « retourne au travail », ni même par un « retourne consommer »! Il n’y a pas de réplique possible en réponse à un boycott. Tout le débat sur la judiciarisation du conflit aurait perdu son sens s’il s’agissait d’un boycott : à ce que je sache, on ne peut pas émettre une injonction à l’encontre d’un consommateur pour l’obliger à consommer un produit ou une marque de commerce particulière – mais on peut émettre une injonction pour le retour au travail…

L’intention des créateurs de ce mot était-elle de confondre, simplement? Car s’il y a flottement de sens sur un terme comme sur l’autre dans le discours social, il y a quand même des connotations associées aux deux termes. D’abord, parler de boycott, c’est de faire du diplôme universitaire une « marchandise », et je ne crois pas abuser de leur intention en le soulignant. Le message, c’est : tu paies pour un service (ou une marchandise) et tu reçois un gain (financier, c’est implicite), donc il vaut la peine d’investir (plus), même si tu as à t’endetter, pour ton avenir – c’est un « investissement » (sous-entendu « personnel »). Le message de ceux qui s’opposent à la hausse est plus confus. D’abord, étudier à l’université, c’est d’abord travailler (certains parleront d’un travail « intellectuel », mais quel travail ne l’est pas?). Ensuite, l’éducation n’est pas un service, c’est un droit. Et puis, s’il faut payer, alors il ne faut pas que cela se fasse avec la conséquence du surendettement. De plus, si c’est un investissement, alors ça doit être un investissement collectif, puisqu’il permet à tout le monde de s’enrichir. Et puis de toute manière, ce n’est même pas un investissement parce que celui qui détient le savoir ne la possède pas. En bref, le discours de ceux qui s’opposent à la hausse, pour le dire bêtement, n’est pas clair du tout, il est même confus, autant, sinon plus que celui qui veut préconiser boycott plutôt que grève. Oui, je pèse mes mots, les opposants à la hausse ont un discours confus, proféré par des « inexistants », au sens où l’entend Alain Badiou dans Le réveil de l’Histoire. C’est le discours politique de ceux qui ne possèdent rien devant le pouvoir, c’est le discours typiques des grands mouvements de masse – des révoltes arabes aux mouvements des Indignés –, ou pour le dire en paraphrasant Sieyès : Que sont les opposants à la hausse? – tout. Qu’ont-ils été jusqu’à présent? – rien. Que demande-t-il? – à être quelque chose.

L’envers de cette incohérence, c’est paradoxalement l’aspect dialogique de cette mouvance. Du côté gouvernementale, tout va, si on me permet l’expression, en droite ligne. De l’autre côté (des manifestants, mais pas seulement ceux-là), ils discutent, ils s’opposent entre eux, ils s’affrontent et se contredisent, bref, ils dissonent. D’un côté l’unicité quasi-monolithique du discours (« ferme », comme on dit), de l’autre, la multiplicité des perspectives et des prises de position, ils sont, pour le dire en deleuzien, des lignes de fuite.

Les arguments de ceux qui s’opposent à la hausse sont plus confus, certes, ils sont aussi plus « pragmatiques », car ils sont à la traîne du discours gouvernemental qui est, soit dit en passant, beaucoup plus « idéaliste », parce que relevant essentiellement de la « main invisible » (néo)-libéral, contrairement à ce que Frédéric Mercure-Jolette a pu écrire sur ce blog. Le discours gouvernemental domine largement le discours social. Certes, sur la question de la « grève » ou du « boycott », il est clair que, sur le fond, ce sont ceux qui prônent l’usage de « grève » qui ont raison. Mais le fait même d’en parler (aussi abondamment) devrait plutôt servir d’indice que quelque chose se passe dans le discours social. Est-ce seulement la confusion des termes? À bien des égards, le fait que deux mots co-existent montre, en tout cas, non seulement qu’il y a deux camps qui s’affrontent, mais qu’ils sont reconnaissables phénoménalement dès qu’ils commencent à parler. Si un interlocuteur vous demande ce que vous pensez du « boycott », vous savez déjà ce que lui pense de ce conflit : si le gouvernement a pu créer un coup de force dans le langage, ce n’est pas parce qu’il a créé des mots qui modifient les signifiés que nous avons des discours qui circulent sur ce conflit, c’est parce que le choix des mots que nous utilisons (parfois inconsciemment) détermine dans le cas présent l’opinion que nous avons de la réalité, résultant dans une incapacité à dialoguer avec qui que ce soit qui ne serait pas du même « bord » que nous.

Ou la polarisation…

Ainsi, la tentative de « confusion » du Parti libéral du Québec devient plus claire : elle ne vise plus à confondre (même s’il faut noter une certaine confusion au niveau des opinions émises), au contraire, elle est en train de créer un ordonnancement, ou si on veut, une polarisation du type « nous contre eux ». Ainsi, la tentative de « confusion » du Parti libéral du Québec devient plus claire : elle ne vise plus à confondre, au contraire, elle est en train de créer un ordonnancement, ou si on veut, une polarisation du type « Nous contre eux ». Michèle Ouimet, dans La Pressequalifiait récemment Line Beauchamp du titre de « dame de fer », se référent à Margaret Thatcher. La comparaison est plutôt exagérée (à moins qu’on compare la « guerre » contre les étudiants à la guerre des Malouines) sauf sur un point : « Thatcher » est un coup de force dans le langage, elle a su développer un type de langage populiste particulier en simplifiant le langage social : dans sa volonté de changer tout le système social britannique, elle a réussi à monter progressivement contre ses opposants (principalement les syndicats), la société toute entière. De toute la diversité des opinions qui circulent dans le monde social (ordre syntagmatique), elle a institué progressivement une seule opposition du type « nous/eux » (sur la question du langage populiste et d’une critique sémiologique de sa politique, voir les travaux d’Ernesto Laclau, notamment dans On Populist Reason). De même ici, entre les grévistes et, potentiellement, tous les autres acteurs de la société : les « contribuables », « ceux qui veulent assister à leur cours », le « système judiciaire », etc. Le « gouvernement » (comme acteur symbolique du discours) prend sur lui l’ensemble des opinions en les supprimant petit à petit. Même ceux qui sont « contre la hausse » sont, de ce point de vue, du côté du gouvernement puisque la nouvelle donne du langage n’est plus entre « partisans » et « opposants » de la hausse, mais, après avoir été entre « ceux qui manifestent » et les « autres », c’est maintenant entre « ceux qui ne dénonce pas la violence » (nommément la CLASSE) et le reste de la « société ».

Ce type d’organisation populiste du discours social a permis à Thatcher, paradoxalement, de « détruire » la société – puisqu’elle disait, on connaît tous la formule, qu’elle n’avait jamais vu de société, seulement des individus. C’est exactement ce qu’est en train de faire Line Beauchamp, et à ce qu’on peut constater, ça fonctionne très bien jusqu’à maintenant.

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Pourquoi Beaudet fait de l’humour et Ygreck n’en fait pas: deux cas de caricature

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Ce matin, Ygreck publie la caricature suivante :

Plusieurs ont comparé cette caricature à celle de Beaudet, publié la semaine dernière, qui, pour certains, allaient aussi trop loin dans le lien entre l’actualité du jour (tant pour la politique provinciale que la politique fédérale) et les images que l’on a retenues du terrorisme islamique :

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Dans les deux cas, certes, il y a une constellation de signes apparentés à l’événement du 11 septembre 2001 (la destruction des tours jumelles du World Trade Center) : le portrait d’Oussama ben Laden, le leader d’Al-Qaïda, et les avions sur le point de percuter la tour. Les deux caricaturistes sont-ils allés trop loin? Je poserai le problème différemment, pas du tout en ce qui a trait au « bon goût » de la caricature (qui m’importe peu), mais à la charge humoristique qui s’en dégage. Car la caricature, c’est d’abord de l’humour, pas tellement au sens où cela doit faire rire (comme si « faire rire » pouvait être normativement prescrit), mais au sens où la caricature déplace nos repères et offre, au même titre qu’un éditorial, un angle d’approche nouveau pour comprendre l’actualité. (Je continue à penser que la caricature apposée à un éditorial ne vient pas l’illustrer, ou encore amuser le lecteur du journal, comme dans un moment de répit ou de pause pendant sa lecture, mais offre un discours aussi important que celui de l’éditorialiste.)

Il y a toute une série d’images mentales et de mots qui peuvent être associés, avec un peu d’effort, aux événements du 11 septembre. Par exemple, chez Beaudet, il y a les avions – lesquels? – les F-35 qui font l’objet actuellement d’une polémique au niveau fédéral. L’image de l’avion est associée aux attentats du 11 septembre grâce à leur approche sur une tour – laquelle? – celle de Radio-Canada, un des symboles les plus reconnaissables de la société d’État, à tout le moins à Montréal. Où est l’humour? Définissons-le le plus simplement en disant que l’humour est ressenti lorsque deux séries divergentes de signification se télescopent l’une dans l’autre : contrairement à l’éditorial par exemple – qui vise à rejoindre deux séries signifiantes par l’ordre du discours (faire des liens… rappeler des faits antérieurs supposés oubliés chez le lecteur, etc.) –, l’humour de la caricature fait correspondre deux séries de sens pour faire éclater la signification première d’une des deux séries (habituellement celle ayant trait à la situation actuelle).

Chez Beaudet, donc, une deuxième série (attentats tragiques du 11 septembre) est associée à une première, celle des choix budgétaires du gouvernement du Canada, actuellement dirigé par le Parti conservateur du Canada, et, de ce fait, lui donne un sens nouveau : alors que les conservateurs procèdent à des dépenses éhontées au niveau du matériel militaire (les F-35), il coupe (s’attaque, ici, littéralement) à Radio-Canada, et métonymiquement à la culture en général. L’effet humoristique vient du fait, d’abord, que l’expression « attaquer » est pris au pied de la lettre, mais plus encore, que l’association entre le Parti conservateur (représenté par le logo du parti) et l’organisation terroriste Al-Qaïda est plutôt inusité et exceptionnel. Ce déplacement – qu’il soit de mauvais goût ou pas, ce n’est pas mon affaire – crée une nouvelle signification : à la fois, le Parti conservateur agit comme une organisation terroriste (par ailleurs, à l’encontre de leur propre gouvernement…), à la fois, sont-ils près de frapper un mur avec leurs F-35…

Qu’en est-il de la caricature de Ygreck? Où se trouvent les deux séries divergentes qu’on ferait se rencontrer dans une intention humoristique? Le portrait de Ben Laden pastiché est proche de celui que le FBI utilisait dans sa liste de « The Most Wanted » : Ygreck veut-il montrer qu’il est exagéré d’associer Gabriel Nadeau-Dubois à un dangereux terroriste, que Line Beauchamp exagère en fait lorsqu’elle le traite de radical, etc.? Bien sûr que non. Visuellement, il aurait fallu faire une mise en scène appropriée à la manière d’une affiche du FBI. Ygreck veut simplement signifier que Nadeau-Dubois est un ennemi à une cause particulière (à une cause qu’il soutient?) au même titre que Ben Laden peut représenter une figure d’ennemi universel dans l’imaginaire populaire (Ygreck introduisant un nouvel argumentum ad benladenum au même titre qu’un argumentum ad hitlerum : dénoncer un adversaire en l’assimilant à une figure historique honni). Il n’y a aucune mise en perspective qui pourrait amener un tant soit peu d’humour. Non, Ygreck n’est pas drôle, aucun humour n’est discernable dans ses caricatures. En fait, il est un peu à l’image de ces caricaturistes que l’on retrouve dans le Vieux-Québec, pour quelques dollars, ils vont vous dessiner avec une grosse face bien comique avec un objet fétiche de votre choix. Par ailleurs, il faut voir les représentations de la grève étudiante par Ygreck : les manifestants étaient auparavant représentés comme des enfants-rois/bébé-gâtés, ce sont désormais de sales barbus. Tant qu’à être de mauvais goût.

On peut, je pense, reconnaître une performance véritablement humoristique à ceci : l’inversion est impossible. C’est-à-dire, chacun des éléments sont sans valeur relativement au tout duquel ils sont comme « relevés », ou mieux « pervertis ». Plus simplement, on ne pourra pas faire dire le contraire à la caricature de Beaudet, elle forme un tout indissociable, en enlevant un de ses éléments, il n’y plus rien. Ygreck, c’est tout le contraire, il faut aller voir les parodies ironique que les étudiants de l’Université de Montréal et de l’UQAM ont su créer, avouons-le, très simplement : on n’a qu’à changer la couleur des pancartes des manifestants des caricatures de Ygreck du rouge au vert, et on obtient exactement l’inverse du discours originel. Si un argument peut si facilement être renversé, c’est qu’il est un mauvais argument – de même pour la caricature. En d’autres mots : une véritable caricature fait corps avec ses éléments, elle ne s’inverse pas, tout comme pour un argument. On pourra maintenant, si on le désire se faire une image mentale de la face de Ygreck avec une barbe – ça restera une mauvaise caricature… comme Ygreck sait en faire.

Mise à jour – 6 février 2013

Aux dires de Ygreck, mise en cause dans ce texte, la caricature de Gabriel Nadeau-Dubois décrite ci-dessus n’a jamais été publiée dans le Journal de Québec, seulement sur son site web personnel.

Une réponse de René Lemieux à ses critiques a été publié sur notre site web le 6 février 2013.

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Une question de principe? Faire la guerre des idées…

Par Frédéric Mercure-Jolette | Cégep Saint-Laurent

Un consensus plutôt intrigant règne dans les mouvements contre la hausse des droits de scolarité. Si vous êtes contre cette hausse et que vous assistez fréquemment à des réunions et des manifestations contre celle-ci, peut-être avez-vous remarqué la manière idéaliste et dichotomique avec laquelle s’expriment les porte-voix du mouvement : « Ici, deux esprits s’affrontent. D’un côté, celui qui veut conserver l’idée de l’éducation comme bien commun et institution publique. De l’autre, celui de ceux qui considèrent déjà que l’éducation n’est qu’un investissement individuel carriériste, et qui prendront tous les moyens pour écarter ceux qui voudraient leur barrer le chemin », a affirmé Éric Martin sur ce blog. Nous faisons donc face à une question de principe ou, autrement dit, à une guerre des idées. Deux modèles de société s’affrontent – ou une autre manière de le dire : ceux qui veulent une société affrontent ceux qui n’en veulent pas. Dans le coin droit, les méchants néolibéraux, tous ces riches, patrons, économistes, entrepreneurs, recteurs, politiciens qui ne veulent que trouver des nouveaux moyens de reproduire leur enrichissement et, dans le coin gauche, tous ceux qui veulent défendre l’éducation comme un bien commun et qui pensent que la poésie, la philosophie et la culture c’est beau et bon. En résumé, les représentants d’un fonctionnalisme crade et de l’enrichissement individuel s’attaquent à l’idéal du bien commun, nous empêcher de rêver et de vivre notre véritable humanité (médiatisée par du social). Bref, c’est la dèche… et nous devons nous battre pour nos idées.

Nous sommes tous des sophistes

Premier constat, il est extrêmement paradoxal de voir dans un même discours une opposition manichéenne entre les critères de « rentabilité » et de « culture générale » et, un peu plus loin, une jérémiade contre la mauvaise gestion des universités. Comment questionner la gestion des universités si on se retire complètement dans un nuage de principes idéalistes ? À la limite, même si on accepte que les Universités soient des services publics qui n’ont pas à être rentables, n’a-t-on pas besoin d’une politique fiscale sur laquelle adosser ces services déficitaires ? Politique qui devra être calculée et gérée. Je doute que les universités soient aussi sous-financées que le clament les hauts salariés qui les gèrent. Cependant, il faut quand même faire fonctionner la patente, payer les profs, entretenir les infrastructures, etc. Un professeur de cégep comme moi est payé à même le trésor public : j’échange mon enseignement contre un salaire. Je peux toutefois, dans mes temps libres, lire Marx, m’enthousiasmer et me proclamer contre le salariat et le fétichisme de la marchandise. Je peux même enseigner à mes étudiants les arguments marxistes contre le salariat et les raisons de se révolter. Reste que si j’ai eu du temps libre, dépensé à la manière du loisir aristotélicien, c’est parce que j’ai reçu un salaire et ai pu aisément subvenir à mes besoins. Partiellement sophiste, aimant le verbe socratique irrévérencieux, mais n’étant pas (encore) prêt à y laisser ma peau, je vis une série de problèmes angoissants dont il est extrêmement difficile de s’extirper. Et, ayant tant de difficultés à vivre tout cela, les intellectuels sûrs d’eux-mêmes, simplifiant trop rapidement les problèmes concernant l’éducation à des dilemmes de principe afin de galvaniser les foules, me refroidissent plus qu’autre chose.

De la secte à l’intellectuel organique

Un autre principe pour lequel se bat le mouvement étudiant actuel est la défense de la recherche fondamentale. À l’opposé, leurs adversaires ne reconnaissent, comme production légitime de savoir, que ce qui est appliqué et commercialisable. Pour le dire franchement, je ne sais trop ce qu’est la recherche fondamentale, mais, pour le peu que je comprends de cette expression, je trouve étrange qu’elle soit coiffée d’une défense du bien public dans un sens démocratique. En quoi la recherche fondamentale est-elle reliée à la vie démocratique? On m’a plutôt enseigné, en histoire des idées, que la recherche fondamentale en Occident a été historiquement une affaire d’élite sectaire, c’est-à-dire qu’elle a été habituellement l’affaire de cercles d’initiés vivant un bonheur exclusif. La recherche fondamentale est habituellement mue par une curiosité individuelle désintéressée, amenant du plaisir d’abord et avant tout à celui qui l’effectue. On a beau me dire que ces recherches participent à la constitution et la reproduction d’un patrimoine culturel commun, jusqu’à nouvel ordre, ce patrimoine académique des gens se posant des grandes questions reste assez exclusif. À l’opposé, c’est assez récemment, dans les démocraties modernes, que s’est développée la recherche appliquée. La constitution de l’État providence au début du siècle dernier s’est effectuée corollairement à la production de tout un ensemble de savoirs « appliqués » notamment en gestion, en science de la santé et en science sociale afin, par exemple, d’aider et d’éduquer les franges les plus démunies de la population. Il est alors plutôt bizarre d’entendre des défenseurs de la social-démocratie dévaloriser la recherche appliquée. À mon sens, l’idée d’une recherche fondamentale couplée d’une défense du régime démocratique reste encore un rêve un peu idéaliste d’intellectuels se voulant organiques. Je ne crois pas que le problème se trouve dans une opposition ronflante entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, mais plutôt dans la commercialisation de la recherche ou, disons, l’autonomie (commerciale) de la recherche appliquée.

Néolibéralisme, « nouvel humanisme » et gouvernementalité socialiste

Le néolibéralisme m’apparaît aussi difficile à décrire que de tenir du jello fermement dans une main. Au départ, le terme est apparu dans les années d’après-guerre dans des cercles d’intellectuels et d’économistes argumentant contre la planification économique et pour le libre marché. Une fois l’hégémonie constituée, disons à partir du milieu des années 1970, le terme a changé de côté, le coin droit ne s’autoproclame à peu près plus néolibéral, tandis que le coin gauche s’est approprié ce terme pour qualifier la nouvelle rationalité économique et ses porte-étendards qui mènent le monde depuis. Habituellement, ceux que l’on décrit comme néolibéraux sont des technocrates riches et puissants qui font la guerre au bien commun dans l’objectif de le privatiser et le transformer en source de profit. Par exemple, l’éducation postsecondaire en devenant un terrain d’endettement, tel que le veut la hausse actuelle, est transformée en source de profit pour les grandes institutions financières. Comment combattre ce mouvement (néolibéral) par des actions précises? Bien franchement, je ne sais pas, mais j’ai l’impression qu’armés de principes, nous n’irons pas bien loin. L’hégémonie néolibérale tient d’abord grâce à une élite technocratique, des gestionnaires qui parlent assez peu de principes et ne semble pas vraiment s’en soucier. Ce dont nous avons besoin, c’est peut-être, nous aussi, d’une élite technocratique qui va au front sans trop se soucier des principes. Michel Foucault, dans son cours Naissance de la biopolitique portant principalement sur le néolibéralisme, affirme : « Ce qui manque au socialisme, ce n’est pas tellement une théorie de l’État, c’est une raison gouvernementale, c’est la définition de ce que serait dans le socialisme une rationalité gouvernementale, c’est-à-dire une mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de l’action gouvernementale. » (Michel Foucault, Naissance de la biopolitique 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p. 93.)

Peut-être suis-je un peu de mauvaise foi, mais je n’ai pas l’allégresse facile. Marcher à 200 000 dans les rues de Montréal, j’ai trouvé ça bien, mais la fusion massifiante m’a fait sortir de mon corps et me poser plein de questions en dissonance avec le mouvement. J’ai tendance à garder mes distances avec les grands discours lyriques. Je suis peut-être dans le champ, mais j’ai l’impression que le conflit actuel se joue moins avec des principes que des actions politiques. C’est un problème de pragmatique politique et maudit que quand je marche dans les rues j’ai l’impression que l’écart entre les principes et les actions de la gauche est énorme. Je doute que la guerre des idées se gagne avec des idées…

Comment diable les néolibéraux armés de principes extrêmement minces et sans faire de grandes manifestations ont-ils réussi à réseauter les plus grands think tanks au monde et produire une armée de technocrates ? Sans trop les imiter, on pourrait tout de même prendre conscience que ce dont on a besoin, c’est peut-être moins de grands principes qu’une pragmatique politique… Parfois, je me dis qu’en rejetant le vocabulaire managérial et tout ce qui concerne l’efficience et l’opérationnalisation, nous nous condamnons à rêver et, pour pouvoir continuer à rêver malgré l’inflation, à espérer une petite augmentation de salaire annuelle.

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Les sondages d’opinion auront-ils raison du mouvement de grève étudiante?

Par Benoit Décary-Secours | Université d’Ottawa

Dans son texte « Argumentation 101, avec Richard Martineau », Normand Baillargeon révélait lundi dernier la nature anecdotique des thèses et arguments que Richard Martineau opposait au mouvement de grève étudiante lors de son dernier passage sur les plateaux de Tout le monde en parle (sur YouTube : première partie, deuxième partie). Chroniqueur au Journal de Montréal, Martineau est reconnu pour ses opinions tranchées, parfois peu nuancées, souvent controversées. Pas très étonnant de voir ce dernier fonder des analyses politiques sur la généralisation d’expériences anecdotiques. Le ton devient toutefois plus alarmant lorsque l’on retrouve ce même schéma au sein de sondages qui, grâce à une fine maîtrise de l’art sophiste, se donnent les allures de vérités incontestables.

Qu’est-ce qu’un sophiste, dites-vous ? Le sophiste désigne, dans la Grèce antique, un orateur d’éloquence, passé maître dans l’art de mettre sur pied des raisonnements dont le but unique est l’efficacité persuasive plutôt que la vérité. Si la philosophie s’érige contre ces derniers, c’est que leurs raisonnements, soumis à l’unique but de convaincre l’auditoire, comportent souvent des vices logiques, bien qu’ils apparaissent à première vue cohérents : les « sophismes ».

Les deux principaux sondages d’opinion menés depuis le déclenchement de la grève étudiante nous serviront d’exemples concrets permettant d’illustrer (et de démasquer) un sophisme utilisé par Martineau, mais cette fois-ci recouvert de l’apparente rigueur des chiffres du statisticien.

Le premier est un sondage Léger Marketing, réalisé pour le compte du Journal de Montréal et publié en date du jeudi 22 mars, journée de la manifestation monstre à Montréal en soutien au mouvement de grève étudiante. Les étudiants auraient le soutien de 39% des Québécois contre 53% en faveur du gouvernement. Le second, publié le 31 mars dernier, est réalisé par CROP au compte de La Presse. Cette fois-ci, on note une progression des appuis au gouvernement : 61% des Québécois seraient en faveur de la hausse des frais de scolarité.

Le lecteur attentif peut apercevoir, dissimulé en note de bas de page, en caractères miniatures, l’énoncé suivant à propos de la méthodologie adoptée pour le sondage CROP-La Presse : « Compte tenu du caractère non probabiliste de l’échantillon, le calcul de la marge d’erreur ne s’applique pas. » Faute d’être familier avec le jargon de la statistique, il laisse tomber l’entreprise de faire sens de cette phrase.

Par définition, un échantillonnage non probabiliste limite de manière importante la portée des analyses qui peuvent être faites des chiffres ainsi obtenus : les résultats du sondage ne peuvent être dits représentatifs de l’ensemble de la population.

Une image vaut mille mots. Imaginons une pièce sombre où sont assises 100 personnes ayant chacune une lumière au-dessus de la tête. Nous voulons connaître leur opinion à propos de la hausse des frais de scolarité, mais il nous est impossible de sonder l’opinion de chacune d’entre elles. En fonction d’un échantillon probabiliste, lorsque nous entrons dans la pièce, les lumières individuelles de 30 de ces 100 personnes s’allument : les individus éclairés doivent nous donner leurs opinions sur la hausse. Dans un échantillon non probabiliste, lorsque nous entrons dans la pièce, 50 des 100 lumières sont allumées : nous demandons à ceux qui ne sont pas intéressés à répondre à nos questions, ou qui ne lisent pas La Presse, de fermer leur lumière et nous récoltons l’opinion de ceux dont la lumière demeure allumée. Dans le premier cas, chacune des personnes a une chance égale d’être sélectionnée. Cette méthode d’échantillonnage permet d’obtenir des résultats représentatifs de l’opinion de l’ensemble des gens qui sont dans la pièce (population). Dans le second cas, les répondants forment un groupe que l’on peut supposer plus homogène (internautes, lecteurs de La Presse, etc.) de manière à empêcher de pouvoir généraliser les résultats obtenus à l’ensemble des individus de la population.

Si l’unique manière intellectuellement honnête de rendre compte des résultats du sondage CROP-La Presse serait de dire que « 61% des 800 internautes ayant voulu répondre au sondage appuient la hausse », l’énoncé que l’on retrouve est pourtant le suivant : « Les Québécois appuient massivement le gouvernement dans sa volonté de hausser les droits de scolarité. » Le sondage Léger Marketing-Journal de Montréal, pour sa part, révèle son caractère non probabiliste de façon beaucoup plus subtile. Nous pouvons y lire : « La présente étude a été réalisée par Internet auprès de 613 Québécois […]. Des échantillons probabilistes de 613 répondants auraient une marge d’erreur de ± 4 % dans 19 cas sur 20. » À noter l’utilisation du conditionnel auraient : si les 613 répondants avaient été sélectionnés de façon aléatoire (probabiliste), et que les résultats avaient donc pu être dits représentatifs, nous aurions une marge d’erreur de ± 4% dans 19 cas sur 20. Or, ce n’est pas le cas. À partir d’un échantillonnage non représentatif de 613 répondants, dont 53% (environ 325 internautes, lecteurs du Journal de Montréal) se sont dits en faveur de la hausse, on ose affirmer que les appuis au mouvement étudiant sont en baisse.

Il s’agit, dans ces deux cas, d’un sophisme connu (faux raisonnement logique), celui de la « généralisation invalide ». À titre d’exemple, il peut s’énoncer comme suit : « Tous les Anglais sont trilingues : j’ai rencontré un Anglais, et il parlait trois langues. » Ce sophisme est également celui que maîtrise Martineau, dont les thèses et arguments, tel que l’a démontré Normand Baillargeon, se fondent sur la généralisation d’observations anecdotiques (« anecdote » : détail, aspect secondaire sans portée qui ne permet aucune généralisation). Les opinions peu nuancées de Martineau ne risquent pas de tromper un lecteur au regard critique. Toutefois, l’apparence d’incontestabilité des chiffres permet d’appliquer ce même sophisme avec beaucoup plus de subtilité, tout en risquant de guider l’opinion publique dans le sens même de cette fausse généralisation. En période de crise politique ou sociale, n’oublions pas que l’« opinion publique » devient l’objet d’enjeux cruciaux et sert souvent à légitimer l’action du gouvernement.

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« N’incitez pas au terrorisme civil! » Petite perle twittosphérique

Par René Lemieux | Université du Québec à Montréal

Dans un échange avec l’écrivain Jean Barbe qui débattait de son côté avec le chroniqueur de droite bien connu Éric Duhaime – dont le nom sur Twitter est @EnDroiteLigne –, on a pu lire sur sur le fil du gazouillement cet étrange réplique, provenant d’un compte nommé @LaDroiteLigne (que j’ai longtemps pensé être une parodie d’Éric Duhaime, comme le pseudonyme catalano-joualisant de @EnDretteLigne) :

https://twitter.com/LaDroiteLigne/status/187279808131108864

Étonnant! On connaissait déjà le « terrorisme socialement acceptable » de l’ATSA – qui se voulait et se veut toujours, on l’aura deviné, une formulation humoristique –, nous apprenons désormais l’existence du « terrorisme civil »! Que signifie donc cet oxymore? Ou plutôt : quel était l’intention de l’« auteur » (entre guillemets, car on sait toute la difficulté conceptuelle associée à ce terme…) en le formulant? D’où vient l’idée de mettre en relation – de manière assez singulière – les mots « terrorisme » et « civil ». L’auteur faisait sans doute référence à l’expression bien connu de Henri David Thoreau, « désobéissance civile » (ce que proposait peut-être Jean Barbe, on le verra plus loin), lecture philosophique collégiale bien connue et peut-être seule et unique référence intellectuelle commune de la gauche libertaire et de la droite libertarienne (fait intéressant…). Dans la tête de La droite ligne, « terrorisme » agissait sans doute comme une hyperbole pour une nouvelle formule. Ici, le « terrorisme civil », ça voulait dire « c’est de la désobéissance, mais en pire ».

L’effet ne fonctionnera pas, on s’en doute bien. Dans « désobéissance civile », civil vient mettre l’accent sur le caractère pacifique de l’action (par exemple refuser de payer ses impôts si ceux-ci sont utilisés pour un usage militaire, c’était le cas de Thoreau qui a refusé de payer ses impôts pour protester contre la guerre des États-Unis contre le Mexique, 1846-1848). Remplacer désobéissance par terrorisme ne sert à rien, il s’agit d’une répétition de la même signification, c’est civil qu’il aurait fallu soit faire disparaître, soit remplacer par un autre terme (par ailleurs le « socialement acceptable » de l’ATSA joue sur le même plan sémantique et avec la même figure de style que la « désobéissance civile » de Thoreau).

À moins que l’auteur eût une toute autre intention? À cet égard, il faut regarder du côté du champ sémantique de civil, qui vient du civis latin, du « citoyen », translation, si je puis dire, de la polis grec. Le « civil », c’est le civilisé, celui qui est primairement soumis aux lois de la cité (civitas) et qui y participe grâce à la politique (à savoir aux débats qui ont lieu à l’agora). Il ne s’oppose pas au militaire (comme aujourd’hui – l’organisation de la guerre était politique dans l’Antiquité), mais à ce qui se formule, de manière langagière, à partir d’une extériorité. Il s’oppose donc à l’incivilité, à l’impolitesse, et au-delà, au barbare (barbaros), au sauvage, à l’« étranger » et l’« étrangeté » : l’incompréhensible, l’insignifiant, l’intraduisible, en bref, le sans-parole ou l’aphone (l’animal). Ce sans-parole, c’est celui qui ne participe pas à la chose politique, ou comme le disait Périclès dans son Oraison funèbre, rapportée par Thucydide (La Guerre du Péloponnèse, livre 2, chapitre 40, section 2) : μόνοι γὰρ τόν τε μηδὲν τῶνδε μετέχοντα οὐκ ἀπράγμονα, ἀλλ’ ἀχρεῖον νομίζομεν : celui qui ne prend pas part aux discussions collectives, celui qui ne participe pas à l’action citoyenne de la parole politique, celui-là n’est pas un oisif, c’est un inutile. Ce petit détour dans les profondeurs du concept de « parole politique » nous renseigne peut-être mieux sur l’intention du gazouilleur , que l’on pourrait traduire ainsi : « N’incitez pas à une action qui aurait pour conséquence un refus de la chose politique, qui n’appartiendrait pas à l’ordre du politique, qui refuserait d’agir en faveur de la cité. »

Or, il est tout à fait possible de penser que c’était exactement ce que proposait Jean Barbe au départ. Le premier tweet de toute cette affaire était un hyperlien qui renvoyait à un article de Radio-Canada intitulé « Un juge ordonne la fin du piquetage à la Faculté d’anthropologie de l’Université Laval » et qui relatait le jugement concernant la demande d’injonction d’un étudiant pour faire lever les piquets de grève des étudiants de l’Université Laval afin que cet étudiant puisse accéder à un cours nommé « Anthropologie des conflits et de la violence » (rarement aura-t-on vu une telle ironie…). Or, ce que nous dit cette histoire et, peut-on le supposer, l’intention première de Jean Barbe, c’est que le « juridique » peut très bien être compris (et plus souvent qu’autrement, doit être compris…) comme un refus du politique, comme une manière d’aller à l’encontre de la nature adversoriale du politique. (L’étudiant en question l’a peut-être appris dans son cours?) Voilà que le sens du gazouillis devient plus clair, et le voile de la confusion est levé : La droite ligne ne voulait pas défendre Éric Duhaime contre Jean Barbe, mais au contraire il montrait en quelque sorte son accord avec l’opinion de Jean Barbe! Les deux propositions avaient un seul et unique sens : agissez politiquement, préférez toujours le conflit à la facilité consensuel du juridique!

En fait, il n’est pas exagérer de le dire, La droite ligne venait remettre à l’ordre Éric Duhaime avec sa fausse opposition (une incitation à la violence ou un outrage au tribunal, les deux s’annulent du point de vue politique, puisque c’est le discours juridique qui fait violence à l’action politique en refusant l’amphibetesis de la scène démocratique, la rivalité des prétentions politiques). Contre une diversion juridique, il faut réactiver en parole (mais la parole est action) le politique dans le discours sur la hausse des droits de scolarité.

Paradoxalement – ou peut-être pas –, c’est Twitter qui aura servi à brider le discours juridique à l’intérieur du politique, ce qui peut avoir comme conséquence, avec un peu d’effort, de le régénérer, et ce, contre le langage juridique mortifère. Twitter est politique, et les discours qui y ont lieu, parce que dialogiques et antagonistes, rétablissent le rôle politique de la parole et nous indiquent que, non, ça ne s’arrêtera pas là.

Pour un résumé et une contextualisation de cette petite affaire Twitter, voir le Storify.

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