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Aberration toponymique? Coins Molson/Pierre-Falardeau et Michel-Brault

Par Simon Labrecque, Rosemont–La Petite-Patrie

Google Map rue MolsonDans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal, entre la rue Masson et le boulevard Saint-Joseph, deux nouvelles rues ont été ouvertes l’année dernière pour desservir de grands immeubles en condominium et des appartements neufs, entre la rue Molson (et le parc Pélican) et la rue d’Iberville (et le chemin de fer du Canadien Pacifique). Ces rues qui débouchent uniquement sur Molson ont été nommées place Pierre-Falardeau et place Michel-Brault. Il est heureux qu’on se souvienne de Brault et Falardeau. Mais que dire de l’aspect étrange, troublant, de cette nomination ou de cette nommaison?

Ces places dont le nom vise à honorer la mémoire de deux cinéastes politiques proches des mouvements de décolonisation et des luttes de libération nationale au Québec et ailleurs donnent directement sur une rue qui honore la mémoire d’un homme, mais aussi d’une famille, qu’il est difficile de voir autrement que comme symbole de la colonisation perpétuée par la bière et le hockey – symbole de l’empire même, dans sa dimension panem et circenses (du pain et des jeux), selon l’expression consacrée du satiriste latin Juvénal. Dans leurs films, les deux cinéastes nous apprennent à relever de tels symptômes des modalités singulières de notre existence collective.

Devrait-on se désoler du rapprochement géographique des noms de Brault et Falardeau du nom de Molson? On oublierait peut-être alors trop rapidement la proximité de la rue Masson, nommée ainsi en mémoire d’un autre riche – moins connu mais riche quand même –, Joseph Masson (1791-1847), « négociant, seigneur de Terrebonne, et conseiller législatif » qui fut président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 1845 et « le plus riche Canadien de langue française de la première moitié du XIXe siècle et, de fait, devint le premier millionnaire canadien-français. » L’histoire ambigüe de Masson, banquier, importateur et exportateur, pionnier dans le domaine du crédit, ainsi que négociateur avec les Patriotes en 1838, rend également curieuse sa proximité avec les noms de Brault et Falardeau.

Sans chercher à la raviver, je rappellerai au lectorat de Trahir la polémique du printemps dernier sur « les riches », pour que l’on reprenne la mesure des réactions défensives étonnamment intenses soulevées par le questionnement de l’enrichissement de quelqu’un du coin. Or, ni Brault, ni Falardeau n’aurait à mon sens cherché à défendre un Molson ou un Masson. La proximité du nom d’Iberville ne saurait par ailleurs réduire le contraste des présences nominales, si l’on reconnaît l’aspect colonial et conquérant de l’exploration française de ces territoires-ci jusqu’à la Louisiane.

Comment alors expliquer l’attribution des noms de Brault et de Falardeau à des rues ou des places qui donnent sur la rue Molson? C’est le maire de l’arrondissement, François Croteau du parti Projet Montréal, qui a annoncé cette décision le 16 octobre 2013, en pleine campagne électorale, sur le site internet du parti. Dans un article de La Presse (dans la bouche de Falardeau, le nom du journal résonnait chaque fois dans son association à Power Corporation), il était d’emblée précisé que « [l]a décision a été prise à la suite de discussions avec la famille du militant, écrivain et cinéaste décédé le 25 septembre 2009 ».

Dans le communiqué, on soulignait que l’arrondissement rendrait hommage à d’autres cinéastes qui ont contribué « à la culture d’ici », dans l’objectif de faire de l’arrondissement « un quartier culturel ». Enfin, on mentionnait que le lieu choisi se situait « dans le secteur de l’ancienne usine Norampac sis à l’intersection du boulevard Saint-Joseph et de la rue Molson ». Rappelons que Norampac est une filiale de Cascades qui se présente comme « le premier producteur de cartons-caisses au Canada », qui a fermé son usine de Rosemont il y a plusieurs années. L’intention de Projet Montréal avait été relayée par Radio-Canada (que Falardeau renommait chaque fois Radio-Cadenas) et par Le Devoir (qui ne trouvait pas grâce à ses yeux).

Peut-être le maire Croteau et son équipe pensaient-ils atténuer la présence des Molson et Masson dans la toponymie du coin en rappelant plutôt Falardeau et Brault à la mémoire des plus de 1200 nouveau habitants du quartier qui s’installent progressivement dans les immeubles? On peut toutefois douter que ce geste soit bénéfique pour les noms du créateur des Ordres et du créateur d’Octobre, du moins à l’esprit des autres habitants du coin qui, plus bas sur Laurier, ont dû prendre acte depuis l’automne du fait que leur vue du mont Royal au loin est maintenant obstruée par les bâtisses qui se veulent des lieux « diversifiés » sur le plan de l’appartenance de classe ou de la situation socio-économique. Les noms de Brault et Falardeau servent ici à consacrer localement l’érection d’habitations qui engendrent une véritable réduction de l’horizon occidental! On souhaite une bonne et longue retraite active à ceux et celles qui ont désormais accès à cette vue de l’ouest dans leur immeuble hautement sécurisé, en espérant pour eux et elles qu’il ne s’y trouvera pas trop de ces gens qui, comme dans les commentaires de l’article de Radio-Cadenas, jugent qu’il est indigne de nommer une rue du nom d’un homme dont ils et elles se souviennent seulement comme de quelqu’un qui avait l’air « mal propre » et qui « s’exprim[ait] vulgairement ».

Dans Le Ciel de Québec (1969), La chaise du maréchal ferrant (1972) et plusieurs petits textes réunis dans les Escarmouches (1975), Jacques Ferron a rappelé la structure « manichéenne » des villes et villages québécois, qui se distinguaient en Hauts et en Bas. Cette distinction passait d’abord dans chaque lieu, différenciant un « grand-village » d’un « petit-village » – comme c’est le cas de Saint-Magloire et des Chiquettes dans Le Ciel de Québec –, ou encore, une haute ville d’une basse ville, expression qui a toujours cours à Québec. Évidemment, le bien résidait en haut, près de Dieu et des notables s’identifiant à Paris, Londres ou Rome, alors que le mal résidait en bas, près du Diable et du noyau autochtone ou amérindien des gens de la place. Cette structure dialectique dura un temps – avant que les Chiquettes ne devienne Sainte-Eulalie dans Le Ciel de Québec, avant que les hauts cessent de produire leur propre valeur symbolique en référence au bas tout proche qui leur était dès lors nécessaire et qui leur permettait aussi de respirer, de ventiler, de vivre.

On peut dire grosso modo que cette structure manichéenne a été ébranlée par la fin de l’Amérique amérindienne et qu’elle a subsisté ensuite pour être abattue enfin par l’établissement d’une société industrielle. À Trois-Rivières le bien était naguère localisé dans la paroisse de la cathédrale; maintenant il est partout dans la ville, comme le mal[1].

Qu’en est-il de l’établissement d’une société « postindustrielle »? Selon le bon docteur, une ligne de démarcation passait aussi à Québec même et différenciait les pays d’en haut, à l’ouest, des pays d’en bas, à l’est, pour l’ensemble du territoire québécois, voire pour le Canada d’une mare à l’autre. C’est ainsi que l’on s’est retrouvé avec une rivière du Loup en haut, près de Louiseville, et Rivière-du-Loup en bas, ainsi que mille autres redoublements toponymiques. Enfin, en plus des Hauts et des Bas du pays incertain, il y aurait eu le « profond des terres », qui existait selon Ferron « au sud de Québec, le long des rivières Etchemin et Chaudière. Leurs bassins représentaient un vaste territoire aboutant aux forêts de la Nouvelle-Angleterre »[2]. Par contraste, il me semble que nous devrions aujourd’hui considérer l’élévation des tours d’habitation comme la mise en place d’une surface ou d’une superficialité des terres, surtout lorsque ces immeubles s’élèvent sur d’anciens dépotoirs ou d’anciennes shops nourries à l’exploitation de la sueur ouvrière, comme c’est le cas dans Rosemont.

La superficialité des terres, cela laisse aussi entendre qu’on ne s’en nourrit plus vraiment, de la terre, qu’on a depuis longtemps appauvri le sol et que les terrains vagues, proies des « promoteurs » immobiliers, ont remplacé les champs. Places Pierre-Falardeau et Michel-Brault, on ira effectivement faire son épicerie au Maxi sur Masson, si l’on ne s’arrête pas au McDonald’s en chemin, ou au Loblaws sur Rachel, si le médecin a recommandé la marche pour mourir plus tard, ou à tout le moins, moins douloureusement – à moins que l’on ne s’arrête à la poissonnerie tout près, ou aux petits commerces sur Masson, si on a l’argent et qu’ils n’ont pas eux-mêmes déménagé en raison du coût du loyer. (Si vous cherchez la charcuterie Varsovie, elle est désormais sise en retrait sur la 5e avenue.)

Dans le commentaire des auteurs de Pea Soup, enregistré à l’occasion de la publication du coffret DVD en deux volumes des œuvres de Falardeau et Julien Poulin, À force de courage, par Vidéographe en 2003 (réédité en 2013), Falardeau évoque brièvement l’héritage de Molson sur des images d’enfants jouant une partie de hockey dans une ruelle montréalaise. La partie est interrompue par des camions de livraison de bière Molson/Laurentide. Suivent des images filmées dans un entrepôt de Molson. Falardeau et Poulin racontent alors avoir eu accès à cet entrepôt en se faisant passer pour des étudiants d’une université faisant un travail de session. Il faudrait peut-être à notre tour nous faire passer pour des étudiants pour mettre en lumière les processus par lesquels la toponymie se décide dans les officines du coin. À moins que l’indécidable ambigüité des noms soit devenue une politique officielle, le flou favorisant la survie en pays incertain.


Notes

[1] Jacques Ferron, « Le Québec manichéen », dans Escarmouches, tome 1 – La longue passe, Montréal, Leméac, 1975, p. 92. Repris dans Escarmouches, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 1998, p. 58. Le texte est d’abord paru dans l’Information médicale et paramédicale du 17 février 1970.

[2] Jacques Ferron, La chaise du maréchal ferrant, Montréal, Éditions du Jour, 1972, p. 63.

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« La place Émilie-Gamelin hésite entre le zoo et l’aire de combat » Sur les méditations urbaines de Simon Harel

Critique du livre Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin de Simon Harel, Presses de l’Université Laval, 2013, 186 p.

Par Frédéric Mercure-Jolette, Montréal

Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin, par Simon Harel, PUL, 2013.

Quel intérêt peut porter un littéraire à la place Émilie-Gamelin? Que lui offre-t-elle? Des récits. La place Émilie-Gamelin grouille d’histoires, voilà pourquoi Simon Harel, professeur de littérature comparée, lui consacre un livre en entier. Écrire sur un tel espace urbain lui permet de réfléchir à la condition d’artiste et à l’itinérance, mais surtout au lien entre la littérature et le génie du lieu. Cette expression, énigmatique, qui traverse l’ensemble des méditations haréliennes, sert à nommer la manière singulière par laquelle un espace est habité. « En fin de compte, le génie du lieu est un être inflexible, […] la volonté de recréer un espace de toutes pièces est en butte à des obstacles de taille. » (38) Loin d’exposer le génie de la place Émilie-Gamelin – ce qui serait en quelque sorte un geste à la fois réducteur et prétentieux – Harel présente comment des élites bien-pensantes ont tenté d’aménager ce lieu à partir d’une vue de surplomb et comment, à l’opposé, des artistes ont tenté de s’imprégner de celui-ci et d’y participer.

Harel refuse de faire une étude de cas de type sciences sociales. Il choisit plutôt une forme libre, qu’il nomme « méditations urbaines ». Le propos de l’auteur dévie ainsi fréquemment et le sort de la place Émilie-Gamelin est parfois éclipsé au profit de considérations plus générales sur la mobilité, la culture et la littérature. Le livre comporte malgré tout plusieurs éléments intéressants d’analyse sociohistoriques, notamment à propos du réaménagement de la place au début des années 1990. Il cite par exemple Mario Masson, une des architectes paysagistes ayant travaillé à ce projet, qui explique ainsi les idées derrière la simplicité de l’aménagement du parc : l’esplanade rappelle la montagne plantée, le plan incliné reprend l’idée d’un flanc du mont Royal, tandis que la place minéralisée, au bas, suggère la ville quadrillée qui a effacé les traces de son passé et rappelle la dureté du quartier Centre-Sud (22). Harel critique moins ces idées délirantes que la manière par laquelle elles furent mises en place. Rapidement le projet est passé de l’embellissement au nettoyage. Tout d’abord, le 30 avril 1996 la place acquiert le statut officiel de parc, ce qui resserre les règlements municipaux restrictifs s’appliquant à celle-ci, notamment en ce qui a trait à la fermeture durant la nuit. Plusieurs arrestations ont alors lieu durant l’été 1996 afin de satisfaire les commerçants du secteur et faire cesser le prétendu climat d’anarchie qui y règne. Point culminant de la campagne d’assainissement, 78 personnes sont arrêtées dans la nuit du 29 juillet lors d’une occupation pacifique qui visait justement à dénoncer le traitement réservé aux jeunes et aux itinérants qui habitent la place (31).

Ces événements rappellent à Harel un autre incident trouble enfoui dans les profondeurs de la mémoire collective montréalaise. Quelques jours avant le début des Jeux olympiques de 1976, le maire Drapeau fait démanteler sauvagement, en pleine nuit, les installations créées par une soixantaine d’artistes le long de la rue Sherbrooke. Corrid’art voulait prendre le contrepied des murs de carton et de bois placés par l’administration Drapeau devant les affreux terrains vagues, les maisons incendiées et les zones peu fréquentables, et montrer, à l’aide de sculptures et de montages photographiques, l’envers du décor (127). L’idéologie éco-sanitaire et l’exaltation d’une festivité exclusive ne datent pas d’hier.

Selon Harel, grâce à un ensemble de pratiques, l’espace public est de plus en plus saturé d’injonctions qui rendent difficile d’y bouger sans but précis. Où règne la circulation affairée, la mobilité sans but, qu’elle soit celle de l’artiste ou du sans-abri, est radicalement refoulée dans les marges. La créativité, tout comme l’itinérance, côtoie constamment la violence. Harel n’est cependant pas sans savoir qu’il existe d’énormes différences entre l’errance imposée, celle que subit une personne sans ressources, et celle, plus ou moins choisi, de l’artiste vagabond. Or, selon lui, la créativité implique de se placer, non pas dans une situation confortable de bohème petite-bourgeoise, mais dans une situation de tension, de remise en question, de choc et, ultimement, d’être en porte-à-faux des injonctions des bien-pensants. Ainsi, la création peut participer au génie du lieu.

ATSA, 2011, source: http://atsa.qc.ca/servicepresse-2011-2009

« Hécatombe sur la place Émilie-Gamelin », ATSA, 2011, source: http://atsa.qc.ca/servicepresse-2011-2009

À l’opposé, l’hyperfestivité et ses corollaires, le branding et l’évaluation marchande de la créativité, sont les ennemis numéro un d’Harel. L’espace montréalais – le nouveau Quartier des spectacles en premier lieu – ordonne à ses citoyens d’être festifs, en suivants des tracés et des horaires bien délimités. L’hyperfestivité est la forme la plus récente de cette attitude, constamment reproduite, qui consiste à repousser à la marge les indésirables. Harel donne l’exemple de l’ATSA, l’action terroriste socialement acceptable, afin d’illustrer ce qu’il a en tête quand il parle d’artistes qui participent au génie du lieu. Il faut aller en deçà de la culture lettrée, à la rencontre de la culture d’en bas. Il faut, dit Harel de manière un peu caricaturale, aller se promener sur la Main (le boulevard Saint-Laurent) d’en bas, celle au sud de la rue Sherbrooke – « il y a là un génie du lieu qui possède tous les traits de la malfaisance » (132) – plutôt que la Main d’en haut, celle du luxe et du clinquant, là ou la culture se consomme confortablement entre deux discussions d’affaires. L’ATSA, en organisant État d’urgence, cherche la rencontre entre l’art et la culture souterraine montréalaise qui prend place dans des endroits comme la place Émilie-Gamelin. Selon Harel, « l’ATSA est un théâtre de l’ordinaire, de la rue, des marges qui sont laissées, à ces hommes et ces femmes, qui ne peuvent même plus habiter la rue, parce qu’ils sont arrêtés, condamnés, assujettis à des règles de séjour au cœur de nos villes. » (148) Le temps carnavalesque n’est pas ici le produit de l’arasement illusoire des petites et grandes violences de la ville, au contraire, il est produit par le sentiment d’urgence qui nous assaille quand ces violences deviennent visibles. Le participant est alors amené à se demander : qu’est-ce qui se produit dans la place Émilie-Gamelin? Quelle vie l’habite? Quels types de liens sociaux s’y tissent et s’y désagrègent?

Ceci étant dit, la forme « méditations » permet beaucoup de liberté à Harel. L’auteur se met de l’avant, il raconte par exemple son passage récent à Tokyo, et discute de références littéraires qui le touchent et lui font penser à la place Émilie-Gamelin, comme l’œuvre d’Hubert Aquin ou le groupe de création littéraire Vice Versa. Ce jeu de références est parfois productif, il attire, fait penser ou choque. Cependant, en contrepartie, le propos devient parfois plutôt trivial. Harel parle de l’épouvantail Richard Florida avec sa classe créative comme enjeu de la compétition entre les grandes villes, du quadrillage de l’espace disciplinaire exposé par Foucault, de la ville globale de Saskia Sassen, tout cela sans réelle profondeur. Ce qui intéresse Harel, c’est moins l’évolution de Montréal du point de vue de l’économie politique, que de celui de la condition de la culture. Et il semble faire preuve d’une profonde ambivalence face à l’avenir culturel de Montréal. La tertiarisation de l’économie est une opportunité qui pourrait se transformer en boîte de Pandore. Montréal est déjà bien placé sur la scène internationale. Elle est un pôle de créativité dans des domaines comme la musique ou le multimédia. Or, comment relier cette créativité au génie du lieu, c’est-à-dire à l’aménagement et l’habitation de l’espace? Plusieurs grands projets ont animé Montréal dans les dernières années. Si Harel semble assez favorable au projet de la cité Angus, il l’est beaucoup moins face à celui du Quartier des spectacles. Il discute aussi du projet avorté de casino dans Pointe-Saint-Charles. Loin d’être foncièrement contre, il croit au contraire que celui-ci aurait pu être une opportunité de créativité et de rencontre. Cette position est pour le moins surprenante, quand on sait que ce projet a été bloqué en partie grâce à l’action de plusieurs groupes communautaires et mouvements sociaux du Sud-Ouest de Montréal.

En somme, les méditations haréliennes se butent à une série de questions abyssales, voire un paradoxe insoluble : comment relier les récits d’en bas et les grands projets culturels ambitieux? Comment ancrer les événements culturels d’envergure dans le génie du lieu? Comment faire de la tertiarisation de l’économie, non pas le triomphe de l’hyperfestif, mais la multiplication des espaces de création? Comment faire de Montréal un espace de rêveries, de mobilité sans but et de créativité? Est-ce même possible? Probablement pas, pas complètement. Car, pour Harel, la culture est essentiellement un espace de tension : « Il s’agit d’envisager la culture comme l’expression pluraliste d’un rapport de forces, d’une zone de tension positive. » (108) En ce sens, la place Émilie-Gamelin est un espace culturel, car elle est n’est pas qu’un espace de représentation pétrifiée elle est aussi « une aire de combat où se joue l’essentiel d’une prise de parole qui n’est pas du semblant. Car quelqu’un perdra, quelqu’un gagnera » (65). L’inaccomplissement, l’inassouvissement, le dysfonctionnement et l’affrontement apparaissent ainsi, dans la perspective harélienne, comme les sources de la narrativité de la vie.

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L’histoire urbaine montréalaise: l’état des savoirs

Critique d’ouvrage collectif Histoire de Montréal et de sa région, dirigé par Dany Fougères, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012.

Par Frédéric Mercure-Jolette | Université de Montréal

Histoire de Montréal et de sa région

Depuis quelques années, les recherches en histoire urbaine à Montréal s’intensifient et se diversifient. Contenant 35 chapitres, plus de 30 contributeurs et près de 1600 pages, l’immense collectif dirigé par Dany Fougères, Histoire de Montréal et de sa région, offre un large portrait des recherches actuelles. La première caractéristique de cet ouvrage n’est ni le renouvellement ni la rupture qu’il produirait dans l’étude de l’histoire montréalaise, mais bien son inscription dans la continuité des recherches antérieures dont il se veut à la fois un panorama et un approfondissement.

Les thèmes et les périodisations organisant ce collectif correspondent aux tendances dominantes établies par Claire Poitras dans ses recherches sur l’histoire urbaine au Québec et au Canada[1]. Au début des années 2000, Poitras écrivait que l’histoire urbaine canadienne et québécoise s’intéressait surtout au processus de suburbanisation, à la question de l’ethnicité et des classes sociales, à la redéfinition des rapports hommes/femmes, à la question de la gouverne et du pouvoir et à la constitution d’une culture proprement urbaine. Ces cinq thèmes sont omniprésents dans le second tome. Cependant, la question des rapports hommes/femmes est plutôt secondaire, tandis que les mutations de l’économie montréalaise – entendons ici le passage de l’économie industrielle à l’économie du savoir – occupent une place centrale. De plus, Poitras affirmait que la période qui va de 1850 à 1950 est la plus étudiée en histoire urbaine québécoise. Histoire de Montréal et de sa région ne fait pas exception à cette règle, quoique l’on pourrait étirer cette période jusqu’aux années 1970. En effet, juste en regardant la table des matières, on remarque des disproportions : seulement trois chercheurs ont contribué à la première partie qui porte sur la période allant des origines à 1796. Roland Viau, par exemple, a écrit cinq des sept chapitres de cette section, ce qui montre la rareté des spécialistes de cette période. Les deux autres parties, plus proportionnelles, s’attardent successivement à la naissance de la métropole moderne entre 1796 et 1930 et à la multiplication des territoires allant de l’ouverture du pont Jacques-Cartier à nos jours.

L’insistance sur la période allant de 1850 à 1970 s’explique assez simplement : c’est à cette époque que se construit et se consolide la ville moderne telle que nous la connaissons. La modernisation à la fois sociale, politique, économique, technologique et culturelle est, durant cette période, particulièrement visible. « C’est le mouvement, écrit Fougères, son intensité et ses particularités qui révèlent le pouls et la vitalité d’une région. L’histoire de la région de Montréal est un récit du mouvement, dans le temps et dans l’espace. » (p. 12) Conséquemment, l’histoire urbaine montréalaise s’intéresse plus particulièrement aux moments où le paysage de la ville est en mouvement. En outre, Fougères souligne que « ce découpage du temps historique de Montréal et de sa région tient de notre approche à la jonction de la géographie historique et de l’histoire environnementale et se distingue donc d’une périodisation politique plus usuelle » (p. 15).

Ainsi, ce livre permet de réfléchir à la fertilité heuristique du point de vue urbain. Écrire l’histoire de la ville n’est pas la même chose que d’écrire l’histoire de l’État-nation. La ville est un objet aux frontières floues. Si le Québec et le Canada ont des frontières territoriales claires, on ne peut en dire autant de Montréal. Le territoire couvert par l’administration municipale montréalaise est certes bien défini, or, l’utilisation du terme Montréal est très ambiguë, car il réfère la plupart du temps à un territoire mal défini, soit la région de Montréal. De même, l’histoire urbaine est très rarement une histoire municipale : elle ne se restreint pas aux frontières institutionnelles et juridiques des municipalités, bien au contraire. En ce sens, il est intéressant de noter le nombre restreint de textes dans Histoire de Montréal et de sa région portant précisément sur l’administration municipale de la Ville de Montréal et on n’en trouvera aucun sur l’évolution de celle-ci au XXe siècle. Dany Fougères, qui signe trois articles sur le XIXe siècle montréalais, expose la naissance et la consolidation de l’administration municipale, de la Loi sur les chemins en 1796 qui institue pour la première fois une administration territoriale, à la création permanente de la corporation municipale en 1840. Laurence Bherer et Jean-Pierre Collin, quant à eux, consacrent un chapitre à relater l’histoire pleine de controverses de l’idée, plus vieille que l’on pourrait penser, d’un gouvernement insulaire et métropolitain.

En somme, l’histoire urbaine, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne s’écrit pas à partir d’un sujet aux frontières territoriales clairement établies. Le sujet ville ne semble pas se définir facilement. Le lecteur d’Histoire de Montréal et de sa région sera même parfois confondu : qu’est-ce que Montréal? La réponse n’est pas évidente. « De fait, il n’existe pas encore aujourd’hui de définition de la région montréalaise qui fasse consensus, affirme Fougères » (p. 13). Par exemple, Gilles Sénécal et Nathalie Vachon montrent que dans la deuxième moitié du XXe siècle le schéma urbain traditionnel fait de cercles concentriques allant de la ville-centre vers les banlieues-dortoirs périphériques s’est grandement complexifié. Montréal est devenu une région polycentrique dans laquelle les voix de navettage ne sont plus unidirectionnelles, car certains pôles d’activité économique et culturelle se sont constitués dans ce qui était auparavant considéré comme la périphérie. De même, Claire Poitras, qui étudie trois villes de banlieue planifiées, Brossard, Candiac et Lorraine, introduit de la complexité dans la conception traditionnelle et stéréotypée des banlieues en montrant qu’elles ne sont pas toutes aussi homogènes que l’on pourrait le penser.

L’histoire urbaine fait aussi généralement une place particulière à la perspective du quotidien. Plusieurs textes d’Histoire de Montréal et de sa région tentent de reconstruire ce que fut la vie quotidienne montréalaise du passé : Laurent Turcot s’intéresse à la rue et la sociabilité au XVIIIe siècle, Danielle Gauvreau aux identités sociales et à la vie familiale au tournant du XXe siècle et Magda Fahrni à la vie quotidienne durant la Deuxième Guerre mondiale. La perspective du quotidien se surajoute aussi fréquemment à la question sociale. La thématique de la pauvreté urbaine, de l’immigration, de la mobilisation sociale et de l’assistance sociale est très importante dans ce collectif. Martin Petitclerc signe un texte sur la constitution de la classe ouvrière au XIXe siècle; Jean-Marie Fecteau et Janice Harvey s’intéressent au réseau charitable de la même époque; Sylvie Taschereau étudie les années de la crise et les débats entourant la mise en place de politiques d’assistance sociales; Anick Germain, Damaris Rose et Myriam Richard étudient l’immigration dans les banlieues; Anne-Marie Séguin, Paula Negron-Paublette et Philippe Apparicio analysent l’évolution de la distribution géographique de la pauvreté et de la richesse dans la seconde moitié du XXe siècle; tandis que Laurence Bherer et Jean-Pierre Collin s’intéressent à l’institutionnalisation de la participation publique durant cette même période. Le collectif se termine avec trois textes portant sur l’émergence de la culture urbaine moderne, avec une focalisation particulière sur les années 1960, ces dernières étant considérées par Guy Bellavance et Christian Poirier comme un moment de basculement.

Le livre accorde aussi une place au problème du bilinguisme, sans toutefois faire de celui-ci l’enjeu ultime de l’histoire montréalaise. Deux textes traitent en détail de cette question : Yvan Lamonde analyse la cohabitation et les échanges entre les cultures francophone et anglophone au XIXe siècle, tandis que Normand Perron étudie le difficile partage de l’espace au XXe siècle et les luttes politiques qui ont entouré celui-ci. Par ailleurs, un seul texte traite précisément des institutions religieuses montréalaises, ce qui montre le peu d’intérêt que reçoit actuellement cette question en histoire urbaine montréalaise.

Le livre est donc organisé tout d’abord de manière chronologique et ensuite de manière thématique. Ainsi, il existe quelques recoupements entre les textes, surtout dans la seconde et la troisième partie. L’ouvrage est plutôt lourd, dans tous les sens du terme; il est, cependant, extrêmement instructif. Ce n’est pas exactement le genre de bouquin que l’on lit de carton à carton, quoique les textes sont pour la plupart très intéressants. Ce livre se lit plutôt d’une manière oblique. Le lecteur aura tendance à aller directement aux thèmes qui le passionnent davantage. Fait important, les textes sont ponctués de nombreuses images, ce qui rend la lecture beaucoup plus captivante. Plusieurs dessins et photos d’archives, de cartes historiques, de publicités d’époque et de tableaux de données démographiques sont contenus dans cet ouvrage, ce qui en rehausse grandement la valeur.

Finalement, ce livre, désirant synthétiser l’histoire de Montréal des origines à nos jours, est-il trop ambitieux? Pas vraiment, car l’objectif n’est pas d’épuiser l’histoire de Montréal, mais bien de montrer l’état des savoirs. Ainsi, il fait apparaître la ville comme un objet à la fois extrêmement fascinant, quoique toujours insaisissable. En ce sens, peut-être aurait-il fallu, pour le titre, mettre le terme « histoires » au pluriel.


[1] Cf. Claire Poitras, « L’histoire urbaine au Québec durant les années 1990 : de nouvelles tendances? », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, no 2, 2000, p. 219-245, et « L’histoire urbaine au Canada : l’espace, les citadins et les gouvernants », Revue d’histoire urbaine, vol. 32, no 1, 2003, p. 43-53.

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Un défilé propre de sa personne, ou l’hygiène de la parade

Par Frédéric Mercure-Jolette | Cégep Saint-Laurent

Sur le chemin du retour, après la manif étudiante du 22 juillet dernier, déjà échaudé d’avoir dû dévier de mon itinéraire à cause de la présence clôturée d’un festival plus inconvenant que drôle et montrer le contenu de mon sac en bandoulière à un jeune femme autoritaire, un phénomène pour le moins inusité m’estomaqua. Sur Maisonneuve, je rencontrai une parade qui, m’a-t-on expliqué a posteriori, devait être le traditionnel défilé des jumeaux. Pourtant, il me semble n’y avoir vu que des fanfares, des clowns et des saltimbanques. Les jumeaux s’étaient-ils déguisés en bêtes de cirque pour l’événement? Faut-il y voir le relent d’un pathos ayant trouvé son apogée dans la souffrance des jumelles Dionne? Là n’est pas ce qui me médusa. Non, ce qui m’a laissé songeur, c’est plutôt la présence d’une horde de cols bleus bien armés s’affairant à nettoyer la rue et le trottoir après le passage du défilé. Voilà qui expliquait la présence de cette imposante machinerie que nous avions croisée, un peu plus tôt, stationnée sur Saint-Laurent en face du Club Soda. Mais la présence de cette équipe de nettoyage dans la parade reste en soi bien mystérieuse.

Peut-être faisait-elle partie du défilé? Se divisant le travail de chaque côté de la rue, l’artillerie, tels des jumeaux, venait par paire : deux équipes de vidangeurs vidant les poubelles sur les trottoirs, deux immenses camions-vadrouilles déblayant leur côté respectif de la rue et deux voiturettes-balayeuses qui, bien franchement, ne semblaient pas rencontrer déchets à aspirer et au volant desquelles se trouvaient des humains à l’air désœuvré. Non, ils ne pouvaient faire partie du défilé, leur expression faciale un peu terne, agencée aux couleurs grises de leurs machines, les trahissaient, tout comme le son peu élégant que leur tâche produisait. À l’opposé, les paradeurs affichaient des airs de plaisir démesuré, des couleurs clinquantes, et produisaient une musique festive. Impossible de se méprendre, les cols bleus ne sont pas des saltimbanques, leur occupation est tout autre, ils ne sont pas là pour divertir, mais pour ramasser la saleté et les déchets de la parade.

Si l’amalgame était en soi déconcertant, la fonction des cols bleus est intrigante. Les jumeaux, tels des chevaux, n’auraient-ils aucune pudeur en public et tendance à laisser derrière eux des excréments dérangeants? Fallait-il voir dans la présence de ces machines d’hygiène publique la même bienveillance que l’on retrouve chez le maître canin que l’on croise parfois dans la ville avec, dans une main, un sac de plastique au contenu brun et chaud noué fermement et, dans l’autre, une laisse au bout de laquelle est attaché son heureux compagnon? Accordons le bénéfice du doute aux jumeaux, pourquoi seraient-ils moins propres que vous et moi, après tout? La présence de ces cols bleus doit pouvoir s’expliquer autrement.

Par exemple, la manif de laquelle j’arrivais en était complètement démunie, tout comme l’ensemble des manifestations auxquelles j’ai participé depuis le depuis de la grève étudiante. Est-ce dire que ces manifs sont moins salissantes? Cela paraît douteux, on n’a cesse de dire que ces manifestations sont dérangeantes. De fait, la horde d’employés de la ville qui les suit habituellement est tout à fait différente. Autrement outillée, elle est beaucoup plus intimidante et agressive que les pauvres cols bleus. Elle contient même fréquemment des chevaux que certains voudraient libérer, mais dont personne ne semble avoir pour fonction de ramasser les excréments.

Ce qui distingue foncièrement ces deux types de parades urbaines c’est, pourrait-on penser, le caractère politique de la seconde, caractère qui se reflète dans la différence entre les escouades que l’on retrouve en queue de manif. Si la présence de policiers manifeste le potentiel conflictuel des manifs étudiantes, que dit la présence des cols bleus à la parade des jumeaux? Que celle-ci, étant un divertissement vidangeant immédiatement ses traces, est apolitique? Ou, plutôt, que, justement parce qu’elle cache ses traces et se veut pure événementialité sans conséquence, elle est dépolitisante, c’est-à-dire qu’elle tue toute potentialité politique? De celle-ci, il ne reste rien, aucune trace matérielle et elle se veut, ainsi, inconsciente de ses externalités et, ultimement, d’elle-même comme collectivité; la séparation interne à celle-ci est entière, aucun dialogue n’émerge entre sa tête et sa queue. Espérons que cela soit différent pour la manif à laquelle j’ai participé.

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